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Au large de l’écueil/04

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Imprimerie de « L’Événement » (p. 97-123).

IV


Presque seuls au bout de la jetée de Sainte-Anne-de-Beaupré, deux jeunes filles et un jeune homme attendent un bateau lourd de pèlerins. Les cloches de la Basilique éclatent dans le matin lumineux. Ils écoutent, avec un ravissement profond, le son large, enlevant, aux harmonies sans nombre. Il va répandre la joie saine dans les foyers des alentours, animer les échos de la montagne, éveiller le chasseur dans les camps de bois rond. Il vibre de mille accords émouvants : l’allégresse des naissances, la cantate des amours bénis, l’accueil enthousiaste des pélérinages, l’hymne délirant des miracles se mêlent en une clameur immense qui fait palpiter l’espace, électrise les êtres et rejoint les cantiques enflammés sur le fleuve.

— C’est à rendre folle, ce chant, cette lumière et ces cloches ! dit Jeanne Hébert à ses compagnons.

— Tout cela m’empoigne, ajoute Marguerite Delorme, et je voudrais unir ma voix à cette mélodie entraînante !…

— J’éprouve la même sensation, reprend la jeune Québécoise. Cela me torture de rester là, sans pouvoir crier mon transport au ciel !…

— C’est une de ces heures, remarque Jules Hébert, où l’on voudrait faire grand, exceller en quelque chose, s’envoler très-haut, loin de l’insignifiance banale et des médiocrités laides !… Pour un moment, on a l’illusion d’être un héros ou d’avoir du génie !…

— C’est comme si le meilleur de nous-mêmes jaillissait à la surface de nos êtres et plongeait dans le néant tout ce qu’il y a, chez nous, d’inférieur et de méprisable ! dit la Française.

— Je sens que j’aime infiniment tout ce que j’aime ! s’écrie Jeanne, ardente.

— Et moi, je sais que je vous aimerai toujours, ajoute Marguerite, avec un élan de tout son cœur.

Elles ne se sont encore vues que fort peu souvent. Mais, dès le choc de leur premier regard, elles ont senti leurs âmes accourir l’une à l’autre et se prendre. C’est qu’elles se complètent l’une et l’autre, la Française un peu grave, un peu hautaine, aux allures de grande noblesse, et la petite Canadienne exubérante, dont le rire a la fraîcheur des sources et gazouille. Jeanne Hébert ne s’était jamais imaginée qu’une Voltairienne pouvait être aussi douce et bonne, et Marguerite Delorme, au contact de cette enfant blonde aux yeux pétillants de clartés limpides, avait été conquise, attirée par cette âme aux sensibilités fines, aux ivresses pures. Avant même de se parler, elles avaient deviné ce qu’il leur fallait se dire, et leur amitié s’était nouée, magique, instantanée, charmante.

La tendresse dont elles se prodiguaient le témoignage exquis, faisait les délices de Jules Hébert, et celui-ci n’intervenait que le moins possible dans leurs causeries pittoresques et dans l’échange de leur affection de jeunes filles. Il avait tout le loisir de savourer la présence de Marguerite, d’être ébloui par la merveille de cet esprit raffiné, de contempler la frémissante image de Greuze, de se laisser bercer par la voix paisible aux sonorités riches. Et plus elle aimait la sœur, plus elle entrait dans l’âme vive du frère.

— Je me demande ce qui me vaut cette admiration, avait aussitôt répondu Jeanne, étonnée par l’explosion de tendresse de son amie. Je n’ai rien fait pour vous plaire… Oh ! j’y suis !… Ce doit être la même chose… Vous m’avez plu, sans que j’aie eu le temps d’y songer… Je vous ai admirée, malgré moi, comme si la chose eût été nécessaire !…

— C’est bien cela… On vous aime tout de suite… En vous voyant, j’ai compris que vous aviez une âme délicieuse, que vous ignoriez le mensonge, que vous ne pensiez qu’à semer du bonheur autour de vous, que vous étiez un ange de délicatesse…

— Mon frère me disait que vous n’avez jamais cru aux anges, dit la sœur de Jules, devenue très rouge, en badinant.

— C’est le premier qui apparut sur ma route. Il faut me pardonner de ne pas y avoir cru auparavant, reprend l’autre, gentîment. D’ailleurs, ne nous dirions-nous pas transportés dans le Paradis terrestre ?… La scène est vraiment merveilleuse…

Et la Parisienne donne un long regard circulaire au paysage. Au-dessus de la colline où séjournent des maisons coquettes et des pommiers torses, la crête du Mont Sainte-Anne bleuit dans la distance. Tout près, le Cap Tourmente allonge une forme de castor accroupi. Le Petit Cap, dans la plaine de Saint-Joachim, porte une couronne de sapins verts. La Grosse-Île et l’Île Patience baignent dans le fleuve dont la couleur autour d’elles hésite entre l’émeraude et l’azur. La rive Sud élève à l’horizon sa masse aux teintes indécises. L’Île d’Orléans captive : la falaise, où dégringolent des saules épars et des cerisiers sauvages, descend droit à la grève que la marée délaisse, et, sur la hauteur, les prés verdoyants et les moissons dorées font cortège aux fermes radieuses et aux écuries vastes. Les clochers de Sainte-Famille et de Saint-Pierre apportent leur note discrète au concert de la Basilique et des pèlerins. Des petits nuages légers déploient leur dentelle en plein firmament. Québec étincelle au loin dans une orgie de soleil, et les rochers de la côte, mis à nu par le flot qui baisse, arrondissent leurs croupes grises dans l’onde calme. Parfois, le vent fait courir, à la surface, un frisson rapide. Un grand oiseau de mer, au vol imposant, décrit des courbes savantes. Le vapeur approche toujours : le battement des roues domine le chant des fidèles. Les bestioles fragiles, dont le gîte est quelque part dans les profondeurs du quai, s’enfuient, effrayées par la rumeur grandissante. Un marin, immobile sur le pont d’une goélette vieillotte, regarde venir le bateau sans émotion visible sur son visage criblé de rides.

— Je veux savoir d’où ils viennent ! s’écrie Jeanne.

— Mais tu le sais bien, petite sœur ! répond Jules, que le spectacle impressionne. Regarde les habits noirs des hommes et les coiffures campagnardes des femmes ! C’est l’ « habitant » Canadien-Français qui vient implorer la grande sainte !… Peu importe d’où il vienne, de Lotbinière ou de l’Islet, des campagnes anciennes ou des colonies nouvelles… Il a le teint fané : souvent, la terre l’a marqué d’une empreinte morne… Il a les mains balafrées, les ongles écrasés… Son épaule s’est tordue… C’est que, toute la semaine, il est l’esclave de la tâche dure et noble du sol… Mais, le dimanche, il se transforme, il se couvre d’une chemise fleurant la lavande et d’une serge pimpante, attelle sa meilleure bête à sa plus belle voiture, court entendre pieusement la messe où il retrempe son courage et nourrit son âme d’idéal… L’épouse est lourde, assez souvent… Elle ignore les cosmétiques, les bains scientifiques et la dernière trouvaille des modes… Avant l’âge, elle courbe… Sa beauté des premiers jours s’envole aux heures du labeur… C’est que, toute la semaine, elle se gerce les mains, se brise les reins, cuisine au poêle rouge ou se plie jusqu’aux sillons… Mais, le dimanche, elle rajeunit, tire de l’humble tiroir une robe longtemps neuve, agrafe un chapeau joli, puisqu’il n’est pas celui de tous les jours, et retrouve, aux pieds de l’autel, la force du devoir et la jeunesse du cœur… Les enfants feront comme eux, s’ils en sont dignes… C’est la campagne canadienne-française qui défile… Elle a l’écorce un peu rude, le langage un peu sans façons, mais voyez les yeux francs, les torses bombés, les épaules fermes, les gars solides, les filles puissantes… Eh bien, j’en suis fier, et je l’admire… Laissons-nous traîner par le peuple fort !…

Et les deux jeunes filles et le jeune homme se laissent rouler par la vague des pèlerins. Le quai frémit sous les pas qui se hâtent. Les cloches de la Basilique acclament avec frénésie les paysans dont le cœur se gonfle et le tympan bourdonne. Le cantique à Sainte-Anne rugit de mille poitrines. À travers la poussée des coudes et la houle des têtes, les trois amis aperçoivent, en un relief saisissant, le parapluie suranné d’un vieillard encore souple, les lunettes fumées d’une vieille qu’on bouscule, la grimace rose d’un bébé qui hurle sa frayeur dans les bras de sa mère, la voiture où tressaute le profil mélancolique d’une infirme enfant, la bannière où la Vierge d’or trône dans l’azur, le chapelet démesuré que laisse pendre à terre un mendiant vêtu de loques rapiécées, la haute silhouette du curé dont les cheveux blancs flottent comme un étendard à l’avant-garde.

Jules et Marguerite entendent vibrer, au fond d’eux-mêmes, la confidence que deux amoureux, leur marchant sur les talons, se murmurent au milieu du tumulte, et l’émotion qu’ils en éprouvent est violente, étrange et troublante.

— T’en souviens-tu, au pèlerinage de l’an dernier, ça commençait entre nous, disait l’inconnu.

— Nous n’osions pas encore nous le dire, répondait l’inconnue.

— J’ai prié la bonne Sainte-Anne pour que tu m’aimes, reprit l’autre.

— Et moi, je la priais pour que tu continues à m’aimer.

— Tu le savais donc, ma Pierrette ?…

— C’était si facile à voir, mon Jean !…

— Dis donc, nous allons offrir nos fiançailles à la Sainte, reprit Jean, après un silence.

— Oui, elle les bénira ! dit Pierrette.

— Quand les choses iront mal, nous reviendrons la voir…

— Et nous serons toujours heureux…

Jules et Marguerite jalousent la tendresse des jeunes campagnards. Ils songent combien doit être suave à l’âme cet amour simple, ingénu, sans complications, sans analyse, sans obstacle, sans partage, éternel. Il fait revenir les heures où ils ont rêvé pareille douceur, pareille extase. Ils sentent la faim d’amour creuser leurs cœurs, et le besoin de l’assouvir n’a jamais été aussi intense en eux. Ils savent que leurs regards s’appellent, mais quelque chose retient leurs visages loin l’un de l’autre. Marguerite commence à pénétrer tout ce qu’il y a de sève religieuse débordante en l’âme canadienne-française. Elle sent la foi de ces paysans l’imprégner de son effluve. Et celle-ci la paralyse, lui défend de retourner à l’ivresse qu’elle a déjà souvent puisée dans les yeux du Canadien-Français. Pendant qu’elle souffre ainsi, Jules, en face de ses compatriotes en prières, a honte de céder à la défaillance de son être. Et voilà pourquoi ils gardent un silence poignant, alors que Jeanne pleure sur la petite infirme prisonnière dans la voiture cahotante.

La vague des pèlerins, déferlant toujours, approche du sanctuaire et se précipite. La fanfare des cloches devient étourdissante. Les saules de la grève et les ormes, dans le verger des Pères, balancent dans la brise. Là-haut, la statue de la Sainte, adorant Jésus tout jeune, aveugle d’éclairs. Dans le jardin tout près de la façade, les fleurs sont ivres de rayons, les peupliers lombards secouent leurs feuilles frêles et les grappes de cormiers rouges dansent avec rythme. Et, du centre, la grande figure blanche de Sainte-Anne accueille les rangs qui se pressent pour s’engouffrer dans la passe étroite de la barrière. Le sable menu crépite sous les centaines de pas qui le fouillent. Déjà, la porte d’honneur encadre les cheveux blancs du curé qui sont comme l’écume à la cime du flot bigarré qui les suit.

— Pourquoi pleurez-vous ? demande soudain Marguerite, apercevant les larmes sur les joues roses de Jeanne.

— Regardez l’infirme captive dans la petite voiture roulante… N’est-elle pas douloureuse à voir, sa cage de souffrances ?…

— Je l’ai vue tout-à-l’heure, et cela m’a navrée, répond l’autre, avec attendrissement.

— Nous allons vous accompagner à l’hôtel, dit Jules, qui n’a pas entendu leur colloque de pitié.

— Pardon, Monsieur Hébert, suivons la foule, je veux voir la campagne canadienne-française à genoux devant son Dieu ! dit-elle, vivement…

Et la Française, qui regarde Jules, est bouleversée par la façon dont les yeux de son ami lui parlent de reconnaissance…

La nef et les bas-côtés regorgent. Deux pèlerinages ont ajouté leurs phalanges aux mille pèlerins dont la vague a roulé les deux jeunes filles et le jeune homme jusqu’au sein de la Basilique. Ils sont tous des paysans. Depuis la grande porte béante jusqu’à la Sainte Table où l’on a sculpté l’Agneau Pascal et la vigne divine, et jusque dans les encoignures et l’entrée des chapelles latérales, agenouillés dans les bancs à la file brune et dans les allées sur les laques dures où leurs os font mal, ils ont entassé leurs rangs épais. La gravité religieuse plane au-dessus des chevelures peignées au hasard, des crânes dépouillés, du bonnet noir ailé des vieilles, des chapeaux maladroits, des chignons primitifs et des vêtements sans art. Mais, sous les habits sans finesse et les échines sans grâce, l’âme humaine intense palpite. Elle idéalise la masse touffue des humbles prosternés. Elle brille dans les yeux agrandis que le Crucifix du Tabernacle attire ou que la Statue de la Guérisseuse canadienne garde rivés sur elle… Une auréole de flèches d’or s’échappe de la tête qu’un diadème royal hausse de rubis et de rayons. Une mansuétude infinie coule du regard dont elle contemple le Jésus dans ses bras d’aïeule. Le marbre veiné de son manteau antique s’anime dans la lueur des cierges que la foi des campagnards allume. Un faisceau de béquilles, autour d’elle, immortalise des douleurs qu’elle a vaincues et des larmes qu’elle a taries. Sur la poitrine, on a figuré, dans un bloc énorme, le cœur dont Sainte-Anne de Beaupré répand le fécond amour sur le Canada catholique. C’est que celui-ci est toujours fidèle aux apôtres vivant dans le Carrare immaculé de la chaire. Un Rédemptoriste, dont la voix tonnait dans les voûtes profondes, a parlé du Christ par lequel ils devinrent universels et dont la messe vingt fois séculaire prépare son mystère au grand autel. Les chasubles de pourpre et les surplis de neige évoluent selon la volonté des rites. Les volutes floconnent de l’encensoir que l’officiant manie en cadence, et on dirait que les anges, à genoux sur le baldaquin élevé qui s’efface, battent de l’aile sur un nuage radieux. En effet, le chœur est un éblouissement de feux électriques : ils courent au-dessus des stalles mordorées, jaillissent tout autour de l’autel où les ornements sacrés ont des éclairs de perles et les cheveux du curé la blancheur des lys au soleil. Les paysans ignorent que la féerie des lumières et le ronflement de l’orgue ne sont qu’une même substance à des degrés vibratoires divers. Il leur suffit de la sensation confuse que les unes versent la clarté dans leurs cerveaux simples et que l’autre empoigne leurs cœurs d’allégresse. L’âme des tuyaux sonores gronde, longe la corniche ciselée de choses fines, frappe aux profondeurs pâles de l’abside, revient par les murs dans la nef qu’elle inonde et va mourir quelque part dans les couloirs des chapelles. Une voix de stentor entonne un verset d’amour, et les invocations se taisent sur les lèvres qui les gesticulent. Elle est large et foudroyante, arrache du silence les échos les plus lointains de la Basilique. Elle ébranle tout sur sa route, et les pèlerins sentent qu’elle ramasse leurs fervents appels et leurs hommages pour les offrir tous à l’Éternel en une supplication une et toute-puissante. Elle cesse, et de nouveau la prière bruit de toutes parts, glisse dans les cannelures des colonnes altières, effleure l’entablement aux riches découpures et, pour s’élever jusqu’à l’au-delà, perce la voûte où l’azur est semé d’étoiles d’or et de trèfles sanglants.

Marguerite, debout près de Jules Hébert qui la domine, est fascinée par la campagne canadienne-française en prières. La fille de Gilbert l’athée ne trouve en son esprit sceptique aucun sarcasme, aucune boutade. Elle n’a que du respect devant la superstition maudite. Cette foi paysanne est si vraie, si ardente et si vaste qu’elle en est saisie au vif. Les gerbes de feu, les chants passionnés de là-haut, la Statue des merveilles, les accents pathétiques du prédicateur et l’harmonie prenante de l’orgue ont éveillé comme une rumeur qu’elle écoute au fond le plus intime d’elle-même. Et souvent, elle se laisse attendrir par Jeanne courbée sur les laques sombres. Les boucles blondes reposent nonchalamment sur le tissu mauve du corsage. Et du profil mince et rose, il rayonne une transfiguration touchante.

— Que pensez-vous de la campagne canadienne-française à genoux devant son Dieu ? demande Jules à la Parisienne, de façon à ne pas troubler la piété voisine.

— Elle est belle, et je retrouve, à la contempler, la douce impression que les choses de votre pays m’ont inspirée dès le premier jour, dit-elle. Le sentiment est étrange : il est fait de charme et de vénération…

— Je vous remercie de ne pas railler la foi de mes compatriotes, murmure-t-il, reconnaissant.

— Depuis que je vous ai rencontré, je ne raille plus vos croyances… Le mépris ne m’est plus possible…

— Et moi, je n’ai plus de haine contre nos persécuteurs ! répond le jeune homme, avec une émotion profonde.

— Vous les haïssiez donc ? interrompit Marguerite, avec horreur.

— Oui, Mademoiselle, avant de vous avoir vue, dit-il, avec toute la mesure que lui commande le lieu saint.

— J’aurais dû le savoir !… Mon père n’a jamais assez de fureur contre les catholiques !…

— Si votre père était avec nous, il outragerait la campagne canadienne-française et la Patronne qu’elle implore, il insulterait Beaupré !… Beaupré ! vous ne pouvez vous figurer la traînée magnétique de ce nom à travers le Canada catholique ! On accourt à Beaupré de toutes parts, de Notre-Dame-des-Laurentides et de Montréal, du Témiscamingue et du Saguenay, des ranchs de l’Ouest et des rives de l’Acadie, du Labrador et des vallons de la Colombie-Anglaise… L’Amérique entière l’aime et vient à lui… Il n’est pas un foyer paysan canadien-français dont le feu, chantant dans l’âtre un soir, n’a pas entendu le récit émouvant de quelque miracle et vu luire, dans les yeux qu’il embrasait, le mirage lointain de Beaupré !… Il n’est pas un vrai Canadien-Français dont l’âme, à ce nom seul, ne s’élargisse en une pensée d’amour !… Combien de fois les foules, comme celles d’aujourd’hui, ont lié leur prières à la Sainte en une gerbe immense ! Songez à tous les désespoirs qu’elle adoucit, aux souffrances qu’elle apaise, aux suicides qu’elle écarte, aux héroïsmes qu’elle fait jaillir !… Et votre père, devant cette foule à genoux, dirait que c’est la tourbe des crétins ignares et vils !…

— Et vous disiez que vous n’aviez plus de haine ! reproche la fille de Gilbert.

— Et je le répète… Mon indignation n’avait pas d’amertume, elle est triste au-delà de ce que je peux dire….

— Rappelez-vous que mon père ne sait pas qu’il outrage, reprend la jeune fille, à qui le chagrin de son ami fait éprouver le besoin d’une excuse. Il ne peut outrager les prières et la Sainte auxquelles il n’a jamais cru !…

— Et vous aussi, vous ne croyez pas à la foule qui prie, vous niez Sainte-Anne de Beaupré ! dit-il, avec beaucoup de tristesse.

— Autant que vous l’affirmez ! répond-elle. Il ne faut pas m’en faire un crime… Tout me défend d’y croire…

— Ainsi, dans votre sentiment de tout-à-l’heure, il y avait plus de pitié que d’admiration !…

— Pardon, je sens que j’aime la campagne canadienne-française ! dit-elle.

— Tout en niant le Dieu qu’elle adore !… Il n’y a donc rien, dans les sources de votre âme, qui vous parle de lui !…

— Rien, Monsieur Hébert !…

— Et que pensez-vous du Christ dont les plaies saignent sur le Crucifix de l’autel ?

— Il me rappelle tout ce que m’en a dit Renan !

— Et des paroles enflammées du prédicateur ?

— Elles me font songer à tout ce que Voltaire m’a enseigné des prêtres !…

— Et de l’amour des chants sacrés ?…

— Ils exaltent la puissance de la matière qui les apporte à mon cœur !…

— Et de la messe qu’on murmure ?

— Elle évoque à mon souvenir les temples de jadis et la superstition grecque !…

— Et des miracles sans nombre ?… À droite, à gauche, ils ont amoncelé leurs preuves… Voyez le fouillis des béquilles innombrables !… Chacune d’elles représente un sanglot humain qui fut séché !… Voyez, sur la muraille, les dépouilles de la souffrance mise en déroute : les violons ternes des aveugles redisent les yeux que la Sainte ouvrit, les fusils rouillés parlent des blessures qu’elle a cicatrisées, les bandages lugubres éternisent les plaies qu’elle a domptées !… La vision de tout le bonheur que rappellent ces défroques du malheur, vous laisse-t-elle insensible à l’au-delà ?…

— Tout cela me dit que l’auto-suggestion est une force admirable, dont l’inconnu m’épouvante et m’attire…

— Oh ! que le gouffre entre nous est large et profond, Mademoiselle ! ajoute le jeune homme, écrasé par l’incrédulité paisible de la Voltairienne. Il ne vous reste donc aucune trace de la foi de vos ancêtres !…

— Il n’en restait plus dans les veines de mon père !…

Alors même qu’elle a été si nette et presque brutale en ses réponses brèves, Marguerite n’a pas eu le calme et l’assurance intimes de ses paroles. Une angoisse indicible la mord au cœur, et des pulsations rapides violentent ses artères. Dès l’heure où son intelligence a pris contact à la croyance virile et saine de Jules Hébert, la jeune fille a senti poindre en elle un doute de son incroyance. Ce ne fut qu’un malaise, à l’origine, et quelque chose d’un peu vague : mais l’atmosphère de religion chaude au sein duquel elle a respiré le souffle de la foi canadienne-française, l’a pénétrée peu à peu de son ardeur, et la paix de sa conscience a sombré devant les assauts multiples. Elle sait bien que, des deux antagonismes en présence, un seul a faibli, et que ce n’est pas celui de Jules Hébert. Ce jour-ci, plus que tout autre antérieur, avive la crise de son âme. Devant le surnaturel que tout dans la Basilique lui impose, elle a voulu attribuer à l’extase poétique le silence grave que fait descendre en elle ce tableau de grandeur humaine, dresser contre lui toutes les résistances de la libre-pensée victorieuse. Mais la même sensation pénible revient toujours à la rescousse, attaque des régions encore inexplorées de son être. Est-ce, comme l’a dit le Canadien, la voix des aïeux qui crurent, cette rumeur aux profondeurs secrètes d’elle-même ? L’au-delà qu’il lui avait toujours suffi d’une raillerie pour détourner comme un rêve puéril, apparaît avec des probabilités nouvelles. Elle essaye d’arracher l’obsession gênante, mais elle est impuissante à la terrasser. Tout-à-coup, elle tressaillit. L’appel aigu du Sanctus lui entre comme une lame dans la chair. Elle voit les chasubles de pourpre et les surplis de neige un instant se mouvoir, puis s’arrêter. L’orgue commence une mélodie sourde. Une attente mystérieuse est dans l’air. À la hauteur du cœur de Marguerite, la tête brune de Jules est en prières. Les boucles blondes ont bougé sur le corsage mauve, et le profil mince et rose incline plus bas. Va-t-elle insulter la foi paysanne et celle des Hébert ? Une impulsion généreuse l’entraîne, et elle s’agenouille auprès de Jeanne. Les cheveux blancs du curé fléchissent, la clochette rend un son grêle et, pendant que les mille têtes des campagnards se courbent comme les blés de leurs prairies sous le vent d’Ouest, la jeune fille n’ignore plus que le doute est dans son âme pour toujours…

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Une sourde angoisse les serre à la gorge, enveloppe leur âme d’ils ne savent quelle terreur indicible. Ils sont presque pétrifiés, tous trois, Jeanne, Marguerite et Jules, devant la Chute Montmorency géante, et leurs mains convulsives se cramponnent au garde-fou qui les sépare de l’abîme. La clameur des eaux, s’écrasant dans le vide et rugissant sur les rocs, fait trembler la gorge de la montagne, et la vaste plainte aux gémissements sans nombre épouvante. L’écume, à gros bouillons immaculés, se précipite sur les rochers qu’elle gruge, galope sur les croupes arrondies, se tord dans les sillons creux, se déchire aux pointes aiguës, s’effondre en une vague colossale dans le gouffre hurlant sous terre. Elle asperge la falaise de gouttelettes infimes, et celles-ci, tout près d’atteindre la pierre tailladée que leurs devancières à travers les siècles ont noircie, portent un moment la livrée de l’arc-en-ciel. Quelques herbes malingres achèvent de mourir sur les flancs de la faille qui ne peut plus les nourrir. Un éboulis dévalant vers la rivière, un peu plus loin, fait songer aux secousses formidables d’antan. À n’en pas douter, c’est un des repaires où la nature donne libre cours à sa rage féroce. D’abord vaincu, l’homme dont le regard qui s’élève aperçoit là-haut la nonchalance des arbres et le calme de l’azur, a déjà moins peur du tapage infernal et du torrent monstre.

— Tout-à-l’heure, à Sainte-Anne-de-Beaupré, c’était l’homme et la puissance des foules qui grondent ; nous avons, maintenant, la nature et la grandeur écrasante des forces qu’elle déchaîne et qui mugissent, disait la Française, au cours de leur entretien ému.

— Plus que jamais, vous croyez à l’âme des choses, à Dieu-matière… Vous prenez votre revanche, dit Jules, finement.

— Et ma vengeance est terrible… Vous avez mal choisi le temps de vous avouer vaincu…

— Vous triomphez trop vite, Mademoiselle, ajouta-t-il, prolongeant leur plaisanterie légère. Peut-être mon Dieu est-il pour quelque chose dans toute cette grandeur !…

— Oui, Dieu a créé les torrents qui épouvantent l’homme, et leur puissance n’est rien devant la sienne qui a l’éternité pour abîme, interrompit Jeanne, comme se parlant à elle-même, et dont la voix fait moins impression sur Marguerite que le vacarme effroyable au milieu duquel elle a vibré, tremblante et convaincue. La Parisienne secoue en vain la sensation tyrannique de la Présence étrange qui n’est plus nouvelle, envahit son âme et se précise, surhumaine, toujours moins nébuleuse, plus réelle. C’est là, bien au fond d’elle-même, et c’est indéracinable.

— C’est une tombe magnifique pour le désespoir, fait remarquer Jules, après un long silence entre eux tous. On ne peut rêver plus beau suicide !…

— Qui saura combien de gens, las de souffrir, voulurent un moment rouler sur la vague qui leur promettait l’oubli ? ajoute Marguerite. Les fleurs, là-haut, les empêchèrent de mourir…

— D’autres, sans doute, électrisés par la clameur grandiose, caressèrent ici de grandes espérances, mûrirent de grands desseins, conçurent de grands héroïsmes, dit Jules.

— Et moi, je songe aux amoureux qui se serrent tout près l’un de l’autre, pour ne pas laisser crouler leur bonheur avec les eaux qui tombent, murmure Jeanne.

— C’est, en effet, le jour des petites ouvrières et de leurs tendres amis, reprend son frère. Ils viennent ici, le dimanche, faire une provision de bon air pour toute la semaine accablante à l’usine…

— Au fait, vous apercevez là, tout près du fleuve, une fabrique immense, dit Jeanne. Bien souvent, les travailleuses regardent furtivement la Chute qu’elles aiment, et cela étanche leurs fronts que la sueur inonde…

— Plus loin, dans les prairies de l’Île, ajoute Jules, les moissonneurs, assommés de rayons brûlants, regardent au loin le flot géant, et cela les repose et les rafraîchit…

— Cela nous bat, gens d’Europe, interrompit soudain Gilbert, dont la voix inattendue les fait tressaillir tous. Vraiment, nous n’avons rien de semblable !…

— Je vous en fais mes compliments, Monsieur le Canadien, ajoute Madame Delorme, dont le costume et la coiffure en font une apparition de grâce voltigeante. Les Chutes du Rhin ne valent pas les vôtres, n’est-ce pas, Gilbert ?…

— Puisque vous avez la gentillesse d’admirer les beautés de mon pays, Monsieur et Madame Delorme, voulez-vous joindre Jeanne, ma sœur, aux compliments que vous m’en faites ? dit Jules.

— C’est donc là la sœur dont nous avons appris de si jolies choses, dit Madame Delorme, gentiment.

— Je suis heureux de saluer en vous la Canadienne et son charme, fit Gilbert, galamment.

— C’est un gros honneur que vous me faites, Monsieur Delorme, et je crains que mes épaules soient trop faibles pour un tel fardeau, répondit la petite Québécoise, et la conversation se noue, aimable et facile.

Marguerite éprouve, à revoir brusquement son père, une joie suprême. Tout l’amour qu’elle a pour Gilbert inonde son âme et détruit, pour le moment, les influences mystérieuses dont elle commençait à redouter la hantise en elle-même. Elle pousse un long soupir de délivrance, comme si le poids qui lui alourdissait la conscience, était enlevé pour toujours. N’est-ce pas avoir été infidèle à ce père que d’avoir laissé le doute s’infiltrer en elle ? Oh non, elle ne le trahira pas. Elle est son idole, sa plus grande félicité, sa raison meilleure de vivre. Elle se rappelle toute la sollicitude et la tendresse avec lesquelles il lui déroula sa religion de libre-penseur enthousiaste. À la voir s’agenouiller devant le Dieu qu’il traque ainsi qu’on chasse la vermine, il en aurait une peine qui lui empoisonnerait le cœur. Et plus les souvenirs l’enflamment, plus elle contemple le visage pâle et frémissant du père adoré, plus elle est ressaisie par la foi aux enseignements dont il l’a passionnément nourrie, saturée. Elle incarne son rêve de la jeune fille nature, aussi pure que les vierges de la superstition, mais libre, sans qu’elle s’avilisse aux pratiques humiliantes. À sainte-Anne-de-Beaupré, tout-à-l’heure, ce fut une crise de sentimentalisme aigu, l’intelligence est demeurée intacte. Cela est passé, ne reviendra plus, grâce au père dont la présence réchauffe et fortifie sa croyance en l’évolution féconde, éternelle. D’ailleurs, est-il endroit plus irrésistible pour déifier la Matière ? Ce torrent exalte les forces de la nature, et c’est leur apothéose. L’homme n’est qu’une force, avec un pouvoir sublime qu’il appelle son intelligence, mais toutes les puissances prennent leur source dans la Matière sans commencement ni fin. Dans les eaux qui s’écroulent et leurs gémissements sans nombre, elle ne voit plus que le symbole du gouffre infranchissable entre l’âme de Jules Hébert et la sienne…