Aller au contenu

Au large de l’écueil/06

La bibliothèque libre.
Imprimerie de « L’Événement » (p. 151-178).

VI


L’arôme âcre du tabac national imprègne tout l’air de la salle rectangulaire et basse. C’est ici le comité-chef de Jules Hébert, le candidat Patriote. Les volutes pâles que les fumeurs exhalent des pipes noires ou « cernées », tournoient vers le plafond de bois nu sur lequel s’alignent des poutres lourdes, et la brise timide entame à peine le nuage de fumée toujours plus dense et violent à la gorge. Douze à quinze électeurs, en trois groupes étourdissants, flânent sur les madriers bruts dont on a fait des sièges, en les appuyant sur de vieilles chaises, tout le long de la muraille dont on n’a pas encore peint l’épinette brunie. Des nœuds enflent dans le plancher rude et s’y tordent. Au fond de la cheminée de briques ternies par les feux d’hiver, une bûche d’érable est restée depuis le printemps dernier. Près d’elle, un tisonnier chôme. Épars sur la cloison rustique, des clous rouillés attendent les portraits de famille ou les cadres pieux qu’on a délogés pendant la tourmente électorale. On n’y a laissé que la Croix des sobres, et les bras d’ébène s’estompent dans la fumée bleue du tabac canadien.

Immobile à la table de sapin verni sur laquelle on a éparpillé les listes fatidiques, Jules Hébert a les yeux rivés sur l’écriture gothique d’une lettre. Il leur paraît si absorbé dans sa rêverie, que les électeurs, dont les regards ne se lassent pas d’aller à lui, n’osent le tirer de son silence devant le petit papier mystérieux. Elles devinent, ces âmes frustes, qu’il faut laisser le jeune homme seul, mais leurs voix malgré eux s’enthousiasment déjà de la victoire prochaine. Il vibre, ce groupe de campagnards en verve. Une joie commune électrise la maigreur terreuse de l’un, le sourire narquois de l’autre, les joues couperosées de celui-ci, le visage grillé d’une « jeunesse », la couette solitaire folâtrant sur le crâne poli du voisin, la crinière touffue de celui-là ; un même amour bat dans les artères sous les dos pliés, les mains criblées de gerçures, les muscles d’acier, les vêtements marqués de l’empreinte des sillons. Les gouailleries et les boutades se croisent en une fusillade intarissable.

— Va-t-il en prendre, une culbute, leur candidat !…

— Va-t-il en recevoir une raclée, l’autre aussi !…

— Avec cela qu’on se moque bien de leur gouvernement, à tous les deux !…

— On sait ce que c’est, leur gouvernement !… Il promet, ce n’est pas vrai, la plupart du temps ! Si on a besoin de quelque chose, c’est son devoir de nous le donner !… Pourquoi s’aplatir devant lui ?

— Ils ont eu beau se trémousser, ils vont faire « le saut » !

— Était-ce drôle, le jour de la nomination, de les voir se démener contre notre candidat !…

— Ils disaient qu’il n’avait pas de politique !…

— Il va leur montrer, ce soir, s’il n’a pas de politique ! Il va leur montrer ce que c’est que le peuple !… Ils nous prennent pour des nigauds ! Nous comprenons le bon sens, nous autres !… Et le programme de notre candidat, il a bien du bon sens, pas vrai, Jacques ?

— Bien sûr, notre race doit se mettre à l’abri… Les Anglais se méfient de nous… Il faut leur montrer que nous ne leur en voulons pas, que nous sommes prêts à être des frères avec eux, pour faire un grand pays !…

À cet instant, un gars solide hors d’haleine fait irruption dans la salle, et les conversations tombent. C’est le chef de cabale. Le jour du poll, il est le roi de céans. Son visage commande, sa lèvre se plisse en une moue impérieuse, et le candidat lui-même doit courber la tête et recevoir tous ses conseils avec une bonhomie déférente. Celui-ci est un colosse à la peau tannée, à l’encolure massive, aux muscles terrifiants. Dans une bagarre, il règne. Aujourd’hui, c’est le personnage indiscutable : il secoue les tièdes, échauffe les enthousiastes, nargue les adversaires, donne le coup de grâce aux chancelants. C’est un roi, et tous les amis de la cause le traitent ainsi, ont devant lui des attitudes et des allures de vassaux craintifs et presque rampants.

— Monsieur Hébert, dit-il, à Jules, qui l’écoute volontiers. Tous nos amis ont voté !… Il n’y a que le bonhomme Jeannot qui ne veut pas bouger !… Il dit que vous serez élu « haut la main », que cela ne vaut pas la peine de se déranger !…

L’indignation éclate de toutes parts…

— Le vieux lâche !…

— Qu’est-ce qu’il lui faut, donc ?…

— C’est toujours comme cela !…

— Il faut toujours des prières !…

— On n’a pas besoin de lui !…

— Qu’il reste !…

— Le savez-vous, si on n’a pas besoin de lui ! dit le chef de cabale, autoritaire. Je prétends qu’il doit voter, moi !…

— Allons, mes amis, il ne faut pas être violents contre le père Jeannot, dit Jules. Vous savez qu’il est franc dans le collier !… Son âge le rend un peu paresseux, voilà tout… Vous avez raison, Robert, il vaut mieux qu’il vote… Allez lui dire, de ma part, que la victoire me fera moins plaisir sans son vote !…

Le chef de la cabale s’enfuit à tire d’aile, et la fusillade entre les chauds partisans recommence. Jules Hébert s’est replongé dans sa méditation. Il pressent le triomphe : il devrait n’entendre que les battements d’ailes de la victoire autour de son front. Mais l’écriture gothique de la lettre mignonne fascine presque toute sa pensée tendue. Le matin même, il a reçu le message touchant de Marguerite Delorme, et le cri passionné de la jeune fille a retenti au plus profond de lui-même. Non pas qu’elle ait avoué le bouleversement de son âme ou l’angoisse de l’absence. Mais Jules, au défilé des lignes vibrantes, a l’intuition qu’elle souffre au-delà de ce qu’elle déclare, au-delà de ce qu’elle peut dire. Un passage lui revient sans cesse au cerveau cuisant de fièvre : « Le Saguenay m’enchante, a-t-elle écrit, mais, sans vous, ce n’est plus le Canada pour moi ! » Dans cette plainte discrète où filtre un sanglot, il comprend la détresse de la jeune fille. Et il en est triste d’un poids qui lui écrase le cœur. Il envie la gaîté tapageuse des campagnards. Quelque chose pleure en lui-même. Son secret l’étouffe, il sent qu’il a besoin d’air au fond de son âme, il voudrait crier à quelqu’un la douleur pénétrante. Il ne peut écrire à Jeanne, dont la prédiction de grand amour se réalise. Un éclair subit déchire le nuage de plomb ; il songe au vieux curé de la paroisse, depuis si longtemps l’ami des bons et des mauvais jours de la famille Hébert. Il est déjà plus léger, moins souffrant, il est entraîné, il se lève. Les paysans, que le mutisme a frappés, le dévorent de leurs prunelles soumises, attendent un ordre, un mot d’Évangile.

— Mes amis, leur dit-il, il faut que je m’absente un peu… Vous n’ignorez pas que l’abbé Lavoie fut toujours l’ami de ma famille… Il faut que j’aille le voir !… Je vous demande pardon, j’aurais aimé à vivre au milieu de vous toutes les minutes qui nous séparent du triomphe… Je reviendrai !… À bientôt !…

— Vive Hébert ! Vive le Patriote ! crient les campagnards, dont les yeux chargés d’orgueil et d’amour le reconduisent…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le coup de trois heures sonne allègre et sans hâte au cadran de l’horloge antique. Il semble que les fureurs de vivre et les violences de l’homme ne pénétrèrent jamais dans la bibliothèque du vieux presbytère. La paix la plus délicieuse et la plus intime se diffuse dans l’atmosphère, circule autour des livres dont les cases mordorées fourmillent, glisse le long des tapisseries vert mousse, enveloppe les scènes agrestes qu’une frange d’or encadre au mur, niche dans les profondeurs molles des fauteuils de chêne, plane au-dessus du tapis vert olive, flotte autour des menus objets disséminés sur la table aux veinures luisantes, le coupe-papier d’ambre, l’encrier d’argent que domine un aigle, la brochure ouverte et délaissée, la Madone minuscule et suave. D’où vient-elle ainsi, la paix des choses ? Prend-elle sa source dans le cœur du prêtre dont la main repose sur le bras sculpté du plus grand des fauteuils sombres ? Plus on regarde le vieillard, plus on pense qu’elle émane de lui. Elle semble couler à flots du visage classiquement fier et beau. Tout ce qu’il y a de plus noble et de meilleur en l’homme illumine les traits forts. La bouche frissonne d’une bonté sans limites. Des lueurs d’âme pure souvent passent dans les yeux de velours noir où les visions de l’au-delà ont semé une douceur infinie. Une abondante moisson pousse au front que des éclairs à tout moment sillonnent d’intelligence, et les tiges en ont blanchi au labeur sublime et aux amours sans tache. La courbe du nez seule trahit les colères qu’un sang trop vif allume parfois dans les veines, et ce visage alors doit se transfigurer d’une flamme terrible. Mais il est impossible d’en douter, la source, où les choses s’abreuvent de paix surabondante, est le cœur du vieillard pensif.

Les mains croisées sur sa poitrine encore puissante, il a l’air d’abandonner son âme à des choses exquises. La physionomie grave s’idéalise de bonheur. C’est que son imagination ressuscite quelques-uns des souvenirs les plus charmants de sa vie. Quand il lui arrive ainsi de repasser les heures savoureuses que lui a values l’amitié toujours accroissante de la famille Hébert, il a comme une sensation d’avoir été aimé, de l’être encore, de l’être à jamais. Augustin Hébert, presque chaque été, s’éloigne de la chaleur torride et vient, dans la ferme patriarcale, aspirer la brise nourricière des champs. À dix minutes du presbytère, ombragée d’ormes et de frênes, orgueilleuse du verger vaste où les plates-bandes embaument de fleurs et les pommiers grouillent de fruits plus mûrs chaque jour, elle entasse des pierres inégales sous des pignons anciens. Ils devaient fatalement se rencontrer sur la route un jour, le curé du village et le seigneur du manoir, et dès lors l’abbé Lavoie prit place au cœur de tous. Le Canadien-Français, profondément catholique, admira le prêtre simple et grandiose, et son épouse, qui ne s’y trompait guère en noblesse, avait compris la délicatesse extrême dont les chocs de la misère humaine affinaient cette nature d’apôtre sentimental. Il avait caressé les boucles blondes et soyeuses de Jeanne gamine : elle en était folle. Il connaissait la conscience de Jules jusqu’en ses replis les plus discrets : le jeune homme devait bien des choses au vieillard qui lui avait distillé la sève de l’Évangile à travers sa tendresse et son sourire.

Voici que l’abbé se rappelle précisément qu’on va bientôt retirer des urnes le sort de celui qu’il nomme son fils. Toute la semaine, il a prié pour le triomphe de Jules. Le matin même, sa prière fut beaucoup plus longue qu’à l’ordinaire. Soudain, ses yeux s’immobilisent d’une fixité étrange : il vient d’apercevoir, dans le rêve patriotique du jeune homme, un horizon plus large, une force d’action nouvelle, et la servante, dont la silhouette grêle a pénétré sans bruit jusqu’à la porte aux moulures blanches comme l’ivoire, est ébahie de stupeur.

— Qu’y a-t-il, Marie ? demande-t-il, remarquant enfin sa présence.

— Il y a, Monsieur le curé, que Monsieur Jules est au village.

— Vraiment ? dit-il, avec un cri de joie. Que j’ai hâte de le voir !

— Pauvre Monsieur Jules ! gémit-elle.

— Parle ! Qu’y a-t-il ? s’inquiète l’abbé.

— Figurez-vous que j’ai rencontré, tout-à-l’heure, le bossu du troisième rang… C’est un malheur, pour sûr !… Monsieur Jules va être battu !…

— Tu radotes !… Je te l’ai souvent dit de faire une bonne attisée des superstitions que tu charries dans ton tablier !…

— Pourtant…, commence à raconter la vieille fille.

Interrompant le récit, une vibration longue secoue le timbre de la porte centrale…

— C’est lui ! s’écrie l’abbé.

— Je cours ouvrir ! dit la servante, presque folle.

Et le bon curé, que la joie transporte, se lève de toute sa grande taille pour accueillir le fils de son âme…

— Je pensais à toi, mon fils, lui dit-il, lorsqu’il entre.

— J’aurais voulu venir auparavant… Quelque chose m’a empêché…

— Je ne te fais pas de reproches… Tu sais bien que je n’eus jamais de reproches à te faire…

— Et mes fredaines, alors que j’étais enfant, les oubliez-vous ?…

— Un enfant qui ne fait pas de fredaines n’est pas adorable !… Et je t’ai adoré, mon fils : je te faisais de gros yeux, mais je voulais que tu recommences pour te les faire encore !…

— Oh ! le temps béni d’alors ! dit Jules, avec un regret profond.

— Tu m’étonnes !… Sans doute, à certains moments, nous voudrions revenir au passé dont le mirage nous attendrit… Mais il est des heures où l’avenir seul nous possède, et voici l’heure, pour toi, de ne songer qu’au lendemain souriant de promesses !… Dans quelques minutes, on t’acclamera, ta carrière déploie ses possibilités devant toi, la griserie de la victoire devrait te faire perdre un peu la tête… C’est la fatigue qui te rend morose, n’est-ce pas ? Elle se lit sur ton visage pâle et dans tes yeux tristes…

— La bataille a été rude, Monsieur le Curé, mais il ne s’agit pas d’elle…

— Marie aurait-elle eu raison ? Serait-ce un malheur ? interrompt l’abbé, qu’une vague inquiétude épouvante.

— Je ne puis dire encore si c’est un malheur…

— Il faut que la chose soit grave pour qu’elle t’écrase, toi, si fort, si énergique, si indomptable !… Tu m’inquiètes : est-ce des tiens qu’il s’agit ?…

— Non, mon père…

— De toi, alors, c’est de la logique brutale !…

— Je suis venu pour vous mettre à nu l’angoisse de mon âme… Je souffre comme il est trop douloureux de souffrir…

— Pauvre enfant ! s’écrie le prêtre, à qui l’accent du jeune homme met presque des larmes dans la voix. Mais parle donc, ne me fais pas languir ainsi, parle que je te soulage, que je te guérisse !… Tu es venu à moi, c’est que tu m’as pensé bon à quelque chose dans ta peine… Tu le sens bien, je veux t’apaiser, te guérir !…

— Tout-à-l’heure, je souffrais tant !… Je pensai à vous, je souffris déjà moins… Et maintenant, je souffre beaucoup moins… Il faut que je vous parle… Je ne sais comment vous le dire, mon père, la chose est si étrange… Je veux éperdûment la crier à quelqu’un, mais j’ai comme un besoin de la garder au fond de moi-même, comme une honte d’en parler tout haut… Il n’y a que vous seul à qui je pourrais la dévoiler, j’en suis sûr…

— Eh quoi ! tu ne l’avouerais même pas à ton père ? dit le curé, surpris.

— À lui moins qu’à tout autre…

— À ta mère ?…

— Peut-être, à ce degré de ma souffrance…

— Mais tu ne peux avoir commis une lâcheté !… Tu en es incapable : tu me le dirais, on me le prouverait que je n’y croirais pas !…

— Oh oui ! vous méritez que je vous parle !… Il s’agit… Je ne devinais pas que cela fut si pénible à dire, il s’agit d’une femme…

— J’aurais dû m’en douter, pourtant… Mais tu ne me parlas jamais des femmes !… Ma sottise n’en fut que plus grande : moins un homme en parle dans sa jeunesse, plus il en est bouleversé plus tard… Et c’est là ton chagrin, mon fils, et c’est tout ?… Tu aimes une femme, et ton amour a tellement de force qu’il te brise !… C’est l’orgueil qui te fait souffrir, ton indépendance aux abois crie vengeance, tu ne veux pas admettre les chaînes autour de ton poignet libre hier !… Avoue que tu es vaincu, mon fils, et le bonheur t’inondera : cette faiblesse qui te fait rougir deviendra une puissance qui soulève les montagnes !…

— Je voudrais qu’il n’y eût que de l’orgueil à dompter… Votre confiance en moi vous inspire une psychologie trop subtile… Non, mon père, ce n’est pas cela, vous ne sauriez vous l’imaginer : c’est l’aveu d’une défaillance que je dois vous faire, et je n’en réalise toute la bassesse et l’énormité qu’au moment de vous le dire… Vous allez me condamner, vous ne pouvez pas ne pas me condamner… C’est la première fois que vos yeux si bons flamberont de colère contre moi… J’espérais ne jamais mériter cela, j’en ai un chagrin inexprimable : mais il me faut votre courroux contre cette femme, il faut qu’on me dise que je suis un lâche, parce que, seul avec mon cœur, je l’aime quand même !…

— Si j’en croyais ton langage, un amour coupable aurait poussé des racines dans ton cœur ! Je le répète, je ne puis me résoudre à cela, je me révolte !… Rappelle-toi, mon fils, les jours déjà loin qui furent ceux d’hier, il semble… Quand, les mains pleines des cerises que tu venais de cueillir au verger du presbytère, tu dévorais le pulpe gras de tes petites dents blanches, je t’enseignai qu’il ne faut pas voler le fruit défendu !… Quand nous allions par la campagne joyeuse et que les papillons de neige esquivaient ton désir, tu me promis d’être pur !… Quand le vent faisait danser tes mèches brunes et gonfler ta poitrine affamée d’air, je te disais que la force est une arme pour les triomphes de la bonté !… Tu n’as pas oublié cela, tu ne peux avoir commis une vilenie, donné ton âme à une créature indigne !…

— Oh ! que je vous remercie de croire en moi ! s’écrie Jules très-ému. Oui, mon amour est noble, il me grandit, me surhumanise, pour ainsi dire… Quand je me laisse attendrir par le visage béni, je me sens profondément bon, la paix la plus douce endort mon être, je voudrais faire pour cette femme quelque chose d’héroïque et de gigantesque… Elle est merveilleuse, mon père : si vous la voyiez, si vous l’entendiez, vous sauriez pourquoi je l’adore !… Vous souvenez-vous de l’image de Greuze au mur de ma chambre ? Elle lui ressemble ligne pour ligne, et c’est la même grâce enchanteresse… Elle a des yeux pleins d’extase, une imagination exquise, une voix qui chante, une âme tissée de tous les charmes et de toutes les noblesses… Mon rêve de jeunesse prend vie en elle, et c’est l’idéal espéré que j’aime dans son profil pur, alors qu’elle est silencieuse… Vous avez raison, je n’ai pas à rougir de mon vieux professeur d’honneur et de beauté, quand je pense à elle…

— Alors, pourquoi m’avoir alarmé de la sorte ? Dis, mon fils, il ne s’agit que d’un obstacle entre vous, il ne peut être sérieux… L’amour se moque des empêchements futiles !… Sans épines, l’amour n’a pas de roses !…

— Hélas ! je n’en suis que plus coupable d’avoir aimé, lorsque l’obstacle se dressait devant moi, m’interdisant l’amour ! Un gouffre isole nos cœurs, et c’est pour la vie…

— Que veux-tu dire ? Je ne comprends pas !… Les parents de la jeune fille auraient-ils des répugnances ?… Qui ne serait fier d’unir sa fille à la noble lignée des Hébert ?…

— Pas cela…

— Est-elle du peuple ?… Ton père a l’âme trop belle pour mépriser la fille d’un ouvrier, si tu l’as jugée digne de toi !…

— Je le sais…

— Son père a-t-il des tares qui souillent ?…

— Vous ne pouvez pas le deviner, c’est pour cela que je suis un lâche, mon père…

— Mais dis-le moi donc, mon enfant, tu ne vois pas que je souffre !…

— C’est la fille d’un athée, murmure le jeune homme, en courbant la tête sous l’orage qui viendrait.

Pendant quelques minutes, le silence est affreux pour Jules Hébert. Le prêtre le regarde avec une commisération tendre.

— Comment as-tu pu faire cela ? demande enfin le curé, d’une voix concentrée par l’émotion qu’il éprouve.

— Je ne puis vous le dire, balbutie le jeune homme, tremblant, mais si heureux d’avoir parlé.

— Tu ne le savais donc pas ?…

— Oui, mon père, dès l’une des premières entrevues…

— Où l’as-tu connue ?…

— Au retour, à bord du paquebot…

— Comment te l’a-t-elle dit ?

— Elle m’a dit qu’elle ne croyait pas au Dieu dont j’adorais la puissance devant l’Océan vaste…

— Que lui as-tu dit, alors ?…

— J’ai eu pitié d’elle…

— Et tu n’as rien dit !…

— Rien, je fus lâche…

— T’a-t-elle dit ce qu’était son père ?…

— Gilbert Delorme, un socialiste effréné…

— Un sectaire ! un de nos pires ennemis ! et tu n’as pas eu le courage de la fuir, dit-il, avec une douceur où tout son grand cœur d’apôtre vibre.

— Eh quoi ! vous n’avez pas horreur de moi, vous n’avez pas de colère, pas même de reproches ?…

— Tu ne songeas même pas à la fuir, comment veux-tu que j’aie des paroles vengeresses ? Au moment même où elle te disait qu’elle était une jeune fille sans Dieu, tu ne l’as pas condamnée ! Déjà, elle t’avait pris… Je serais un misérable de te faire de la peine, parce que je comprends… Un regard est souvent tout dans les choses de l’amour… Dès le premier regard, vos âmes se connurent et s’aimèrent… Tu l’aimais depuis longtemps, cette femme, depuis le jour où tu suspendis à la muraille de ta chambre une image « délicieuse » : et tu l’aimais déjà, quand elle versait le calme dans ton cerveau fatigué… Cette Française, en une minute, a emporté malgré vous deux tout ce que tu avais amassé de force d’amour… Est-elle criminelle d’être le fruit d’un amour sans Dieu ?… Nul, autour de son berceau, n’a fait couler peu à peu la prière dans la substance vive de son âme. Le génie des blasphémateurs a pétri le cerveau malléable… Elle est bonne, puisque tu l’aimes… J’ignore le dessein de la Providence qui l’a épargnée, qui lui a fait bouleverser ton être… Mais si tu l’as aimée, il fallait que vous vous aimiez, et tu ne fus pas lâche…

— Que vous me faites du bien, mon père ! Oh oui, vous êtes un guérisseur merveilleux, je respire, je vis !… J’avais beau me flétrir, quelque chose en moi ne voulait pas que je sois vil… Maintenant, je suis fier de l’aimer, je puis dire au ciel que je l’aime !…

— Prends garde, tu n’es pas lâche de l’aimer, tu le serais de ne pas immoler ton amour !… Tu vois l’écueil, navigue au large !… Il faut que tu sois un homme, un vaillant, un Canadien-Français, quoi !… Si tu te laisses mordre au sang par l’amour sans espoir, cela pourrait devenir horrible… Il ne faut pas que la gangrène du désespoir te gruge l’âme et que tes nerfs sombrent… Tu entends, mon fils, ta race et ton pays ont besoin de ton épaule qui ne doit pas casser !… Ton cœur va connaître les affres du martyre, mais tu es l’homme pour en sortir trempé comme du fer !… Tu aimeras ta race et ton pays de tout l’amour que tu auras étranglé aux profondeurs de ton être !…

— Que vous êtes beau, quand vous parlez ainsi ! En vous regardant, je me sens plus inébranlable… Non pas que j’aie faibli : pas un instant, je n’eus la pensée molle de sacrifier ma patrie et ma race au bonheur de l’individu chétif que je suis… Mais c’est bon, quand on souffre, d’avoir quelqu’un dont les larmes comprennent les vôtres, et quand on a besoin d’être invincible, d’entendre des mots dont la flamme vous soulève au-dessus de votre misère !… En vous écoutant, je sais que je serai fort, que rien ne me brisera !…

— En t’écoutant, je sais que tu seras fort, que rien ne te brisera !… Je ne veux pas t’énorgueillir, mais nous avons besoin de ton enthousiasme et de ta foi !… Le Canada, s’il veut devenir quelqu’un dans l’histoire, ne peut se passer de religion !… Sans elle, tu le sais, les foyers s’effondrent, les familles croulent, les races deviennent veules, les femmes n’ont plus l’héroïsme de l’enfantement, c’est la débâcle des jouissances… Il faut, au Canada, le respect de l’amour, les foyers saints, la natalité vigoureuse, l’entassement des moralités fécondes !… L’athéisme infailliblement mènerait au Canada sans amour, sans familles, sans enfants, sans mœurs, au Canada des jouisseurs, des mollesses et des prostituées !… Il faut opposer à l’athéisme destructeur des peuples forts une cuirasse imperméable !… L’âme canadienne sera le bouclier de bronze inflexible !… Elle sera faite d’amour, amour des races fraternelles, amour de la liberté, amour du sol, tous prenant leur source en l’amour de Dieu !… Tout autant que nous, les Canadiens-Français, les Anglais aiment le même Dieu… Va, mon fils, prêcher la croisade patriotique de Dieu contre l’invasion des sectaires malsains… On t’appellera le théoricien, le colporteur de songes creux… Mais va ta route, insensible aux sarcasmes et à l’insulte… C’est avec des théories qu’on révolutionne et qu’on réforme… Une théorie mit le paganisme en déroute… Une théorie déchaîna les croisades… Une théorie mit la France en sang… Une théorie donna la liberté britannique au monde… C’est avec une théorie qu’on chassera Dieu, petit à petit, du Canada, si les querelles nous empêchent de veiller… C’est avec une théorie qu’on fera mordre la poussière à l’athéisme, s’il essaye de s’infiltrer dans les artères de la nation canadienne… Va, mon fils, prêcher la théorie de l’âme canadienne !… Les choses mêmes qui la retardent serviront à la rendre nécessaire, inévitable !… Ce que nous appelons le fanatisme des Orangistes et ce qu’ils appellent le fanatisme des Papistes est, en somme, un même amour des croyances du berceau, et nous retrouvons, à la base d’elles, un même Dieu que nous adorons du même amour !… Tu leur diras cela, tu leur diras qu’il faut oublier la haine pour ne songer qu’à l’amour, afin de former la Sainte Ligue contre l’athéisme qui, moralement et physiquement, affaiblirait les races au moment même où elles ont besoin de force et de morale pour commencer la carrière d’un peuple immortel !… Prêche, le génie pratique anglais fera le reste… Va, mon fils, n’aie peur de personne et de rien, fais aimer ta race par ta noblesse et ton courage, sois vainqueur à force d’éloquence et de clarté !

— Vos paroles font circuler dans mes veines je ne sais quel délire ardent !… Je suis trop faible pour la mission dont vous m’alourdissez les épaules, mais je mettrai tant de constance et d’amour à semer la graine, que d’autres plus puissants que Jules Hébert arroseront le sol et la rendront féconde !…

— Avant tout, mon fils, il va te falloir lutter contre cette femme, contre le souvenir amollissant…

— Pauvre Marguerite ! murmure le jeune homme, avec un abattement douloureux.

— C’est vrai, j’oubliais qu’elle t’aime aussi…

— Et qu’elle va souffrir… Ce n’est pas de la fatuité, cela… Du moins, j’aurai l’action pour m’étourdir… Mais elle ?… Peut-être les voyages apaiseront-ils sa douleur… Ah ! pourquoi se rencontrer pour se broyer l’âme ?…

— Parce que l’épreuve durcit… Ton énergie sera plus riche, aura plus de poigne !…

— Je verrai mon père tout-à-l’heure, je puis tout lui avouer maintenant… Oh ! que cela me fera du bien !…

— Je te le défends ! s’écrie l’abbé Lavoie, effrayé. Je t’ai excusé, moi… Coudoyer la misère humaine apprend bien des choses, élargit la vision de la pitié, multiplie le pardon… Ton père ne comprendrait pas cet amour… Il ne connut jamais autre chose que le principe rigide… Implacable, il te condamnerait d’avoir une douceur où tout son grand cœur d’apôtre aime la fille d’un sectaire, il en aurait tant de peine… Ah non, prends bien garde, il ne faut pas qu’il sache, il te maudirait peut-être !…

— Pour lui, je serais un lâche…

— Oui, mon fils…

— Pauvre père !… Je comprends… La vie est bien étrange, parfois…

À ce moment, le timbre de la porte est agité de coups secs dont les harmoniques tranchants se répercutent dans l’âme du jeune homme et celle de l’abbé. Celui-ci va ouvrir : Augustin Hébert courbe sa longue taille pour franchir le seuil du presbytère.

— C’est ton père, Jules ! s’écrie l’abbé.

— On m’a dit qu’il était ici, dit Augustin. Viens, mon fils, que je t’écrase les mains dans les miennes !… Un moment encore, on viendra t’annoncer la victoire !… J’arrive des paroisses du haut… Ta majorité sera grasse !… Que je suis fier de toi, mon fils !…

Les mains vigoureuses du fils et du père s’étreignent, les yeux d’Augustin scintillent d’orgueil, ceux de Jules sont brûlants de reconnaissance, le curé songe avec terreur à l’abîme qui séparerait les deux hommes, si l’un des deux savait.

— Que je vous remercie, mon père ! Si je suis vainqueur, c’est à vous que je le dois !… On a moins voté pour le fils que pour le père… On vous adore partout…

— Ton âme canadienne avait de l’amorce… Je la redoutais un peu… Mais on a compris que tu étais sincère, qu’elle pouvait faire du bien à notre race… À force de l’entendre, je me suis un peu réconcilié avec ta chimère… Je vous demande pardon, Monsieur le Curé, me voici nerveux, affolé, presqu’un étourdi, je ne pense qu’à la joie du triomphe… Vos prières, que vous m’aviez promises, ont eu leur magnétisme…

— Mes prières…

Une clameur grandissante paralyse la protestation du beau vieillard. Jules et son père écoutent avec un saisissement de tout leur être. Ils ne distinguent pas encore les cris dont le tumulte vibre, mais la brise leur apporte une vague d’enthousiasme. Un instant, le doute les empoigne au vif d’eux-mêmes, et Jules a peur. Le bruit s’approche, on va bientôt savoir quelle est la vocifération monstrueuse.

— J’ai compris, on t’acclame, Jules, dit l’abbé, que l’allégresse ramène aux délires de vingt ans. Augustin Hébert est remué jusqu’en ses entrailles profondes. Jules, une seconde, éprouve au cerveau comme une sensation de folie.

— Vive Hébert ! Vive le Patriote ! hurlent des centaines de poitrines glapissantes. D’abord masqués du presbytère, un pêle-mêle d’hommes et d’enfants débouchent de la rue principale. Des mains battent l’air, des chapeaux volent au ciel, des gamins se bousculent à l’avant-garde, des chiens jappent aux nues, et de la masse grouillante que le chef de cabale domine, un refrain, qui ne se calme que pour renaître avec une passion plus aiguë, rugit dans l’espace : « Vive Hébert ! Vive le Patriote ! »

Jules Hébert, haletant, se grise de l’acclamation exaltée. Une onde intense d’orgueil reflue de son cœur au cerveau. Ce n’est pas de lui qu’il est fier, mais du peuple qui est digne de l’âme canadienne. Dans son imagination vertigineuse, l’enthousiasme de cette foule retentit d’un prolongement vaste. Il déborde les alentours frémissants, ébranle des espaces infinis, vibre jusqu’aux plus lointains échos de la patrie. C’est avec un sanglot dans la poitrine qu’il remercie ces campagnards d’avoir applaudi son rêve de fraternité canadienne…