Au maréchal de Créqui, qui m’avoit demandé en quelle situation étoit mon esprit

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Au maréchal de Créqui, qui m’avoit demandé en quelle situation étoit mon esprit…


À MONSIEUR LE MARÉCHAL DE CRÉQUI,
QUI M’AVOIT DEMANDÉ EN QUELLE SITUATION ÉTOIT
MON ESPRIT, ET CE QUE JE PENSOIS SUR TOUTES
CHOSES, DANS MA VIEILLESSE1.
(1671.)

Quand nous sommes jeunes, l’opinion du monde nous gouverne, et nous nous étudions plus à être bien avec les autres qu’avec nous-mêmes. Arrivés à la vieillesse, nous trouvons moins précieux ce qui nous est étranger : rien ne nous occupe tant que nous-mêmes, qui sommes sur le point de nous manquer. Il en est de la vie comme de nos autres biens ; tout se dissipe, quand on pense en avoir un grand fond : l’économie ne devient exacte que pour ménager le peu qui nous reste. C’est par là qu’on voit faire aux jeunes gens comme une profusion de leur être, quand ils croient avoir longtemps à le posséder. Nous nous devenons plus chers, à mesure que nous sommes plus prêts de nous perdre. Autrefois, mon imagination errante et vagabonde se portoit à toutes les choses étrangères : aujourd’hui, mon esprit se ramène au corps, et s’y unit davantage. À la vérité, ce n’est point par le plaisir d’une douce liaison ; c’est par la nécessité du secours et de l’appui mutuel qu’ils cherchent à se donner l’un à l’autre.

En cet état languissant, je ne laisse pas de me conserver encore quelques plaisirs ; mais j’ai perdu tous les sentiments du vice, sans savoir si je dois ce changement à la foiblesse d’un corps abattu, ou à la modération d’un esprit devenu plus sage qu’il n’étoit auparavant. Je crains de le devoir aux infirmités de la vieillesse, plus qu’aux avantages de ma vertu ; et d’avoir plus à me plaindre de la docilité de mes mouvements, qu’à m’en réjouir. En effet, j’attrïbuerois mal à propos à ma raison la force de les soumettre, s’ils n’ont pas celle de se soulever. Quelque sagesse dont on se vante, en l’âge où je suis, il est malaisé de connoître si les passions qu’on ne ressent plus sont éteintes ou assujetties.

Quoi qu’il en soit, dès lors que nos sens ne sont plus touchés des objets, et que l’âme n’est plus émue par l’impression qu’ils font sur elle, ce n’est proprement chez nous qu’indolence : mais l’indolence n’est pas sans douceur, et songer qu’on ne souffre point de mal, est assez à un homme raisonnable, pour se faire de la joie. Il n’est pas toujours besoin de la jouissance des plaisirs. Si on fait un bon usage de la privation des douleurs, on rend sa condition assez heureuse.

Quand il m’est arrivé des malheurs, je m’y suis trouvé naturellement assez peu sensible, sans mêler à cette heureuse disposition le dessein d’être constant ; car la constance n’est qu’une plus longue attention à nos maux. Elle paroît la plus belle vertu du monde, à ceux qui n’ont rien à souffrir ; et elle est véritablement comme une nouvelle gêne, à ceux qui souffrent. Les esprits s’aigrissent à résister ; et, au lieu de se défaire de leur première douleur, ils en forment eux-mêmes une seconde. Sans la résistance, ils n’auroient que le mal qu’on leur fait : par elle, ils ont encore celui qu’ils se font. C’est ce qui m’oblige à remettre tout à la nature, dans les maux présents : je garde ma sagesse, pour le temps où je n’ai rien à endurer. Alors, par des réflexions sur mon indolence, je me fais un plaisir du tourment que je n’ai pas, et trouve le secret de rendre heureux l’état le plus ordinaire de la vie.

L’expérience se forme avec l’âge, et la sagesse est communément le fruit de l’expérience ; mais, qu’on attribue cette vertu aux vieilles gens, ce n’est pas à dire qu’ils la possèdent toujours. Ce qui est certain, c’est qu’ils ont toujours la liberté d’être sages, et de pouvoir s’exempter, avec bienséance, de toutes les gênes que l’opinion a su introduire dans le monde. C’est à eux, seulement, qu’il est permis de prendre les choses, pour ce qu’elles sont. La raison a presque tout fait, dans les premières institutions : la fantaisie a presque tout gagné sur elle, dans la suite. Or, la vieillesse seule a le droit de rappeler ce que l’une a perdu, et de se dégager de ce qu’a gagné l’autre.

Pour moi, je tiens scrupuleusement aux véritables devoirs. Je rebute ou admets les imaginaires, selon qu’ils me choquent, ou qu’ils me plaisent ; car, en ce que je ne dois pas, je me fais une sagesse, également, de rejeter ce qui me déplaît et de recevoir ce qui me contente. Chaque jour je me défais de quelque chaîne, avec autant d’intérêt pour ceux dont je me détache, que pour moi qui reprends ma liberté. Ils ne gagnent pas moins, dans la perte d’un homme inutile, que je perdrois à me dévouer plus longtemps à eux, inutilement.

De tous les liens, celui de l’amitié est le seul qui me soit doux ; et, n’étoit la honte qu’on ne répondît pas à la mienne, j’aimerois, par le plaisir d’aimer, quand on ne m’aimeroit pas. Dans un faux sujet d’aimer, les sentiments d’amitié peuvent s’entretenir, par la seule douceur de leur agrément. Dans un vrai sujet de haïr, on doit se défaire de ceux de la haine, par le seul intérêt de son repos. Une âme seroit heureuse qui pourroit se refuser tout entière à certaines passions, et ne feroit seulement que se permettre à quelques autres. Elle seroit sans crainte, sans tristesse, sans haine, sans jalousie ; elle désireroit sans ardeur, espéreroit sans inquiétude, et jouiroit sans transport.

L’état de la vertu n’est pas un état sans peine. On y souffre une contestation éternelle de l’inclination et du devoir. Tantôt on reçoit ce qui choque, tantôt on s’oppose à ce qui plaît : sentant, presque toujours, de la gêne à faire ce que l’on fait, et de la contrainte à s’abstenir de ce que l’on ne fait pas. Celui de la sagesse est doux et tranquille. La sagesse règne en paix sur nos mouvements, et n’a qu’à bien gouverner des sujets, au lieu que la vertu avoit à combattre des ennemis.

Je puis dire de moi une chose assez extraordinaire, et assez vraie ; c’est que je n’ai presque jamais senti, en moi-même, ce combat intérieur de la passion et de la raison. La passion ne s’opposoit point à ce que j’avois résolu de faire par devoir ; et la raison consentoit volontiers à ce que j’avois envie de faire, par un sentiment de plaisir. Je ne prétends pas que cet accommodement si aisé me doive attirer de la louange : je confesse, au contraire, que j’en ai été plus vicieux ; ce qui ne venoit point d’une perversion d’intention qui allât au mal, mais de ce que le vice se faisoit agréer, comme une douceur, au lieu de se laisser connoître, comme un crime.

Il est certain qu’on connoît beaucoup mieux la nature des choses, par la réflexion, quand elles sont passées, que par leur impression, quand on les sent. D’ailleurs, le grand commerce du monde empêche toute attention, lorsqu’on est jeune. Ce que nous voyons en autrui, ne nous laisse pas bien examiner ce que nous sentons en nous-mêmes. La foule plaît, dans un certain âge où l’on aime, pour ainsi parler, à se répandre : la multitude importune, dans un autre, où l’on revient naturellement à soi, ou pour le plus, à un petit nombre d’amis, qui s’unissent à nous davantage.

C’est cette humeur-là qui nous retire insensiblement des cours. Nous commençons, par elle, à chercher un milieu, entre l’assiduité et l’éloignement. Il nous vient ensuite quelque honte de montrer un vieux visage, parmi des jeunes gens, qui, loin de prendre pour sagesse notre sérieux, se moquent de nous, de vouloir paroître encore en des lieux publics, où il n’y a que de la galanterie et de la gaieté. Ne nous flattons pas de notre bon sens : une folie enjouée le saura confondre ; et le faux d’une imagination qui brille, dans la jeunesse, fera trouver ridicules nos plus délicates conversations. Si nous avons de l’esprit, allons en faire un meilleur usage, dans les entretiens particuliers ; car on se soutient mal, dans la foule, par les qualités de l’esprit, contre les avantages du corps.

Cette justice que nous sommes obligés de nous faire, ne nous doit pas rendre injustes à l’égard des jeunes gens. Il ne faut ni louer, avec importunité, le temps dont nous étions, ni accuser sans cesse, avec chagrin, celui qui leur est favorable. Ne crions point contre les plaisirs que nous n’avons plus : ne condamnons point des choses agréables, qui n’ont que le crime de nous manquer.

Notre jugement doit toujours être le même. Il nous est permis de vivre, et non pas de juger, selon notre humeur. Il se forme dans la mienne je ne sais quoi de particulier, qui me fait moins considérer les magnificences, par l’éclat qu’elles ont, que par l’embarras qu’elles donnent. Les spectacles, les fêtes, les assemblées ne m’attirent plus aux plaisirs qui se trouvent en les voyant : elles me rebutent des incommodités qu’il faut essuyer pour les voir. Je n’aime pas tant les concerts, par la beauté de leur harmonie, que je les crains, par la peine qu’il y a de les ajuster. L’abondance me dégoûte, dans les repas ; et ce qui est fort recherché me paroît une curiosité affectée. Mon imagination n’aide pas mon goût à trouver plus délicat ce qui est plus rare : mais je veux du choix, dans les choses qui se rencontrent aisément, pour conserver une délicatesse, séparée de tout agrément de fantaisie.

DE LA LECTURE ET DU CHOIX DES LIVRES.

J’aime le plaisir de la lecture, autant que jamais, pour dépendre plus particulièrement de l’esprit, qui ne s’affoibit pas comme les sens. À la vérité, je cherche plus dans les livres ce qui me plaît, que ce qui m’instruit. À mesure que j’ai moins de temps à pratiquer les choses, j’ai moins de curiosité pour les apprendre. J’ai plus de besoin du fond de la vie que de la manière de vivre ; et le peu que j’en ai s’entretient mieux par des agréments que par des instructions. Les livres latins m’en fournissent le plus, et je relis mille fois ce que j’y trouve de beau, sans m’en dégoûter.

Un choix délicat me réduit à peu de livres, où je cherche beaucoup plus le bon esprit que le bel esprit ; et le bon goût, pour me servir de la façon de parler des Espagnols, se rencontre ordinairement dans les écrits des personnes considérables. J’aime à connoître, dans les épîtres de Cicéron, et son caractère, et celui des gens de qualité qui lui écrivent. Pour lui, il ne se défait jamais de son art de rhétorique ; et la moindre recommandation qu’il fait au meilleur de ses amis, s’insinue aussi artificieusement que s’il vouloit gagner l’esprit d’un inconnu, pour la plus grande affaire du monde. Les lettres des autres n’ont pas la finesse de ces détours : mais, à mon avis, il y a plus de bon sens que dans les siennes ; et c’est ce qui me fait juger le plus avantageusement de la grande et générale capacité des Romains de ce temps-là.

Nos auteurs font toujours valoir le siècle d’Auguste, par la considération de Virgile et d’Horace ; et peut-être plus par celle de Mécénas, qui faisoit du bien aux gens de lettres, que par les gens de lettres mêmes. Il est certain, néanmoins, que les esprits commençoient alors à s’affoiblir, aussi bien que les courages. La grandeur d’âme se tournoit en circonspection à se conduire ; et le bon discours, en politesse de conversation : encore ne sais-je, à considérer ce qui nous reste de Mécénas, s’il n’avoit pas quelque chose de mou, qu’on faisoit passer pour délicat. Mécénas étoit le grand favori d’Auguste, l’homme qui plaisoit, et à qui les gens polis et spirituels tâchoient de plaire. N’y a-t-il pas apparence que son goût régloit celui des autres ; qu’on affectoit de se donner son tour, et de prendre autant qu’on pouvoit son caractère ?

Auguste lui-même ne nous laisse pas une grande opinion de sa latinité. Ce que nous voyons de Térence, ce qu’on disoit à Rome de la politesse de Scipion et de Lélius, ce que nous avons de César, ce que nous avons de Cicéron ; la plainte que fait ce dernier, sur la perte de ce qu’il appelle sales, lepores, venustas, urbanitas, amœnitas, festivitas, jucunditas : tout cela me fait croire, après y avoir mieux pensé, qu’il faut chercher en d’autres temps que celui d’Auguste, le bon et agréable esprit des Romains, aussi bien que les grâces pures et naturelles de leur langue.

On me dira qu’Horace avoit très-bon goût, en toute chose ; c’est ce qui me fait croire que ceux de son temps ne l’avoient pas : car son goût consistoit principalement à trouver le ridicule des autres. Sans les impertinences, les affectations, les fausses manières dont il se moquoit, la justesse de son sens ne nous paroîtroit pas aujourd’hui si grande.

DE LA POÉSIE.

Le siècle d’Auguste a été celui des excellents poëtes, je l’avoue ; mais il ne s’ensuit pas que c’ait été celui des esprits bien faits. La poésie demande un génie particulier, qui ne s’accommode pas trop avec le bon sens. Tantôt, c’est le langage des dieux ; tantôt c’est le langage des fous, rarement celui d’un honnête homme. Elle se plaît dans les fictions, dans les figures : toujours hors de la réalité des choses ; et c’est cette réalité qui peut satisfaire un entendement bien sain.

Ce n’est pas qu’il n’y ait quelque chose de galant, à faire agréablement des vers ; mais il faut que nous soyons bien maîtres de notre génie, autrement l’esprit est possédé de je ne sais quoi d’étranger, qui ne lui permet pas de disposer assez facilement de lui-même. Il faut être sot, disent les Espagnols, pour ne pas faire deux vers : il faut être fou pour en faire quatre. À la vérité, si tout le monde s’en tenoit à cette maxime, nous n’aurions pas mille beaux ouvrages, dont la lecture nous donne un plaisir fort délicat, mais la maxime regarde bien plus les gens du monde, que les poëtes de profession. D’ailleurs, ceux qui sont capables de ces grandes productions ne résisteront pas à la force de leur génie, pour ce que je dis ; et il est certain que, parmi les auteurs, ceux-là s’abstiendront seulement de faire beaucoup de vers, qui se sentiront plus gênés de leur stérilité, que de mes raisons.

Il faut qu’il y ait d’excellents poëtes, pour notre plaisir, comme de grands mathématiciens, pour notre utilité : mais il suffit, pour nous, de nous bien connoître à leurs ouvrages ; et nous n’avons que faire de rêver solitairement, comme les uns, ni d’épuiser nos esprits à méditer toujours, comme les autres.

De tous les poëtes, ceux qui font des comédies devroient être les plus propres pour le commerce du monde ; car ils s’attachent à dépeindre naïvement tout ce qui s’y fait, et à bien exprimer les sentiments et les passions des hommes. Quelque nouveau tour qu’on donne à de vieilles pensées, on se lasse d’une poésie qui ramène toujours les comparaisons de l’aurore, du soleil, de la lune, des étoiles. Nos descriptions d’une mer calme et d’une mer agitée, ne représentent rien que celles des anciens n’aient beaucoup mieux représenté. Aujourd’hui, ce ne sont pas seulement les mêmes idées que nous donnons, ce sont les mêmes expressions et les mêmes rimes. Je ne trouve jamais le chant des oiseaux, que je ne me prépare au bruit des ruisseaux : les bergères sont toujours couchées sur des fougères ; et on voit moins les bocages, sans les ombrages, dans nos vers, qu’au véritable lieu où ils sont. Or, il est impossible que cela ne devienne, à la fin, fort ennuyeux ; ce qui n’arrive pas dans les comédies, où nous voyons représenter, avec plaisir, les mêmes choses que nous pouvons faire, et où nous sentons des mouvements semblables à ceux que nous voyons exprimer.

Un discours où l’on ne parle que de bois, de rivières, de prés, de campagnes, de jardins, fait sur nous une impression bien languissante, à moins qu’il n’ait des agréments tout nouveaux ; mais ce qui est de l’humanité, les penchants, les tendresses, les affections, trouvent naturellement au fond de notre âme à se faire sentir : la même nature les produit et les reçoit ; ils passent aisément, des hommes qu’on représente, en des hommes qui voient représenter.

DE QUELQUES LIVRES ESPAGNOLS, ITALIENS ET FRANÇOIS.

Ce que l’amour a de délicat me flatte ; ce qu’il a de tendre me sait toucher : et, comme l’Espagne est le pays du monde où l’on aime le mieux, je ne me lasse jamais de lire, dans les auteurs espagnols, des aventures amoureuses. Je suis plus touché de la passion d’un de leurs amants, que je ne serois sensible à la mienne, si j’étois capable d’en avoir encore : l’imagination de ses amours me fait trouver des mouvements pour lui, que je ne trouverois pas pour moi-même.

Il y a peut-être autant d’esprit, dans les autres ouvrages des auteurs de cette nation, que dans les nôtres ; mais c’est un esprit qui ne me satisfait pas, à la réserve de celui de Cervantès, en Don Quichotte, que je puis lire toute ma vie, sans en être dégoûté un seul moment. De tous les livres que j’ai lus, Don Quichotte est celui que j’aimerois mieux avoir fait : il n’y en a point, à mon avis, qui puisse contribuer davantage à nous former un bon goût, sur toutes choses. J’admire comme, dans la bouche du plus grand fou de la terre, Cervantès a trouvé le moyen de se faire connoître l’homme le plus entendu, et le plus grand connoisseur qu’on se puisse imaginer : j’admire la diversité de ses caractères, qui sont les plus recherchés du monde, pour les espèces, et dans leurs espèces les plus naturels. Quevedo paroît un auteur fort ingénieux ; mais je l’estime plus d’avoir voulu brûler tous ses livres, quand il lisoit Don Quichotte, que de les avoir su faire.

Je ne me connois pas assez aux vers italiens, pour en goûter la délicatesse, ou en admirer la force et la beauté. Je trouve quelques Histoires, en cette langue, au-dessus de toutes les modernes, et quelques traités de politique au-dessus même de ce que les anciens en ont écrit. Pour la Morale des Italiens, elle est pleine de concetti, qui sentent plus une imagination qui cherche à briller, qu’un bon sens formé par de profondes réflexions.

J’ai une curiosité fort grande pour tout ce qu’on fait de beau en françois, et un grand dégoût de mille auteurs, qui semblent n’écrire que pour se donner la réputation d’avoir écrit. Je n’aime pas seulement à lire, pour me donner celle d’avoir beaucoup lu ; et c’est ce qui me fait tenir particulièrement à certains livres, où je puis trouver une satisfaction assurée.

Les essais de Montagne, les poésies de Malherbe, les tragédies de Corneille et les œuvres de Voiture, se sont établi comme un droit de me plaire toute ma vie. Montagne ne fait pas le même effet, dans tout le cours de celle des autres. Comme il nous explique particulièrement l’homme, les jeunes et les vieux aiment à se trouver en lui, par la ressemblance des sentiments. L’espace qui sépare ces deux âges, nous éloigne de la nature, pour nous donner aux professions ; et alors nous trouvons, dans Montagne, moins de choses qui nous conviennent. La science de la guerre fait l’occupation du général ; la politique, du ministre ; la théologie, du prélat ; la jurisprudence, du juge. Montagne revient à nous, quand la nature nous y ramène, et qu’un âge avancé, où l’on sent véritablement ce qu’on est, rappelle le prince, comme ses sujets, de l’attachement au personnage, à un intérêt plus proche et plus sensible de la personne.

Je n’écris point ceci par un esprit de vanité, qui porte les hommes à donner au public leurs fantaisies. Je me sens, en ce que je dis, et me connois mieux par l’expression du sentiment que je forme de moi-même, que je ne ferois par des pensées secrètes, et des réflexions intérieures. L’idée qu’on a de soi, par la simple attention à se considérer au dedans, est toujours un peu confuse : l’image qui s’en exprime au dehors est beaucoup plus nette, et fait juger de nous plus sainement, quand elle repasse à l’examen de l’esprit, après s’être présentée à nos yeux. D’ailleurs, l’opinion flatteuse de notre mérite perd la moitié de son charme, sitôt qu’elle se produit. Les complaisances de l’amour-propre venant à s’évanouir insensiblement, il ne nous reste qu’un dégoût de sa douceur, et de la honte pour une vanité aussi follement conçue que judicieusement quittée.

Pour égaler Malherbe aux anciens, je ne veux rien de plus beau que ce qu’il a fait. Je voudrois seulement retrancher de ses ouvrages ce qui n’est pas digne de lui. Nous lui ferions injustice de le faire céder à qui que ce fût ; mais il souffrira, pour l’honneur de notre jugement, que nous le fassions céder à lui-même.

On peut dire la même chose de Corneille. Il seroit au-dessus de tous les tragiques de l’antiquité, s’il n’avoit été fort au-dessous de lui en quelques-unes de ses pièces : il est si admirable dans les belles, qu’il ne se laisse pas souffrir ailleurs médiocre. Ce qui n’est pas excellent en lui me semble mauvais ; moins pour être mal, que pour n’avoir pas la perfection qu’il a su donner à d’autres choses. Ce n’est pas assez à Corneille de nous plaire légèrement ; il est obligé de nous toucher. S’il ne ravit nos esprits, ils emploieront leurs lumières à connoître, avec dégoût, la différence qu’il y a de lui à lui-même. Il est permis à quelques auteurs de nous émouvoir simplement. Ces émotions inspirées par eux, sont de petites douceurs assez agréables, quand on ne cherche qu’à s’attendrir. Avec Corneille, nos âmes se préparent à des transports ; et, si elles ne sont pas enlevées, il les laisse dans un état plus difficile à souffrir que la langueur. Il est malaisé de charmer éternellement, je l’avoue ; il est malaisé de tirer un esprit de sa situation, quand il nous plaît ; d’enlever une âme hors de son assiette : mais Corneille, pour l’avoir fait trop souvent, s’est imposé la loi de le faire toujours. Qu’il supprime ce qui n’est pas assez noble pour lui ; il laissera admirer des beautés qui ne lui sont communes avec personne.

Je pardonnerois aussi peu à Voiture un grand nombre de lettres qu’il devroit avoir supprimées, si lui-même les avoit fait mettre au jour2 ; mais il étoit comme ces pères, également bons et discrets, à qui la nature laisse de la tendresse pour leurs enfants, et qui aiment, en secret, ceux qui n’ont point de mérite, pour n’exposer pas au public, par cette amitié, la réputation de leur jugement. Il pouvoit donner tout son amour à quelques-uns de ses ouvrages ; car ils ont je ne sais quoi de si ingénieux et de si poli, de si fin et de si délicat, qu’ils font perdre le goût des sels attiques, et des urbanités romaines ; qu’ils effacent tout ce que nous voyons de plus spirituel chez les Italiens, et de plus galant chez les Espagnols.

Nous avons quelques pièces particulières, en françois, d’une beauté admirable : telles sont les oraisons funèbres de la Reine d’Angleterre, et de Madame, par M. de Condom3. Il y a, dans ces discours, un certain esprit répandu partout, qui fait admirer l’auteur, sans le connoître, autant que les ouvrages, après les avoir lus. Il imprime son caractère en tout ce qu’il dit ; de sorte que, sans l’avoir jamais vu, je passe aisément de l’admiration de son discours à celle de sa personne.

DE LA CONVERSATION.

Quelque plaisir que je prenne à la lecture, celui de la conversation me sera toujours le plus sensible. Le commerce des femmes me fourniroit le plus doux, si l’agrément qu’on trouve à en voir d’aimables, ne laissoit la peine de se défendre de les aimer : je souffre néanmoins rarement cette violence. À mesure que mon âge leur donne du dégoût pour moi, la connoissance me rend délicat pour elles ; et, si elles ne trouvent pas, en ma personne, de quoi leur plaire, par une espèce de compensation, je me satisfais d’elles malaisément. Il y en a quelques-unes dont le mérite fait assez d’impression sur mon esprit ; mais leur beauté se donne peu de pouvoir sur mon âme ; et, si j’en suis touché, par surprise, je réduis bientôt ce que je sens à une amitié douce et raisonnable, qui n’a rien des inquiétudes de l’amour.

Le premier mérite, auprès des dames, c’est d’aimer ; le second, est d’entrer dans la confidence de leurs inclinations ; le troisième, de faire valoir ingénieusement tout ce qu’elles ont d’aimable. Si rien ne nous mène au secret du cœur, il faut gagner au moins leur esprit par des louanges ; car, au défaut des amants à qui tout cède, celui-là plaît le mieux, qui leur donne le moyen de se plaire davantage. Dans leur conversation, songez bien à ne les tenir jamais indifférentes : leur âme est ennemie de cette langueur. Ou faites-vous aimer, ou flattez-les sur ce qu’elles aiment, ou faites-leur trouver en elles de quoi s’aimer mieux ; car, enfin, il leur faut de l’amour, de quelque nature qu’il puisse être : leur cœur n’est jamais vide de cette passion. Aidez un pauvre cœur à en faire quelque usage.

On en trouve, à la vérité, qui peuvent avoir de l’estime et de la tendresse, même sans amour ; on en trouve qui sont aussi capables de secret et de confiance, que les plus fidèles de nos amis. J’en connois qui n’ont pas moins d’esprit et de discrétion que de charme et de beauté ; mais ce sont des singularités que la nature, par dessein ou par caprice, se plaît quelquefois à nous donner : et il ne faut rien conclure, en faveur du général, par des endroits si particuliers, et des qualités si détachées. Ces femmes extraordinaires semblent avoir emprunté le mérite des hommes ; et peut-être qu’elles font une espèce d’infidélité à leur sexe, de passer ainsi de leur naturelle condition aux vrais avantages de la nôtre.

Pour la conversation des hommes, j’avoue que j’y ai été autrefois plus difficile que je ne suis ; et je pense y avoir moins perdu du côté de la délicatesse, que je n’ai gagné du côté de la raison. Je cherchois alors des personnes qui me plussent, en toutes choses : je cherche aujourd’hui, dans les personnes, quelque chose qui me plaise. C’est une rareté trop grande que la conversation d’un homme en qui vous trouviez un agrément universel ; et le bon sens ne souffre pas une recherche curieuse de ce qu’on ne rencontre presque jamais. Pour un plaisir délicieux qu’on imagine toujours, et dont on jouit trop rarement, l’esprit, malade de délicatesse, se fait un dégoût de ceux qu’il pourroit avoir toute la vie. Ce n’est pas, à dire vrai, qu’il soit impossible de trouver des sujets si précieux, mais il est rare que la nature les forme, et que la fortune nous en favorise. Mon bonheur m’en a fait connoître, en France, et m’en avoit donné un, aux pays étrangers, qui faisoit toute ma joie. La mort m’en a ravi la douceur : et, parlant du jour que mourut M. d’Aubigny, je dirai toute ma vie, avec une vérité funeste et sensible :

Quem semper acerbum,
Semper honoratum, sic Dii voluistis, habebo4.

Dans les mesures que vous prendrez, pour la société, faites état de ne trouver les bonnes choses que séparément ; faites état même de démêler le solide et l’ennuyeux, l’agrément et le peu de sens, la science et le ridicule. Vous verrez ensemble ces qualités, non-seulement en des gens que vous puissiez choisir ou éviter, mais en des personnes avec qui vous aurez des liaisons d’intérêt, ou d’autres habitudes aussi nécessaires. J’ai pratiqué un homme du plus beau naturel du monde, qui, lassé quelquefois de l’heureuse facilité de son génie, se jetoit sur des matières de science et de religion, où il faisoit voir une ignorance ridicule. Je connois un des savants hommes de l’Europe5, de qui vous pouvez apprendre mille choses curieuses ou profondes, en qui vous trouverez une crédulité imbécile pour tout ce qui est extraordinaire, fabuleux, éloigné de toute créance.

Ce grand maître du théâtre, à qui les Romains sont plus redevables de la beauté de leurs sentiments, qu’à leur esprit et à leur vertu ; Corneille, qui se faisoit assez entendre sans le nommer, devient un homme commun, lorsqu’il s’exprime pour lui-même. Il ose tout penser pour un Grec, ou pour un Romain : un François ou un Espagnol diminue sa confiance ; et quand il parle pour lui, elle se trouve tout à fait ruinée. Il prête à ses vieux héros tout ce qu’il a de noble dans l’imagination, et vous diriez qu’il se défend l’usage de son propre bien, comme s’il n’étoit pas digne de s’en servir.

Si vous connoissiez le monde parfaitement, vous y trouveriez une infinité de personnes recommandables par leurs talents, et aussi méprisables par leurs foibles. N’attendez pas qu’ils fassent toujours un bon usage de leur mérite, et qu’ils aient la discrétion de vous cacher leurs défauts. Vous leur verrez souvent un dégoût pour leurs bonnes qualités, et une complaisance fort naturelle pour ce qu’ils ont de mauvais. C’est à votre discernement à faire le choix qu’ils ne font pas, et il dépendra plus de votre adresse de tirer le bien qui se trouve en eux, qu’il ne leur sera facile de vous le donner.

Depuis dix ans que je suis en pays étranger, je me trouve aussi sensible au plaisir de la conversation, et aussi heureux à le goûter, que si j’avois été en France. J’ai rencontré des personnes d’autant de mérite que de considération, dont le commerce a su faire le plus doux agrément de ma vie. J’ai connu des hommes aussi spirituels que j’en aie jamais vu, qui ont joint la douceur de leur amitié à celle de leur entretien. J’ai connu quelques ambassadeurs si délicats, qu’ils me paroissoient faire une perte considérable, autant de fois que les fonctions de leur emploi suspendoient l’usage de leur mérite particulier6.

J’avois cru, autrefois, qu’il n’y avoit d’honnêtes gens qu’en notre cour ; que la mollesse des pays chauds, et une espèce de barbarie des pays froids, n’en laissoient former, dans les uns et dans les autres, que fort rarement. Mais, à la fin, j’ai connu, par expérience, qu’il y en avoit partout ; et, si je ne les ai pas goûtés assez tôt, c’est qu’il est difficile, à un François, de pouvoir goûter ceux d’un autre pays que le sien. Chaque nation a son mérite, avec un certain tour qui est propre et singulier à son génie. Mon discernement trop accoutumé à l’air du nôtre, rejettoit comme mauvais ce qui lui étoit étranger. Pour voir toujours imiter nos modes, dans les choses extérieures, nous voudrions attirer l’imitation, jusqu’aux manières que nous donnons à notre vertu. À la vérité, le fond d’une qualité essentielle est par tout le même : mais nous cherchons des dehors qui nous conviennent ; et ceux, parmi nous, qui donnent le plus à la raison, y veulent encore des agréments pour la fantaisie. La différence que je trouve, de nous aux autres, dans ce tour qui distingue les nations, c’est qu’à parler véritablement nous nous le faisons nous-mêmes, et la nature l’imprime en eux, comme un caractère dont ils ne se défont presque jamais.

Je n’ai guère connu que deux personnes, en ma vie, qui pussent bien réussir partout, mais diversement. L’un, avoit toute sorte d’agréments : il en avoit pour les gens ordinaires, pour les gens singuliers, pour les bizarres même ; et il sembloit avoir, dans son naturel, de quoi plaire à tous les hommes. L’autre, avoit tant de belles qualités, qu’il pouvoit s’assurer d’avoir de l’approbation, dans tous les lieux où l’on fait quelque cas de la vertu. Le premier, étoit insinuant, et ne manquoit jamais de s’attirer les inclinations. Le second, avoit quelque fierté, mais on ne pouvoit pas lui refuser son estime. Pour achever cette différence : on se rendoit avec plaisir aux insinuations de celui-là, et on avoit quelquefois du chagrin de ne pouvoir résister à l’impression du mérite de celui-ci. J’ai eu avec tous les deux une amitié fort étroite ; et je puis dire que je n’ai jamais rien vu en l’un que d’agréable, et rien en l’autre que l’on ne dût estimer7.

DES BELLES-LETTRES ET DE LA JURISPRUDENCE.

Quand je suis privé du commerce des gens du monde, j’ai recours à celui des savants ; et, si j’en rencontre qui sachent les belles-lettres, je ne crois pas beaucoup perdre de passer de la délicatesse de notre temps à celle des autres siècles. Mais, rarement on trouve des personnes de bon goût : ce qui fait que la connoissance des belles-lettres devient, en plusieurs savants, une érudition fort ennuyeuse. Je n’ai point connu d’homme à qui l’antiquité soit si obligée qu’à M. Waller. Il lui prête sa belle imagination, aussi bien que son intelligence fine et délicate ; en sorte qu’il entre dans l’esprit des anciens, non-seulement pour bien entendre ce qu’ils ont pensé, mais pour embellir encore leurs pensées8.

J’ai vu, depuis quelques années, un grand nombre de critiques et peu de bon juges. Or, je n’aime pas ces gens doctes, qui emploient toute leur étude à restituer un passage, dont la restitution ne nous plaît en rien. Ils font un mystère de savoir ce qu’on pourroit bien ignorer, et n’entendent pas ce qui mérite véritablement d’être entendu. Pour ne rien sentir, pour ne rien penser délicatement, ils ne peuvent entrer dans la délicatesse du sentiment, ni dans la finesse de la pensée. Ils réussiront à expliquer un grammairien : ce grammairien s’appliquoit à leur même étude, et avoit leur même esprit ; mais ils ne prendront jamais celui d’un honnête homme des anciens, car le leur y est tout à fait contraire. Dans les histoires, ils ne connoissent, ni les hommes, ni les affaires : ils rapportent tout à la chronologie ; et, pour nous pouvoir dire quelle année est mort un consul, ils négligeront de connoître son génie, et d’apprendre ce qui s’est fait, sous son consulat. Cicéron ne sera jamais pour eux qu’un faiseur d’Oraisons, César qu’un faiseur de Commentaires. Le consul, le général leur échappent : le génie qui anime leurs ouvrages n’est point aperçu, et les choses essentielles qu’on y traite ne sont point connues.

Il est vrai que j’estime infiniment une Critique du sens, si on peut parler de la sorte. Tel est l’excellent ouvrage de Machiavel, sur les Décades de Tite-Live ; et telles seroient les réflexions de M. de Rohan sur les Commentaires de César, s’il avoit pénétré plus avant dans ses desseins, et mieux expliqué les ressorts de sa conduite9. J’avouerai, pourtant, qu’il a égalé la pénétration de Machiavel, dans les remarques qu’il a faites, sur la clémence de César, aux guerres civiles. Mais, on voit que sa propre expérience, en ces sortes de guerres, lui a fourni beaucoup de lumières, pour ces judicieuses observations.

Après l’étude des belles-lettres, qui me touche particulièrement, j’aime la science de ces grands jurisconsultes, qui pourroient être des législateurs eux-mêmes ; qui remontent à cette première justice qui régla la société humaine ; qui connoissent ce que la nature nous laisse de liberté, dans les gouvernements établis, et ce qu’en ôte aux particuliers, pour le bien public, la nécessité de la politique. C’est dans l’entretien de M. Sluse10, qu’on pourroit trouver ces instructions, avec autant de plaisir que d’utilité ; c’est de Hobbes, ce grand génie d’Angleterre, qu’on pourroit recevoir ces belles lumières, mais avec moins de justesse : pour être un peu outré, en quelques endroits, et extrême, en d’autres.

Que si Grotius vivoit présentement, on pourroit apprendre toutes choses, de ce savant universel, plus recommandable encore par sa raison que par sa doctrine. Ses livres, à son défaut, éclaircissent aujourd’hui les difficultés les plus importantes ; et, si la justice seule étoit écoutée, ils pourroient régler toutes les nations, dans les droits de la paix et de la guerre. Celui De Jure Belli et Pacis devroit faire la principale étude des souverains, des ministres, de tous ceux, généralement, qui ont part au gouvernement des peuples.

Mais cette science du droit, qui descend aux affaires des particuliers, n’en devroit pas être ignorée. On la laisse pour l’instruction des gens de robe, et on la rejette de celle des princes, comme honteuse, quoiqu’ils aient à donner des arrêts, à chaque moment de leur règne, sur la fortune, sur la liberté, sur la vie de leurs sujets. On parle toujours aux princes de la valeur, qui ne fait que détruire, et de la libéralité, qui ne fait que dissiper, si la justice ne les a réglées. Il est vrai qu’il faut appliquer, pour ainsi dire, l’enseignement de chaque vertu au besoin de chaque naturel ; inspirer la libéralité aux avares, animer du désir de la gloire ceux qui aiment le repos, et retenir, autant qu’on peut, les ambitieux dans la règle de la justice. Mais, quelque diversité qui se trouve dans leurs génies, la justice est toujours la plus nécessaire ; car elle maintient l’ordre, en celui qui la fait, aussi bien qu’en ceux à qui elle est rendue. Ce n’est point une contrainte, qui limite le pouvoir du prince, puisqu’en la rendant à autrui, il apprend à se la rendre à lui-même, et qu’il se la fait volontairement, quand nous la recevons de lui nécessairement, par sa puissance.

Je ne vois point de prince, dans l’histoire, qui ait été mieux instruit que le grand Cyrus. On ne se contentoit pas de lui enseigner exactement tout ce qui regardoit la justice ; on lui en faisoit pratiquer les leçons, sur chaque chose qui se présentoit. De sorte qu’en même temps on imprimoit, dans son esprit, la science de la justice, et on formoit, dans son âme, l’habitude d’être juste. L’institution d’Alexandre eut quelque chose de trop vaste : on lui fit tout connoître, dans la nature, excepté lui seulement. Son ambition, ensuite, alla aussi loin que sa connoissance. Après avoir voulu tout savoir, il voulut tout conquérir : mais il eut peu de règle, dans ses conquêtes, et beaucoup de désordre, dans sa vie, pour n’avoir pas appris ce qu’il devoit au public, aux particuliers, et à lui-même.

Tous les hommes, en général, ne sauroient se donner trop de préceptes, pour être justes ; car ils ont, naturellement, trop de penchant à ne l’être pas. C’est la justice qui a établi la société, et qui la conserve. Sans la justice, nous serions encore errants et vagabonds ; et, sans elle, nos impétuosités nous rejetteroient bientôt dans la première confusion dont nous sommes heureusement sortis. Cependant, au lieu de reconnoître avec agrément cet avantage, nous nous sentons gênés de l’heureuse sujétion où elle nous tient, et soupirons encore pour une liberté funeste, qui produiroit le malheur de notre vie.

Quand l’Écriture nous parle du petit nombre des justes, elle n’entend pas, à mon avis, qu’on ne se porte encore à faire de bonnes œuvres. Elle nous veut faire comprendre le peu d’inclination qu’ont les hommes à agir, comme ils devroient, par un principe de justice. En effet, si vous examinez tout le bien qui se pratique, parmi les hommes, vous trouverez qu’il est fait, presque toujours, par le sentiment d’une autre vertu. La bonté, l’amitié, la bienveillance en font faire ; la charité court au besoin du prochain, la libéralité donne, la générosité fait obliger. La justice, qui devroit entrer en tout, est rejetée comme une fâcheuse ; et la nécessité, seulement, lui fait donner quelque part, en nos actions. La nature cherche à se complaire, dans ces premières vertus, où nous agissons par un mouvement agréable : mais elle trouve une secrète violence, en celle-ci, où le droit des autres exige ce que nous devons, et où nous nous acquittons plutôt de nos obligations, qu’ils ne demeurent redevables à nos bienfaits.

C’est par une aversion secrète pour la justice, qu’on aime mieux donner que de rendre, et obliger que de reconnoître : aussi voyons-nous que les personnes libérales et généreuses ne sont pas ordinairement les plus justes. La justice a une régularité qui les gêne, pour être fondée sur un ordre constant de la raison, opposé aux impulsions naturelles, dont la libéralité se ressent presque toujours. Il y a je ne sais quoi d’héroïque, dans la grande libéralité, aussi bien que dans la grande valeur ; et ces deux vertus ont de la conformité, en ce que la première élève l’âme, au-dessus de la considération du bien, comme la seconde pousse le courage, au delà du ménagement de la vie. Mais, avec ces beaux et généreux mouvements, si elles ne sont toutes deux bien conduites, l’une deviendra ruineuse, et l’autre funeste.

Ceux qui se trouvent ruinés, par quelque accident de la fortune, sont plaints d’ordinaire de tout le monde, parce que c’est un malheur, dans la condition humaine, à quoi tout le monde est sujet. Mais ceux qui tombent dans la misère, par une vaine dissipation, s’attirent plus de mépris que de pitié, pour être l’effet d’une sottise particulière, dont chacun se tient exempt, par la bonne opinion qu’il a de lui-même. Ajoutez que la nature souffre toujours un peu, dans la compassion ; et, pour se délivrer d’un sentiment douloureux, elle envisage la folie du dissipateur, au lieu de s’arrêter à la vue du misérable. Toutes choses considérées, c’est assez aux particuliers d’être bienfaisants ; encore, ne faut-il pas que ce soit par une facilité de naturel, qui laisse aller nonchalamment ce qu’on n’a pas la force de retenir. Je méprise une foiblesse, que l’on appelle mal à propos libéralité, et ne hais pas moins ces humeurs vaines, qui ne font jamais aucun plaisir, que pour avoir celui de le dire.

SUR LES INGRATS.

Il y a beaucoup moins d’ingrats qu’on ne croit, car il y a bien moins de généreux qu’on ne pense. Celui qui tait la grâce qu’il a reçue, est un ingrat qui ne la méritoit pas ; celui qui publie celle qu’il a faite, la tourne en injure : montrant le besoin que vous avez eu de lui, à votre honte, et le secours qu’il vous a donné, par ostentation. J’aime qu’un honnête homme soit un peu délicat à recevoir, et sensible à l’obligation qu’il a reçue : j’aime que celui qui oblige soit satisfait de la générosité de son action, sans songer à la reconnoissance de ceux qui sont obligés. Quand il attend quelque retour vers lui, du bien qu’il fait, ce n’est plus une libéralité ; c’est un espèce de trafic que l’esprit d’intérêt a voulu introduire dans les grâces.

Il est vrai qu’il y a des hommes que la nature a formés purement ingrats. L’ingratitude fait le fond de leur naturel : tout est ingrat en eux ; le cœur ingrat, l’âme ingrate. On les aime, et ils n’aiment point, moins pour être durs et insensibles, que pour être ingrats.

C’est l’ingratitude du cœur, qui, de toutes les ingratitudes, est la plus contraire à l’humanité : car il arrive à des personnes généreuses de se défaire quelquefois du souvenir d’un bienfait, pour ne plus sentir la gêne importune que leur donnent certaines obligations. Mais l’amitié a des nœuds qui unissent, et non pas des chaînes qui lient ; et, sans avoir quelque chose de fort opposé à la nature, il n’est pas possible de résister à ce qu’elle a de plus engageant et de plus doux.

Je croirois qu’il n’est pas permis aux femmes de résister à un si légitime sentiment, quelque prétexte que leur donnent les égards de la vertu. En effet, elles pensent être vertueuses, et ne sont qu’ingrates, lorsqu’elles refusent leur affection, à des gens passionnés, qui leur sacrifient toutes choses. Se rendre trop favorables, seroit aller contre les droits de l’honneur ; se rendre trop peu sensibles, c’est aller contre la nature du cœur, qu’elles doivent garantir du trouble, s’il est possible, et non pas défendre de l’impression.

L’ingratitude de l’âme est une disposition naturelle à ne reconnoître aucun bienfait, et cela, sans considération de l’intérêt : car l’esprit d’avarice empêche quelquefois la reconnoissance, pour ne pas laisser aller un bien que l’on veut garder. Mais l’âme purement ingrate est portée d’elle-même, sans aucun motif, à ne pas répondre aux grâces qu’elle reçoit.

Il y a une autre espèce d’ingratitude, fondée sur l’opinion de notre mérite, où l’amour propre représente une grâce que l’on nous fait, comme une justice que l’on nous rend.

L’amour de la liberté a ses ingrats, comme l’amour propre a les siens. Toute la sujétion que cet esprit de liberté fait permettre, est seulement pour les lois. Ennemi, d’ailleurs, de la dépendance, il hait à se souvenir des obligations qui lui font sentir la supériorité du bienfaiteur. De là vient que les républicains sont ingrats : il leur semble qu’on ôte à la liberté ce qu’on donne à la gratitude. Brutus se fit un mérite de sacrifier le sentiment de la reconnoissance à celui de la liberté ; les bienfaits lui devinrent des injures, lorsqu’il commença à les regarder comme des chaînes. Pour tout dire, il put tuer un bienfaiteur11 qui alloit devenir un maître. Crime horrible, à l’égard des partisans de la reconnoissance ! Vertu admirable, au gré des défenseurs de la liberté !

Comme il y a des hommes, purement ingrats, par les véritables sentiments de l’ingratitude, il y en a de purement reconnoissants, par un plein sentiment de reconnoissance. Leur cœur est sensible, non-seulement au bien qu’on leur fait, mais à celui qu’on leur veut ; et leur âme est portée, d’elle-même, à reconnoître toutes sortes d’obligations.

Suivant les diversités qui se trouvent, dans la reconnoissance, aussi bien que dans l’ingratitude, il y a des âmes basses, qui se tiennent obligées de tout, comme il y a des humeurs vaines, qui ne se tiennent obligées de rien.

Si l’amour propre a ses ingrats présomptueux, la défiance de mérite a d’imbéciles reconnoissants, qui reçoivent, pour une faveur particulière, la pure justice qu’on leur rend. Cette défiance de mérite fait le penchant à la sujétion ; et ce penchant à la sujétion, fait cette sorte de reconnoissants. Ceux-ci, embarrassés de la liberté, et honteux de la servitude, se font des obligations qu’ils n’ont pas, pour se donner un prétexte honnête de dépendance.

Je ne mettrai pas, au nombre des reconnoissants, certains misérables qui s’obligent du mal qu’on ne leur fait pas. Non-seulement ils servent, mais, dans la servitude, ils n’osent envisager aucun bien. Tout ce qui n’est pas rigueur, est pour eux un traitement favorable : ce qui n’est pas une injure, leur semble un bienfait.

Il me reste à dire un mot, d’une certaine reconnoissance des gens de la cour, où il y a moins d’égard pour le passé, que de dessein pour l’avenir. Ils se tiennent obligés, à ceux que la fortune a mis dans un poste où ils peuvent les obliger. Par une gratitude affectée, de grâces qu’ils n’ont point reçues, ils gagnent l’esprit des personnes qui en peuvent faire, et se mettent industrieusement en état d’en recevoir. Cet art de reconnoissance n’est pas, bien assurément, une vertu ; mais c’est moins un vice qu’une adresse, dont il n’est pas défendu de se servir, et dont il est permis de se défendre.

Les grands, à leur tour, se servent d’un art aussi délicat, pour s’empêcher de faire les grâces, que peut être celui des courtisans, pour s’en attirer. Ils reprochent des biens qu’ils n’ont pas faits ; et, se plaignant toujours des ingrats, sans avoir presque jamais obligé personne, ils se donnent un prétexte spécieux de n’obliger qui que ce soit.

Mais laissons ces affectations de reconnoissance, et ces plaintes mystérieuses, sur les ingrats, pour vous dire ce qu’il y auroit à désirer, dans la prétention, et dans la distribution des bienfaits. Je désirerois, en ceux qui les prétendent, moins d’adresse que de mérite ; et, en ceux qui les distribuent, moins d’éclat que de générosité.

La justice a des égards, surtout dans la distribution des grâces : elle sait régler la libéralité de celui qui donne ; elle considère le mérite de celui qui reçoit. La générosité, avec toutes ces circonstances, est une vertu admirable. Sans la justice, c’est le mouvement d’une âme véritablement noble, mais mal réglée, ou une fantaisie libre et glorieuse, qui se fait une gêne de la dépendance qu’elle doit avoir de la raison.

Il y a tant de choses à examiner, touchant la distribution des bienfaits, que le plus sûr est de s’en tenir toujours à la justice, consultant la raison, également sur les gens à qui l’on donne, et sur ce que l’on peut donner. Mais, parmi ceux qui ont dessein même d’être justes, combien y en a-t-il qui ne suivent que l’erreur d’un faux naturel, à récompenser et à punir ? Quand on se rend aux insinuations, quand on se laisse gagner aux complaisances, l’amour propre nous fait voir, comme une justice, la profusion que nous faisons, envers ceux qui nous flattent ; et nous récompensons les mesures artificieuses dont on se sert, pour tromper notre jugement, et surprendre le faible de notre volonté.

Ceux-là se trompent, plus facilement encore, qui font, de l’austérité de leur naturel, une inclination à la justice. L’envie de punir est ingénieuse en eux, à trouver du mal, en toutes choses. Les plaisirs leur sont des vices, les erreurs des crimes. Il faudroit se défaire de l’humanité, pour se mettre à couvert de leur rigueur. Trompés par une fausse opinion de vertu, ils croient châtier un criminel, quand ils se plaisent à tourmenter un misérable.

Si la justice ordonne un grand châtiment (ce qui est nécessaire quelquefois), elle le proportionne à un grand crime ; mais elle n’est ni sévère, ni rigoureuse. La sévérité et la rigueur ne sont jamais d’elle, à le bien prendre ; elles sont de l’humeur de ceux qui pensent la pratiquer. Comme ces sortes de punition sont de la justice, sans rigueur, le pardon en est aussi, en certaines occasions, plutôt que de la clémence. Dans une faute d’erreur, pardonner est une justice, à notre nature défectueuse. L’indulgence qu’on a pour les femmes qui font l’amour, est moins une grâce à leur péché, qu’une justice à leur faiblesse.

SUR LA RELIGION.

Je pourrois descendre à beaucoup d’autres singularités, qui regardent la justice ; mais il est temps de venir à la religion, dont le soin nous doit occuper, avant toutes choses. C’est affaire aux insensés, de compter sur une vie qui doit finir et qui peut finir à toute heure.

La simple curiosité nous feroit chercher, avec soin, ce que nous deviendrons après la mort. Nous nous sommes trop chers, pour consentir à notre perte tout entière. L’amour propre résiste, en secret, à l’opinion de notre anéantissement. La volonté nous fournit, sans cesse, le désir d’être toujours ; et l’esprit, intéressé en sa propre conservation, aide ce désir de quelque lumière, dans une chose d’elle-même fort obscure. Cependant le corps, qui se voit mourir sûrement, comme s’il ne vouloit pas mourir seul, prête des raisons, pour envelopper l’esprit dans sa ruine ; tandis que l’âme s’en fait une, pour croire qu’elle peut subsister toujours.

Pour pénétrer dans une chose si cachée, j’ai appelé au secours de mes réflexions les lumières des anciens et des modernes : j’ai voulu lire tout ce qui s’est écrit de l’Immortalité de l’Âme ; et, après l’avoir lu avec attention, la preuve la plus sensible que j’aie trouvée de l’éternité de mon esprit, c’est le désir que j’ai de toujours être.

Je voudrois n’avoir jamais lu les Méditations de M. Descartes. L’estime où est, parmi nous, cet excellent homme, m’auroit laissé quelque créance de la démonstration qu’il nous promet : mais il m’a paru plus de vanité, dans l’assurance qu’il en donne, que de solidité, dans les preuves qu’il en apporte ; et, quelque envie que j’aie d’être convaincu de ses raisons, tout ce que je puis faire, en sa faveur et en la mienne, c’est de demeurer dans l’incertitude où j’étois auparavant.

J’ai passé d’une étude de métaphysique à l’examen des religions ; et, retournant à cette antiquité qui m’est si chère, je n’ai vu, chez les Grecs et chez les Romains, qu’un culte superstitieux d’idolâtres, ou une invention humaine, politiquement établie, pour bien gouverner les hommes. Il ne m’a pas été difficile de reconnoître l’avantage de la religion chrétienne, sur les autres ; et, tirant de moi tout ce que je puis, pour me soumettre respectueusement à la foi de ses mystères, j’ai laissé goûter à ma raison, avec plaisir, la plus pure et la plus parfaite morale qui fût jamais.

Dans la diversité des créances, qui partage le christianisme, la vraie catholicité me tient, à elle seule, autant par mon élection, si j’avois encore à choisir, que par habitude, et par les impressions que j’en ai reçues. Mais cet attachement à ma créance ne m’anime point, contre celle des autres, et je n’eus jamais ce zèle indiscret qui nous fait haïr les personnes, parce qu’elles ne conviennent pas de sentiment avec nous. L’amour propre forme ce faux zèle, et une séduction secrète nous fait voir de la charité, pour le prochain, où il n’y a rien qu’un excès de complaisance, pour notre opinion.

Ce que nous appelons aujourd’hui les Religions, n’est, à le bien prendre, que différence dans la Religion et non pas Religion différente. Je me réjouis de croire plus sainement qu’un huguenot : cependant, au lieu de le haïr, pour la différence d’opinion, il m’est cher de ce qu’il convient de mon principe. Le moyen de convenir à la fin en tout, c’est de se communiquer toujours par quelque chose. Vous n’inspirerez jamais l’amour de la réunion, si vous n’ôtez la haine de la division auparavant. On peut se rechercher, comme sociables, mais on ne revient point à des ennemis. La feinte, l’hypocrisie dans la religion, sont les seules choses qui doivent être odieuses ; car qui croit de bonne foi, quand il croiroit mal, se rend digne d’être plaint, au lieu de mériter qu’on le persécute. L’aveuglement du corps attire la compassion. Que peut avoir celui de l’esprit, pour exciter de la haine ? Dans la plus grande tyrannie des anciens, on laissoit à l’entendement une pleine liberté de ses lumières ; et il y a des nations, aujourd’hui, parmi les chrétiens, où l’on impose la loi de se persuader ce qu’on ne peut croire. Selon mon sentiment, chacun doit être libre dans sa créance, pourvu qu’elle n’aille pas à exciter des factions, qui puissent troubler la tranquillité publique. Les temples sont du droit des souverains : ils s’ouvrent et se ferment, comme il leur plaît ; mais notre cœur en est un secret, où il nous est permis d’adorer leur maître.

Outre la différence de doctrine, en certains points, affectée à chaque religion, je trouve qu’elles ont toutes comme un esprit particulier qui les distingue. Celui de la catholicité va singulièrement à aimer Dieu, et à faire de bonnes œuvres. Nous regardons ce premier être, comme un objet souverainement aimable, et les âmes tendres sont touchées des douces et agréables impressions qu’il fait sur elles. Les bonnes œuvres suivent nécessairement ce principe : car si l’amour se forme, au dedans, il fait agir au dehors, et nous oblige à mettre tout en usage, pour plaire à ce que nous aimons. Ce qu’il y a seulement à craindre, c’est que la source de cet amour, qui est dans le cœur, ne soit altérée, par le mélange de quelque passion toute humaine. Il est à craindre aussi qu’au lieu d’obéir à Dieu, en ce qu’il ordonne, nous ne tirions, de notre fantaisie, des manières de le servir, qui nous plaisent. Mais si cet amour, a une pureté véritable, rien au monde ne fait goûter une plus véritable douceur. La joie intérieure des âmes dévotes, vient d’une assurance secrète, qu’elles pensent avoir, d’être agréables à Dieu ; et les vraies mortifications, les saintes austérités, sont d’amoureux sacrifices d’elles-mêmes.

La religion réformée dépouille les hommes de toute confiance au mérite. Le sentiment de la prédestination, dont elle se dégoûte, et qu’elle n’oseroit quitter, pour ne se démentir pas, laisse une âme languissante, sans affection et sans mouvement ; sous prétexte de tout attendre du ciel, avec soumission, elle ne cherche pas à plaire, elle se contente d’obéir ; et, dans un culte exact et commun, elle fait Dieu l’objet de sa régularité, plutôt que de son amour. Pour tenir la religion dans sa pureté, les Calvinistes veulent réformer tout ce qui paroît humain ; mais souvent ils retranchent trop de ce qui s’adresse à Dieu, pour vouloir trop retrancher de ce qui part de l’homme. Le dégoût de nos cérémonies les fait travailler à se rendre plus purs que nous. Il est vrai qu’étant arrivés à cette pureté, trop sèche et trop nue, ils ne se trouvent pas eux-mêmes assez dévots, et les personnes pieuses, parmi eux, se font un esprit particulier, qui leur semble surnaturel, dégoûtées qu’elles sont d’une régularité qui leur paroît trop commune.

Il y a deux sortes d’esprits, en matière de religion : les uns, vont à augmenter les choses établies ; les autres, à en retrancher toujours. Si l’on suit les premiers, il y a danger de donner à la religion trop d’extérieur, et de la couvrir de certains dehors, qui n’en laissent pas voir le fond véritable. Si on s’attache aux derniers, le péril est, qu’après avoir retranché tout ce qui est superflu, on ne vienne à retrancher la religion elle-même. La catholique pourroit avoir un peu moins de choses extérieures ; mais rien n’empêche les gens éclairés de la connoître, telle qu’elle est, sous ces dehors. La réformée n’en a pas assez ; et son culte, trop ordinaire, ne se distingue pas, autant qu’il faut, des autres occupations de la vie. Aux lieux où elle n’est pas tout à fait permise, la difficulté empêche le dégoût ; la dispute forme une chaleur qui l’anime. Où elle est la maîtresse, elle produit, seulement, l’exactitude du devoir, comme feroit le gouvernement politique, ou quelque autre obligation.

Pour les bonnes mœurs, elles ne sont, chez les huguenots, que des effets de leur foi, et des suites de leur créance. Nous demeurons d’accord que tous les chrétiens sont obligés à bien croire, à bien vivre : mais la manière de nous exprimer, sur ce point, est différente ; et, quand ils disent que les bonnes œuvres sont des œuvres mortes sans la foi, nous disons que la foi sans les bonnes œuvres est une foi morte.

Le ministre Morus12 avoit accoutumé de dire, parmi ses amis : « Que son Église avoit quelque chose de trop dur, dans son opinion, et qu’il conseilloit de ne lire jamais les Épîtres de saint Paul, sans finir par celle de saint Jacques, de peur, disoit-il, que la chaleur de saint Paul, contre le mérite des bonnes œuvres, ne nous inspirât insensiblement quelque langueur à les pratiquer. »

On pourroit dire, à mon avis, que saint Pierre et saint Jacques avoient eu raison de prêcher, à des gens aussi corrompus qu’étoient les Juifs, la nécessité des bonnes œuvres ; car, c’étoit leur prescrire ce qui leur manquoit, et dont ils pouvoient se sentir convaincus eux-mêmes. Mais ces apôtres auroient peu avancé leur ministère, par le discours de la grâce, avec un peuple qui avoit vu les miracles faits en sa faveur, et qui avoit éprouvé, mille fois, les assistances visibles d’un Dieu.

Saint Paul n’agissoit pas moins sagement, avec les Gentils, étant certain qu’il eût converti peu de gens à Jésus-Christ, par le discours des bonnes œuvres. Les Gentils étoient justes et tempérants : ils avoient de l’intégrité et de l’innocence : ils étoient fermes et constants, jusqu’à mourir pour la patrie. Leur prêcher les bonnes œuvres, c’étoit faire, comme les philosophes, qui leur enseignoient à bien vivre. La morale de Jésus-Christ étoit plus pure, je l’avoue ; mais elle n’avoit rien qui pût faire assez d’impression, sur leurs esprits. Il falloit leur prêcher la nécessité de la grâce, et anéantir, autant qu’on pouvoit, la confiance qu’ils avoient en leur vertu. Il me semble que, depuis la réformation, dont le désordre des gens d’église a été le prétexte, ou le sujet : il me semble, dis-je, que depuis ce temps-là, on a voulu faire rouler le christianisme, sur la doctrine des créances. Ceux qui ont établi la réformation, ont accusé nos scandales et nos vices, et, aujourd’hui, nous faisons valoir, contre eux, les bonnes œuvres. Les mêmes qui nous reprochoient de vivre mal, ne veulent tirer avantage, présentement, que de l’imagination qu’ils ont de bien croire. Nous confessons la nécessité de la créance ; mais la charité a été ordonnée par Jésus-Christ, et la doctrine des mystères n’a été bien établie que longtemps après sa mort. Lui-même n’a pas expliqué si nettement ce qu’il étoit, que ce qu’il a voulu ; d’où l’on peut conclure qu’il a mieux aimé se faire obéir, que de se laisser connoître. La foi est obscure ; la loi est nettement exprimée. Ce que nous sommes obligés de croire est au-dessus de notre intelligence : ce que nous avons à faire est de la portée de tout le monde. En un mot, Dieu nous donne assez de lumière, pour bien agir : nous en voulons, pour savoir trop ; et, au lieu de nous en tenir à ce qu’il nous découvre, nous voulons pénétrer dans ce qu’il nous cache.

Je sais que la contemplation des choses divines fait, quelquefois, un heureux détachement de celles du monde ; mais souvent ce n’est que pure spéculation, et l’effet d’un vice, fort naturel et fort humain. L’esprit, intempérant dans le désir de savoir, se porte à ce qui est au-dessus de la nature, et cherche ce qu’il y a de plus secret, en son auteur, moins pour l’adorer, que par une vaine curiosité de tout connoître. Ce vice est bientôt suivi d’un autre : la curiosité fait naître la présomption ; et, aussi hardis à définir, qu’indiscrets à rechercher, nous établissons une science, comme assurée, de choses qu’il nous est impossible même de concevoir. Tel est le méchant usage de l’entendement et de la volonté. Nous aspirons ambitieusement à tout comprendre, et nous ne le pouvons pas. Nous pouvons religieusement tout observer, et nous ne le voulons point. Soyons justes, charitables, patients, par le principe de notre religion ; nous connoîtrons et nous obéirons tout ensemble.

Je laisse à nos savants à confondre les erreurs des calvinistes, et il me suffit d’être persuadé que nous avons les sentiments les plus sains. Mais, à le bien prendre, j’ose dire que l’esprit des deux religions est fondé différemment sur de bons principes, selon que l’une envisage la pratique du bien plus étendue, et que l’autre se fait une règle plus précise d’éviter le mal. La catholique a, pour Dieu, une volonté agissante et une industrie amoureuse, qui cherche éternellement quelque secret de lui plaire. La huguenote, toute en circonspection et en respect, n’ose passer au delà du précepte qui lui est connu, de peur que des nouveautés imaginées ne viennent à donner trop de crédit à la fantaisie.

Le moyen de nous réunir n’est pas de disputer toujours sur la doctrine. Comme les raisonnements sont infinis, les controverses dureront, autant que le genre humain qui les fait : mais si, laissant toutes les disputes qui entretiennent l’aigreur, nous remontons, sans passion, à cet esprit particulier qui nous distingue, il ne sera pas impossible d’en former un général, qui nous réunisse.

Que nos catholiques fixent ce zèle inquiet, qui les fait un peu trop agir d’eux-mêmes : que les huguenots sortent de leur régularité paresseuse, et animent leur langueur, sans rien perdre de leur soumission à la Providence. Faisons quelque chose de moins, en leur faveur ; qu’ils fassent quelque chose de plus, pour l’amour de nous. Alors, sans songer au Libre arbitre, ni à la Prédestination, il se formera insensiblement une véritable règle, pour nos actions, qui sera suivie de celle de nos sentiments.

Quand nous serons parvenus à la réconciliation de la volonté, sur le bon usage de la vie, elle produira bientôt celle de l’entendement, sur l’intelligence de la doctrine. Faisons tant que de bien agir ensemble, et nous ne croirons pas longtemps séparément.

Je conclus de ce petit discours, que c’est un mauvais moyen pour convertir les hommes, que de les attaquer par la jalousie de l’esprit. Un homme défend ses lumières, ou comme vraies, ou comme siennes ; et, de quelque façon que ce soit, il forme cent oppositions, contre celui qui le veut convaincre. La nature, donnant à chacun son propre sens, paroît l’y avoir attaché, avec une secrète et amoureuse complaisance. L’homme peut se soumettre à la volonté d’autrui, tout libre qu’il est : il peut s’avouer inférieur, en courage et en vertu ; mais il a honte de se confesser assujetti au sens d’un autre. Sa répugnance la plus naturelle est de reconnoître, en qui que ce soit, une supériorité de raison.

Notre premier avantage, c’est d’être nés raisonnables : notre première jalousie, c’est de voir que d’autres veuillent l’être plus que nous. Si nous prenons garde aux anciennes conversions qui se sont faites, nous trouverons que les âmes ont été touchées, et les entendements peu convaincus. C’est dans le cœur que se forme la première disposition à recevoir les vérités chrétiennes. Aux choses qui sont purement de la nature, c’est à l’esprit de concevoir, et sa connoissance précède l’attachement aux objets. Aux surnaturels, l’âme s’y prend, s’y affectionne, s’y attache, s’y unit, sans que nous les puissions comprendre.

Dieu a mieux préparé nos cœurs à l’impression de sa grâce, que nos entendements à celle de sa lumière. Son immensité confond notre petite intelligence : sa bonté a plus de rapport à notre amour. Il y a je ne sais quoi, au fond de notre âme, qui se meut secrètement, pour un Dieu que nous ne pouvons connoître ; et de là vient que, pour travailler à la conversion des hommes, il nous faut établir, avec eux, la douceur de quelque commerce, où nous puissions leur inspirer nos mouvements : car, dans une dispute de religion, l’esprit s’efforce en vain de faire voir ce qu’il ne voit pas : mais, dans une habitude douce et pieuse, il est aisé à l’âme de faire sentir ce qu’elle sent.

À bien considérer la religion chrétienne, on diroit que Dieu a voulu la dérober aux lumières de notre esprit, pour la tourner sur les mouvements de notre cœur. Aimer Dieu et son prochain, la comprend toute, selon saint Paul. Et qu’est-ce autre chose, que nous demander la disposition de notre cœur, tant à l’égard de Dieu, qu’à celui des hommes ? C’est nous obliger, proprement, à vouloir faire par les tendresses de l’amour, ce que la politique nous ordonne, avec la rigueur des lois, et ce que la morale nous prescrit, par un ordre austère de la raison.

La charité nous fait assister et secourir, quand la justice nous défend de faire injure ; et celle-ci empêche l’oppression, avec peine, quand celle-là procure, avec plaisir, le soulagement. Avec les vrais sentiments que notre religion nous inspire, il n’y a point d’infidèles, dans l’amitié : il n’y a point d’ingrats, dans les bienfaits. Avec ces bons sentiments, un cœur aime innocemment les objets que Dieu a rendus aimables ; et ce qu’il y a d’innocent, en nos amours, est ce qu’il y a de plus doux et de plus tendre.

Que les personnes grossières et sensuelles se plaignent de notre religion, pour la contrainte qu’elle leur donne ; les gens délicats ont à se louer de ce qu’elle leur épargne les dégoûts et les repentirs. Plus entendue que la philosophie voluptueuse, dans la science des plaisirs ; plus sage que la philosophie austère, dans la science des mœurs : elle épure notre goût pour la délicatesse, et nos sentiments pour l’innocence. Regardez l’homme, dans la société civile ; si la justice lui est nécessaire, vous verrez qu’elle lui est rigoureuse. Dans le pur état de la nature, sa liberté aura quelque chose de farouche ; et, s’il se gouverne par la morale, sa propre raison aura de l’austérité. Toutes les autres religions remuent, dans le fond de son âme, des sentiments qui l’agitent, et des passions qui le troublent. Elles soulèvent contre la nature des craintes superstitieuses, ou des zèles furieux, tantôt pour sacrifier ses enfants, comme Agamemnon, tantôt pour se dévouer soi-même, comme Décie13. La seule religion chrétienne appaise ce qu’il y a d’inquiet : elle adoucit ce qu’il y a de féroce ; elle emploie ce que nous avons de tendre, en nos mouvements, non-seulement avec nos amis et avec nos proches, mais avec les indifférents, et en faveur même de nos ennemis.

Voilà quelle est la fin de la religion chrétienne, et quel en étoit autrefois l’usage. Si on en voit d’autres effets aujourd’hui, c’est que nous lui avons fait perdre les droits qu’elle avoit sur notre cœur, pour en faire usurper à nos imaginations sur elle. De là est venue la division des esprits, sur la créance, au lieu de l’union des volontés, sur les bonnes œuvres ; en sorte que ce qui devoit être un lien de charité, entre les hommes, n’est plus que la matière de leurs contestations, de leurs jalousies, et de leurs aigreurs.

De la diversité des opinions, on a vu naître celle des partis ; et l’attachement des partis a produit les persécutions et les guerres. Des millions d’hommes ont péri, à contester de quelle manière on prenoit, au sacrement, ce qu’on demeuroit d’accord d’y prendre. C’est un mal qui dure encore, et qui durera toujours, jusqu’à ce que la religion repasse, de la curiosité de nos esprits à la tendresse de nos cœurs, et que, rebutée de la folle présomption de nos lumières, elle aille retrouver les doux mouvements de notre amour.


NOTES DE L’ÉDITEUR

1. De tous les ouvrages de Saint-Évremond, il n’y en a point où il se soit mieux dépeint, que dans celui-ci. La délicatesse du courtisan, l’esprit fin de l’homme de lettres, le bon sens du philosophe, s’y montrent dans leur jour le plus aimable.

2. Les Œuvres de Voiture ont été publiées, après sa mort, en 1650, in-4, par son neveu Pinchêne, assisté de Conrart et de Chapelain. Nous devons à M. Ubicini une des meilleures et des plus complètes éditions de Voiture ; Paris, 1856, 2 vol. in-18.

3. J. B. Bossuet, premièrement évêque de Condom, et ensuite évêque de Meaux. Ces deux oraisons funèbres, prononcées, l’une en 1669, et l’autre en 1670, étaient les seules connues, lorsque Saint-Évremond écrivoit ces pages, en 1671. Bossuet est mort en 1701, un an après Saint-Évremond, qui ne l’avoit pas remarqué, dans des salons où pourtant il avoit dû le rencontrer jadis.

4. Virg. Æneid., lib. V, v. 49-50.

5. Isaac Vossius, fils de Gérard-Jean et moins savant que lui. Isaac étoit né à Leyde, en 1618 ; il fut attiré en Angleterre, par Charles II, qui le nomma chanoine de Windsor, où il mourut en 1689.

6. Lorsque Saint-Évremond quitta la France, en 1661, il s’arrêta d’abord à la Haye, et il y trouva, dans la Légation, une brillante compagnie, par laquelle il fut très-bien accueilli. Ce trait de la lettre au duc de Créqui est un souvenir de ce temps là, où Saint-Évremond se lia étroitement d’amitié avec le baron de Lisola, ambassadeur de l’empereur, avec le comte d’Estrades, ambassadeur de France et ancienne connoissance de la Fronde, avec le comte de Melos, Portugais, et surtout avec le comte de Lionne, qui s’employa souvent, et fort infructueusement, pour son rappel en France.

7. Il est probable que Saint-Évremond veut désigner ici le comte de Grammont, et le maréchal de Créqui lui-même : ce furent ses deux meilleurs amis.

8. Edmond Waller joignoit à une grande délicatesse d’esprit, soutenue de beaucoup d’érudition, un talent particulier pour la poésie. On l’estime surtout comme poëte lyrique. Il est le premier qui ait su donner de l’harmonie et de la douceur aux vers anglois : Saint-Évremond le regardoit comme le Malherbe d’Angleterre. Il étoit cousin de Cromwell et neveu de Hampden, ce qui ne l’empêcha pas de vivre beaucoup à la cour de Charles II. Il mourut en 1687, âgé de quatre-vingt-deux ans. C’étoit un habitué de la société Françoise de Londres.

9. Henri de Rohan, habile général, et célèbre chef du parti calviniste, en France, né en 1579, mort en 1638 ; auteur de divers ouvrages, et entr’autres du Parfait capitaine, imprimé à Paris, 1636, in-4º et reproduit, en 1641, par les Elzeviers, 1 vol. in-12. C’est une étude comparée de la Tactique ancienne et moderne, à l’occasion des Commentaires de César. Il a écrit aussi des Discours politiques sur les affaires d’État qu’on trouve à la suite de ses mémoires; 1646, Elzev., 2e édit. augm., 3 part. in-12. M. Cousin l’appelle notre plus grand écrivain militaire, avant Napoléon.

10. Ce savant homme étoit chanoine de Saint-Lambert, à Liége, et frère d’un cardinal, de ce nom. Il n’a laissé aucun ouvrage qui ait perpétué sa réputation.

11. César.

12. Il ne s’agit point ici de Thomas Morus qui fut décapité, en 1535, pour avoir refusé le serment de suprématie, à Henri VIII ; mais d’Alexandre Morus, l’un des plus célèbres ministres et prédicateurs protestants du dix-septième siècle, né à Castres, en 1616, de race écossaise, et mort, à Paris, en 1670, après avoir brillé, tour à tour, dans les chaires de Genève, d’Amsterdam, et de Charenton. Voyez Bayle, et Moréri.

13. Pub. Decius Mus, qui se dévoua aux dieux infernaux, en 340, avant Jésus-Christ, pour assurer la victoire aux Romains, contre les latins. Son fils renouvela le même dévouement, contre les Gaulois ombriens, et son petit-fils, contre Pyrrhus, en 279.