Au pays de Sylvie/Contes de la pelouse/L’Abricot

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Société d’Éditions littéraires et artistiques (p. 157-165).


L’ABRICOT





Confortablement vêtue de lierre en toute saison, la maison de Thomas Foggs, entraîneur opulent, s’élevait à Chantilly au bout de « la pelouse » : c’est ainsi qu’on nomme galamment le champ de courses, dans ce pays où la forêt elle-même est un parc et la campagne un jardin.

Devant la maison de Thomas Foggs, il y avait quelques massifs de rosiers et un abricotier sans importance, dont nul habituellement ne se souciait, mais qui venait pourtant de faire naître cette année un abricot miraculeux.

Or, à peine l’innombrable famille Foggs se fût-elle aperçue d’un tel prodige que tous, filles et garçons, se réunirent au pied de l’arbre : « Vous avez vu, Maud ? — Quelle merveille, Kate ! — Il sera mûr pour dimanche. — Dans quinze jours seulement, damné Bob ! — Je le donne pour dimanche. Trois contre un ? — Six. »

Le petit Sam, arrêté comme les autres, déclara : « C’est de la bonne terre que nous avons là. » Et la mémorable madame Foggs, survenant à son tour : « Louons Dieu, mes enfants. Dieu fait bien ce qu’il fait. » Courte allocution qu’elle prononçait avec tact chaque fois que la Providence ne lui inspirait pas de paroles plus précises, c’est-à-dire le plus souvent.

Puis on ne parla pas davantage du bienheureux abricot, parce qu’il y a tout de même d’autres soucis dans la vie. Mais on ne l’oublia qu’en apparence, et chaque matin, quiconque fût passé devant la grille de l’entraîneur, eût pu voir quelqu’une des demoiselles Foggs, ou Bob, ou le petit Sam, qui, négligemment et comme en flânant, venait vérifier que tout était dans l’ordre et que l’arbre ne manquait de rien. M. Foggs, au repas du soir, n’omettait pas d’en demander des nouvelles. Les serviteurs commençaient à s’y intéresser. Et il n’était pas enfin jusqu’à miss Elena elle-même, la fille aînée de Thomas Foggs, qui parfois ne se dérangeât de ses songeries pour aller s’assurer doucement que le fruit déjà tendre avait encore mûri depuis la veille.

On s’était en effet concerté afin que seule Elena eût le droit de toucher à l’abricot sacré, puisque seule elle avait le geste assez délicat, et des doigts légers à ne pouvoir gâter la chair la plus sensible. Et miss Elena se sentait infiniment flattée qu’on ne lui confiât jamais ainsi que des besognes de princesse.

Un soir pourtant, son père lui dit :

— Il faut pourtant que vous vous décidiez, Elena. Ned vient encore de me parler pour vous. Il vous aime, ce garçon, ma fille, et il est honorable et riche.

— Voulez-vous me faire mourir, papa ?

— Non, mais je voudrais une réponse, voyez-vous.

Et là-dessus Elena, outrée, monte dans sa chambre sans dîner. C’était par un beau crépuscule de juillet, propice aux larmes. Accoudée à sa fenêtre, Elena pleura délicieusement jusqu’à ce qu’elle aperçût Ned Collins qui s’en venait sur la pelouse, poussait la grille et entrait au jardin : car elle devait se tenir coite maintenant, si elle ne voulait pas que le fâcheux garçon l’entendît soupirer comme une petite fille. Il faisait un silence extrême.

Pauvre Ned ! Il n’était ni commun, ni laid, certes : son seul défaut, c’était qu’il entraînât, lui aussi, comme M. Foggs, au lieu de n’aller aux courses que pour se distraire, au lieu de pouvoir passer gracieusement des journées dans l’oisiveté. Du moins entraînait-il sa propre écurie, car il faisait courir, et le plus souvent montait ses chevaux. Mais enfin, Ned avait un métier, Ned travaillait : cela nuit dans l’esprit des femmes. Pauvre Ned !

Il vit le jardin désert : les Foggs achevaient de dîner. Une douloureuse angoisse le saisit en songeant que miss Elena l’avait peut-être encore refusé. Il eut soudain très chaud, très soif, et comme le gras abricot était là, tout près, à portée de sa main, que voulez-vous — il le cueillit machinalement, l’ouvrit et le mangea.

Le premier après cela qui s’aperçut du désastre, fut le petit Sam. Il s’élançait en gambadant dans le jardin, quand, arrivé devant l’abricotier, encore visible dans le jour tombant : « Hallo ! » s’écria-t-il interdit. « Qu’arrive-t-il ! » firent toutes les filles avec horreur, et madame Foggs ajoutait, consternée : « En vérité, en vérité ! » Puis le silence renaquit, terrible.

Ned venait de comprendre soudain l’étendue de son méfait. C’était plus qu’une étourderie et moins qu’une indélicatesse, c’était une faute obscure, nouvelle, dérisoire, indicible et irréparable pourtant. Celui qui l’avait commise devenait un mélancolique lourdaud. Qu’il eût fallu d’esprit pour se tirer de là ! Or, Ned, éperdument amoureux, ne pouvait songer à l’esprit ; et d’ailleurs il ne ressentait plus que le violent besoin, après cette bévue ineffaçable, de commettre sur le champ quelqu’un de ces éclats qui vous relèvent un homme et font dire partout : « Il est fou ! » On est sauvé dès qu’on est fou.

Aussi, quand M. Foggs, traduisant l’indignation publique, lui eût exprimé d’un ton glacial : « Franchement, mon garçon, vous auriez pu faire attention ! » Ned n’essaya-t-il même pas de murmurer un mot — à quoi bon ? Mais il se retourna tout d’un coup, sortit du jardin et partit dans la nuit.

Rentré chez lui, il réunit ses lads et leur dit : « Je vous donne vos huit jours à tous. Allez-vous-en. »

Ensuite, il prit une chambrière, marcha vers les écuries, ouvrit tranquillement les boxes et chassa tous ses chevaux sur la pelouse. Puis il se munit de billets de banque, et sans que rien pût l’arrêter, prit le train de 10 heures 36 pour Paris, où il se mit le soir même à se perdre frénétiquement de réputation.

À Chantilly, ce fut toute la nuit une galopade extravagante à travers le champ de courses. Des hommes avec des torches cherchaient à reprendre vainement les chevaux épouvantés. Un escadron de Walkyries semblait avoir lâché sur l’herbe noire une troupe éperdue de cavales et d’étalons tragiques. Et miss Elena, transportée par ce spectacle romanesque, songeait qu’elle avait été bien sotte et que jamais elle ne retrouverait un pareil fiancé.

C’est pourquoi elle attendit assez longtemps, mais finit par épouser Ned Collins qui, à jamais oisif désormais et dégoûté de tout travail, la fit languir de chagrin, la trompa, la ruina et la quitta.

« Louons Dieu, mes enfants, ne cessait pourtant de répéter Madame Foggs. Dieu fait bien ce qu’il fait. »