Au pays de l’esclavage/06

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Maisonneuve (p. 55-64).


CHEZ LES TOGBOS


Les Togbos se rapprochent des Langouassis comme type et comme mœurs. Ils sont cependant plus forts, plus laids, moins propres, moins soigneux de leur coiffure qu’ils tressent suivant la mode Langouassie. Comme leurs voisins, ils percent leurs joues et leurs lèvres ; mais ils ne les ornent guère que de vulgaires morceaux de bois. Le baguéré de quartz poli, le tongo de métal semblent plus rares qu’ailleurs, de même que les bracelets de fer. Leurs armes sont compliquées par la variété et le nombre des couteaux à jet. Il y en a de toutes les formes, les plus bizarres et les plus inattendues. Chacune a son nom qui est le nom de la tribu d’origine : il y a des couteaux dits Langouassis, Mangias, Ngapous, etc. Aux trombaches ils ajoutent l’arc et les flèches d’un très fin travail. Une pointe de fer à tête de lance très effilée et coupante, hastée de nombreuses et fines barbelures, est emmanchée dans une tige de graminée légère et assez forte, longue de plus d’un pied. Elle y est fixée par un sous-liage en caoutchouc fait avec grand art. Ces flèches ne sont pas empennées, ni empoisonnées. Le bouclier est de forme oblongue, en vannerie, et quelquefois garni sur son pourtour de poils de chèvre ; il porte des dessins noirs : croix, carreaux ou lignes concentriques. La poignée est en bois. Avec le bouclier, le guerrier porte plusieurs trombaches dans la main gauche et la lance dans la main droite. Les archers portent des couteaux de jet ou de bras, le carquois de vannerie, mais jamais le bouclier ni la lance.

Pour combattre, le guerrier Togbo se plie derrière son bouclier, si effacé qu’on aperçoit à peine l’extrémité de ses jambes. Ainsi abrité, il injurie son ennemi, fait claquer ses couteaux les uns contre les autres et brandit sa lance en bondissant. Si l’ennemi est à bonne distance, il poussera l’audace et l’insulte jusqu’à se découvrir un peu pour lui montrer son derrière et lui faire des gestes obscènes. Mais une telle témérité n’est pas d’usage, trop près de l’ennemi. Aussi les grandes guerres ne sont-elles pas bien meurtrières et Crouma, leur chef, passe pour un très grand capitaine parce qu’il a remporté sur une tribu voisine une victoire qui coûta la vie à deux ennemis, en plusieurs jours de combats.

S’ils sont peu guerriers ils sont bons musiciens ; ils ont des tam-tams, des tambours, des instruments à corde de tout genre et le balafon du Sénégal. Ils jouent des airs à plusieurs parties et bien qu’en général leur musique soit plutôt une mélopée bizarre, difficile à comprendre et à retenir, ils ont néanmoins des airs qui sont des phrases musicales complètes et même jolies.

Leur chant national est surtout remarquable, joué en trois parties par des balafons.

Cet instrument est composé de touches en bois et de tables d’harmonie formées par des courges de dimensions et de formes variées. Les Togbos en tirent des sons très puissants et très harmonieux en tapant sur les touches avec quatre baguettes terminées par des boules en caoutchouc.

Parmi les instruments à corde, il en est un fort curieux par sa forme et sa construction. Si les cordes n’étaient disposées verticalement ce serait notre violon ; la table d’harmonie en a la forme ; elle est percée de deux trous pour faciliter la sortie des sons, et les cordes sont serrées avec des clefs. À côté de cet instrument perfectionné une foule de guitares, de lyres à une, deux ou trois cordes, servent à charmer les loisirs de ces grands inactifs.

Avec la passion de la musique, ils ont celle de la danse. « Quand la lune brille, a dit un auteur, toute l’Afrique danse ». Les Togbos confirment ce principe : s’ils dansent la nuit, ils dansent aussi le jour. Dès qu’une troupe de guerriers est au repos, l’un d’eux, mettant sa lance sur l’épaule, commence à décrire des cercles à un pas cadencé et fort allongé. Un autre le suit, puis successivement tous l’imitent. Un monôme de tous les guerriers, au son du balafon, se met à décrire des méandres bizarres. Les pieds nus frappent le sol avec un son mat. Les danseurs portent avec affectation le poids de leur corps d’une hanche à l’autre, relevant le pied haut en arrière et penchant la tête en avant. Leurs poses grotesques s’harmonisent peu avec la musique assez agréable du balafon. Tout à coup, ils forment une demi-lune : alors un danseur s’en détache, exécute devant le ou les musiciens, de l’air le plus bête et de l’allure la plus contrefaite qu’il soit possible de voir, deux cercles, au pas gymnastique et rentre dans le rang. Un autre lui succède, puis un troisième, et le monôme reprend quand tous ont exécuté le cavalier seul.

L’amour de la musique n’a pas adouci les mœurs des Togbos, car ils sont anthropophages.

On retrouve, chez les Togbos, la case ronde des Banziris et des Ouaddas. Elle est formée d’un petit mur circulaire en terre séchée au soleil et d’une toiture conique en chaume, soutenue par un piquet central qui s’élève souvent de deux mètres au-dessus du sommet du cône et est garni de chaume souvent tissé avec un grand art.

Lorsqu’on a vu les Banziries, les femmes Togbos, Langouassies ou Dakouas, leurs voisines, paraissent vraiment inférieures en beauté. Elles ne sont point dépourvues de charmes, ces minces et fluettes personnes, aux yeux caressants, aux mouvements de tête et d’épaule engageants. Elles sont aussi peu vêtues que les Banziries ; mais elles ne semblent pas avoir toute leur retenue, ni leur camaraderie bonne enfant.

La stérilité de la femme est, dans le pays, une cause de divorce… traduisez de vente. L’époux vend la femme qui ne lui donne pas d’enfants pour avoir de quoi en acheter une autre.

La scène du contrat est intéressante pour l’Européen ; elle lui ouvre des vues tout à fait nouvelles sur l’esclavage en Afrique :

Assis à terre, l’époux et le fiancé traitent avec âpreté du prix de la vente. Les r ronflent avec furie dans leur bouche ; les arrrré, barrrré se croisent sans interruption. Pendant ce temps, la jeune femme, debout derrière son maître, se penche avidement pour mieux suivre les phases du marchandage. Elle sourit quand le fiancé ajoute quelque chose au prix déjà proposé. Elle n’a qu’une préoccupation : se rendre compte de sa propre valeur marchande ; qu’un sentiment : celui d’une fierté joyeuse qui augmente avec le prix dont on la paie.

Les femmes togbos portent des anneaux aux oreilles, un ornement de métal à la lèvre supérieure ; plusieurs longues et lourdes aiguilles de quartz, poli grâce à un patient frottement sur le sol ferrugineux de cette région, percent la lèvre inférieure. Elles fichent dans leurs narines de longues pailles vertes qui leur font comme deux antennes, ou simplement y fixent… des boutons de culotte, en os. La laine de leurs cheveux est nattée en petites tresses de trois à quatre centimètres de longueur symétriquement disposées autour de leur tête et traversées souvent par de longues épingles en fer à large tête grossièrement découpée.

Comme dans presque toute l’Afrique, les femmes ont ici le souci du ménage et de l’agriculture. En général elles sont sales. Cependant, celles qui se soignent un peu ne sont point désagréables ; leurs formes grêles, élancées, ont une certaine grâce étrange. Elles vivent nues, ne portant qu’à certaines époques un mince pagne en feutre d’écorce, caché par quelques tiges de verdure nouvelle.

Les productions locales sont : l’arachide, le manioc, le maïs, le sorgho, la banane. Les cultures sont peu étendues ; les villages ne sont que des groupes familiaux de quelques maisons. À part quelques chèvres, des chiens et des poules, les Togbos n’ont pas d’animaux domestiques. La chasse leur procure de sérieuses ressources alimentaires. Les plaines contiennent plusieurs variétés d’antilopes ; mais ce n’est que dans les parties basses et marécageuses qu’on rencontre encore quelques éléphants : aussi l’ivoire est-il rare en ce pays.

Tout près du poste de la Kémo, vers le N.-E., se trouvent les collines du Caga Ngele et du Caga Manda Barré, à 250 mètres au-dessus de la plaine. La vue s’étend sur toute la région avoisinante. La chaîne dont font partie ces deux collines limite la vallée de la Kémo et fuit au N.-E., déterminant ainsi le cours de cette rivière. Plus haut, plus loin, vers le nord, les montagnes des M’bris détachent sur l’horizon leur double massif et entre les deux systèmes une ligne de collines uniformes et boisées cache une vallée inconnue.

Dans l’ouest, la plaine s’élève graduellement sans autre point saillant qu’une petite éminence à peine distincte appartenant à la ligne de partage des eaux de l’Ombella et de la Toumi. Au sud, la montagne des Langouassis s’élève seule au-dessus de la plaine, près du village de Bouassa.

La nature de ces collines est basaltique, mais l’élément primitif paraît peu. L’humus et l’épaisse couche ferrugineuse, qui couvre toute l’Afrique des bords du Haut-Nil, jusqu’à l’Atlantique, cachent partout les basaltes, si bien qu’on ne les aperçoit qu’exceptionnellement, même dans les ravins.

Le lit de la Kémo est excessivement sinueux ; il prend à partir de Zouli, chez les Dakouas, une direction S.-O., puis contourne le Manda Barré et après avoir fait un peu de S.-S.-E., descend au S., puis au S.-S.-O. jusqu’à l’Oubangui. Les nombreux rapides qui coupent cette rivière la rendent peu navigable au-dessus des Langouassis. C’est donc une voie de pénétration de peu d’importance et le commerce ne pourra guère utiliser son cours, car les Togbos ne sont pas navigateurs. Ils n’ont pas de pirogues et ne songent même pas aux facilités que des embarcations légères leur procureraient tant pour la pêche que pour la traversée de la rivière.

Il est vrai que s’ils ne savent pas tailler des embarcations, ils excellent dans l’art de construire des ponts. D’une branche d’arbre qui s’avance vers le milieu de la rivière, ils jettent une liane à la branche la plus proche d’un gros arbre de l’autre rive.

Autour de cette première liane, de longues perches viendront se grouper et seront solidement liées les unes aux autres par des cordes, de façon à faire un faisceau uniforme, résistant et large d’un pied : ce sera la chaussée du pont. Des haubans de liane, partant des cimes des arbres, seront solidement fixés à ce premier ouvrage pour en assurer la solidité ; puis des baguettes de bois d’un mètre de haut seront attachées des deux côtés, et, bien reliées entre elles, bien soutenues par les haubans, elles formeront les garde-fous. Il faut donc, pour traverser la rivière sur un de ces ponts, se hisser d’abord dans l’arbre qui le soutient, puis s’engager sur le pont branlant qui descend jusqu’à 1m50 de l’eau, pour remonter fort haut dans l’arbre de l’autre rive, d’où l’on peut gagner la terre.

Les Togbos reçoivent quelquefois la visite d’étrangers qui viennent des régions situées plus au nord : Ngapous ou Tourgous ; certains portent turban et même gandoura ou boubou soudanien ; d’autres sont nus comme les gens du pays ; mais on les distingue soit par la différence de type, soit par les longues scènes de reconnaissance aux serrements de mains prolongés, compliments, tapes amicales sur les épaules : tous signes démonstratifs de reconnaissance entre amis. Ils viennent aux informations, regardent les cours du marché, achètent des poules, de la farine, des hommes et de l’ivoire. Les Togbos disent en avoir vu avec des fusils à deux coups. Cet accoutrement et ces armes prouvent que les musulmans circulent pacifiquement dans ces pays.