Au service de la France/T10/05

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Plon-Nourrit et Cie (10p. 154-204).


CHAPITRE V


Le prince Sixte en Espagne. — Bertie malade. — Lord Derby ambassadeur de Grande-Bretagne. — Arrivée des délégués américains. — Négociations relatives aux prisonniers. — Le général Berthelot revient de Roumanie. — Voyage aux armées (38e division). Remise de fourragères au 4e régiment de zouaves et au 1er régiment d’infanterie coloniale. — Mouvement diplomatique. — La question d’Esthonie. — Le commandement des flottes alliées. — S. Ém. le cardinal Amette à l’Élysée. — Les grèves de la Seine et de la Loire. — Le corps tchèque de Sibérie. — Bombardement de Paris. — Batailles de l’Aisne et de la Marne. — Avancée de l’ennemi. — Les Allemands à Soissons. — L’archevêque de Cologne et le Vatican. — Conversation avec Clemenceau.


Mercredi 1er mai.

J’ai reçu de M. Thierry, chargé de notre ambassade à Madrid, une note télégraphique ainsi conçue :


« Madrid, 27 avril 1918.

« Le prince Sixte de Bourbon, arrivé il y a trois jours du Maroc, accompagné de son jeune frère et descendu incognito hôtel Ritz sous le nom de comte de Mercœur, m’a fait demander une audience. J’ai cru devoir indiquer que je ne pouvais m’exposer à recevoir de ces princes une communication politique quelconque, à moins d’en référer au préalable à Votre Excellence et que, dans ces conditions, le mieux serait d’en rester là. Le prince Sixte m’a fait dire alors que son frère et lui comprenaient très bien mes scrupules et étaient parfaitement résolus à les respecter, que leur unique désir était, après avoir vu le roi d’Espagne, leur cousin, de rendre hommage au représentant de la France avant de retourner servir la cause des Alliés dans les rangs de l’armée belge, où ils sont, l’un capitaine et l’autre lieutenant. J’ai répondu que, pour une visite ainsi limitée, je consentais à les recevoir. L’entretien a eu lieu hier matin ; il n’a pas été long et n’est pas sorti des bornes de la courtoisie et de la banalité la plus parfaite.

« Signé : Thierry. »


Je reçois officiellement lord Derby, le nouvel ambassadeur de Grande-Bretagne. Grande taille ; physionomie simple et bienveillante ; rondeur et bonhomie. Parle un peu difficilement le français.

L’autre jour, j’avais dit à Clemenceau : « J’ai vu Bertie. Il est malade, mais il a bon teint, il est gai et ne paraît pas avoir un cancer. » Clemenceau m’avait répondu : « On voit bien que vous n’êtes pas médecin. Il est perdu. Il a une obstruction intestinale produite par un cancer. Cela ne pardonne pas. » Je reçois justement de l’ambassade britannique une note très optimiste en pleine contradiction avec l’avis de Clemenceau. Si les pronostics politiques de ce dernier ne sont pas plus sûrs que ses pronostics médicaux !

Métin, qui revient du régiment territorial auquel il est resté affecté quelques mois, me rapporte qu’on se demande au front avec un peu d’inquiétude si l’on n’a pas laissé échapper une occasion de faire la paix. Barthou m’écrit dans le même sens. Tous deux sont d’avis que Clemenceau devrait s’efforcer rapidement d’arrêter cette campagne funeste.

J’ai fait connaître à Pichon, avant la réception de lord Derby, l’opinion de ces deux hommes politiques et je lui ai même envoyé Métin, avec un mot où je priais le ministre de le recevoir.

Marcel Prévost vient me voir en tenue de colonel. Il croit que Barthou n’aura pas demain à l’Académie une élection très éclatante.


Jeudi 2 mai.

À l’Académie, avec Boutroux. Je suis assis entre Barrès et Loti. Ce dernier est venu voter pour Barthou, qui est élu au premier tour par vingt voix contre sept à Maurel. Sainsère, qui est allé le féliciter, a été témoin de sa joie.

Longue lutte entre Henry Bordeaux et Abel Hermant. Après plusieurs tours, aucun résultat. Élection assez difficile de Mgr Baudrillart après trois tours. Ainsi on a nommé aujourd’hui un homme politique et un évêque, et on n’a pas trouvé le moyen de se mettre d’accord sur le choix d’un homme de lettres.

Deux avocats de Nantes, Me Bachelot-Villeneuve et Me Robiou du Pont, viennent me demander la grâce de deux espions. Je la leur refuse.

M. Battifol m’apporte son livre sur l’Alsace.

M. Delatis-Famain, député du Pas-de-Calais, assez pessimiste, se plaint qu’on ait laissé les populations de ce département à la garde des Anglais et des Portugais. Je tâche de lui démontrer qu’il se trompe et de le réconforter.


Samedi 4 mai.

Avant le Comité de guerre, Clemenceau me prend à part avec Pichon dans l’embrasure d’une fenêtre du grand salon où se tient la séance et me dit : « On vous a rapporté ce qui s’est passé hier à la Commission ? — Non. Pichon vient seulement de me dire que la Commission a été houleuse et qu’elle ne s’est pas jusqu’ici mise d’accord pour proclamer qu’on n’avait laissé échapper l’an dernier aucune occasion de paix. — Oui, mais j’ai fait très nettement une déclaration sur ce point. »

En même temps, Clemenceau conseille à Pichon, qui doit accompagner mardi à la commission Paul Cambon et William Martin, de profiter de l’occasion pour bien expliquer qu’aucune possibilité de paix ne s’était présentée en 1917.

Pendant toute la discussion qui suit en comité de guerre, Clemenceau jette quelques plaisanteries. Il ne fait connaître son opinion que sur la question des prisonniers demandés par l’armée américaine. Là, il bondit : « Des gens qui n’ont que 120 000 hommes en ligne sur 400 000 nous demandent des travailleurs ! Qu’ils en prennent parmi leurs services d’arrière ! » Et il répète les chiffres : 120 000 sur 400 000 avec tant d’insistance que Pétain les rectifie : « Non, dit-il, ils ont quatre divisions en ligne ; mettons 120 000 ou 125 000 ; mais, sur le restant, ils ont trois divisions à l’instruction. Ce n’est donc que 200 000 sur 400 000, qu’ils ont à l’arrière ; c’est trop, sans doute, mais n’exagérons pas. »

Barthou vient me voir vers cinq heures pour me rendre compte de ce qui s’est passé hier à la Commission. Il trouve que Briand a été assez embarrassé et surtout très vague, mais néanmoins hostile ; il a jeté son poison contre le cabinet pour faire diversion à l’affaire Lancken. Il a toutefois déclaré qu’il n’avait jamais cru à la possibilité d’une paix séparée avec l’Autriche ; mais, sans appuyer, il a indiqué qu’il avait cru bon, au contraire, d’écouter l’Allemagne et de donner au soldat qui se bat l’impression qu’on ne négligeait pas les moyens diplomatiques. « Clemenceau, me dit Barthou, a nettement déclaré qu’il s’opposerait à une discussion publique sur l’affaire Sixte. Il a dit non moins nettement qu’il approuvait Ribot et qu’il n’y avait eu aucune occasion de paix honorable. Mais j’aurais voulu que cette déclaration fût donnée aux journaux par le président du Conseil. Il y a eu malheureusement des objections de la part de Moutet et de quelques autres membres, et l’accord ne s’est pas fait. »

Panafieu, Cahen, le colonel Giraud, Alphand, tous membres de la mission relative aux prisonniers, me rendent visite à leur retour de Suisse. Je les félicite de leur zèle, mais je déclare que la ratification devant être soumise au gouvernement, je n’ai pas le droit de me prononcer sur le fond des choses. Je ne veux, ni ne puis discuter avec eux une question sur laquelle je suis en désaccord avec le président du Conseil et avec Jeanneney. Celui-ci m’a remis ce matin le dossier de la conférence. Je suis effrayé des résolutions prises et je redoute de nouveaux pièges allemands.


Lundi 6 mai.

À la fin de la journée, William Martin, chef du protocole, m’apprend que le prince Sixte est reparti aujourd’hui pour le front belge sans m’avoir demandé audience.

Pichon vient me voir avant quatre heures pour m’assister dans la réception des délégués américains qui me disent très nettement qu’ils sont « jusqu’auboutistes » et qui le disent en français.

Freycinet vient aux nouvelles, toujours l’esprit jeune et ouvert.

M. Hugelin, excellent Alsacien, qui conserve précieusement un drapeau français que je lui ai remis en 1915, me confie que Gustave Blumenthal, le frère américain de Daniel Blumenthal de Colmar, est brouillé avec celui-ci et doit être accueilli avec prudence et avec réserves. Je me le tiens pour dit.


Mardi 7 mai.

Conseil des ministres. Clemenceau, qui est encore allé aux armées hier et avant-hier, est revenu cette fois très fatigué. « On m’a fait trop marcher, » me dit-il, et, de fait, il a l’air exténué.

Comme il donne au Conseil quelques renseignements sur la conférence d’Abbeville, il s’exprime avec peine, prononce des mots pour d’autres et finit par déclarer qu’il est « abruti ». Il laisse ensuite le Conseil suivre son cours sans se mêler aux débats. Par moments, il lance toutefois quelque plaisanterie. C’est ainsi qu’à propos de la nomination de Delanney, il dit : « Grand officier ? Est-ce le plus haut grade de la Légion d’honneur ? — Non, répond Klotz, c’est la grand’croix. — Oh ! alors, réplique Clemenceau, Grand’-Croix, c’est pour les souverains ! » À un autre moment, au sujet de la Russie, Clemenceau dit : « Tiens, mais pourquoi les Russes ne nomment-ils pas Noulens empereur ? » Quant aux affaires sérieuses, Clemenceau ne touche que celle-ci : dans son voyage au front, il a vu une division américaine qui était en ligne et n’avait fait et ne faisait ni tranchées, ni travaux d’aucune sorte. Il en a été très impressionné et a déclaré que, si l’on n’incorpore pas les Américains dans nos troupes, on s’expose à « un désastre ». Il songe à envoyer un général au président Wilson pour lui exposer la question. « Mais, dit-il, ce ne sera pas Joffre ; car Joffre est partisan de l’armée américaine indépendante et a soutenu cette thèse en Amérique. »

Clemenceau indique d’un mot comme a été tranchée la question du commandement de Foch pour l’Italie ; mais, contrairement à ce qu’il m’avait expliqué, rien n’est nettement résolu. Orlando a simplement donné à Abbeville une adhésion éventuelle de principe à l’accord de Beauvais sur le rôle de conducteur confié à Foch ; mais cette adhésion ne deviendrait définitive qu’au cas où des opérations militaires auxquelles les alliés prendraient part dans les mêmes conditions qu’en France, auraient lieu en Italie. Formule vague, volontairement imprécise, qui réserve à Orlando toute possibilité de discussion sur le concours qui lui serait prêté — et qui pour le moment ne donne aucun droit à Foch. Enfin, Clemenceau dit qu’il est appelé cet après-midi à la Commission de la Chambre pour s’expliquer sur la conférence d’Abbeville.

Pichon indique que l’ambassadeur des États-Unis est venu hier lui demander ce que penserait la France d’une déclaration de guerre à la Turquie et à la Bulgarie. Pichon a répondu qu’il soumettrait la question au Conseil. Le Conseil étant favorable, il écrit pendant la séance à M. Sharp un mot pour l’en informer. Il déclare d’autre part que l’ambassadeur du Japon est venu lui apprendre que le gouvernement des États-Unis avait pressenti son pays sur l’éventualité d’un concours de forces américaines en Sibérie et que le Japon n’exclut pas l’idée d’une coopération alliée.

Sergent expose un projet de carte municipale de tabac.

Georges Leygues se plaint, avec une argumentation très forte, de l’insuffisance de la censure navale et diplomatique. J’appuie ses observations ; mais ni lui, ni moi, nous ne convainquons Clemenceau, porté à croire que sa présence suffit à tout.

Jeanneney présente sous le jour le plus favorable le résultat des négociations de Berne relatives aux prisonniers. Dans son ensemble, le cabinet redoute beaucoup les conséquences de la convention. Lebrun, Klotz, Clémentel et Leygues ne le cachent pas. Loucheur indique le contre-coup auquel il faut s’attendre avec la main-d’œuvre. Mais on est en présence de la carte forcée ; on ne peut désavouer des négociateurs qui ont obéi aux instructions de Clemenceau. Je demande : 1o que les prisonniers rapatriés restent sévèrement mobilisés ; 2o qu’on poursuive ceux qui se sont rendus volontairement ; 3o qu’on le fasse savoir au front pour éviter les dangereuses imitations que redoute le général en chef ; 4o que les rapatriements soient espacés comme nous en avons le droit, si des inconvénients sont signalés. Tout cela est entendu ; mais des espérances scabreuses ont été éveillées et il est difficile de retarder l’exécution totale. Alors les Allemands auront à leur disposition les ressources nouvelles que nous leur aurons rendues.

Loucheur lit une note fort intéressante de M. Devise, du Creusot. Celui-ci a eu, le 20 juillet 1914, une conversation avec le docteur von Mühlen, de la maison Krupp, lequel lui a annoncé le prochain ultimatum autrichien, l’accord de l’Autriche et de l’Allemagne, la volonté de cette dernière de faire la guerre à la Russie et à la France et de rompre l’alliance franco-russe. Le 22 juillet 1914, M. Devise est venu donner ces renseignements au Quai d’Orsay. Il y a été reçu par des employés qui n’ont pas attaché d’importance à ces informations et ont déclaré que tout était normal. Le 29 juillet, M. Devise a prévenu l’État-major général. Loucheur remet la note à Pichon qui dit simplement qu’il en existe déjà une au Quai d’Orsay.

Au commencement de l’après-midi, Pichon, Jules Cambon et William Martin, qui doivent se rendre aujourd’hui à la Commission des Affaires étrangères de la Chambre, viennent pour contrôler leurs souvenirs avec moi. Jules Cambon se rappelle très bien avoir indiqué au prince Sixte avant le jour où je l’ai vu, c’est-à-dire avant le 5 mars, les buts de guerre du gouvernement tels qu’ils sont définis dans la lettre à Paul Cambon. William Martin, dont une note versée au dossier vise une note du comte Czernin, n’a jamais vu cette dernière. Il croyait que le prince nous l’avait remise, à Ribot ou à moi, en même temps que la lettre de l’Empereur. Mais le prince ne m’a ni remis ni lu cette note.

J’ai revu Pichon et William Martin après leur audition. Tout s’est, paraît-il, bien passé. Mais Cachin a pressé Jules Cambon sur les premières conversations qui avaient eu lieu avec le prince et dont la durée l’étonnait. Cambon a répondu un peu vivement : « On ne négocie pas comme on achète une vache. » Cachin, piqué, a déclaré qu’on lui manquait de respect.

Pichon a ensuite expliqué qu’il n’y avait jamais eu aucune occasion de faire la paix. Il a montré l’Autriche déjà belliqueuse en 1913, puis provoquant la guerre en 1914, puis l’empereur Charles et Czernin ayant deux attitudes, l’une publique, l’autre secrète.

Longue visite de Dubost, qui revient de l’Isère.

Gustave Lyon, associé de Pleyel, un de mes anciens condisciples de Louis-le-Grand, vient me parler de l’inspecteur général Cordonnier, inventeur des obus rayés.

Le lieutenant-colonel en retraite de la Croix-Laval, qui organise une journée des Mères pour Lyon où il habite, me demande une souscription. Il me rapporte qu’Hinzelin, dans une conférence récente, a beaucoup ému l’auditoire en parlant de l’infamie qu’ont commise les Allemands en inhumant leurs morts dans mon cimetière familial de Nubécourt.

Paléologue vient me voir et m’apprend qu’un certain nombre de Russes habitant Paris, M. Maklakoff, le général Leontieff, la princesse Demidoff, auraient le désir de former en France une « Union pour la résurrection de la Russie », sans aucune acception de partis politiques, et de tâcher de faire venir parmi eux le général Alexeïeff, Korniloff, Rodzianko, etc. Paléologue, consulté par eux, me met au courant et je renseigne immédiatement Pichon, en lui demandant son avis.

Delanney, très heureux, dit-il, des honneurs dont il est comblé, vient me remercier, et je lui remets la plaque de grand officier.

La Commission des Affaires étrangères de la Chambre, après avoir repoussé hier une motion d’Albert Thomas qui proposait la rédaction d’un rapport confidentiel, a voté une proposition de Barthou, constatant qu’il n’y avait jamais eu une occasion de paix acceptable.

Clemenceau vient me voir dans l’après-midi. Il s’excuse de n’avoir pu venir plus tôt, à cause de la fatigue de son dernier voyage au front. Il m’apporte une lettre de Foch, recommandant au général Diaz une offensive en Italie. Clemenceau me dit : « J’ai écrit dans le même sens à Orlando. Je ne sais pas où nous allons être attaqués. Foch, à qui j’ai envoyé Mordacq aujourd’hui, croit à la possibilité de plusieurs points d’attaque : Ypres, Béthune, Albert et la Somme. Tout cela est encore très obscur ; mais j’ai grande confiance. D’autre part, je suis satisfait du vote de la Commission de la Chambre. Mais Barthou n’a pas été très adroit. Il s’y est pris de telle façon qu’il a diminué la majorité en présentant les choses d’une manière trop aiguë. C’est, il est vrai, Franklin-Bouillon qui m’a donné ce renseignement et je n’ai pas plus confiance en Franklin-Bouillon qu’en Barthou.

— Mais, dis-je, Barthou est très ministériel et il tient beaucoup à ce que vous le sachiez. Il me l’a répété ces jours-ci et m’a demandé avec insistance : Est-ce que Clemenceau sait que je lui suis dévoué ? — Oh ! répond Clemenceau, dévoué ? Je ne le crois guère et, du reste, peu importe. Quant à Albert Thomas, il est vraiment trop indécis et trop versatile. Il s’est fait hier du tort, faute de courage dans ces derniers temps. Enfin, le ministère est très solide et j’ai les femmes pour moi ; c’est bien la première fois que ça m’arrive. Dans les rues, je reçois des saluts et je vois les sourires qui s’adressent à moi. Il n’y a rien à redouter, je vous l’assure, de la campagne pacifiste, ni de Briand, ni de ses duchesses. »


Vendredi 10 mai.

Hier, Clemenceau m’a encore dit : « Il y a une chose dont je voulais vous parler. Mais je vous dis tout. Écoutez. Vous m’avez écrit pour Tannery. Il ne faut pas me demander mes raisons dans cette affaire-là. J’ai beaucoup d’estime pour Nobel, qui était un ami de Jacquemaire. Mais Millerand aussi m’a recommandé Tannery, et c’est un recoupement fâcheux. Je ne veux pas la mort de Tannery, mais je n’ai pas confiance en lui. J’ai besoin de quelqu’un qui ait une confiance entière dans le service des listes noires. Je ne puis l’y garder. Il pourra conserver la section économique, je n’y vois pas d’inconvénient, mais pas les listes noires. Quand je suis parti pour Bordeaux, Dieu sait que je ne songeais pas à conspirer contre le gouvernement ! Mes pensées étaient loin de pareils projets. On a cependant voulu m’atteindre. J’étais parti en auto, j’avais eu une panne. Il s’est trouvé que Dreyfus m’a offert sa propre voiture. J’ai accepté. On l’a su et alors, on a monté toute une histoire contre Dreyfus. — Mais, dis-je, j’aurais plutôt cru que cette affaire était montée contre moi, puisque les télégrammes saisis disaient : Élysée pour nous. — Non, non, ce n’était pas contre vous, c’était contre moi que tout cela était dirigé. En tout cas, je n’ai pas confiance en Tannery. Et puis, il n’est pas intelligent. » J’essaie vainement de lui prouver que Tannery est un homme très intelligent et très sûr ; je me heurte à un de ces partis pris où tombe si facilement Clemenceau.

Louis Bertrand, candidat à l’Académie, me paraît tout à fait convaincu qu’il sera élu jeudi. Il se plaint des amis de Boylesve qui ont poussé celui-ci à se présenter, quoique plus jeune. Je jette un peu d’eau sur le feu.

Laroze, sous-gouverneur du Crédit foncier, candidat éventuel à la succession de Morel.

Lebey, député, croit la campagne pacifiste dangereuse ; il voudrait que Clemenceau se rapprochât des socialistes et en prît quelques-uns dans le ministère.


Samedi 11 mai.

Le général Berthelot, rentré en France après bien des péripéties, me dit que ce sont les défaillances de plusieurs hommes politiques roumains qui ont, autant que la défection russe, amené le lamentable traité de Bucarest. L’armée était devenue bonne.

Berthelot pense qu’il n’y a aucune confiance à faire aux bolcheviks, qu’il ne faut pas traiter avec eux, mais qu’il convient cependant de rester présent en Russie et d’y prendre des gages. Il croit qu’il suffirait de cinq ou six mille hommes de troupes alliées pour tenir tout le pays. Il a remis à ce sujet un rapport au Comité de Versailles. Il faudrait, du reste, ajoute-t-il, qu’on envoyât un officier général français pour que l’amiral anglais n’eût pas, comme il l’a, la prétention de tout commander.

Clemenceau m’ayant dit qu’il se proposait d’envoyer Berthelot en Amérique pour y traiter la question de l’amalgame des troupes américaines avec les nôtres, je m’entretiens de ce sujet avec le général. Il juge que cet amalgame est indispensable pour plusieurs mois de façon à former le commandement et les états-majors.

Lautier, qui se confine de plus en plus dans les Landes, me raconte finement que tous les soirs il y a une réunion au ministère de l’Intérieur entre Pams, Fabre, Mandel et Ignace. Lui-même, Lautier, prend quelquefois part à ces causeries. Il déclare qu’Ignace ressemble maintenant à un inquisiteur ou à un prophète d’Israël, mais il ne conteste ni sa droiture, ni sa probité.

William Martin me signale un article paru, il y a quelques jours, dans le Manchester Guardian et qui semble avoir été fait sur de faux renseignements donnés par des membres de la Commission des Affaires étrangères. D’après cet article, j’aurais offert la Silésie à l’empereur d’Allemagne en échange de Trieste et du Trentin. Rien que ça.

D’après un déchiffrement, le prince de Ratibor rend compte à son gouvernement que le roi d’Espagne a reçu le prince Sixte et son frère. D’après les déclarations qu’aurait faites le roi à l’ambassadeur d’Autriche, le prince Sixte aurait tenu à être reçu par le roi afin que celui-ci l’aidât à sortir de la situation fausse dans laquelle il se trouve à la suite de la publication de sa lettre. Le roi n’aurait pas accédé à cette dernière demande. À la suite des déclarations de Sa Majesté, l’ambassadeur d’Autriche conclut que le roi aurait l’impression suivante : 1o que le prince Sixte avait agi contre la volonté de l’empereur Charles à qui il aurait promis de ne pas mettre sa lettre entre des mains étrangères ; 2o que Poincaré et Ribot auraient, en présence du prince, pris des extraits de la lettre ; 3o que la publication française ne concorderait pas exactement avec le texte de la lettre impériale ; 4o que les hommes d’État français auraient donné leur parole d’honneur qu’ils ne feraient pas état de la lettre.

Le roi semblerait avoir engagé le prince à faire connaître publiquement ce manque de parole, ce qui dégagerait sa responsabilité. Le prince répugnerait à toute publicité, ne voulant prendre parti pour personne en cette affaire.


Dimanche 12 mai.

Départ à sept heures du matin par la gare du Nord. Temps triste et pluvieux. À Compiègne, très endommagé par le bombardement ; puis je suis reçu à la gare de Rethondes par le général Humbert et par le général de Salins, commandant la 38e division.

Pétain et Fayolle me rejoignent ensuite sur les points où je remets la fourragère au 4e régiment de marche des zouaves et au 1er régiment d’infanterie coloniale du Maroc. J’ai demandé que les cérémonies fussent réduites au minimum et qu’on ne dérangeât pas les troupes… Les hommes sont ravis de recevoir ces fourragères dont ils ont une grande et légitime fierté. Avant de les attacher au drapeau, je prononce chaque fois quelques mots de félicitations.

Je revois Tracy-le-Mont, Tracy-le-Val, si longtemps disputés et si violemment bombardés. Jusqu’à leur repli de l’an dernier, les Allemands venaient à deux cents mètres de Tracy-le-Val. Il nous reste aujourd’hui de ce côté, au nord de l’Oise, une petite zone qu’ils avaient occupée.

J’ai vu dans la journée des tombes de soldats français enterrés par l’ennemi avec des épitaphes en allemand, conçues en termes flatteurs : « A quinze héros français » ; « Ici reposent huit braves soldats français. »

Tracy-le-Val est vide d’habitants. À Tracy-le-Mont, restent quelques vieillards, femmes et enfants.

Je déjeune dans le train avec Pétain, Fayolle, Humbert, Pénelon et les colonels qui commandent les brigades et les régiments de la 38e division. Puis, l’après-midi, avec Humbert et de Salins, je vais voir les troupes de cette division dans leur secteur, et je remets çà et là des fourragères aux gradés et aux soldats qui me sont signalés. À Ourscamp, parmi les zouaves que j’interroge, je trouve un jeune Meusien de Vaucouleurs. Des lisières du bois de Carlepont, je vois Sempigny (pas le mien) occupé par une compagnie du 4e zouaves, formant la garnison d’Ourscamp, Pont-l’Evêque, occupé par l’ennemi, le mont Renaud, partagé entre les Allemands et nous. Sur un autre point de la lisière, plus à l’est, j’ai à mes pieds l’Oise, dont nous tenons la rive gauche et les Allemands la rive droite.

Partout, je constate un excellent moral de nos troupes, mais nos positions sont encore à l’état schématique. La 38e division est arrivée dans le secteur depuis quatre jours. Elle commence à peine à travailler la terre et la main-d’œuvre manque. Des conversations que j’ai eues avec les généraux, je retiens surtout les faits suivants : Pétain, assez confiant maintenant, déclare néanmoins qu’une offensive alliée serait très dangereuse, qu’elle userait nos effectifs sans résultat. Il affirme que, dans la nuit du 23 au 24 mars, il est allé dire au maréchal Haig : « Si vous persistez à vous replier vers le nord, vous allez être acculé à une capitulation en rase campagne, c’est-à-dire à la plus grande humiliation que puisse subir un général. » Mais alors, comment, à la même heure, acceptait-il et faisait-il accepter à Clemenceau l’éventualité d’un abandon de Paris ?

Il se plaint que les troupes des Flandres, qui ne sont plus sous son commandement, mais sous les ordres de Foch, soient jetées dans des attaques mal préparées, inconsidérées comme celles d’autrefois, et perdent déjà une partie de leur moral.

Le général Pétain regrette vivement l’accord relatif aux prisonniers ; il prévoit que beaucoup de difficultés en sortiront.

Le général Fayolle craint aussi que certaines attaques ne soient recommencées suivant les vieilles méthodes, sans préparation suffisante. Pendant la guerre, dit-il, on a ainsi perdu trois cent mille hommes sans profit.

Le général Humbert me dit que quinze jours avant d’être appelé comme président du Conseil, Clemenceau lui avait déclaré : « Si je prends la présidence, j’aurai la peau de Caillaux et celle de Malvy. J’y laisserai peut-être la mienne, du reste. Mais je suis vieux et des hommes de mon âge ne peuvent plus penser qu’au bien du pays. »

Humbert trouve que le général Nivelle a eu le plus grand tort de monter des attaques sur l’Aisne et non sur Saint-Quentin. Il ajoute : « Je le lui avais dit par avance. » Il trouve également que cela a été une grande faute, de la part de Nivelle et de Pétain, de pousser à l’extension du front anglais.

Avant de rentrer à Paris, je visite encore la garnison du camp retranché de l’Aigle, l’observatoire de Montagne et le bataillon du 8e tirailleurs, stationné à la « creute » de Viezigneux. Je reviens à Paris à dix-huit heures.


À l’occasion des récentes opérations de la flotte anglaise, j’avais adressé au roi George V des félicitations. Il me répond aujourd’hui :

« J’apprécie hautement, monsieur le Président, le télégramme de félicitations que vous avez bien voulu m’envoyer à l’occasion des récentes opérations à Ostende. La marine britannique se joint à moi dans l’expression de nos vifs remerciements pour le témoignage de votre amitié et de votre bienveillance.
George R. I. »


Lundi 13 mai.

Deschanel, moins pessimiste qu’à l’ordinaire, m’affirme que le cabinet Clemenceau est solide à la Chambre. Il ne croit pas que les assemblées parlementaires songent à demander la paix cette année. Mais il ne faudrait pas, selon lui, trop étendre les débats judiciaires, et, comme je lui dis que, dans l’affaire Caillaux, Mornet, d’après Ignace, considère la condamnation comme certaine, il paraît attristé et prononce ce seul mot : « La Folie ! »

Clemenceau me communique dans la journée une lettre intéressante, interceptée par le service des renseignements anglais. C’est une lettre de Ballin, le grand pontife de la marine marchande anglaise. Il écrit à un conseiller privé allemand que la guerre sous-marine a avorté, que l’empire commercial des mers va certainement échapper à l’Allemagne, que l’entrée en ligne de l’Amérique décidera, au profit de l’Entente, du sort de la guerre.


Mardi 14 mai.

Conseil des ministres. Lorsque j’arrive dans la salle, je trouve Clemenceau ganté de gris, comme il a pris l’habitude de le faire depuis quelque temps pour soigner un eczéma et calmer de vives démangeaisons. Il m’explique en riant : « J’ai les mains, comme vous avez le cœur, trop sensibles. Je ne puis même pas toucher une feuille de papier. »

Loucheur donne des renseignements sur les grèves. Elles sont malheureusement importantes. Certains ouvriers de l’État mettent en avant qu’ils veulent être renseignés sur les buts de guerre du gouvernement ; mais, en réalité, ils veulent protester contre l’envoi des jeunes classes au front. L’ordre d’appel a été remis dans les usines pour 11, 12 et 13. Loucheur a chargé le colonel Weill d’entrer en rapports avec les délégués ouvriers et de leur expliquer la nécessité de cet appel. Ils ont répondu en réclamant communication des buts de guerre. C’est évidemment un mot d’ordre pacifiste. Il n’a pas été écouté partout, mais le mouvement a été tenté à la fois sur plusieurs points du territoire et il y a à Paris une quarantaine de mille grévistes. Clemenceau, Loucheur et Pams ont eu plusieurs réunions. Clemenceau, qui avait dit au commandant Challe en montrant le poing qu’il serait très ferme, expose ce matin au Conseil les dangers de la manière forte et la supériorité de la manière douce. Je fais remarquer au Conseil que le mouvement a une évidente connexité avec la campagne pacifiste que tolère la censure et que les avocats du Bonnet rouge invoquent en ce moment même par comparaison en faveur de leurs clients. Leygues signale à ce propos les articles du Manchester Guardian, dont on distribue la traduction dans les arsenaux. Clemenceau répond qu’à la suite des articles publiés par ce journal anglais sur l’affaire autrichienne, il a fait expulser son correspondant parisien. L’arrêté a-t-il été réellement pris ? Je l’ignore.

Sans m’avoir pressenti, Pichon propose au Conseil de remplacer en Norvège Chevalier par Bapst. Il m’explique ensuite à l’oreille que Chevalier est malade, mais que, du reste, Clemenceau exige son départ parce que Chevalier et lui sont originaires du même village de Vendée et qu’il y a entre eux je ne sais quelle ancienne querelle. Sans m’avoir pressenti davantage, Pichon propose la reconnaissance de fait de l’indépendance esthonienne, demandée par des Esthoniens venus en France et déjà accordée par Balfour. Je fais remarquer qu’il est peut-être singulier de reconnaître un État qui n’existe pas encore et cela à la demande de délégués qui ne représentent pas le gouvernement de leur pays ; que, du reste, nous sommes en train de morceler la Russie sans avoir une politique russe ; que si nous sommes forcés de suivre l’Angleterre, il faudrait, au moins, profiter de l’occasion pour demander à celle-ci de ne pas faire cavalier seul dans des questions aussi importantes. Dans tous les cas, nous devons réserver la contribution de l’Esthonie aux emprunts russes. Pichon accepte ce dernier point et reconnaît la justesse de mes observations. Mais il croit, avec raison d’ailleurs, difficile de ne pas faire ce qu’a fait l’Angleterre. L’empereur Guillaume s’appuie sur les barons allemands d’Esthonie, qui représentent à peine cinq pour cent de la population ; il est utile de ménager le reste des habitants.

Vers trois heures, Clemenceau arrive avec Leygues. Il me communique un télégramme de Balfour à Derby, que ce dernier vient de lui remettre. Balfour dit que pour régler tout dissentiment entre l’amirauté italienne et la nôtre, et pour parer au danger que présente dans la Méditerranée l’utilisation de la flotte russe de la mer Noire par l’Allemagne, le gouvernement anglais propose de donner le commandement des flottes alliées à un amiral anglais, qui serait Jellicoë. La note est captieuse. Elle indique que les Italiens refusant de mettre leur flotte sous nos ordres, et nous-mêmes, très légitimement, refusant de mettre sous les leurs notre armée navale beaucoup plus considérable, le commandement anglais arrangerait sans doute tout, qu’il n’y a pas à s’arrêter à des questions d’amour-propre, que le danger de l’arrivée de la flotte russe par les Dardanelles est redoutable, etc. Aucun des arguments n’est sérieux, puisque les Anglais ont une flotte très supérieure à la nôtre en Méditerranée et puisque Leygues croit que, malgré toute leur mauvaise volonté, les Italiens vont finir par accepter de subordonner leur flotte de Corfou à notre commandement. Mais il est évident que le gouvernement anglais ayant fait le sacrifice d’accepter le commandement français sur terre, cherche une compensation pour son opinion publique ; et l’intérêt de l’alliance est en jeu. Clemenceau me dit : « J’ai tenu à vous mettre au courant et à vous demander votre avis. — Je crois, dis-je, qu’il est difficile de refuser. Le commandement de Foch est encore mal assuré ; il a besoin d’être fortifié dans l’exécution. Un refus procurerait au gouvernement britannique des prétextes pour nous créer des difficultés. — C’est tout à fait mon opinion, répond Clemenceau, et c’est ce que j’ai indiqué à Leygues ». Leygues fait encore quelques objections et ajoute qu’il se rend à la raison politique. Il voudrait seulement qu’on se mît d’accord avec l’Angleterre sur l’application et il demande que, pour le moment, on se borne à accepter d’examiner le principe. Clemenceau reprend : « Il ne faut pas faire les choses à moitié ; acceptons le principe même et demandons l’examen des conditions d’application. »

Ainsi entendu. Mais une heure après, Leygues revient seul cette fois, et me dit qu’il a reçu Clemenceau lequel, sur ses instances, a accepté de télégraphier au gouvernement anglais que nous consentons à examiner le principe et il me montre le télégramme préparé. Il veut que les choses se fassent en deux étapes, pour ménager l’amour-propre de nos marins. Il ajoute : « Vous indiquerez bien au président que ce n’est pas pour vous faire plaisir que j’accepte votre formule. Moi, j’aurais préféré l’acceptation immédiate du principe. — Peu importe, dis-je, si nous arrivons vite à une entente. Mais il faut nous hâter et ne pas nous laisser surprendre par les événements. »

Henry Bordeaux est assez déçu de son échec à l’Académie ; je l’engage à ne pas désespérer.

Le colonel Tisseyre, nouvel attaché militaire de France à Madrid ; beaucoup plus froid que Denvignes, mais plus vif d’intelligence. Je crains qu’il ne plaise pas beaucoup au roi.

Le général Boulangé, attristé d’être le plus ancien brigadier du front, attribue sa disgrâce au général Anthoine.


Mardi 14 mai.

Joseph Reinach me rapporte que Briand lui a affirmé n’avoir considéré l’affaire Lancken comme sérieuse que parce qu’il connaissait la lettre de l’empereur Charles. Or Ribot a assuré à Reinach que Briand ne la connaissait pas. Il n’y a, du reste, aucun rapport entre les deux affaires, pas plus qu’il n’y a de rapport entre le prince Sixte et le baron de Lancken.


Mercredi 15 mai.

M. Morel, ancien trésorier-payeur général de Nancy, nommé sous-gouverneur de la Banque de France. Schrameck, nommé gouverneur de Madagascar.


Vendredi 17 mai.

Clemenceau, voulant réunir le moins possible le Comité de guerre, m’envoie le général Alby chargé de recueillir l’opinion des membres du Comité sur l’allocation d’une subvention de 4 millions à partager entre l’Angleterre et nous pour défrayer en Sibérie le détachement russe de Sémenoff, qui nous reste fidèle sur le Transsibérien. Bien entendu, je donne mon adhésion.

M. Dejean, trésorier général du Cantal, nommé dans la Meuse, paraît assez inquiet d’emmener ses enfants dans des villes constamment bombardées.

Lamy, Henry de Régnier, René Doumic, m’apportent les discours de Capus, de La Gorce et de Bergson, trois académiciens nouvellement reçus sous la coupole. Bergson me fait part, en même temps, des dernières élections. Tous sont en costume vert et paraissent très gênés par la chaleur. Nous causons surtout de la guerre, du voyage de Bergson en Amérique, du Japon, etc.

Le général Lohvitsky, chargé de l’inspection de ce qui reste de troupes russes en France, me dit qu’à son avis on trouverait parmi ces officiers et ces hommes quelques éléments assez résolus pour appuyer l’action des Alliés en Russie et notamment l’expédition japonaise, si elle a lieu.


Samedi 18 mai.

Mgr Amette, que Jules Cambon a été chargé par Pichon d’engager à venir me voir, se présente à l’Élysée en tenue écarlate. Je le reçois avec grand plaisir. Pichon assiste à l’entretien. Nous lui communiquons un télégramme de Berne sur les menées pacifistes de Pacelli. Il commence par nous répondre qu’il ne croit pas Pacelli capable d’essayer de nuire à la France ; il le juge, au contraire, francophile. Pacelli a été accusé de venir à Rome pour intriguer contre le gouvernement, mais il y avait été appelé par la santé de sa mère. Pichon explique que d’après les déchiffrements, nous ne pouvons avoir aucune confiance en ses sympathies pour les Alliés. Il ajoute que la santé de sa mère a été une feinte, au courant de laquelle nous étions d’avance. Le cardinal répond avec une grande dignité qu’en tout cas les sentiments prêtés à une partie de l’épiscopat français ne sont pas exacts, qu’il agira, du reste, très volontiers auprès de ses collègues et même à Rome, et qu’il priera notamment l’abbé Thellier de Poncheville, actuellement parti pour Rome, de faire connaître au pape la volonté des évêques et des prêtres de France de poursuivre la guerre jusqu’à la victoire. Bref, langage très patriotique et très ferme. Le cardinal ajoute, d’ailleurs, qu’à son avis, le gouvernement devrait bien interdire la campagne pacifiste de certains journaux. À quoi Pichon répond : « C’est aussi l’avis de M. le président de la République, qui ne cesse de le dire aux ministres. — Oui, riposte le cardinal, mais le président du Conseil ne veut pas oublier qu’il a été journaliste. » Pichon, qui, comme Nail, Leygues et les autres ministres, partage mon opinion, acquiesce aux paroles du cardinal.

Bien entendu, c’est avec l’assentiment de Clemenceau que le cardinal avait été appelé à mon cabinet. Il était à peine parti que Clemenceau arrive avec Ignace. Il l’avait sans doute rencontré dans la cour ou dans le vestibule. En tout cas, il me dit d’un ton joyeux : « Ah ! je viens vous surveiller, vous en faites de belles. Voilà que vous complotez avec les cardinaux ! — Oui, dis-je, et pour vous. — Allons, ça va bien. Comment a-t-il été, l’archevêque ? — Parfait. — Ah ! oui, aussi ferme patriote que vous ; de mieux en mieux. Mais je viens vous parler d’autre chose avec Ignace : l’affaire Paix-Séailles. — Je la connais mal, lui dis-je. — Voici les pièces essentielles. Gardez-les quelques heures ; lisez-les. Je voudrais avoir votre avis sur ceci. Je désire qu’il n’y ait pas huis-clos ; je crois la publicité désirable pour une foule de raisons. Mais il y a des pièces qu’il est peut-être difficile de laisser lire, puis il y aura aussi, je crois, une attrape entre le général Sarrail et le général Cordonnier sur la question de savoir si la communication a pu rendre service à l’ennemi, dans le cas où il l’aurait connue. — Bien, évidemment, la publicité vaudrait mieux, si elle ne présentait pas d’inconvénients. Mais il faut voir les pièces. »

Clemenceau et Ignace me laissent alors en communication le rapport du commissaire rapporteur Mangin-Bocquet, et les dépositions de Sarrail, Cordonnier, Daudet, etc. Puis Clemenceau reprend la conversation à bâtons rompus : « Avez-vous vu Leygues ? — Non. — Eh bien, il a revu, lui, son amiral de Bon et il s’est laissé influencer. Après m’avoir arraché une première concession sur le texte du télégramme, il est revenu me voir le lendemain et m’a dit : « Il ne peut plus être question du commandement anglais. Les Italiens ont accepté de se subordonner à nous. On donnera satisfaction à l’amiral Jellicoë en le nommant à Versailles et tout sera dit. » Mais ce n’est évidemment pas ce que veulent les Anglais et je persiste à penser qu’il vaut mieux leur céder sur mer pour qu’ils ne nous chicanent pas sur terre. J’ai donc rédigé une formule que Leygues a fini par accepter ; c’est une moyenne entre celle de Doullens et celle d’Abbeville : l’amiral anglais aurait un pouvoir de coordination des forces alliées.

« Autre difficulté. L’Italie s’est mis en tête d’envoyer le général Ferrero à Salonique et d’y laisser traiter la question d’Albanie. Je ne veux pas de cela. Il y a des engagements ; il y a les accords d’Abbeville. Je n’entends pas qu’on les rompe après coup. Je l’ai écrit un peu sèchement à Orlando. — Et les grèves ? — Cela va très bien. Ils vont rentrer. J’ai eu hier de longues conversations avec Renaudel, Thomas, Merrheim. Savez-vous qu’il est très bien, ce Merrheim ? Il parle avec clarté, sans phrases ; il est intelligent et fin. — Prenez garde à lui, lui dis-je, vous soutenez l’opinion de Malvy. — Ah ! vous voyez que vous êtes malviste. C’est ce qu’on m’avait toujours dit. La différence entre Malvy et moi, c’est que Malvy voyait Merrheim pour le mauvais motif, et moi, pour le bon. »

Clemenceau s’en va, et en passant dans le cabinet de Sainsère, il lui dit avec une sorte de fierté : « Je couche entre la blonde Renaudel et la brune Merrheim. Vous voyez que je ne m’embête pas. »

Clemenceau m’assure que, malgré les manœuvres de certains grévistes, les jeunes classes partiront intégralement : « Je l’ai dit à Renaudel et à Merrheim ; ils l’ont accepté. Les sanctions prises contre les meneurs qui ont été soit arrêtés, soit appelés au front, sont et seront maintenues. J’ai dit que je ne pouvais pas céder, que je ne pouvais promettre aucune mesure de clémence, mais que je n’étais pas un ogre et que je verrais après la fin de la grève. Ils ont voulu m’interroger sur les buts de la guerre. J’ai répondu : « Non, pas cela. Ce n’est pas une question syndicale ni ouvrière. Supposez qu’un syndicat ait tel ou tel but de guerre et un autre syndicat d’autres buts. Faudra-t-il que le gouvernement discute successivement avec tous les syndicats ? Non, voyez-vous, c’est une affaire politique. Je la discuterai un de ces jours avec M. Renaudel. — Oui, dit Merrheim, c’est cela, je passe la main à Renaudel. » — Nous avons ensuite parlé des délégués ouvriers inventés par Thomas. Merrheim y est très hostile, parce qu’ils diminuent l’influence de la Confédération des métaux. J’ai dit devant Albert Thomas que je trouvais, moi aussi, son invention malheureuse. Thomas s’est mal défendu. Je reprendrai, du reste, la question. Il faut que les patrons reconnaissent les syndicats et les délégués d’ateliers n’ont aucune raison d’être. Enfin, tout va être terminé aujourd’hui dans la Seine. Reste la Loire. On y a affiché des placards pacifistes. C’est très bien. — Comment ? dis-je, vous trouvez cela très bien ? — Oui, ce n’est pas sérieux et cela montre le vrai caractère de la grève. — Mais c’est précisément ce caractère qui peut la rendre dangereuse ! — Non. Il n’y a rien à craindre de la population pacifiste. — Vous vous trompez, répliquai-je, je vous assure que vous vous trompez. Cette population fait plus de mal que vous ne le pensez. »

L’après-midi, dans l’île de Puteaux, inauguration de l’École des mutilés (fabrique de jouets), organisée par François Carnot. Lafferre m’accompagne.

Réception de M. Hang, nouveau ministre du Chili, sans cérémonial, dans mon cabinet.

M. Canet, nouveau préfet de Seine-et-Oise, me rapporte que le département de la Dordogne, dont il vient, est un peu gâté dans les milieux ouvriers par les relations avec Limoges.

Nail me raconte que Josse a déclaré à l’instruction que Painlevé et Steeg avaient dit à Bouju : « C’est Caillaux qui est maître de diriger l’affaire de l’Action française. Suivez ses instructions. » Bouju n’a pas confirmé textuellement le propos, mais il a reconnu que Steeg et Painlevé l’avaient envoyé chez Caillaux.

Ignace me déclare qu’il croit le huis-clos nécessaire dans l’affaire Paix-Séailles. Il le dira à Clemenceau. Il a laissé passer dans la presse une lettre de Caillaux qui proteste contre la durée de son instruction ; il continue à penser qu’il vaudrait mieux envoyer l’affaire à la Haute-Cour malgré les répugnances du Sénat, parce qu’en cas de condamnation grave, le Sénat couvrirait plus le gouvernement que le Conseil de guerre.


La Confédération des métaux a voté cet après-midi la reprise du travail à une majorité de quatre-vingts voix contre une douzaine.


Dimanche 19 mai, Pentecôte.

Gérald Nobel, qui vient dîner, me raconte qu’il a vu Clemenceau assez longuement à propos de Tannery. Clemenceau a commencé par le recevoir assez rudement. Nobel ne s’est pas laissé intimider et lui a reproché son parti pris. Clemenceau a alors avoué, avec une sorte d’entêtement sénile, qu’il en voulait à Tannery parce qu’il avait été le collaborateur de Baudin qui l’avait attaqué et aussi à cause de l’affaire Louis Dreyfus, qu’il persiste à croire montée contre lui par Millerand et Tannery. Inutile de chercher à le détromper. Nobel ajoute qu’il a vu sur le bureau de Clemenceau des cartes et des plans travaillés au crayon et couverts de chiffres, comme si le président du Conseil faisait lui-même de la stratégie.


Lundi 20 mai.

Pichon m’informe que lord Derby est venu par ordre de son gouvernement se plaindre de l’accord relatif aux prisonniers. Le cabinet britannique prétend qu’on aurait dû le consulter et que nous avons sur le front des divisions allemandes constituées avec les prisonniers. Je réponds à Pichon que je ne suis pas étonné de cette démarche et que je la trouve très raisonnable. Et une fois de plus je lui répète combien j’ai trouvé cet accord fâcheux. Il s’en lave les mains et me dit que tout a été fait au ministère de la Guerre. Je ne le sais que trop. On a cédé à d’innombrables protestations de femmes de prisonniers qui venaient en délégations. Pichon m’apprend ensuite que Clemenceau voulant réorganiser à sa manière la maison de la presse et le service de propagande, mettra Klobukowski à la tête. Il songe, pour le remplacer au Havre auprès du gouvernement belge, à Saint-Aulaire ou à Defrance.


Mardi 21 mai.

Conseil des ministres.

Clemenceau me donne à lire une longue lettre qu’il vient de recevoir de lord Robert Cecil. Celui-ci, au nom de Balfour et du gouvernement anglais, propose que sans attendre la réponse américaine au sujet des Japonais, l’Angleterre et la France laissent le corps tchèque en Sibérie pour y former le noyau d’une armée alliée. Robert Cecil fait valoir que le transport en France sera très difficile, occupera beaucoup de tonnage et prendra beaucoup de temps. Ses objections sont tout à fait sérieuses et vaudraient la peine d’être examinées, chiffres en mains. Mais Clemenceau tient aux Tchèques, dont il a annoncé l’arrivée un peu partout. Il proteste : « On veut nous prendre nos Tchèques, c’est inadmissible. Du reste, consentiraient-ils à rester en Russie pour se battre contre les Russes ? » Il parle ensuite des grèves qui, dit-il, sont terminées à Paris et dans la Seine. Quant au bassin de la Loire, ce ne sera rien. Il faut surveiller Andrieux, Péricat et quelques autres. Mais, dit-il, il ne veut prendre aucune mesure de rigueur, il ne veut pas porter le premier coup. Mais si on le lui porte ?

Il ne veut ni prévoir, ni prévenir ; il se contente de riposter. Il n’attache aucune importance au vote du congrès de Saint-Étienne ; c’est pourtant la première fois que se tient depuis la guerre un congrès de cette sorte. Il a été autorisé contrairement à la loi de 1884. On laisse les syndicats sortir de leur rôle légal. On accepte tout ; et c’est Clemenceau qui gouverne !

Pichon propose un mouvement diplomatique et administratif : Klobukowski à la direction des services de propagande ; Defrance au Havre ; Lefèvre-Pontalis au Caire. Saint-Aulaire resterait titulaire de son poste, mais serait mis en congé.

Claveille rend compte de ses visites aux diverses installations américaines : ports, gares, magasins, frigorifiques, constructions immenses, préparées pour quatre ans. Que vont dire nos pacifistes ? Et le président Wilson, dans un discours d’avant-hier, disait que cinq millions d’Américains en France, c’était un minimum et qu’il fallait gagner la guerre largement. Si j’avais prononcé ce mot à Nancy !

L’après-midi, salle de la Société de Géographie, ouverture du congrès d’agriculture coloniale. Je prononce un discours pour encourager les membres du congrès à étudier, comme ils ont commencé à le faire, les conditions d’une paix durable[1].

Simon, ministre des Colonies, m’accompagne et me dit avec insistance que la paix ne sera pas signée avant 1921 et qu’il sera indispensable qu’on prolonge mon mandat et que je prolonge celui des ministres.

Leygues vient me parler de la question des commandements français et italien dans les eaux de Corfou. L’amiral de Bon va partir pour Londres et tâcher de régler la difficulté sur la base proposée par Clemenceau : pouvoirs de coordination conférés à l’amiral Jellicoë. Leygues croit qu’en tout état de cause, la flotte française est en mesure de lutter à la fois contre la flotte autrichienne de l’Adriatique et contre la flotte germano-russe de la mer Noire. Il se plaint vivement de l’impunité laissée à la campagne pacifiste. Tous les députés, dit-il, et tous ses visiteurs lui en parlent et même un de ses amis, revenant du front, paraissait croire ces jours-ci, sous l’influence des journaux pacifistes, qu’on avait laissé échapper une occasion de faire la paix. Leygues m’affirme qu’il a parlé et parlera encore à Clemenceau.


Mercredi 22 mai.

L’affaire d’Autriche continue à alimenter les feuilles pacifistes de France et d’Angleterre. Le Daily Chronicle, sur la foi de son correspondant parisien, a imprimé que Ribot et moi nous avions influencé Lloyd George, d’accord avec Sonnino. Œuvre de division poursuivie par Longuet et ses amis qui travestissent les pièces du dossier et renseignent inexactement des journalistes anglais. Renaudel, ce matin, écrit que le moment venu les socialistes demanderont des explications sur l’affaire d’Autriche. C’est leur droit et il sera aisé de les édifier. Mais ni Sembat ni Thomas n’ont jusqu’ici déterminé ni Cachin ni Renaudel à venir se renseigner près de Clemenceau ou de moi. L’ont-ils tenté ?

Cette nuit, deux alertes successives jusqu’à trois heures du matin. À Paris, deux femmes blessées par bombes d’avions ou par obus de tir ? Je ne sais. À Corbeil et aux environs, huit morts et un certain nombre de blessés. Je me suis rendu sur les points de chute et je suis allé réconforter les victimes. J’ai prévenu Pams de ma tournée. Il s’est excusé de ne pas m’accompagner en me disant que les grèves de la Loire devenaient plus graves, comme il était trop facile de le prévoir. Il croit qu’il y a là toute une organisation révolutionnaire et il se considère comme obligé de rester à Paris pour s’entendre avec Clemenceau sur les mesures à prendre.

À Corbeil, je vais avec le sous-préfet et le maire visiter les hôpitaux et les maisons détruites et saluer les morts. Je ne rentre à l’Élysée qu’à une heure et demie. Clemenceau, qui était venu me voir dans la matinée, revient à trois heures. « J’ai à vous parler de trois choses, me dit-il : les grèves, les Tchèques, la marine ou Georges Leygues. La grève s’est éteinte à Paris, mais cela ne va pas dans la Loire. Il y a eu des discours en plusieurs localités au moment du départ des jeunes classes. J’ai fait envoyer de nouveau des troupes à Saint-Étienne. Elles ont été acclamées par la population et par beaucoup d’ouvriers. On a abominablement maltraité un mutilé. D’autre part, le nommé Andrieux a tenu en public des propos tout à fait défaitistes. Je le tiens maintenant. Ce sera le Conseil de guerre. Quant à la troupe, elle a eu ordre de ne pas dégainer. Il ne faut pas que ce soit nous qui tirions le premier coup. Mais aujourd’hui il a fallu l’autoriser à dégainer si cela est nécessaire. Malheureusement, il y a dans la Loire un préfet qui est un imbécile. J’ai demandé à Pams pourquoi il avait choisi un imbécile. Il m’a répondu : « Ce n’est pas moi qui l’ai choisi, ce sont les représentants de la Loire qui l’ont accepté. » Elle est bien bonne ! Sont-ce les députés qui nomment les préfets ? C’est le gouvernement, je crois ! Enfin, celui-là est mauvais. Il faut bien s’en passer. Alors, j’ai fait une petite révolution. J’ai décidé d’envoyer là-bas des hommes avec pleins pouvoirs pour donner des ordres aux administrations civiles et militaires. Loucheur a choisi le commandant Weill, qui est bien et que connaissent les ouvriers. Moi, j’aurais pu envoyer Lallemand, puisqu’il est auprès de moi, mais décidément, il est incapable. Alors on m’a indiqué quelqu’un que je ne connais pas beaucoup, bien qu’il soit un sous-chef de cabinet. Il s’appelle Burnier. Alors, voici le papier que je lui ai remis et Loucheur en a fait autant avec Weill. » Il me montre un papier qui porte : « Nous, président du Conseil, ministre de la Guerre, mandons et ordonnons à tous chefs militaires et civils d’obéir en toute circonstance à M. Burnier, chargé d’assurer l’ordre, etc… » Bref, une seule formule exécutoire dépossédant, par simple acte ministériel, des fonctionnaires nommés par décret. « Pams, continue-t-il, a d’abord protesté ; il est accouru me voir et me dire : « Que faites-vous ? Tout cela est irrégulier. » Mais il a fini par se rendre. S’il ne s’était pas rendu, il serait parti.

— Mon cher président, lui dis-je, je ne puis me dispenser de vous donner franchement mon avis.

— Donnez.

— Tout se paie. Les grèves et les désordres sont la conséquence de la campagne défaitiste que font certains journaux et de la liberté laissée à certains syndicats de sortir de leur rôle coopératif. Le mal se propage de plus en plus. Vous devriez, d’une part, faire agir la censure ; d’autre part, faire poursuivre les délits qui se commettent et qui restent impunis.

— Pour poursuivre, il faut des témoins ; on ne les trouve pas toujours. Quant à la censure, non, ne m’en parlez pas. Je sais bien que les députés recommencent à la réclamer, mais ils se trompent. Je vous l’ai déjà dit : Vous avez tort de lire les journaux, moi, je ne les lis pas.

— Mais les ouvriers les lisent.

— Lesquels ? la Vérité ? J’en suis maître maintenant. Donnez-moi un article, je l’y ferai passer.

— Mais il en passe d’autres.

— Non, non ; je tiens Paul Meunier. De même, je suis maître du Pays, malgré Loucheur qui ne m’a pas beaucoup aidé. Reste le Populaire, mais je suis sur le Populaire maintenant et sur Longuet. Laissez-moi le temps.

— N’importe, vous avez beaucoup plus de mal à réprimer les troubles qu’à les prévenir.

— Laissez, laissez. Maintenant, je voulais vous parler des Tchèques. Pichon m’a préparé une réponse pour Robert Cecil ; elle est très bien. J’explique que nous avons besoin de ces Tchèques, que leur présence sur le front français produira grand effet en Bohême. J’espère que les Anglais comprendront. Troisième point : Leygues. Je lui ai demandé si c’était l’amiral de Bon ou lui qui était ministre. Il m’a créé toutes les difficultés du monde avec l’Angleterre et il enlève à mon geste le bénéfice de la bonne grâce. Il me dit qu’il est impossible que notre armée navale passe sous le commandement anglais.

— Mais il n’est pas d’accord avec vous sur la formule ?

— Oui, sur la formule de coordination, formule incomplète et provisoire. Il ne veut pas aller plus loin. Il faudra bien qu’il y aille.

Et il continue ainsi d’un ton saccadé.


Vendredi 24 mai.

Le matin, avec Mme Poincaré à la Pitié pour voir les victimes du raid de l’avant-dernière nuit ; puis boulevard de l’Hôpital aux maisons détruites. Toujours très bonne tenue de la population.

L’après-midi à la Sorbonne. Célébration de l’entrée en guerre de l’Italie et de l’ « Empire Day » britannique. Discours un peu solennel de Deschanel, discours un peu court de Millerand, un peu long de Lacour-Gayet, quelconque de lord Derby, excellent de Bonin, éloquent et patriotique de G. Leygues.

Dumesnil est venu le matin m’entretenir de l’aviation. Nous sommes maintenant en mesure de faire en Allemagne des bombardements de jour, et en juillet notre aviation de bombardement de nuit sera également constituée. Je pense donc que Clemenceau va se décider aux représailles, lui qui a cru et qui a dit en Conseil, il y a quelques mois, que les Allemands ne viendraient plus sur Paris et qui, dans cette illusion, n’a pas voulu jusqu’ici qu’on allât chez eux. Or, les Anglais, ces jours-ci, ont bombardé Cologne en plein jour. Et l’émotion a été telle que le député de Cologne a immédiatement prié le gouvernement allemand de poursuivre des accords internationaux.


Samedi 25 mai.

Ni Clemenceau, ni Loucheur, ni Pams ne viennent me donner des nouvelles des grèves. Revault, député de Montmédy, qui a l’esprit toujours en éveil, me confie qu’il a inventé des mines aériennes et se plaint qu’à l’aviation, on ne l’écoute pas assez. Il trouve que la reconstitution des régions envahies traîne trop en longueur.

Laferre vient me parler de jeunes normaliens d’Alsace, venus à Paris et qu’on recevra cette semaine à l’École normale de la Seine.

Pol Neveux, assez triste d’être confiné à Toulouse, pour y garder ses bibliothèques réfugiées.


Dimanche 26 mai.

Dans la matinée vient, d’accord avec Clemenceau bien entendu, Pichon pour m’annoncer qu’il part demain pour l’Angleterre. Le président du Conseil lui a donné le mandat strictement limité de traiter à Londres la question du corps tchèque de Sibérie, que les Anglais ne se soucient toujours pas de transporter, l’affaire du tonnage plus difficile que ne le pense Clemenceau. Le président a dit à Pichon : « Ne parlez pas de la question russe ; nous la traiterons à la prochaine conférence interalliée. » J’indique à Pichon qu’il me paraît cependant difficile de ne pas chercher à se mettre d’accord avec Balfour sur l’attitude à prendre envers les Bolcheviks. De même pour la question japonaise.

Je signale à Pichon un article de Mistral paru dans l’Humanité de ce matin et un télégramme de La Haye prouvant que la campagne relative à Czernin n’est pas finie, loin de là ! L’incartade de Clemenceau a des conséquences prolongées. Pichon ne paraît cependant pas comprendre la faute qu’a commise Clemenceau.

Toujours aucune nouvelle des grèves donnée par les ministères. Mais les télégrammes des délégués de Clemenceau annoncent des arrestations, dont celle d’Andrieux. Il aurait été plus simple de l’envoyer au front il y a quelques mois.


Lundi 27 mai.

Reprise du bombardement par canon à longue portée. À six heures du matin, premier coup puis, de vingt minutes en vingt minutes, toute la matinée. De huit heures à dix heures, je me rends aux points de chute qui me sont signalés : rue d’Alésia, rue Linné, rue Saint-Jacques. Trois morts, plusieurs blessés grièvement. Rue d’Alésia, une pauvre femme habitant au rez-de-chaussée n°17 a été atteinte au crâne dans sa chambre. Sa fille, qui m’a reçu, est encore toute couverte du sang de sa mère. Elle est extrêmement calme. Je vais à l’hôpital de la Pitié où la mère a été transportée. Elle est à l’agonie. Rue Saint-Jacques, l’obus est tombé en pleine chaussée devant la porte de Louis-le-Grand. Les murs et les vitres de mon vieux lycée ont été atteints, mais il n’y a heureusement ni morts ni blessés. Je serre la main du proviseur et de quelques professeurs et je me rappelle qu’il y a quarante ans, j’étais ici avec des amis qui, comme moi, sont loin maintenant de leur jeunesse. Rue Linné, dégâts beaucoup plus considérables. L’obus est tombé sur le pavé, a creusé un grand trou et les éclats ont jailli sur toutes les maisons voisines. Deux femmes tuées, l’une dans un tramway dont toutes les vitres ont été brisées. Beaucoup de blessés, dont un grièvement : c’est un pauvre permissionnaire. Les victimes sont transportées à Cochin. Un chauffeur et un charbonnier envoyés à l’Hôtel-Dieu. Je vais les y voir. Le charbonnier, les mains noires et crevassées, répète drôlement : « C’est l’obus qui m’a sali. J’avais les mains propres ; je n’ai plus de charbon dans ma boutique. »

Je rentre à l’Élysée pour le Comité de guerre. Clemenceau que je n’ai pas vu depuis plusieurs jours, me dit après la séance, dans un court aparté, qu’il est allé hier voir Foch. « Je craignais, m’explique-t-il, qu’il ne devançât l’offensive allemande par une offensive alliée qui aurait coûté très cher, mais la question s’est tranchée elle-même, puisque nous avons été attaqués ce matin. »

« Mais, dis-je, si Foch estime que tôt ou tard une offensive est nécessaire de notre part ?

— Quand nous aurons repoussé l’offensive actuelle, nous pourrons dégager Reims. Je verrai Foch pour connaître son sentiment sur ces immixtions dont ni le gouvernement, ni le comité de guerre ne sont informés. »

Après Andrieux, Péricat a été arrêté dans la Loire. Maringer téléphone à Sainsère qu’on est sur la piste d’agents allemands et suisses qui auraient distribué des fonds à Péricat. Loucheur me donne la même information, mais aucun télégramme ne m’a été communiqué. Il y a, d’après Loucheur, une quarantaine d’arrestations. Clemenceau annonce au Comité de guerre que les ouvriers rentrent et que les grèves sont terminées. Il ajoute, avec un bel optimisme, sincère ou affecté, je ne sais : « Tout est bien, tout est bien. »

Après la séance, Loucheur me montre un ordre du jour voté par le groupement ouvrier de la Loire, demandant au gouvernement un armistice immédiat et une déclaration à la Chambre sur les buts de guerre. Les auteurs de cet ordre du jour sont, du reste, parmi les ouvriers arrêtés. Le caractère politique du mouvement paraît donc bien déterminé.

Nous en parlons après le comité avec Loucheur, Lebrun, Leygues, Dumesnil et Klotz. Tous se plaignent de la liberté laissée à la propagande par la presse et y voient la cause de ces mouvements. Lebrun en a été, dit-il, averti par des patrons de la Loire favorables aux ouvriers. Il en avait, du reste, prévenu Clemenceau il y a quelque temps en Conseil. Ces patrons disaient : « Que fait donc le gouvernement ? » Clemenceau a annoncé qu’il allait suspendre et poursuivre en Conseil de guerre l’Excelsior’. « Tant pis, a-t-il déclaré, pour la famille Dupuy. » Il reproche à ce journal d’avoir publié ce matin, malgré la défense de la censure, la photographie d’un nouveau tank américain. Publication, en effet, très répréhensible. Mais Clemenceau aime mieux être sévère pour ses amis que pour ses adversaires ou pour les ouvriers. Il a suspendu récemment la Voix Nationale de Sancerme. Il a poursuivi le général Denvignes, c’est contre ses défenseurs que se manifeste surtout son énergie : il appelle cette manière de faire de l’impartialité.

L’après-midi, à Fontenay-aux-Roses, où sont tombés des obus. Visite aux blessés asile Ledru-Rollin et lycée Lakanal.

Un de mes amis du barreau, René Quérenet, m’amène son fils qui a été blessé et trépané et qui désire retourner au front.

Tardieu, rentré d’Amérique pour six semaines, se plaint toujours de l’anarchie et des contradictions des bureaux de Paris. Il estime que nous aurons en décembre 1 600 000 Américains au front, dont environ 900 000 combattants. L’Amérique tout entière est maintenant jetée dans la guerre. Les soldats et les officiers subalternes sont vite très bons. Mais les colonels et les généraux ne peuvent être formés que par nous. Tardieu est donc d’avis d’amalgamer les armées pendant plusieurs mois. Mais il ne faut pas enlever à l’Amérique l’espoir de constituer ensuite son armée indépendante, ce à quoi elle tient beaucoup.

M. Fontaine, inspecteur d’académie, vient me parler des jeunes Alsaciennes actuellement installées à l’école des filles boulevard des Batignolles.

Mauvaises nouvelles de l’Aisne. Nous avons perdu le chemin des Dames, les côtes. L’ennemi a même réussi à traverser la rivière. Une fois de plus, nous avons été surpris.

Et cependant le général de Maudhuy disait hier à Tardieu qui me l’a répété : « Je vais être attaqué ici. Je ne cesse d’en prévenir le Grand Quartier Général, qui ne veut pas le croire. » On avait des indices concordants, relatés dans les bulletins d’aujourd’hui : renseignements de prisonniers et de Français évadés. On ne s’est pas moins laissé surprendre.

À onze heures du soir, alerte. Du reste, fausse alerte, au moment même où le commandant Challe m’apporte de mauvaises nouvelles sur la bataille de l’Aisne, notamment l’entrée des Allemands à Fismes. Leur avance est donc très rapide. On va faire revenir quinze divisions de la Somme. Mais quand arriveront-elles ? Nuit d’angoisse et d’insomnie.


Mardi 28 mai.

Dès cinq heures trois quarts du matin, premier obus. Puis deux autres. Heureusement pas de victimes.

Les journaux du matin publient, avec un bel ensemble, un article de Maximilien Harden dans la Zukunft, disant que jamais Français n’a eu la popularité de Clemenceau. On écrivait cela de Briand il y a dix-huit mois. J’aime mieux ce qu’on écrit aujourd’hui.

J’apprends par la presse la condamnation avec sursis de Paix-Séailles et du capitaine Mathieu, l’un à un an, l’autre à trois mois de prison.

Les arrestations continuent dans la Loire. Lafont, député, a été momentanément arrêté avec les menottes, parce qu’on ignorait qui il était.

J’apprends que nos réserves ne sont pas encore assez nombreuses et que les Allemands gagnent du terrain. Ils ont progressé de douze kilomètres et sont à Vesles.

Conseil des ministres. Clemenceau y vient, mais n’y reste pas. Toujours ganté de fil gris, il me dit qu’il est préoccupé de la porte qui s’est ouverte entre Soissons et Fismes et qu’il part pour le front.

D’accord avec lui, à qui j’ai montré un télégramme de Rome sur les menées pacifistes du Vatican, je fais venir Cambon, que je prie de porter ce télégramme au cardinal Amette.

Briand, venu me voir, me paraît très excité à propos de l’affaire Malvy. « Si mon ministère, me dit-il, est mis en cause, je prendrai le Sénat lui-même à partie à propos des affaires Humbert et Gervais. » Il ajoute très sérieusement qu’il est écœuré de la politique et qu’il attend la fin de la guerre pour donner sa démission de député. Persistera-t-il dans cette intention ?

Dalimier vient, à son tour, me déclarer que l’affaire Malvy serait une faute capitale, qu’elle ferait le plus grand mal au pays. Il voudrait que Clemenceau intervînt discrètement auprès de la Commission de la Haute Cour pour qu’il n’y eût pas renvoi. Je lui réponds que le gouvernement ne peut, ni ne doit intervenir dans une affaire judiciaire et que, d’ailleurs, Clemenceau n’y paraît point disposé.

Delanney, qui part pour Tokio par l’Amérique, me fait ses adieux.

Paléologue me raconte qu’un sous-secrétaire d’État, Lemery, affirme qu’en septembre prochain Clemenceau sera usé, remplacé et qu’on fera la paix. Il ajoute qu’on commence à attaquer Clemenceau, à lui reprocher ses visites perpétuelles et trop bruyantes aux armées, les communiqués trop optimistes sur ses tournées, l’affaire Sixte, etc. Il ajoute qu’il a reçu ces jours-ci M. Louis Dreyfus et que celui-ci lui a annoncé que Clemenceau lui avait donné une mission politique et diplomatique en Russie. M. Dreyfus disait lui-même : « Je ne me crois pas qualifié pour ce rôle ; je suis Juif, je suis négociant en grains : deux raisons pour ne pas être très bien vu des paysans russes. J’ai fait ces objections à Clemenceau, il n’en a pas tenu compte. »

En Conseil des ministres, ce matin 28 mai, Pams rapporte que Longuet voulait poser une question au gouvernement et interpeller sur l’expulsion d’un journaliste.


Mercredi 29 mai.

À la première heure du matin, deux détonations. Les points de chute paraissent assez proches. Renseignements pris, les obus sont tombés rue du Bac et rue Barbet-de-Jouy, où une concierge a été blessée. Elle a été transportée à l’hôpital Laënnec, où je vais la voir à huit heures. C’est une Espagnole exubérante et loquace. Elle raconte qu’elle était en train de faire sa prière et elle demandait à Dieu d’épargner sa vie en cas de bombardement. « Eh ! bien, vous voyez, lui dis-je, Dieu vous a entendue, puisque vous n’êtes que blessée. »

De là, je vais au n°97 de la rue du Bac. L’obus est tombé dans la cour et a détruit le sixième étage de la maison. Il n’y a pas de victimes. La concierge, très calme, me dit que tout le monde est à la campagne. Tout le monde, sauf cependant mon ami M. Grosdidier, sénateur de la Meuse, qui demeure dans le bâtiment du fond au rez-de chaussée (ce que je ne me rappelais pas et que m’indique Guichard de la Préfecture de police). Je fais appeler Grosdidier, qui vient souriant et joyeux comme à l’ordinaire. Il me dit avoir vu Dalimier, qui l’a justement engagé hier à venir me voir.

Heures d’angoisse. La situation devient grave entre l’Aisne et Château-Thierry. Les Allemands s’emparant de Soissons, parviennent jusqu’à Fère-en-Tardenois et progressent dans la vallée de l’Ardre.

Pichon envoie Bergson en Amérique pour traiter l’affaire japonaise. Il croit que les résistances de Wilson tiennent surtout aux préjugés des Américains de l’Ouest contre les Japonais et à l’idée que le président se fait de la souveraineté russe. Il ne voudrait pas appuyer une action japonaise qui ne serait pas réclamée par la Russie elle-même. Mais où est la Russie ?

Le radio allemand annonce 25 000 prisonniers franco-anglais.

Vers sept heures du soir, un obus tombe derrière le bazar de l’Hôtel-de-Ville. On annonce plusieurs victimes. Je me rends sur les lieux par une fin d’après-midi charmante et lumineuse qui contraste douloureusement avec mes anxiétés. Le coup a porté sur le sommet d’une maison, a défoncé le grenier et écrasé la tête d’une pauvre femme qui se trouvait là et dont le cadavre est épouvantable. Contrairement à ce qui m’avait été dit, il n’y a heureusement aucune autre personne atteinte. Je rentre.

Clemenceau, revenu du front, fait téléphoner par Mandel qu’il sera à l’Élysée à dix heures et quart. Un peu plus tard, nouveau coup de téléphone. Clemenceau, fatigué de son voyage, ne viendra que demain matin. J’ai l’impression que ces fatigues renouvelées sont une conséquence de l’opération que le président du Conseil a subie avant la guerre.


Jeudi 30 mai.

L’archevêque de Cologne fait demander par le Vatican que les Alliés ne bombardent pas sa ville aujourd’hui, jour de la Fête-Dieu. Les Anglais ont adhéré. Le cardinal Amette, pressenti par le Vatican, a prévenu Cambon ces jours derniers. Sur l’ordre de Clemenceau, Cambon a prié le cardinal de s’adresser directement à Clemenceau. Cambon a ajouté de lui-même : « Si Votre Éminence veut m’en croire. Elle ne fera pas cette démarche (qui pourrait provoquer une lettre de Clemenceau un peu vive à l’égard du pape) et Elle ne répondra pas à Rome. » Le cardinal a suivi ce conseil.

Les Allemands qui demandent qu’on respecte la Fête-Dieu chez eux, ont commencé à tirer sur nous ce matin dès sept heures. Le premier coup a été très malheureux ; il est tombé sur un atelier passage Miollis, près de la rue Lecourbe. Je m’y rends d’urgence. On a déjà retrouvé sept corps d’ouvriers. On en recherche encore. Plusieurs blessés, dont deux grièvement. Quelques victimes sont des réfugiés de Russie. Dans la cour de l’atelier, je vois des familles groupées : pères, mères, femmes, tout en larmes, mais magnifiques de résignation. Une fois de plus, je vais à Necker et à Buffon consoler et secourir les blessés.

En rentrant, je trouve le général Duparge et Sainsère penchés sur une carte où ils tracent la ligne du front d’après les derniers renseignements. L’ennemi avance de plus en plus. La ligne allemande s’étend de Soissons aux abords de Reims par Verzy, Oulchy-le-Château, puis parallèlement à la Marne par Chartèves, Jaulgonne, près Verneuil et près Ville-en-Tardenois. Les Allemands sont à mi-chemin de Château-Thierry et de Dormans, et à soixante-dix kilomètres de Paris. La situation devient extrêmement grave.

Et ni Conseil des ministres, ni Comité de guerre. Ni les ministres, ni moi, nous ne savons rien. Clemenceau se conduit en véritable dictateur. « Mais, me disait hier Dubost, c’est un dictateur qui est à la merci des influences qui s’exercent successivement sur lui et qui agit par saccades, tantôt sous la pression de Foch, tantôt sous celle de Mandel. » Mais qu’importe si la victoire finit par nous revenir et par nous rester ? D’après ce que j’ai su hier seulement par les officiers de liaison, Foch avait préparé pour les premiers jours de juin une offensive importante dans la région de la Somme. C’est sans doute à propos de ce projet d’opérations que Clemenceau était allé, comme il l’avait dit l’autre jour, demander à Foch de ne pas faire d’offensive avant l’offensive allemande.

D’autre part, dès que l’attaque a commencé, Pétain a demandé à Foch de faire descendre le plus tôt possible des divisions de Flandre et de la Somme. Le mouvement de descente a été malheureusement assez lent et les divisions débarquées hier dans la région de Dormans n’ont pas encore leur artillerie.

Les critiques que Dubost m’a renouvelées au sujet de Clemenceau ne m’empêchent pas de retenir, d’autre part, ce qu’il y a de bon et de fort dans le président du Conseil : son souffle patriotique, qui est très ardent, son intelligence qui est très vive, sa popularité qui lui donne de puissants moyens d’action. Ce qu’il y a en lui, comme le répète Dubost, de mauvais et de périlleux, c’est la coquetterie des décisions rapides, travers qui a pour conséquence les actes irréfléchis et ensuite les repentirs, la contradiction, la versatilité, les à-coups, l’incurable légèreté dont parlait Jules Ferry, l’habitude de prendre des impressions pour des opinions. À onze heures, Clemenceau vient avec Klotz. « J’ai amené du renfort, me dit-il, parce que j’ai à me plaindre de vous. »

— Ah ! voyons !

— Je veux d’abord vous renseigner sur la situation. Je ne rends jusqu’ici personne responsable. Je n’ai pas pu faire interroger le général Duchesne et si je le vois cet après-midi aux armées, je ne lui demanderai rien personnellement. On peut évidemment s’étonner que les ponts de l’Aisne n’aient pas été coupés : ce sera une enquête à faire, mais il ne faut pas déranger Duchesne pendant l’action, d’autant plus qu’il s’y donne tout entier. Hier, je l’ai vu à deux kilomètres de l’ennemi, dans la région de Fère-en-Tardenois. Il est très courageux et ne cesse de s’exposer.

Je crains que Reims et Dormans ne soient pris aujourd’hui. Mais Pétain prépare une opération pour arrêter et rejeter l’ennemi. Il n’y a donc qu’à patienter. Voilà pour la situation. Quant à ma plainte, voici :

« J’ai appris qu’en mon absence, vous avez fait venir Cambon et Briand et tous les deux, en sortant de chez vous, ont vivement critiqué Pétain. Alors j’ai voulu, devant Klotz, en causer avec vous. Je sais très bien que vous ne voulez pas me tirer dans le dos. Je sais bien aussi que vous avez des amis. Par exemple, encore Barthou, qui dit à tout le monde : « Je suis très ministériel », et qui multiplie ensuite les critiques. Eh bien, Cambon, qui entre dans mon cabinet comme dans un moulin et qui est une vieille portière, raconte partout que vous êtes très sévère sur le compte de Pétain. De même Briand, qui est allé voir Henry Simond, son ami personnel et qui, en sortant de chez vous, lui a dit que Pétain avait commis des fautes certaines.

— Eh bien, tout cela est pure imagination. J’ai fait venir Cambon avant-hier d’accord avec vous pour le prier d’aller trouver le cardinal. Il m’a rapporté hier mon exemplaire de télégramme alors que je pensais qu’il me le renverrait sous pli. Je lui ai naturellement laissé deviner mon inquiétude et ma surprise que les ponts de l’Aisne n’eussent pas été coupés… Mais, je n’ai attribué en cela aucune responsabilité à Pétain, d’autant que, d’après ce que m’avaient dit les officiers de liaison, s’il y avait à faire sur ce point un reproche à quelqu’un, ce serait plutôt à Foch qui, d’après eux, s’est hypnotisé sur le Nord.

— C’est exact.

— Quant à Briand, il a une faculté de déformation que j’ai déjà souvent remarquée. Nous avons naturellement parlé de la situation militaire. Je ne lui ai pas dit qu’elle me réjouissait. Mais je ne lui ai donné aucune arme ni contre vous, ni contre Pétain.

— Je sais très bien que vous ne l’auriez pas fait volontairement.

— Je ne l’ai pas fait davantage involontairement. Je reste convaincu qu’il ne faut ébranler ni Foch ni Pétain.

— Alors, nous sommes d’accord. Pétain complète Foch qui n’entre pas, autant que lui, dans les détails d’exécution.

— C’est ce que je vous ai écrit moi-même il y a quelque temps, et je n’ai pas changé d’avis.

— Alors, ça va bien. »

Oui, ça va bien. Mais, une fois de plus, Clemenceau a accueilli des « potins » et s’est montré ombrageux et défiant. Et moi, faute de responsabilité légale et de droit à l’action, je suis, de la part de tous, l’objet des allégations les plus fausses et des suppositions les plus fantaisistes. Et pourquoi faut-il à Clemenceau des témoins ? L’autre jour, c’était Pichon, aujourd’hui c’est Klotz. Clemenceau a certainement cru que j’avais fait venir Briand sinon pour conspirer contre lui, du moins pour ménager un prétendu conspirateur qu’il croit mon meilleur ami (Barthou). Je ne sais ce que fait Briand en ce moment, mais Clemenceau est convaincu qu’il conspire. Des détails de sa conversation me reviennent. « Briand, m’a-t-il dit, va de temps en temps faire un plongeon dans l’Eure, puis il revient intriguer dans les couloirs, » ou bien, « comme en ce moment, il s’installe chez Bunau-Varilla. » Ainsi, Clemenceau suit les moindres gestes de Briand et il s’est évidemment imaginé que si je n’encourageais pas ses critiques, elles ne me déplaisaient pas. Ayant cru de moi tout ce qu’il a cru autrefois, il peut bien encore me supposer capable de ces arrière-pensées. Cependant il m’a dit avec insistance : « Je sais bien que, volontairement, vous ne me tireriez pas dans le dos, et vous ne voudriez pas me gêner, et c’est ce que je disais à Klotz en venant. » Quoi qu’il en soit, ne voulant sous aucun prétexte que, surtout à l’heure présente, il puisse être énervé ou troublé dans son action gouvernementale déjà, hélas ! si saccadée, je suis bien résolu à continuer de l’aider de mon mieux.

À cinq heures, thé offert aux huit jeunes normaliennes de Saint-Amarin, venues à Paris et descendues à l’École normale des Batignolles, dont quelques élèves les accompagnent.

Promenade mélancolique dans le jardin.

Les officiers de liaison me disent que la percée allemande s’exerce surtout dans la direction de Château-Thierry. Notre offensive doit se faire demain dans le flanc droit de l’ennemi. Mais par suite d’une indiscrétion criminelle, m’assure confidentiellement Deschanel devant Dubost, cette attaque qu’on m’annonce seulement ce soir très mystérieusement encore, était connue de tous et faisait l’objet de toutes les conversations aujourd’hui dans les couloirs de la Chambre.

Dubost et Deschanel renoncent pour le moment à l’idée de venir au Comité de guerre, mais ils demandent à avoir une conférence avec Clemenceau. Ils sont très préoccupés de ce qui suivra l’arrêt de l’offensive. Si nous attendons une troisième attaque et si les Allemands nous enlèvent encore trente kilomètres de profondeur, ils tiendront Paris sous leur feu. Et alors, dit Deschanel, que fera-t-on ? Restera-t-on dans une ville constamment bombardée ? Comment les Chambres y siégeront-elles ? Pourra-t-on continuer la guerre dans ces conditions ? Et Dubost, de son côté, déclare : « Cette fois, le gouvernement ne pourra partir sans l’autorisation des Chambres, et il n’obtiendra certainement pas cette autorisation. » Dubost et Deschanel sont tous deux très sévères pour le commandement. Ils assurent que les deux Chambres le sont aussi, que la fin de la dernière séance au Palais-Bourbon a été très houleuse. Doumer me tient à peu près le même langage. Il reproche à Clemenceau de se faire une popularité avec ses voyages au front, autour desquels la presse continue, en effet, à mener grand bruit. Nail, venu aux nouvelles, affirme qu’à la Chambre les amis de Caillaux relèvent la tête et que Ceccaldi parle déjà de l’élargissement du « Président ».


Jeudi 30 mai.

De onze heures à minuit, vaine alerte. Quelques bombes en banlieue. Clemenceau, revenu du front, fait téléphoner à dix heures et demie qu’il viendra demain et que la situation est meilleure.

Mais pendant l’alerte, le général Duparge m’apporte les derniers renseignements et, en réalité les Allemands ont encore progressé. Ils ont à peu près atteint la voie ferrée entre Château-Thierry et Dormans. Leur radio de ce soir annonce 35 000 prisonniers.

Plusieurs interpellations ont été déposées par les socialistes.


Vendredi 31 mai.

Clemenceau me confirme ce matin ce qu’il m’a fait téléphoner hier soir. Il a eu, répète-t-il, en fin de journée bien meilleure impression : « Au début, cela n’allait pas. Je ne rencontrais que des généraux qui se plaignaient de la lenteur des débarquements. Les divisions ne sont pas arrivées très vite, mais il était, hélas ! impossible de faire mieux. Enfin, aujourd’hui, je crois que Château-Thierry ne sera pas pris et qu’ils ne franchiront pas la Marne… Pétain, continue Clemenceau, va les attaquer dans le flanc.

— Aujourd’hui ? demandé-je.

— L’opération est retardée de quelques heures, mais elle aura sans doute lieu aujourd’hui.

— Il y a eu, dis-je, à la Chambre, de fâcheuses indiscrétions à ce sujet, venues, paraît-il, de votre cabinet.

— Ah ! c’est ennuyeux, mais peut-être, après tout, cela les aura-t-il remontés.

— Oui, mais si l’opération tarde, il est à craindre que l’indiscrétion ne parvienne à l’ennemi.

— Ah ! maintenant je vais vous dire. Je persiste à croire que vous avez tort de laisser venir Briand chez vous en ce moment. Cela lui fournit l’occasion de vous faire parler. Je suis bien sûr de l’entière loyauté de votre concours, mais vous avez commis une imprudence en le recevant.

— Je n’accepterais pas que vous missiez en doute la loyauté de mon concours, mais, une fois encore, je proteste contre le reproche d’imprudence. »

J’indique à Clemenceau les visites de Dubost et de Deschanel, mais il m’écoute à peine.

— « Laissons cela. Je n’ai aucune arrière-pensée. Je ne vous ai parlé de tout cela que parce que je tiens à ce que nos relations soient cordiales.

— Il me paraît difficile de ne pas recevoir les hommes politiques qui viennent à l’Élysée.

— Vous avez raison, votre porte doit rester ouverte, mais méfiez-vous de Briand.

— Je m’en méfie un peu.

— Méfiez-vous-en beaucoup.

— Mettez-vous dans l’esprit que je n’ai pas pour lui autant d’estime ni d’amitié que pour vous.

— Pour cela, vous avez raison.

Nous reparlons ensuite de Dubost et de Deschanel. « Ils n’ont rien à faire, dit-il, dans un comité de guerre, mais je ne veux pas leur refuser une conversation chez vous. Soit ! Convoquez-les pour aujourd’hui à la fin de l’après-midi. Mais s’il fallait quitter Paris, je ne les consulterais pas, c’est une question qui ne les regarde point. Qu’est-ce qu’ils ont fait en 1914, ces gens-là, lorsque le gouvernement est parti pour Bordeaux ?

— C’est, dis-je, Dubost qui a suggéré à Viviani le décret de clôture.

— Vous avez eu tort de le prendre.

— C’était un acte de gouvernement.

— Oui, oui, je dis « vous » mais c’est au gouvernement que je songe. Ah ! c’est Dubost qui a suggéré le décret ?

— Oui, il a dit qu’il ne partirait que si la session était close.

— Eh bien ! reprend Clemenceau, et aujourd’hui ? Est-ce que je ne pourrais pas clore la session ?

— Pas encore, mais dans quelques semaines.

— Ah ! c’est parfait. »

Clemenceau ne semble pas s’apercevoir de la contradiction qu’il commet en reprochant à Viviani ce qu’il songe aujourd’hui à faire lui-même.

— « Mais, dis-je, il ne saurait être question maintenant d’abandonner Paris.

— Non, non ; je suis sûr qu’on n’en arrivera pas là. »

Il dit ensuite qu’il ne veut pas, contrairement à l’avis de Deschanel, se présenter devant la commission de l’armée à la Chambre. Il tient à s’expliquer devant l’assemblée elle-même sur les interpellations et il refuse de parler en comité secret. « Les socialistes feront, s’ils le veulent, un comité secret pour eux. Moi, je ne m’expliquerai qu’en public. »

Raux, préfet de police, qui m’apporte des photographies des points de chute, me dit que les perquisitions faites chez Péricat à propos de l’affaire Guilbeaux n’ont rien donné.

  1. V. Messages et discours, t i. Ier (Bloud et Gay, éditeurs).