Au service de la France/T5/Ch V

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Plon-Nourrit et Cie (5p. 203-255).


CHAPITRE V


La bataille de Guise. — Les Russes en Galicie et en Prusse orientale. — Notre retraite générale continue. — Conférence du gouvernement avec les présidents des Chambres. — À la demande du général Joffre, le ministre de la Guerre insiste pour que le gouvernement quitte Paris. — La délibération du cabinet. — Les écrivains au service. — Visite de M. Myron T. Herrick. — La tristesse du départ. — L’arrivée à Bordeaux. — Avant les batailles de l’Ourcq et de la Marne.


Samedi 29 août.

Toujours modeste et désintéressé, Léon Bourgeois vient me voir, pour remercier le gouvernement de l’avoir nommé président de cette commission d’assistance et de ravitaillement, où il siégeait avec Millerand, Briand et Delcassé. Il est de ceux, trop rares, qui servent de bonne humeur au poste qui leur est assigné. Les travaux qu’il dirige deviennent, du reste, tous les jours plus importants. En dehors même des familles de mobilisés, auxquelles le gouvernement a fait accorder, dès le début des hostilités, des allocations périodiques, il y a, à Paris, des ouvriers qui, à raison de leur âge ou de leur santé n’ont pas été appelés aux armées et qui chôment ; il y a des femmes sans ressources et sans gagne-pain ; il y a une multitude croissante d’infortunes et de misères à soulager. La question du ravitaillement n’est pas moins importante, puisque la main-d’œuvre, décimée par la mobilisation, manque un peu partout et que les transports militaires gênent et ralentissent les communications. Pour stimuler et surveiller les administrations compétentes, la bonté naturelle de Léon Bourgeois n’est pas moins utile que sa compétence d’ancien ministre de l’Hygiène et de la Prévoyance.

Mais voici qu’arrive en tempête M. Touron, vice-président du Sénat, représentant de l’Aisne. Dans une crise de surexcitation maladive, il est méconnaissable. Il prétend que l’état-major nous trompe ou n’est pas renseigné, que notre aile gauche est tournée et que les Allemands sont à La Fère. Les préoccupations qu’il m’exprime avec trop de véhémence sont celles que j’ai confessées, hier encore, aux officiers de liaison. Mais jusqu’à présent, malgré l’occupation de Péronne et de Saint-Quentin, le G. Q. G. n’éprouve pas d’inquiétudes sérieuses. Le colonel Pénelon vient, au contraire, de téléphoner à l’Élysée, de la part du général Joffre, que dans la journée d’hier, la situation s’est améliorée. Le bref communiqué de ce matin annonce même que la marche des Allemands s’est ralentie, mais il n’y parait guère et je comprends, en tout cas, que M. Touron, grand industriel de l’Aisne, ne soit pas rassuré. Pour ne pas augmenter ses alarmes, je lui cache mes appréhensions personnelles. Mais, au fond de moi-même, je ne suis pas beaucoup plus tranquille que lui et je me demande tout bas si l’optimisme tenace du G. Q. G. ne devient pas de l’aveuglement.

Successivement, nous apprenons qu’en Belgique les Allemands ont incendié la célèbre bibliothèque de Louvain, qu’en France une brigade ennemie a atteint la Somme à Brie, qu’une forte colonne est entrée dans la forêt de Nouvion, qu’une division d’infanterie a attaqué le IXe corps français dans la région de Dommery, que du côté de Mouzon, les troupes allemandes se sont avancées sur la rive gauche de la Meuse, qu’en Lorraine notre 1re et notre 2e armées ont repris l’offensive, mais ne progressent que lentement, qu’en Haute-Alsace, des forces sérieuses, venues de NeufBrisach et de Huninghe, convergeraient sur Belfort.

Si discrets qu’ils soient, les bulletins officiels de retraite commencent à troubler un peu, çà et là, l’opinion publique. Certains cercles parisiens, demeurés ouverts, donnent asile à quelques oisifs grincheux, qui colportent des récits décourageants. Un mal nouveau, pour lequel il va falloir un mot nouveau, le défaitisme, commence à sévir. Mon courrier se gonfle de plus en plus. Ce ne sont que critiques, plaintes, récriminations, et aussi pétitions de prêtres ou de femmes, qui me demandent avec insistance de vouer la France au Sacré-Cœur. Beaucoup de ces requêtes sont touchantes de sincérité, de douleur et de foi ; d’autres paraissent malheureusement inspirées par la passion politique, plutôt que par le sentiment religieux. Nos défaites y sont présentées comme un châtiment mérité, infligé par Dieu à la République. L’union sacrée serait-elle donc menacée ? Non, je ne le crois pas. Malgré leur abondance quotidienne, ces lettres désenchantées ne sont après tout, dans l’unanimité de la confiance, que des exceptions négligeables.

Vers deux heures, le colonel Pénelon m’apporte, du quartier général, des informations rassurantes. Les quatre corps d’armée allemands qui s’avancent en colonnes parallèles sur notre aile gauche et dont les avant-gardes ont déjà passé la Somme, paraissent s’être témérairement exposés. Ils ont à leur droite notre VIIe corps, qui vient de débarquer à Amiens et qui, avec les divisions de réserve, les divisions de cavalerie commandées par le général Sordet et quatre bataillons de chasseurs à pied, commandés par le colonel Serret, composent une nouvelle armée, la 6e, commandée par le général Maunoury. Les Allemands vont être attaqués sans retard par ces forces réunies.

Sur leur flanc gauche, ces quatre corps allemands ont toute l’armée du général Lanrezac. Malheureusement, cette armée est si fatiguée que le général Lanrezac avait exprimé le désir de la ramener, sans combattre, au sud de Laon et de la reconstituer là, en vue de nouveaux engagements. Joffre, qui ne veut, en ce moment, souffrir aucun retard, a considéré cette proposition comme un signe de défaillance. Il a donné au général Lanrezac l’ordre formel de prendre l’offensive dans la région de Guise ; il l’a expressément menacé de le faire fusiller en cas de désobéissance ou d’hésitation ; et il s’est porté lui-même, de sa personne, sur le théâtre des opérations. Il a, dit le colonel Pénelon, grand espoir en cette nouvelle bataille.

Toute la journée, les bruits les plus contradictoires viennent frapper mes oreilles. Un député de l’Aisne, du nom de Magniaudé, entre à l’Élysée en tenue de voyage ; mais, à la boutonnière de son veston, il a passé ses insignes parlementaires et il porte en sautoir l’écharpe tricolore, comme s’il s’était lui-même, de sa propre autorité, institué commissaire aux armées de la République. Il arrive de Vervine singulièrement excité. Il a vu, dit-il, dans les environs de Laon, nos troupes en désordre. Le soue-préfet de Vervins lui a confié que nos chefs sont ou découragés ou incapables. À Laon même, il n’a pas rencontré un seul soldat français. Il a pu admirer à Compiègne des Anglais à l’allure magnifique. Nos hommes sont, pour la plupart, excellents et pleine d’ardeur. Mais les chefs !… Et M. Magniaudé conclut avec un grand sérieux : « Il faudrait des commissaires aux armées pour surveiller ce qui se passe et pour relever le moral des troupes. »

Puis, voici de nouveau M. Touron, qui semble de plus en plus affolé. Il nous répète, à Viviani et à moi, qu’on nous trompe, que nos armées sont cernées. Nous essayons vainement de le calmer. Bien que généralement raisonnable et pondéré, il ne se domine plus.

Entre quatre et sept heures de l’après-midi, tandis que siège le Conseil des ministres, il revient encore à l’Élysée et il est reçu par Félix Decori. Il a eu, dit-il, une communication téléphonique avec M. Sébline, comme lui sénateur de l’Aisne, qui possède, un peu au sud de Saint-Quentin, une propriété actuellement occupée par l’ennemi. Les Allemande se conduisent, parait-il, courtoisement envers M. Sébline, mais ils lui répètent : « Parie paiera pour la France. » Le sénateur est monté sur le toit en terrasse, d’où il voit, dans un rayon de dix kilomètres, la bataille se dérouler autour de lui. Il peut encore téléphoner librement avec Laon et avec Paris. Il fait savoir à M. Touron que, dans la première partie du combat, nos troupes, attaquant dans la direction de Saint-Quentin, ont eu l’avantage, mais que l’ennemi a ramené des renforts, empruntés à ses avant-gardes de la Somme et qu’il nous a finalement repoussés.

À neuf heures et demie du soir, un des officiers de liaison, le capitaine Rochard, m’apporte le bulletin quotidien, qui confirme le triste renseignement donné par M. Sébline. En revanche, le préfet de l’Aisne téléphone de Laon que nous avons obtenu un sérieux succès dans les environs de Guise. Une attaque très violente a débouché de la ville ; nous y avons fait face et, de ce côté, l’offensive allemande paraît momentanément enrayée. Mais nouvelle déception : la gauche de notre 5e armée est refoulée vers l’Oise. Malgré l’avantage partiel remporté près de Guise, la manœuvre montée par le G. Q. G. semble donc, une fois de plus, déjouée. L’attaque lancée par nous contre les quatre corps qui forment l’aile droite de l’ennemi n’a pas réussi et, en outre, une attaque allemande, entreprise sur l’aile droite et sur les derrières de l’armée Lanrezac, n’a pu être définitivement repoussée. Non seulement la marche des Allemands n’est pas arrêtée, mais nous risquons de nous voir gagner de vitesse et d’être accrochés dans notre retraite.

Le Conseil des ministres se trouve, par suite, amené à envisager l’éventualité d’un investissement de Paris. Millerand annonce froidement qu’en pareil cas et d’accord avec le général Joffre, il proposera, à la dernière heure, le départ du gouvernement, qui n’a pas, dit-il, le droit de se laisser couper et isoler de la nation. Il me semble prématuré d’examiner cette question et j’obtiens qu’elle soit réservée. Mais Guesde et Sembat demandent que, si le départ a lieu, des membres du gouvernement restent, au moins, à Paris pour l’y représenter. Sur ce point également, la décision est ajournée. Les deux ministres socialistes expriment enfin le vœu qu’on arme les habitants pour la défense de la ville. Mais Millerand leur fait remarquer, et j’appuie ses observations, que l’armement de la population exposerait Paris à d’horribles représailles, puisque partout les Allemands ont pris prétexte de coups de feu attribués à des civils pour incendier les maisons de citoyens inoffensifs. Sur tout ce qui touche à la défense de Paris, le Conseil décide d’entendre demain, sous ma présidence, le Général Gallieni.

Les télégrammes que nous recevons dans la journée n’apportent aucune diversion à nos tourments. Toujours la même obscurité sur les projets de la Turquie, mais de nombreux émissaires panislamites partent de Constantinople pour l’Afrique du Nord1. Des militaires et marins allemands continuent à traverser la Bulgarie pour aller retrouver le général Liman von Sanders. Les ministres alliés à Sofia se sont vainement plaints au gouvernement bulgare de cette cynique violation de la neutralité2. L’Allemagne se livre de même à toutes sortes de manœuvres à Bucarest pour entraîner le roi Carol à une résolution extrême, contraire à l’opinion générale du pays. Notre ministre, M. Blondel, fort inquiet de cette pression, voudrait que la Russie offrît à la Roumanie un district de la Bessarabie pour que les velléités du souverain fussent comprimées par la force du sentiment public3. Des trains entiers, bondés d’officiers et de soldats allemands, bien reconnaissables sous leur déguisement civil, ont traversé le royaume dans la direction de la Bulgarie et de Constantinople. Comme son collègue de Sofia, M. Blondel s’est plaint de cette étrange complaisance. Le gouvernement de Bucarest, qui savait parfaitement à quoi s’en tenir, mais qui, à cause du roi, n’avait pas osé fermer sa frontière, a paru très embarrassé4.

Les ambassadeurs de la Triple-Entente remettent aujourd’hui à la Porte une proposition qui a sans doute le double tort d’être tardive et de rester trop vague : « Les trois puissances déclarent à la Sublime-Porte qu’elles sont prêtes à garantir l’intégrité du territoire ottoman et à examiner dans un esprit amical les demandes que celle-ci désirerait leur adresser dans l’ordre économique et judiciaire. De son côté, la Sublime-Porte s’engage à observer une attitude de stricte neutralité au cours du conflit qui divise actuellement l’Europe. » Il est à craindre que maintenant, après le bruit fait par l’Allemagne autour de nos défaites, ce projet n’ait peu de chances d’être accepté.

Cependant les nouvelles militaires de Russie sont toujours très bonnes. En Prusse orientale, les Russes ont occupé Allenstein ; en Galicie, une bataille générale, de la Vistule à Lemberg, s’est engagée sur un front de trois cents kilomètres.

Sir Ed. Grey a dit à M. Paul Cambon qu’il considérait, comme nous, que les Alliés devaient s’obliger les uns envers les aunes à ne pas conclure de paix séparée5. Il reste toutefois à mettre cette convention sur pied. Je demande à Delcassé d’en presser la conclusion. Nos accords de 1904 ne font pas de l’Angleterre notre alliée. Elle l’est devenue, en fait, par la guerre. Il faut que cette alliance dure au moins jusqu’à la paix.



1. Télégramme de Thérapia, n° 373.
2. De Sofia, n° 78.
3. De Bucarest, n° 83.
4. De Bucarest, nos 84 et 86.
5. De M. Paul Cambon, n° 466.


Dimanche 30 août[modifier]

En Lorraine, la progression de nos troupes s’est sensiblement accélérée. Nous sommes maîtres de la ligne de la Mortagne et notre droite continue d’avancer. Mais jamais ne nous vient un succès sans revers: dans les Vosges, nous semblons en recul. La ville de Saint-Dié est toujours occupée par les Allemands et, hier soir, le préfet a téléphoné que l’ennemi voulait emmener en captivité le maire, les adjoints et les notables, parce qu’à Sainte-Marie et à Saales nos autorités militaires ont cru devoir prendre comme otages des femmes et des enfants. Le gouvernement accepte l’échange et promet la restitution. Je ne m’explique pas que des officiers français aient eu la fâcheuse idée de se saisir ainsi d’êtres inoffensifs et je demande contre eux des sanctions exemplaires.

Au nord de Rethel, les Saxons ont assailli notre IXe corps. Notre 4e armée s’est encore repliée. Devant la 3e, l’ennemi, venant de Stenay, a violemment attaqué sur Beauclair. Partout nous sommes forcés de continuer à céder du terrain. C’est bien une véritable bataille que nous avons livrée autour de Guise, pour dégager notre aile gauche. Nous avons victorieusement résisté à la pression du Xe corps et de la garde impériale. Mais, plus à l’ouest, nous avons été moins heureux et des forces allemandes se sont glissées dans la direction de La Fère. M. Touron ne se trompait donc pas tout à fait dans les renseignements qu’il m’apportait hier avec tant d’émotion. Une partie de la 1re armée allemande a atteint par ses éléments de droite Chaulnes, Lihon et Rozières-en-Santerre.

En me commentant ce matin les derniers événements militaires, l’officier de liaison du G. Q. G. ne dissimule pas que la situation devient grave. Viviani me dit qu’il est resté tard dans la nuit au ministère de la Guerre et que Millerand a téléphoné au général Joffre. Le commandant en chef n’est plus sûr de pouvoir empêcher les Allemands d’entrer à Paris, surtout si le gouvernement y demeure. Il est d’avis que nous devons nous éloigner pour ne pas attirer nous-mêmes l’ennemi sur la capitale. C’est assez dire que la bataille de Guise n’a point donné ce qu’on en attendait. Je n’en proteste pas moins auprès de Viviani contre l’idée d’un départ. Lui aussi, il préférerait de beaucoup rester. Mais le mot de Joffre le laisse très perplexe. Il m’annonce que les présidents des deux Chambres ont demandé à le voir. Que veulent-ils ? Et que se passerait-il au Parlement, s’il siégeait aujourd’hui ?

M. Messimy, qui a revêtu l’uniforme de commandant de chasseurs à pied et qui va bravement rejoindre son bataillon, vient me faire ses adieux. Je lui donne l’accolade et lui exprime tous mes vœux. Il me laisse une sorte de testament, écrit, signé et daté de sa main et qui, entre autres recommandations, contient ces deux lignes : « 30 août 1914. Avant tout, ne pas tenter de s’enfermer dans Paris. Détruire, en reculant, tous les ouvrages d’art, même sur route. » Par ne pas s’enfermer dans Paris, il entend, me dit-il, ne pas y laisser investir la garnison elle-même. Il croit impossible de défendre Paris comme ville forte, même avec les trois corps d’armée qu’il a demandés. Il juge de beaucoup préférable de livrer, hors des murs, avec des retranchements de campagne, une ou plusieurs grandes batailles, sans s’immobiliser dans la place. Je lui réponds que ni le gouvernement, ni moi, nous ne pouvons, dans une question essentiellement militaire, substituer notre autorité à celle du commandement. Il me supplie – à genoux, me dit-il – de faire connaître son avis au ministre de la Guerre. J’envoie donc sa note manuscrite à Millerand, qui pourra, au besoin, la communiquer à Joffre et à Gallieni.

Le général en chef est surtout préoccupé, en ce moment, de la conduite que se réserve de tenir le maréchal French. Les Anglais consentiront-ils à interrompre leur retraite pour se battre de nouveau sans prendre le temps de se refaire ? Ils se replient, parait-il, sur Meaux, d’où ils voudraient gagner la basse Seine, pour se rapprocher de leurs bases maritimes. Ils tourneraient Paris par le sud pour aller se reconstituer dans la région de Rouen. Joffre est inquiet de ce projet et voudrait que French y renonçât.

Gallieni vient à mon cabinet, avant le Conseil des ministres, et en présence de Viviani et de Millerand, il m’expose sa pensée, avec une lucidité, une force d’expression, une maîtrise, qui nous font à tous trois une profonde impression. Souple, élancé, de grande taille, la tête haute, les yeux perçants abrités sous des verres immuables, il s’impose, à ceux qui l’approchent, comme un très bel exemplaire de puissance humaine. Il n’a encore que soixante-cinq ans et quelques mois. Il a été malheureusement assez éprouvé par des séjours prolongés aux colonies et notamment par les neuf années, si fécondes pour la France, qu’il a passées à Madagascar. Il trouve que la défense de Paris n’est pas suffisamment assurée, que les forts ne sont pas en état, que le camp retranché n’est pas assez solidement organisé et qu’il faudrait au moins huit ou dix jours pour regagner le temps perdu par le général Michel. Mais, ajoute-t-il, alors même que toutes les lacunes seraient comblées, Paris ne saurait résister à un coup de main, appuyé par l’artillerie lourde dont disposent les Allemands. Il faudrait donc constituer, avec quatre corps d’armée ou, au minimum, avec les trois dont a parlé l’ordre de Messimy, une armée mobile qui serait placée sous le commandement du gouverneur, qui formerait l’aile gauche de toutes les autres et qui, le moment venu, se battrait devant Paris.

Nous invitons le général Gallieni à faire part de ses vues au Conseil des ministres. Il y est entendu à la séance du matin. Il y recommence avec la même clarté son exposé et insiste sur les mêmes conclusions. À la demande de Millerand, il fournit même un rapport écrit, fort peu rassurant, qui est immédiatement signalé à l’attention du général en chef, l’envoi des corps réclamés dépendant, avant tout, de possibilités matérielles que Joffre est seul en mesure d’apprécier.

L’après-midi, devant un nouveau Conseil des ministres, comparaissent, à leur tour, MM. Dubost et Deschanel. Le premier est aujourd’hui fort maussade et mâche son râtelier en signe d’un mécontentement incoercible. Il prétend démontrer au gouvernement qu’en droit le cabinet ne peut se transporter où que ce soit, hors de la capitale, sans un vote des Chambres, que le siège des pouvoirs publics a été fixé à Paris par la loi de 1879, qu’il faut donc, si l’on veut partir, réunir d’abord le Parlement et lui soumettre un projet de loi pour le transfert. Il affirme, d’ailleurs, qu’il n’y aura pas dans les Chambres de débat intempestif sur les opérations militaires, qu’on retrouvera aisément l’unanimité du 4 août et que le gouvernement recevra d’une nouvelle manifestation parlementaire un supplément de force. M. Paul Deschanel parait vouloir s’effacer derrière son ainé ; il garde, à côté de lui, une réserve protocolaire ; il a reçu, déclare-t-il, des lettres de quelques députés qui réclament la convocation de l’Assemblée, mais il ne prend pas leurs demandes à son compte et, dans les circonstances présentes, il veut surtout rester d’accord avec le gouvernement. Après avoir donné la parole aux ministres qui la demandent, je conclus que sans préjuger aucunement la décision que prendra le Conseil et sans me prononcer moi-même, pour le moment, sur l’opportunité du départ demandé par le général en chef, je ne crois pas exacte la thèse juridique de M. Antonin Dubost. Il ne s’agirait, en aucun cas, de transférer ailleurs le siège permanent des pouvoirs publics ; il s’agirait seulement, au cas où les nécessités militaires ne permettraient pas au gouvernement de rester à Paris, de réunir provisoirement le Conseil dans une autre ville et de changer, par conséquent, non pas de domicile, mais de résidence. Les ministres ne se sont-ils pas souvent réunis hors de Paris : à Rambouillet, à Fontainebleau, à Pont-sur-Seine, au Havre ? M. Dubost ne conteste pas la justesse de mon observation. Il finit même par nous dire qu’il désire surtout, pour dégager sa responsabilité personnelle, que le gouvernement prenne sans retard, comme il en a le droit, un décret de clôture de la session extraordinaire et le débarrasse par là, lui président du Sénat, de l’ennui d’avoir, soit à convoquer la Haute Assemblée, soit à écarter des demandes individuelles de convocation. Viviani, Ribot, Sembat lui font remarquer que ce décret de clôture, s’il était pris immédiatement, alarmerait l’opinion. D’autre part, une convocation des Chambres, même avec l’ordre du jour le plus laconique, tel que « communication du gouvernement », donnerait lieu, sur le front comme à l’intérieur du pays, aux commentaires les plus variés et probablement les plus fâcheux. On pourrait supposer que le gouvernement est sur le point de demander la paix. Ce serait risquer de décourager nos troupes.

Les deux présidents partis, le Conseil décide que, dans les graves circonstances où nous sommes, il ne doit pas prendre sur lui la responsabilité de convoquer les Chambres. Viviani téléphone à Dubost pour lui annoncer cette décision. Au bout du fil, Dubost se fâche et, d’une voix courroucée, déclare qu’il va lui-même réunir le Sénat, si le gouvernement ne le couvre pas en me faisant signer hic et nunc le décret de clôture. Viviani essaie de lui montrer les inconvénients que présenterait cette mesure, si elle était prise avant que le Conseil eût décidé de quitter Paris. Longue discussion téléphonique. Finalement, il est convenu que le décret ne paraîtra à l’Officiel que si le gouvernement est forcé de s’éloigner. Sur la proposition de Guesde et de Sembat, il est également précisé que, le cas échéant, ce décret sera motivé par l’impossibilité de convoquer intégralement les deux Chambres, une partie de leurs membres étant sous les drapeaux. « De toute évidence, me dit Viviani, c’est Clemenceau qui a mis Dubost en mouvement. » Possible ; mais à l’occasion Dubost sait bien se mouvoir tout seul.

Pendant que s’achève sans trop de dommage cette petite bataille de l’arrière, un moteur ronfle bruyamment dans le ciel. C’est un avion allemand qui survole Paris. Il jette trois bombes qui éclatent sur le quai de Valmy et dans la rue des Vinaigriers. Il y a eu un mort et trois blessés. L’aviateur a lancé, en même temps, une sorte de proclamation, assez ridicule, où il notifiait aux Parisiens qu’ils n’avaient plus qu’à s’enfuir, les Allemands étant, comme en 1870, aux portes de la capitale. Bien qu’immédiatement rapporté par la presse et connu de tous, cet incident ne cause aucun émoi dans la population, dont le calme reste vraiment admirable. Les députés et les conseillers municipaux de Paris commencent cependant à s’inquiéter du sort de la ville. D’ardents patriotes, comme M. Galli, voudraient qu’on armât les habitants en vue d’une guerre des rues. Mais quelles occasions de vengeance et de dévastation ne serait-ce pas fournir aux Allemands ?

…Et toujours la même petite lueur qui scintille à l’orient de l’Europe: le général de Laguiche télégraphie (1) que les derniers succès russes ont assuré à nos alliés la possession de la Prusse orientale. « Masquant les forteresses avec quelques troupes actives et avec des réserves, le gros des armées est transporté vers l’ouest par voie rapide et prononce de plus en plus son offensive dans la direction de Berlin. En Galicie, la grande bataille engagée depuis quelques jours continue. Résultats excellents à l’est, mais non encore décisifs à l’ouest. » De toutes façons, l’action des armées russes va nous soulager d’autant sur le front oriental et le général Joffre est très reconnaissant au grand-duc Nicolas de l’avoir entreprise.



6. De Saint-Pétersbourg, n° 517, 30 août.


Lundi 31 août[modifier]

Mon ancien camarade de la Conférence des avocats, M. Alphonse Deville, conseiller municipal de Paris, m’informe obligeamment que les bruits les plus singuliers courent dans la ville. Comme je n’ai eu ni l’occasion, ni le temps, ni le goût, de sortir ces jours derniers, on prétend que je suis séquestré par le gouvernement. Deville m’engage à me laisser voir un peu dans les rues de la ville, par une population qui m’a si souvent et si bienveillamment prodigué ses faveurs. Des blessés venant d’être amenés à l’hôpital militaire des Récollets, près du faubourg Saint-Martin, je m’étais justement promis de les visiter aujourd’hui. Jamais aucune démarche présidentielle ne m’a plus profondément ému. Féliciter ces braves gens au nom de la nation, leur exprimer la reconnaissance publique, comme je me sens inférieur à cette tâche et indigne de cet honneur ! Mais ils n’ont besoin ni de réconfort, ni d’encouragements. Ils ont tous un moral admirable et brûlent de retourner au front. S’ils s’aperçoivent de mon trouble et de ma maladresse, ils ne m’en laissent rien voir et chacun d’eux trouve un mot touchant pour me témoigner sa gratitude. Dans les rues, à l’aller et au retour, particulièrement dans le faubourg Saint-Martin, les femmes, petites bourgeoises, commerçantes, ouvrières, et les hommes, ou très jeunes ou très âgés, qui sont restés au milieu d’elles, m’accueillent par des transports d’enthousiasme. Cette fois encore, je représente à leurs yeux la France, la France menacée, mais ferme et résolue. Le gouvernement va-t-il donc se résigner à quitter Paris et à laisser ici, derrière lui, tant d’êtres malheureux qui lui font confiance ?

Le colonel Pénelon m’apporte, Dieu merci ! du grand quartier général des renseignements qui permettent encore d’espérer que la question de départ ne se posera point. Il me dit, de la part du général Joffre, que si seulement les Anglais consentaient à maintenir leurs arrière-gardes en contact avec l’ennemi, l’armée Lanrezac, après la violente bataille d’avant-hier, qui a fortement éprouvé l’ennemi et en particulier la garde impériale, pourrait encore prendre les Allemands par le flanc, tandis que la 6e armée, commandée par le général Maunoury, contiendrait leur aile droite et une partie de leur front. Si, en même temps, réussissait l’offensive engagée à Rethel, sur la Meuse et en Lorraine, il y aurait des chances sérieuses pour que la marche allemande fût promptement enrayée. Dans le cas où ce plan ne donnerait pas le résultat attendu, le XVIIIe corps se détacherait immédiatement de l’armée de Lanrezac pour se replier sur Paris, en même temps que la 6e armée, et on livrerait alors bataille devant la ville, à l’aide de ces forces et de celles de la garnison.

Dès lors, le général Joffre estime que le départ immédiat du gouvernement ne s’impose plus et j’éprouve, à ce nouvel avis, un soulagement indicible, car plus approche l’heure fatale qu’on m’a fait prévoir, moins je m’accoutume à l’idée de quitter Paris. Un ministre au moins pense comme moi. C’est M. Ribot. Il estime qu’il importe, en tout cas, avant de songer à partir, d’attendre la bataille qui se livrera sous les murs de la ville. Je dis à Viviani, je dis au colonel Pénelon, pour qu’il le répète à Joffre, que je compte me rendre, ce jour-là, aux armées et que personnellement, je ne m’éloignerai de Paris que si une défaite nous condamne tous à partir.

M. Léon Bourgeois me supplie, à son tour, de combattre tout projet de départ précipité. Je lui réponds que je continuerai à soutenir mon opinion, qui est la sienne ; et, en effet, je reviens à la charge devant le Conseil des ministres. Ribot et Marcel Sembat m’appuient. Mais Millerand maintient avec énergie la thèse du commandement, qu’il s’est appropriée. Il ne saurait, dit-il, comme ministre de la Guerre, accepter la responsabilité de laisser investir le gouvernement. Un parti de uhlans peut traverser la Seine et faire sauter, derrière Paris, les lignes de chemin de fer. il serait insensé d’exposer à un tel risque toutes les administrations centrales, tous les organes dont dépend la vie du pays. M. Doumergue opine dans le sens du ministre de la Guerre et prononce, avec une fermeté grave, cette phrase qui me donne à réfléchir : « Monsieur le président, le devoir est parfois de se laisser accuser de lâcheté. Il peut y avoir plus de courage à affronter les reproches de la foule qu’à courir le risque d’être tué. » Et je sens bien que M. Doumergue a raison. Mais, d’autre part, je crois n’avoir pas tout à fait tort, et quitter Paris, le quitter surtout si brusquement, n’est-ce pas l’exposer au désespoir, peut-être à la Révolution ?

Puisque Joffre m’a fait dire que, si les Anglais consentaient à ralentir leur retraite et à contenir les Allemands, les chances de succès l’emporteraient de beaucoup sur les chances contraires, j’ai prié sir Francis Bertie de venir me voir et il m’a promis de téléphoner à French. Vers dix heures du soir, il m’amène un officier britannique qui m’apporte un mot du maréchal : « Etant donné, écrit French, les lourdes pertes en hommes et en matériel que l’armée britannique a subies dans sa retraite depuis la position de Mons, étant donné aussi le fait que jusqu’à hier, elle a été continuellement engagée avec l’ennemi, elle a besoin d’une huitaine de jours au moins pour se refaire et se réorganiser et pour redevenir ainsi une unité combattante efficiente. Le plus que je puisse dire est que je ne veux pas me retirer plus loin qu’une ligne tirée de l’est à l’ouest par Nanteuil, aussi longtemps que l’armée française ne sera pas au sud de sa position actuelle. Après ce répit, je serai prêt à tenir les forces britanniques à la disposition du commandant en chef français dans les conditions qu’il jugera les meilleures, pourvu toujours que mon indépendance d’action soit préservée et que mes lignes de communication soient assurées. Je n’ai jusqu’ici aucune information que l’armée française doive reprendre l’offensive. » Huit jours, huit jours ! Avant huit jours, les Allemands ne seront-ils pas à Paris ? L’officier d’ordonnance du maréchal French m’explique que les Anglais ont perdu six mille hommes, des canons, des munitions et qu’ils sont très fatigués. La fin de la note du maréchal, pour bienveillante qu’elle soit, ne corrige malheureusement pas le sens négatif du commencement.

Contrairement aux nouveaux espoirs du G. Q. G., la situation de nos armées ne parait pas s’améliorer. De Lille, le préfet télégraphie qu’il y a à Cambrai 50 000 fantassins et 20 000 cavaliers allemands venus directement de Trèves sans avoir combattu. Ces troupes ont exigé leur nourriture pour quatre heures de l’après-midi et elles ont menacé de fusiller un tiers de la population mâle, si elles étaient l’objet de la moindre violence. Un lieutenant allemand, accompagné d’un soldat, vient de se présenter à la mairie de Lille. Il a annoncé, pour demain midi, l’arrivée d’un général et de deux divisions ; il a fait connaître l’intention d’occuper les forts. D’autres officiers allemands ont prévenu la municipalité de Douai que trois divisions allemandes traverseraient la ville cette après-midi, se dirigeant vers Hénin-Liétard. De son côté, le préfet du Pas-de-Calais informe le ministre de l’Intérieur qu’un corps d’armée allemand s’avance de Hénin-Liétard sur Lens et que la ville d’Arras est menacée d’être occupée.

Plus à l’est, l’ennemi est à une distance encore bien moindre de Paris. La 1re armée continue de progresser vers le sud, en plusieurs colonnes, sur les routes de Montdidier à Senlis et de Roye à Éstrées-Saint-Dews. Un corps de cavalerie a passé l’Oise en aval de Noyon et atteint Offémont. L’armée Maunoury s’est repliée sur le front Clermont — Compiègne. Il semble que la marche sur Paris s’accélère et que la grande bataille annoncée ne puisse plus tarder.

À nos tristesses, l’Orient n’offre aujourd’hui aucune compensation. Le gouvernement russe parait effrayé de notre mouvement de retraite ; il redoute que nous ne nous laissions aller à une paix séparée7. Les opérations continuent en Galicie, sans qu’il intervienne une décision. En Prusse orientale, les Allemands tentent un retour offensif avec des troupes fraîches8. L’Angleterre avait eu l’idée, quelque peu chimérique, de demander à la Russie de nous envoyer trois corps d’armée par la voie d’Arkhangel ; elle proposait de transporter ces troupes sur des bâtiments britanniques ; M. Delcassé avait appuyé cette démarche. Le gouvernement russe prétend que les difficultés et les lenteurs de ce transfert ne lui permettent pas de donner une réponse affirmative9.

En revanche, M. Sazonoff reprend, sans se lasser, des propositions inconsidérées, dont l’objet est toujours, soit d’appâter, soit de menacer de pénitence la Bulgarie et l’Italie. L’Angleterre et nous, nous cherchons vainement à le dissuader de ces vaines entreprises, auxquelles, du moins, nous refusons maintenant de nous associer10.

L’Autriche-Hongrie vient de déclarer la guerre à la Belgique sous prétexte que celle-ci prête son concours à la France et à l’Empire britannique. L’apparition de ce nouvel ennemi ne surprend, ni ne décourage nos voisins. Leur vaillante reine est partie ce matin d’Anvers pour l’Angleterre, où elle conduit ses enfants ; elle reviendra dans peu de jours. Elle a reçu M. Klobukowski avant son départ et lui a dit qu’elle conservait une confiance inébranlable dans notre succès final. « Elle m’a parlé avec émotion, télégraphie notre ministre, des actes de cruauté commis par les armées allemandes sur une population douce et inoffensive, et elle a textuellement ajouté ceci : « Ceux qui ont conçu cette guerre et la dirigent sont des fous. La folie seule peut expliquer une pareille horreur11. »

À la fin de la journée, l’aimable ministre de Roumanie, M. Lahovary, m’envoie, au sujet de son pays, un petit mot plein d’espoir : « Monsieur le Président, m’écrit-il, je reçois à l’instant de ma femme une dépêche partie hier de Bucarest à 15 h. 30. Elle me dit : « Les dispositions dont parlent ma lettre s’accentuent ; presque obtenu promesse versement argent. » En langage convenu, cela veut dire que le moment approche où nous allons prendre l’attitude que je souhaite, vous savez laquelle. – Votre tout dévoué : LAHOVARY. »

Dans la soirée, rien ne nous annonce que la marche des Allemands sur Paris soit arrêtée ou ralentie, ni qu’ils aient changé d’objectif. D’après les renseignements du grand quartier général français et notamment d’après les radios qu’échangent entre eux les commandants des unités allemandes et que nous interceptons, les 2e, 3e, 4e armées ennemies, celles de Bülow, de Hausen et de Wurtemberg, doivent seules talonner nos armées en retraite et les suivre, au besoin, jusque sur la haute Seine et sur l’Aube. La 1re armée, celle de von Klück, est chargée de couvrir les autres à l’aile droite, du côté de Paris, de détruire les communications autour de la capitale, de contenir les troupes du camp retranché et, si possible, de les investir.

Ce sont ces instructions du général de Moltke connues de notre état-major, qui, ces jours derniers, avaient poussé le général Joffre à insister pour notre départ de Paris. Or aujourd’hui même, à onze heures du matin, un de nos officiers de cavalerie, le capitaine Lepic, opérant une reconnaissance au nord-ouest de la région de Compiègne, a, sans que nous en fussions informés, constaté avec étonnement que l’avant-garde de l’armée von Klück, au lieu de continuer à marcher directement sur Paris, venait de prendre brusquement une orientation différente et de se diriger vers Meaux. Nous l’ignorons. Nous ignorons que c’est von Klück qui a eu personnellement la singulière idée d’ordonner cette conversion inattendue. La retraite isolée des Anglais lui a fait espérer qu’il allait pouvoir tourner l’aile gauche de notre armée, l’attaquer par derrière, la mettre en déroute et revenir ensuite triomphalement à Paris. Il compte sans l’armée Maunoury. Il compte sans Joffre, sans Gallieni, sans Foch. Mais son aveuglement va, du moins, retarder tout danger pour Paris.

Et cela nous ne le savons pas. Le renseignement du capitaine Lepic ne nous a pas été signalé. A-t-on voulu attendre, au G. Q. G., qu’il fût contrôlé et que le mouvement fût vérifié ? Toujours est-il que si nous avions connu à temps, le gouvernement et moi, le changement de direction qui semblait être esquissé par Klück, j’aurais, sans doute, obtenu des ministres et du général Joffre que le départ de Paris fût ajourné, et s’il avait été ajourné, il n’aurait jamais eu lieu. Une des grandes tristesses de ma vie m’eût été épargnée.



7. De Saint-Pétersbourg, n° 513.
8. De Saint-Pétersbourg, n° 520.
9. De Saint-Pétersbourg, n° 522.
10. Télégramme de M. Delcassé à Sofia, n° 92. Télégramme de M. Boppe, Nisch, n° 109. Télégramme de M. Barrère, n° 399.
11. De M. Klobukowski, 31 août, n° 328.


Mardi 1er septembre[modifier]

D’après ce que me dit M. Gaston Thomson, M. Doumer, ancien président de la Chambre, se plaint, avec un peu d’aigreur, que personne n’ait fait appel à ses services. Père d’une famille nombreuse, que Mme Doumer et lui ont élevée avec une grande dignité de vie, sénateur remarquablement actif et laborieux, M. Doumer, dont plusieurs fils font bravement leur devoir aux armées, mérite certes qu’on ne le laisse pas à l’écart. Je le prie de venir causer avec moi. Je le trouve, comme il lui arrive de l’être, assez porté à la critique. Il juge avec sévérité, non seulement MM. Messimy et Millerand, mais le général Joffre. Il prétend que le commandant en chef est un très bon ingénieur, mais nullement un stratège ni même un tacticien. Il voudrait, surtout si le gouvernement quittait Paris, être chargé d’une mission, quelle qu’elle fût, auprès du général Gallieni, pour qui il professe une grande admiration. Je prie M. Millerand de chercher à réaliser ce désir.

Mais que de bonnes volontés à utiliser ! Les écrivains eux-mêmes et les plus grands, lorsqu’ils ne sont pas, comme Psichari ou Péguy en âge d’aller combattre au premier rang et s’offrir à la mort, revendiquent l’honneur d’être employés à l’arrière. Dès le 31 juillet, Edmond Rostand m’a écrit une lettre très touchante et très noble pour me proposer sa collaboration. Il accepterait avec joie, me disait-il, une modeste place de secrétaire. Anatole France, qui de nihiliste dilettante s’est fait chauvin passionné, — pour combien de temps, je ne sais — a sollicité de nous l’autorisation de servir comme simple soldat. On lui a permis de porter dans une cité des livres un bel uniforme neuf. Aujourd’hui, c’est Pierre Loti qui s’adresse à moi : « Depuis plus d’un mois, m’écrit-il, sans avoir osé encore venir jusqu’à vous, j’use vainement de toutes mes influences pour essayer d’obtenir le moindre poste militaire et de servir encore mon pays. Mais je me heurte à des règlements et surtout aux jalousies de deux ou trois petits chefs qui ne me pardonnent pas le nom que je porte. Je suis cependant sur le point d’aboutir auprès du général Gallieni ; l’Académie française a fait ce matin auprès de lui une démarche pressante et il a paru comprendre qu’il serait d’un bon exemple dans notre pays que Pierre Loti payât de sa personne. Seriez-vous assez bon pour lui faire dire un mot qui le déciderait tout à fait et un mot peut-être à M. Augagneur pour qu’il ne s’y oppose pas ?… » Je dis naturellement les deux mots et Pierre Loti obtient l’humble poste auquel il aspire.

D’autres hommes de lettres, des historiens, des professeurs, des érudits, des philosophes, tels que MM. Émile Boutroux, Hanotaux, Lavisse, comte de Mun, Maurice Barrès, Henri Lavedan, Lévy-Bruhl, Joseph Bédier, Aulard, Victor Basch, et tant d’autres, se sont spontanément mobilisés, non seulement pour exhorter le pays à la patience et à l’énergie, mais pour répondre aux calomnies variées que certains professeurs trop zélés des universités allemandes ont cru pouvoir répandre contre la France sous couleur de vérités démontrées. Aucun de ces volontaires de l’intelligence ne songe certes à méconnaître les grands mérites de la science germanique. Mais lorsqu’elle affirme, soit que les vieilles légendes de notre cycle breton sont nées en partie sur la rive droite du Rhin, soit que l’art gothique a été importé en France par l’Allemagne, soit, comme aujourd’hui, que les empires des Hohenzollern et des Habsbourg ne sont pas responsables de la guerre, peut-être n’est-il pas mauvais qu’il y ait en France, pour ne pas laisser passer sans protestation d’aussi audacieuses fantaisies, des hommes de science, qui sont aussi des hommes de conscience.

J’apprends, par Millerand, et par les officiers de liaison, que nous avons encore dû céder du terrain à notre aile gauche et que, par suite, il n’est plus question de reprendre immédiatement l’offensive. Après de nouvelles conversations téléphoniques avec Joffre, le ministre de la Guerre considère le départ du gouvernement et le mien comme indispensables et urgents. Il ignore, comme moi, que l’armée von Klück commence à dévier de sa direction primitive. Suivant lui, nous ne pouvons rester au delà de demain soir. Il ne peut pas prendre la responsabilité d’un plus long retard. Il croit impossible, pour moi comme pour lui, d’assister à la bataille, même dans une première phase. La présence du gouvernement à Paris est pour les Allemands une trop grande tentation. Millerand consultera encore le général Gallieni, mais il est sûr, dit-il, de sa réponse ; elle sera celle du général Joffre. Je maintiens néanmoins mon opposition et je me réserve de faire appel à une nouvelle délibération du Conseil.

Le ministre me donne des détails navrants. Toutes les espérances qui nous restaient sont brisées. Nous sommes en retraite sur toute la ligne. L’armée Maunoury se rabat sur le camp retranché. Pour la renforcer, on va essayer de décrocher le IVe corps, qui est au nord de Verdun, et de le ramener à Paris. Millerand a rencontré à l’ambassade d’Angleterre lord Kitchener et le maréchal French, qui sont venus tous deux pour le voir. J’avais proposé qu’on cherchât à leur ménager une rencontre avec le général Joffre C’était également le désir du ministre de la Guerre britannique. Mais French, qui supporte impatiemment l’autorité de Kitchener et qui, d’autre part, est assez jaloux de conserver, dans ses rapports avec Joffre, une pleine indépendance, a jugé inutile un rendez-vous que Millerand croyait, d’ailleurs, difficile d’organiser sans imposer à notre général en chef un dérangement fâcheux. Le field marshal propose maintenant que les Anglais et les Français ne se replient, d’abord, que sur la Marne. Il consentirait à retrancher l’armée britannique dans la région de Meaux. Mais il demande qu’en retour le général Joffre envoie des forces pour défendre la Seine en aval de Paris et qu’il augmente, en outre, les éléments de notre aile gauche. French conserve, comme il est naturel, la préoccupation dominante de ne pas être coupé de la mer. Le plan de Joffre est jusqu’ici tout différent. La 6e armée, se repliant sur Paris, avec une division de cavalerie — trois brigades, composée des restes du corps Sordet et commandée par le général de Cornulier-Lucinière, serait chargée de défendre le camp retranché contre celles des troupes allemandes qui s’y attaqueraient ; mais toutes les autres armées françaises pivoteraient à l’est, dans la direction nord-est sud-ouest, jusqu’à ce que la 5e armée fût entièrement décrochée et jusqu’à ce qu’elles fussent toutes libres d’agir à la fois. Millerand, n’ayant pu avoir par fil direct la communication téléphonique avec le général Joffre, qui a porté son quartier général à Bar-sur-Aube, lui a envoyé un officier pour lui soumettre les demandes de French et le prier de chercher à se mettre d’accord avec les Anglais.

De nouveau, des avions allemands passent dans le ciel et défient Paris. Des bombes sont jetées sur plusieurs points, notamment aux environs de la gare Saint-Lazare. Un tué et plusieurs blessés, dont un enfant. Les détonations sont entendues du Conseil des ministres, qui siège à l’Élysée.

Le colonel Pénelon arrive du G. Q. G le visage sombre et le sourire évanescent. On paraît moins confiant à Bar-sur-Aube qu’on ne l’était à Vitry-le-François. On essaie de décrocher l’armée Lanrezac, qui est poursuivie par neuf corps allemands et qui se retire vers la Marne. Le mouvement n’est pas terminé. On ne sait encore s’il réussira. Nous sommes serrés de près et les Allemands s’efforcent de nous gagner de vitesse pour nous tourner à l’ouest. Ils paraissent momentanément négliger Parie et n’ont jusqu’ici détaché qu’un corps pour harceler l’armée Maunoury, qui est mise, à partir de ce jour, à la disposition du général Gallieni. Elle compte quatre divisions de réserve et une partie du VIIe corps. Le gouverneur militaire est, en outre informé qu’il va recevoir la 45e division, venant d’Algérie, et le IVe corps. Il aura ainsi, pense le général Joffre, les moyens de défendre Paris.

Mais le commandant en chef ne croit pas possible d’accepter le programme du maréchal French, armée anglaise s’arrêtant sur la Marne, à condition que la basse Seine soit défendue par l’aile gauche de nos troupes. Il préfère replier toutes les armées françaises, sauf celle du camp retranché, et les ramener au besoin jusqu’à la haute Seine, en les faisant pivoter sur leur droite. Il compte, à la limite de ce mouvement, reprendre une offensive générale. Sous réserve de cette différence de projets, le maréchal French continue sa loyale coopération avec l’armée française. Ses troupes se sont même encore battues hier, et très vaillamment. Elles ont pris dix canons à l’ennemi. Millerand recommande instamment à Joffre d’établir une liaison permanente entre les deux quartiers généraux et aussi de ne pas perdre de vue la nécessité de défendre Paris, nécessité morale, politique et internationale. Mais, me répète le colonel Pénelon, le général en chef croit encore que livrer une bataille immédiate avec l’ensemble de nos armées ou même avec l’une quelconque d’entre elles, serait chose très difficile. Même si l’on n’engageait qu’une partie de nos troupes, il s’ensuivrait, par une conséquence fatale, l’entrée en ligne de toutes nos forces, et aussitôt notre se armée se trouverait dans une situation très embarrassante. Le moindre échec qu’elle éprouverait risquerait de se transformer en déroute. Joffre se contente donc de lancer l’instruction générale n°4, ainsi conçue : « Malgré les succès tactiques obtenus par les 3e, 4e et 5e armées dans les régions de la Meuse et à Guise, le mouvement débordant effectué par l’ennemi sur l’aile gauche de la 5e armée, insuffisamment arrêté par les troupes anglaises et la 6e armée, oblige l’ensemble de notre dispositif à pivoter autour de sa droite. Dès que la 5e armée aura échappé à la menace d’enveloppement prononcée sur sa gauche, l’ensemble des 3e, 4e et 5e armées reprendra l’offensive.

Malgré le flot qui submerge la France et qui s’approche de nous, nous faisons, de chancellerie en chancellerie, notre tour d’Europe quotidien. L’ubiquité diplomatique de M. Sazonoff se manifeste, aujourd’hui encore, par des démarches que M. Paul Cambon trouve intempestives. Au moment même où nous offrons à la Turquie de lui garantir l’intégrité de son territoire, il veut promettre aux Bulgares la ligne Enos Midia12. Il désirerait, comme nous, que le Japon envoyât des troupes en Europe et il a prié M. Paléologue de suggérer cette idée au baron Motono, ambassadeur à Saint-Pétersbourg, qui est un excellent ami de la France13. Mais, pour le moment, le Japon ne veut se battre qu’en Asie, et le seul concours européen qu’il consente à nous donner est une vente de cinquante mille fusils et de vingt millions de cartouches, alors que nous lui avions demandé six cent mille fusils14. Plus utilement, M. Sazonoff dépense une partie de son ingéniosité à chercher une formule destinée à traduire l’engagement que vont prendre la Russie, l’Angleterre et la France de ne pas conclure de paix séparée15.

Pendant que la diplomatie russe gaspille son activité, les armées du grand-duc Nicolas continuent de se battre avec des fortunes diverses. En Galicie, la décision se fait toujours attendre. En Prusse orientale, l’investissement de Kœnigsberg est à peu près terminé. En Prusse occidentale, au sud d’Osterode, les troupes russes ont subi, du 27 au 28 août, un échec sérieux et tenu jusqu’ici secret. Les Allemands ayant rassemblé dans la région toutes leurs troupes disponibles et les ayant renforcées avec les garnisons et l’artillerie lourde mobile des places de la Vistule, ont attaqué deux corps d’armée russes et leur ont infligé, paraît-il, des pertes considérables16.

J’apprends par un télégramme de Berne17 que la brave petite place de Montmédy, une des villes que j’ai si longtemps représentées au Sénat, a dû se rendre après une sortie malheureuse de la garnison, dont le commandant a été fait prisonnier ; et cette fois encore je sens plus fort peut-être dans les souffrances de la Meuse les souffrances du pays entier.

Pour bien connaître l’effet que produisent sur l’esprit de certains neutres nos échecs renouvelés, il n’est que de lire tout ce que nos ambassadeurs et ministres nous rapportent de Constantinople, Sofia, Bucarest, Athènes et notamment ces quelques mots de M. Bompard : « Thérapia, le 1er septembre 1914, 11 heures, reçu 18 h., n° 386 : Aux airs rogues que l’ambassadeur d’Allemagne avait pris tout d’abord vis-à-vis de son collègue italien a bien vite succédé, sans doute sur un mot d’ordre de Berlin, une attitude engageante. L’ambassadeur d’Italie qui se montrait au début assez indifférent aux avances du baron de Wangenheim, y prête maintenant une oreille de plus en plus attentive, à mesure que l’armée allemande avance sur la route de Paris. Il semble que pour amener à elle l’Italie, l’Allemagne éveille ses convoitises sur la Tunisie. »

C’est le moment que choisit M. Clemenceau pour publier dans l’Homme libre des articles bien intentionnés, dont il ne mesure pas assez les graves répercussions. Nous recevons aujourd’hui un télégramme, parti hier de Casablanca (n° 805), où le général Lyautey se plaint vivement que des appréciations portées par l’ancien président du Conseil sur l’envoi de territoriaux au Maroc démoralisent nos troupes. « La campagne violente et pleine d’inexactitude, fomentée, menée par M. Clemenceau au moment des opérations de Taza, avait déjà posé ici de graves atteintes à la discipline et à l’autorité du commandement, sans qu’alors aucune parole officielle ait cru pouvoir en faire justice. Mais j’espérais qu’il ferait trêve au moins pendant la guerre. Il me serait impossible d’exercer mon commandement et de continuer à remplir une tâche si lourde et si ingrate, si un personnage d’une situation si notoire dans l’État continuait à propager ici le désordre et l’indiscipline. Je demande donc formellement au gouvernement, dans tout mon devoir de chef responsable, d’arrêter, en vertu de l’état de siège, cette campagne dissolvante pour l’état d’esprit des territoriaux. » Le gouvernement considère qu’il va se trouver dans l’obligation, si M. Clemenceau ne se surveille pas lui-même, de lui appliquer à l’occasion la censure. Il est peu probable que sa fureur d’indépendance s’accommode de ce régime exceptionnel.



12. De Londres, 1er septembre, n° 490.
13. De Saint-Pétersbourg, 1er septembre, nos 527 et 529.
14. De M. Regnault, Tokyo, 1er septembre, n° 65. De M. Delcassé à M. Paul Cambon, 1er septembre, n° 916.
15. De Saint-Pétersbourg, 1er septembre, n° 531.
16. De Saint-Pétersbourg, n° 535.
17. De M. Beau, 1er septembre, n° 280.


Mercredi 2 septembre[modifier]

Je prie mon ami M. Myron T. Herrick, qui exerce encore les fonctions d’ambassadeur des États-Unis, de venir converser avec moi. Je tiens à lui dire combien je regretterai de le voir quitter son poste, car je le sais un sincère et fidèle ami de la France. Je veux aussi le remercier du dévouement qu’il met à défendre, devant le monde, le droit des gens violé. Il arrive, fort ému, le visage décomposé sous sa jolie couronne de cheveux crépelus. Il a, me dit-il, l’intention, si le gouvernement s’éloigne, de. rester à Paris jusqu’à la fin de sa mission. M. Bryan, secrétaire d’État à Washington, lui a laissé à cet égard toute liberté18. M. Herrick invoquera l’autorité de son pays et arborera, au besoin, le drapeau étoilé pour protéger les monuments et les musées ; il est résolu à faire l’impossible pour prémunir les habitants contre les vexations et les pillages. Il a les larmes aux yeux en me parlant. Je lui donne l’assurance que la France ne déposera pas, quoi qu’il advienne, les armes avant la victoire. « J’espère, lui dis-je, que votre présence à Paris contribuera heureusement à faire respecter les principes du droit des gens. Je considère d’ailleurs, comme vous, que les monuments historiques et les trésors artistiques n’appartiennent pas seulement à la nation qui les possède ; ils ont, à certains égards, un caractère international ; ils sont placés sous la sauvegarde de l’humanité. Je ne doute pus que, vous demeurant ici, les ennemis de la France n’observent les lois de la guerre ; nous ne demandons pas davantage. Au surplus, la ville de Paris sera défendue par ses forts extérieurs et surtout par la valeur de l’armée à laquelle est confiée la protection du camp retranché19. »

En Conseil, j’essaie, une dernière fois, de faire au moins ajourner le départ du gouvernement ; il commanderait, en effet, le mien, puisque je ne puis rester seul, loin des ministres, constitutionnellement « découvert » et dépourvu, du reste, dans cette solitude, de tout moyen d’action. Je fais remarquer que, d’après ce que m’a dit hier le colonel Pénelon, les Allemands paraissent, d’ailleurs, momentanément négliger Paris. Mais, d’accord avec Joffre et avec Gallieni, Millerand répète que l’heure a sonné de partir et qu’il est impossible d’aller aux armées auparavant. Von Klück était hier à Compiègne. Il est aujourd’hui à Senlis et à Chantilly. Paris va être sous le canon de l’ennemi. Suivant l’ordre du général Maunoury, l’armée Maunoury a pris position sur le front nord du camp retranché. Elle a son quartier général à Tremblay. La présence du gouvernement dans la ville gêne l’action du commandement. Le cabinet se rend aux raisons militaires qu’expose, avec une forte conviction, le ministre de la Guerre, et il ne me reste qu’à m’incliner devant la décision prise. Il est entendu que, cette nuit même, on gagnera Bordeaux, où Millerand a déjà fait préparer nos cantonnements. Pourquoi la nuit ? J’aurais, du moins, voulu qu’on partit au grand jour, au vu et au su de la population dont on nous force à nous séparer, mais c’est l’administration militaire qui est maîtresse des chemins de fer et l’état de siège s’impose au président de la République comme au dernier des citoyens. Je devrai prendre docilement le train où l’on me fera monter.

Mme Poincaré m’avait adjuré de lui permettre, si le gouvernement était condamné à s’éloigner, de rester à Paris pour s’y intéresser aux œuvres de bienfaisance et pour s’y occuper des blessés avec les trois sociétés de la Croix-Rouge. Mais sur la demande pressante de Viviani, le Conseil a décidé que toutes les femmes des ministres accompagneraient leurs maris à Bordeaux. Par crainte de me singulariser ou de singulariser Mme Poincaré, j’ai dû me soumettre à la règle générale. En apprenant cette détermination, ma femme éclate en sanglots. J’ai bien fini, puisqu’il le faut, par avoir moi-même le courage de paraître lâche, mais lle, elle aurait tant souhaité qu’en la laissant à Paris, je fisse comprendre à la population que je ne partais pas tout entier… Cette consolation elle-même nous est refusée.

Encore un moteur qui ronfle sur nos têtes. Cette fois, c’est l’Élysée que survole un nouvel avion allemand. Les hommes du poste montent sur les terrasses et de là font feu sur l’appareil, qu’ils n’atteignent pas et qui s’enfuit à tire d’aile. Seuls, les oiseaux du parc sont effrayés par le bruit de la fusillade. Un petit moineau terrifié vient tout tremblant, par les fenêtres ouvertes, se réfugier dans ma « librairie », où je le sauve précipitamment des griffes de mon siamois. L’aviateur jette aux environs de la gare du Nord un message comminatoire enveloppé dans un lambeau d’étoffes aux couleurs allemandes. L’enveloppe et le papier sont consciencieusement transmis à l’Élysée par les soins de la police.

Sous la surveillance attentive de M. Tronchet, architecte du Palais de la présidence et de M. Perrin, chef du matériel, commence le déménagement des tapisseries, des pendules, des fauteuils et des chaises, qui vont être abrités au garde-meuble. À la vue des Gobelins qu’on enlève, des objets qu’on emballe et de nos propres malles qu’on remplit, j’éprouve de plus en plus cruellement tout ce qu’il y a de douloureux dans ce mot départ qui a résonné depuis quelques jours à mes oreilles et, dans les salles qui se vident, j’erre déjà comme un exilé.

M. Viviani me communique un manifeste qu’il a préparé et qu’il a l’intention de soumettre au Conseil, avant de le faire afficher. C’est une explication de notre départ et un appel à l’énergie du pays. Je trouve le texte un peu déclamatoire. J’engage Viviani à en écrire un plus bref et plus sobre. Il me prie de le revoir moi-même. Je le remanie donc, mais moins complètement qu’il ne faudrait, et le Conseil adopte, à peu de détails près, notre rédaction commune : « …Pour veiller au salut national, les pouvoirs publics ont le devoir de s’éloigner pour l’instant de la ville de Paris. Sous le commandement d’un chef éminent, une armée française, pleine de courage et d’entrain, défendra contre l’envahisseur la capitale et sa patriotique population. Mais la guerre doit se poursuivre, en même temps, sur le reste du territoire… Durer et combattre, tel doit être le mot d’ordre des armées alliées… C’est au gouvernement qu’il appartient de diriger cette résistance opiniâtre. Partout, pour l’indépendance, les Français se lèveront. Mais pour donner à cette lutte formidable tout son élan et toute son efficacité, il est indispensable que le gouvernement demeure libre d’agir. À la demande de l’autorité militaire, le gouvernement transporte donc momentanément sa résidence sur un point du territoire d’où il puisse rester en relations constantes avec l’ensemble du pays. Il incite les membres du Parlement à ne pas se tenir éloignés de lui pour former, devant l’ennemi, avec le gouvernement et avec leurs collègues, le faisceau de l’unité nationale. Le gouvernement ne quitte Paris qu’après avoir assuré la défense de la ville et du camp retranché par tous les moyens en son pouvoir.

Il sait qu’il n’a pas besoin de recommander à l’admirable population le calme, la résolution et le sang-froid. Elle montre tous les jours qu’elle est à la hauteur des plus grands devoirs… Une nation qui ne veut pas périr et qui, pour vivre, ne recule ni devant la souffrance, ni devant le sacrifice est sûre de vaincre. »

De son côté, le général Gallieni adressera à la population parisienne une proclamation dont l’éloquence laconique fera pâlir celle du gouvernement. Il se bornera à dire qu’il a reçu le mandat de défendre Paris et que ce mandat il le remplira jusqu’au bout, Le IVe corps, venu du nord de Verdun, commencera à débarquer demain dans le camp retranché.

Pour complaire à M. Antonin Dubost, le gouvernement décide de clore la session du Parlement, comme la Constitution lui en donne le droit, et le décret est soumis à ma signature par M. Viviani.

Dans la journée, le général Joffre rédige un nouvel ordre pour les commandants d’armées. Il confirme ses instructions d’hier, mais, comme l’armée Lanrezac n’est pas encore décrochée, il n’annonce toujours pas comme immédiats l’arrêt de la retraite et l’offensive générale. Il prévoit même qu’en fin de repli, sur la Seine et sur l’Yonne, les troupes pourront se recompléter par les envois des dépôts. Il rappelle les conditions auxquelles il subordonne encore sa décision : tous les corps d’armée en place et l’armée anglaise prête à se battre à nos côtés. Mais, comme il espère que ces conditions ne tarderont pas à se réaliser, il recommande dès maintenant à chacun « de tendre ses énergies pour la victoire finale. » Joffre n’est pas définitivement assuré de la conversion de von Klück, mais elle se dessine de plus en plus et ce matin encore, paraît-il, un éclaireur, le capitaine Fagolde, a trouvé sur le cadavre d’un officier allemand, tué hier, une note où est prescrit ce changement de direction. L’heure décisive approche et c’est à ce moment même que nous sommes condamnés à quitter Paris. J’ai beau me raisonner. Je sens, à chaque minute qui passe, grandir ma tristesse et mon humiliation.

Par une coïncidence où je ne puis me défendre de voir une ironie du destin, ce jour où nous nous éloignons de notre capitale est celui que choisissent nos alliés russes pour débaptiser la leur. Un ukase signé par l’empereur a décidé que la ville de Saint-Pétersbourg s’appellerait désormais Petrograd. M. Paléologue nous dit qu’en abolissant ainsi un nom qui a jeté un si grand éclat dans l’histoire russe, l’empereur n’a fait que s’inspirer du sentiment populaire, qui a voué à l’Allemagne une haine implacable. Je trouve quelque puérilité dans cette façon d’exprimer la haine et je me demande s’il va falloir, pour ne pas être noua-mêmes suspects de Germanisme, changer les noms de Strasbourg, de Cabourg, de Bourg-en-Bresse et de tant d’autres bourgs de France…

Mais voici l’instant fatal. Il est dix heures et demie du soir. Nos automobiles et nos chevaux sont déjà partis dans la journée, les uns par route, les autres par chemin de fer. Mme Poincaré et moi, nous quittons successivement l’Élysée dans des voitures réquisitionnées. Elle me précède avec les domestiques, le siamois et la griffonne bruxelloise. Nous laissons notre briarde noire à celui des Gardes du jardin qui a coutume de lui donner l’hospitalité dans son pavillon. Je pars, de mon côté, avec le général Duparge. Quelques habitants du quartier, groupés sur les trottoirs du faubourg Saint-Honoré, me saluent et me crient : « À bientôt ! Au revoir ! » Sous un beau ciel étoilé, nous allons, par des rues sombres, jusqu’à la gare d’Auteuil, elle-même à peine éclairée. Le train qui doit nous emmener à Bordeaux est là, qui nous attend. Tous les ministres sont déjà sur le quai, avec leurs femmes, leurs chefs de cabinet, des collaborateurs civils et militaires. Dans le wagon, où nous sont réservés, à Mme Poincaré et moi, deux compartiments voisins à couchette, sont également installés M. Briand, M. et Mmc Ribot, M. et Mme Millerand. Tout concourt à me donner l’impression lugubre d’un exode officiel, affranchi de tout protocole, mais soumis, en revanche, à une discipline militaire. Le train siffle, timidement. Nous partons, le cœur serré. Mes yeux restent obstinément attachés sur les formes vagues de la ville endormie. Le train nous emporte et, dans la nuit, sa marche est constamment ralentie par des passages de troupes qui montent vers le Nord ou par des convois de blessés qui descendent dans l’autre sens, vers des ambulances lointaines.



18. Papers relating to the foreign relations, etc., (op. cit.), p. 83.
19. Papers relating …, etc., p. 86.


Jeudi 3 septembre[modifier]

Nous voici donc revenue, en tenue funèbre, dans la belle cité girondine où nous avons passé, l’an dernier, Mmc Poincaré et moi, des heures si joyeuses et si ensoleillées. Le député-maire, M. Charles Gruet, nous attend à la gare, avec quelques autorités locales. Les vivats de la population qui, en 1913, résonnaient si gaiement à nos oreilles, ne se font plus entendre aujourd’hui qu’en sourdine, mais si discrets qu’ils soient, je les trouve encore excessifs et ils me causent une sorte de malaise Nous descendons à cette même préfecture, où nous étions déjà logés lors de ma visite officielle. Mais cette fois, en prévision d’un séjour plus prolongé et à raison de la présence du général Duparge, des officiers, de Félix Decori, des secrétaires, des télégraphistes, le préfet, M. Bascou, et sa femme ont dû déménager en moins d’une journée et je suis vraiment confus des embarras qui leur ont été imposés. Nous sommes ici, sinon dans la zone des armées, du moins sous le régime de l’état de siège qui est appliqué à la France entière et qui ne ménage guère ni les gens ni les choses.

La préfecture était, il y a quelques années, l’archevêché. L’hôtel où elle est installée a été laïcisé sans changer de physionomie. Il est séparé d’une voie très commerçante, la rue Vital-Caries, par un jardin peu profond, qui s’étend en largeur devant la façade du bâtiment et qui est limité à droite par la maison du concierge, à gauche par des écuries et des remises. Quelques beaux arbres, marronniers et tilleuls, deux ou trois palmiers en pleine terre ; des pelouses étroites ; des aucubas et autres plantes à feuillage persistant. C’est à peu près tout. La maison est spacieuse et agréable. À droite de l’entrée, une grande pièce, où va désormais siéger le Conseil des ministres. À gauche, deux vastes salons, dont l’un servira de bureau à mes collaborateurs civils et militaires et dont l’autre sera mon cabinet de travail. Nous aurons nos appartements privés au premier étage. On croirait vraiment, à voir notre installation, que nous allons demeurer ici plusieurs mois, nous, les ministres, les administrations, et tous les Parisiens qui nous ont suivis.

Hier, avant de partir, j’avais prié le colonel Pénelon de me télégraphier, du quartier général de Bordeaux, à l’aide d’un des trois signes conventionnels suivants : A. Armée Lanrezac dégagée ; B. Armée Lanrezac accrochée sans danger ; C. Armée Lanrezac accrochée dangereusement. Il me télégraphie d’abord B et j’en préviens aussitôt Millerand. Notre 5e armée n’a donc pas encore réussi à se dégager et je me demande si elle n’aura pas de nouveau souffert dans sa pénible retraite. Mais, vers six heures du soir, nouveau télégramme du colonel Pénelon : A. L’armée Lanrezac s’est donc enfin dégagée. Une des deux conditions posées par Joffre pour l’arrêt de la retraite et pour la reprise de l’offensive générale est remplie. Reste l’autre : que French prête son concours, sans exiger le transfert d’une partie des troupes alliées sur les bords de la basse Seine. À cet égard, je ne connais rien de nouveau, et je me demande s’il va falloir attendre, pour notre rétablissement, que nous ayons reculé, sur la haute Seine et sur l’Yonne, jusqu’aux retranchements que viennent, d’avance, de préparer pour nos armées combattantes les réservistes de la territoriale.

Je reçois les sénateurs et députés Girondins de toutes opinions, venus pour me saluer et plus encore, je suppose, pour avoir des nouvelles. Je leur dis ce que je sais et ils trouvent que c’est peu.

Mon frère Lucien, qui a dû, comme directeur de l’enseignement supérieur au ministère de l’Instruction publique, se rendre de Paris à Bordeaux, avec tous les autres chefs de service, a mis vingt-cinq heures à faire le trajet en chemin de fer. Ma belle-sœur et lui viennent nous voir à la préfecture et nous reprenons, quelques instants, ces conversations familiales, qui sont, dans ma vie tourmentée, mes seules consolations.

À la fin de la journée, Viviani, Briand, Millerand, me disent qu’un Conseil de cabinet s’est tenu à l’Hôtel de Ville. Le général Gallieni a télégraphié au ministre de la Guerre que tout est calme à Paris et que l’armée Maunoury a définitivement pris ses positions dans le camp retranché. Les trois ministres ajoutent que Delcassé a fait connaître à ses collègues la victoire complète des Russes en Galicie. D’autre part, sir Ed. Grey a dit à M. Paul Cambon qu’il ne croyait pas possible de répondre au désir de M. Sazonoff et de demander nu Japon un concourt militaire en Europe ; il insiste, en revanche, auprès du gouvernement de Tokyo pour l’envoi d’une escadre en Méditerranée. Viviani, qui m’a fait signer hier le décret de clôture, songe maintenant à ne le plus promulguer, malgré la promesse faite au président du Sénat. Briand et Millerand craignent, au contraire, que si les Chambres restent en session, même sans siéger effectivement, les quelques intrigants qui s’agitent dans le vide ne trouvent un bouillon de culture favorable. Il est finalement décidé que le décret paraîtra. Je fais, du reste, remarquer à Viviani qu’il conviendra d’avoir à Bordeaux, comme à Paris, sous ma présidence, un Conseil des ministres quotidien et, dès demain matin, sera repris cet usage, qui peut seul assurer l’action solidaire et continue du gouvernement.


Vendredi 4 septembre[modifier]

4 septembre… Le 4 septembre 1870, la France était, comme aujourd’hui, envahie par les armées allemandes et elle venait d’être battue à Sedan. Paris n’était pas encore menacé et cependant la nouvelle de la défaite avait suffi pour provoquer une révolution. Aujourd’hui, malgré le départ du gouvernement et malgré l’approche de l’ennemi, Paris est calme et la nation reste unie tout entière autour de ceux qui ont la lourde mission de la diriger. C’est à peine si elle connaît une petite cabale, montée à Bordeaux par quelques hommes politiques qui nous y ont suivis. Il s’agît encore de la clôture de la session. Viviani a été relancé, depuis quelques heures, par un groupe de protestataires. Maintenant que le décret a paru, ils voudraient qu’il fût rapporté. Ils ne siégeraient pas, disent-ils, mais au moins, ils auraient le droit de siéger. M. Dubost lui-même désirerait maintenant qu’on renonçât à une mesure qui n’a été prise qu’à son instigation. Viviani serait assez enclin à la rapporter ; mais Ribot, Delcassé, Millerand sont très opposés à ce changement d’attitude. Ils ajoutent, d’ailleurs, que la seule manière légale de rouvrir la session, ce serait de convoquer les Chambres, ce que personne ne paraît demander. Après des consultations interminables, le gouvernement décide, et cette fois irrévocablement, de ne pas revenir sur sa détermination.

En Conseil, Ribot, Viviani, Millerand, parlent d’une combinaison qui permettrait d’acheter en Espagne une grande quantité de fusils de guerre. Comme le roi Alphonse XIII a chargé son ami M. Quinonès de Léon d’accompagner le gouvernement français à Bordeaux et de se tenir à notre disposition, je prie ce parfait diplomate de venir me voir et nous lui demandons, Viviani et moi, s’il croit la proposition sérieuse et acceptable. Il pense que le chiffre des fusils indiqué dépasse les possibilités, mais il espère que le roi autoriserait une cession moins importante. Il va partir pour Madrid et il se renseignera.

En Conseil aussi, le ministre de la Guerre donne connaissance d’un télégramme du général Joffre, qui complète les renseignements très vagues apportés ce matin par l’officier de liaison, commandant Herbillon. Les Allemands ne semblent pas encore avoir renoncé à leur tentative de tourner notre aile gauche. Leur cavalerie est venue à Château-Thierry et y a été aux prises avec celle de l’armée Lanrezac. Nos troupes continuent à se replier en bon ordre sur les positions choisies. De son côté, le général Gallieni a télégraphié qu’à Paris, aujourd’hui comme hier, tout allait bien et il a ajouté, sans autre explication, qu’il semblait y avoir une occasion favorable à saisir. Nous nous demandons quel peut être le sens exact de cette phrase énigmatique et nous croyons comprendre que Gallieni se prépare à quelque offensive sur le flanc de l’ennemi. Nous ne savons pas encore que ce matin même, à neuf heures, renseigné par son aviation sur la déviation de von Klüek, il a prescrit au général Maunoury de pousser immédiatement des reconnaissances de cavalerie entre la route de Chantilly et la Marne, de marcher cette après-midi vers le flanc de l’ennemi, et de commencer, dès demain, un mouvement général à l’est du camp retranché20. Nous ne savons pas davantage qu’en même temps, Gallieni a fait téléphoner à Joffre pour lui indiquer que la disposition des armées adverses lui semble favoriser une offensive immédiate.

Peu à peu cependant nous arrivent quelques renseignements complémentaires. Le général en chef a couru à Melun chez le maréchal French, il lui a demandé de ne plus subordonner sa coopération à une inutile défense de la basse Seine et, ayant reçu une promesse inconditionnée de collaboration immédiate, il est revenu à grande vitesse jusqu’à son quartier général et d’un ton placide, il a dit à ses lieutenants : « Eh bien ! messieurs, c’est sur la Marne qu’on va se battre. »

De son côté, Gallieni est également allé à Melun et, le soir, il a reçu, par télégramme du quartier général anglais, confirmation du concours britannique pour les opérations du lendemain. Dès le commencement de l’après-midi, il a donné l’ordre à Maunoury de se mettre en mouvement demain sur la rive droite de la Marne et d’amener son front à la hauteur de Meaux.

Sans connaître encore tous les détails de l’entente intervenue, le ministère de la Guerre en sait déjà suffisamment à Bordeaux pour rédiger, à dix-huit heures, un communiqué qui, entre autres passages importants, contient ceux-ci : « Les Allemands négligent Paris et la 6e armée, et continuent leur mouvement vers le sud sur la Marne, que la 1re armée allemande a atteinte à La Ferté-sous-Jouarre à onze heures. La 2e armée allemande, marchant du nord au sud, se porte également sur la Marne. Château-Thierry a été atteint. Le corps de la garde marche à l’aile est. Il a reçu l’ordre de continuer vers la Marne, après la prise de Reims vers midi. La 3e armée allemande s’est emparée de Reims. Les XIIe et XIXe corps allemands suivent le mouvement de retraite du détachement du général Foch. » Le détachement du général Foch, c’est celui qui a été constitué le 28 août et qui va devenir une armée nouvelle, la 9e, destinée à empêcher qu’au centre de la ligne sinueuse dont Joffre a su assurer le repli méthodique, il ne se trouve un point de trop faible résistance.

Pour avoir une meilleure vue d’ensemble sur la bataille qui va s’engager, Joffre décide que son quartier général sera transféré demain de Bar-sur-Aube à Châtillon-sur-Seine ; mais, en même temps, il demande au colonel Gamelin de rédiger, d’après ses indications, l’ordre d’arrêt et de combat ; le général Berthelot revoit et corrige le projet ; Joffre le relit et le signe: « Il convient de profiter de la situation aventurée de la 1re armée allemande (von Klück) pour concentrer sur elle les efforts des armées alliées d’extrême gauche. 1° Toutes dispositions seront prises dans la journée du 5, en vue de partir à l’attaque le 6 ; 2° le dispositif à réaliser pour le 7 septembre nu soir sera: a) toutes les forces disponibles de la 6e armée (Maunoury), au nord-est de Meaux, prêtes à franchir l’Ourcq, entre Lizy-sur-Ourcq et May-en-Multien, en direction générale de Château-Thierry. Les éléments disponibles du 1er corps de cavalerie qui sont à proximité seront remis au général Maunoury pour cette opération ; b) l’armée anglaise (French), établie sur le front Changis - Coulommiers, face à l’est, prête à attaquer en direction de Montmirail ; c) la 5e armée (Franchet d’Esperey, qui vient de remplacer Lanrezac), resserrant légèrement sur sa gauche, s’établira sur le front général Courtacon — Esternay — Sézanne, prête à attaquer en direction générale sud-nord, le IIe corps de cavalerie assurant la liaison entre l’armée anglaise et la 5e armée ; d) la 9e armée (Foch) couvrira la droite de la 5e armée, en tenant les débouchés sud des marais de Saint-Gond et en portant une partie de ses forces sur le plateau au nord de Sézanne ; 3° l’offensive sera prise par ces différentes armées le 6 septembre, dès le matin. »



20. Voir Gallieni, par M. P.-B. GHEUSI (Fasquelle) — La gloire de Gallieni, par le même auteur (Albin Michel) – Notes du général Gallieni, publiées sous le titre de Mémoires.


Samedi 5 septembre[modifier]

Viviani rapporte au Conseil des ministres qu’il vient de voir le lieutenant-colonel Lerond, notre attaché militaire à Tokyo. Cet officier croit que le Japon nous enverrait volontiers plusieurs corps d’armée. De son côté, notre représentant à Tokyo, M. Regnault, télégraphie qu’il a incidemment abordé la même question avec le président du Conseil japonais. Celui-ci n’a pas paru surpris et a souri. M. Delcassé est chargé de demander à Londres si le gouvernement anglais persiste dans son incrédulité ou plutôt dans la répugnance qu’il éprouve à appeler en Europe ses alliés asiatiques. M. Clemenceau, qui réclame instamment le concours japonais dans l’Homme libre, ne sait aucun gré de ces démarches au gouvernement dont il a refusé de faire partie et l’accuse passionnément d’inertie.

Millerand communique en détail au Conseil les renseignements militaires que le colonel Pénelon vient de nous apporter, à lui et à moi, avant la séance. La liaison avec les Anglais est étroitement établie. Le colonel Lerond va doubler le colonel Huguet, qui est attaché à l’état-major du maréchal French, et ainsi l’accord se trouvera facilité entre les deux commandements. Le général Joffre reconnaît lui-même volontiers la nécessité, que lui a signalée le ministre de la Guerre, de renseigner plus complètement le commandant en chef de l’armée britannique. En fait, celle-ci n’a pas rétrogradé autant qu’on l’avait craint et elle s’est placée, au nord de Melun, entre Paris et l’aile gauche de nos armées de campagne. À la tête de notre 5e armée, le général Lanrezac, que le général Joffre a trouvé, contre toute attente, fatigué dans ces derniers jours, a été, comme je viens de l’indiquer, remplacé par le général Franchet d’Esperey et mis à la disposition du général Gallieni. Nos armées se retranchent de l’ouest à l’est, sur la ligne tracée dans l’ordre d’hier soir, c’est-à-dire sensiblement au nord de celle qu’avant-hier Joffre croyait encore être forcé d’atteindre.

De son côté, le général Gallieni téléphone de Paris qu’il attaquera sans doute l’ennemi demain sur tout le front de la 6e armée. Les débarquements du IVe corps dans le camp retranché sont retardés par l’encombrement des voies ferrées ; ils ne seront terminés que le 7. Mais, dès aujourd’hui, des combats de détail se sont engagés. Des patrouilles allemandes ont tiré sur notre 276e régiment d’infanterie qui débouchait, sans se garder, du village de Villeroy. Nos troupes attaquées ont foncé sur l’ennemi et ont perdu plusieurs de leurs officiers d’active ou de réserve, entre autres, hélas ! Charles Péguy. Les 55e et 56e divisions de la brigade marocaine n’en ont pas moins pris Montgé, Plessis-aux-Bois et Charny.

Pendant que la 6e armée prélude ainsi à la grande bataille qui va commencer, une question inattendue agite le Conseil des ministres. J’avais rapporté au ministre de la Guerre la démarche que M. Paul Doumer avait faite auprès de moi mercredi, pour obtenir une mission aux côtés du général Gallieni. Millerand a jugé impossible de donner suite lui-même à ce désir. Mais M. Doumer s’est adressé directement au gouverneur de Paris, avec lequel il est très lié, et le général Gallieni a informé hier Millerand qu’à moins d’interdiction du gouvernement il avait l’intention de confier à M. Doumer, auprès de lui, la direction de certains services civils. Le ministre a répondu que le général Gallieni, ayant toute l’autorité et toute la responsabilité dans le camp retranché, était maître de prendre cette décision, s’il la jugeait opportune, et que le gouvernement n’avait pas à intervenir. Mais plusieurs membres du Conseil ont contesté la justesse d’une théorie qui paraît limiter les pouvoirs du gouvernement ; ils ont, en outre, insisté sur les inconvénients de confier un rôle administratif important à un homme politique, à côté du préfet de police et du préfet de la Seine, dont les attributions seront ainsi restreintes arbitrairement. Millerand se rend aux raisons de ses collègues et téléphone à Paris. Mais M. Gheusi, capitaine de réserve à l’état-major du général Gallieni, répond que le gouverneur serait tenté de démissionner, si on ne lui laissait pas la liberté de recourir à la collaboration de M. Doumer. Viviani, qui avait déjà fait partir un télégramme pour prier Gallieni de renoncer à son projet, en expédie un autre pour dire au gouverneur : « Si vous jugez indispensable de vous adjoindre la personne dont vous parlez, le gouvernement ne peut que vous laisser la responsabilité de cette décision. Mais il demande que cette personne n’exerce aucune autorité sur les préfets, qui doivent rester directement sous vos ordres. » Plusieurs membres du gouvernement trouvent cette précaution insuffisante. Ils émettent l’opinion que la meilleure manière de régler l’incident serait de déléguer provisoirement ou même définitivement deux ministres à Paris. Mais leur suggestion n’est pas retenue. Après tout, si l’ensemble de l’armée allemande a suivi le mouvement infléchi de von KIück et a « négligé » Paris, c’est peut-être parce que tous les ministres en sont partis ; et de toutes façons, puisque le gouvernement s’est imposé le pénible devoir de s’éloigner, il n’a maintenant qu’à s’en remettre au général Gallieni. C’est le parti qu’il prend, sous la réserve proposée par Viviani.

M. Delcassé reçoit à 13 h. 50, de M. Paul Cambon, le texte de la déclaration commune qui vient d’être signée ce matin par les Alliés au Foreign Office21 : « Les gouvernements britannique, français et russe s’engagent mutuellement à ne pas conclure de paix séparée au cours de la présente guerre. Les trois gouvernements conviennent que, lorsqu’il y aura lieu de discuter les termes de la paix, aucune des puissances alliées ne pourra poser des conditions de paix sans accord préalable avec chacun des autres alliés. » Cette déclaration est publiée à Londres aujourd’hui. Sans doute, nous nous lions, mais nous lions les autres. Nous sommes tous engagés sauf forfaiture et trahison ; si nos conditions de paix ne sont pas dès maintenant acceptées, nous nous réservons de discuter celles des autres, et comme nous savons que les nôtres seront modérées et raisonnables, comme nous ne songeons pas à des annexions, mais à de simples restitutions, cet accord présente pour nous, au total, plus d’avantages que d’inconvénients.

Pendant que Viviani est dans mon cabinet, Marcel Sembat m’amène un de ses jeunes collègues socialistes, Albert Thomas, dont les yeux pétillent d’intelligence derrière le lorgnon et qui joue de ses longs cheveux bruns comme d’un éventail à plumes. Le ministre des Travaux publics propose d’envoyer à Paris cet habile diplomate pour ménager à M. Paul Doumer la bienveillante neutralité de ses coreligionnaires politiques. Viviani approuve l’idée de Sembat et remet à Albert Thomas un mot d’introduction pour le général Gallieni.

Vers cinq heures du soir, visite d’Antonin Dubost, qui parait assez détendu et dont le râtelier, guéri de son énervement, a retrouvé son aspect normal. Le président du Sénat, qui est, au demeurant, le plus brave homme du monde, a pris, sans plus de mauvaise humeur, son parti du décret de clôture.

Quelques minutes après, Viviani et Delcassé m’apportent un télégramme que Millerand leur a prié de me remettre et qu’il vient de recevoir du général Joffre. Le commandant en chef trouve la situation stratégique excellente. Il compte toujours reprendre l’offensive demain. Mais il ne dissimule pas que la perte de la grande bataille qu’il va livrer serait extrêmement grave pour le pays et il voudrait que l’armée anglaise marchât elle-même à fond. Il parait encore avoir quelques doutes à cet endroit. Il nous demande d’insister par voie diplomatique. Delcassé va voir sir Francis Bertie, qui nous a suivis à Bordeaux. Il télégraphie également à Paul Cambon.

Le général en chef ne nous dit rien, ni des instructions complémentaires, si précises, qu’il a envoyées ce matin aux 4e et 3e armées, ni du magnifique appel qu’il a adressé à toutes ses troupes : « 4e armée (de Langle de Cary). Demain, 6 septembre, nos armées de gauche attaqueront de front et de flanc les 1re (von Klück) et 2e (von Bülow) armées allemandes. La 4e armée, arrêtant son mouvement vers le sud, fera tête à l’ennemi, en liant son mouvement à celui de la 3e armée, qui, débouchant au nord de Revigny, prend l’offensive en se portant vers l’ouest. — 3e armée (Sarrail) : la 3e armée, se couvrant vers le nord-est, débouchera vers l’ouest, pour attaquer le flanc (gauche des forces ennemies qui marchent à l’ouest de l’Argonne. Elle liera son action à celle de la 4e armée, qui a ordre de faire tête à l’ennemi. » — « Au moment où s’engage une bataille dont dépend le salut du pays, il importe de rappeler à tous que le moment n’est plus de regarder en arrière ; tous les efforts doivent être employés à attaquer et à refouler l’ennemi. Une troupe qui ne peut plus avancer devra, coûte que coûte garder le terrain conquis et se faire tuer plutôt que de reculer. Dans les circonstances actuelles, aucune défaillance ne peut être tolérée. »

Ainsi, d’après les ordres donnés, toutes nos armées vont exécuter, d’une extrémité à l’autre, une manœuvre immense. Elles doivent, en prenant l’offensive, tenter, à chacune des deux ailes, d’envelopper l’ennemi. À gauche, la 5e armée attaquera face au nord, pendant que la 6e et l’armée anglaise marcheront face à l’est sur le flanc des troupes allemandes, l’une dans la direction de Château-Thierry, l’autre vers Montmirail. La 9e armée, commandée par le général Foch, sera chargée de couvrir sur la droite le mouvement qu’exécutera la 5e. Elle aura sa droite derrière les marais de Saint-Gond et sa gauche au nord de Sézanne. À l’aile droite des armées, c’est la 4e qui cherchera à retenir les Allemands devant elle, pendant que la 3e, tournée face à l’ouest, les attaquera sur leur flanc gauche. L’ennemi sera donc, si l’opération réussit, comprimé aux deux extrémités par les mâchoires d’un étau gigantesque, tandis que, sur toute la ligne intermédiaire, il devra résister à une offensive générale. C’est notre va-tout que nous jouons, dans la plus grande bataille qu’ait jamais connue l’humanité.



21. Londres, n° 534.