Au service de la France/T6/Ch II

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Plon-Nourrit et Cie (6p. 38-84).


CHAPITRE II


Le cardinal Amette. — M. Bark, ministre des Finances de Russie. — M. Lloyd George. — Accords financiers des Alliés. — Le général Pau en mission. — Ricciotti Garibaldi. — Dans les Vosges. — La Schlucht. — À Wesserling et à Saint-Amarin. — À Dannemarie et à Masevaux. — Une note de la commission sénatoriale de l’armée. — Visite du bureau de la commission. — Incertitudes à Bucarest et à Athènes. — Nouvelle offensive en Champagne. — Marcel Sembat au congrès socialiste de Londres. — Bombardement des Dardanelles.


Le cardinal Gasparri, secrétaire d’État du Saint-Siège, vient de faire publier un décret pontifical, daté du 1er janvier, où il est prescrit « que dans tout le monde catholique, d’humbles prières seront adressées à Dieu pour obtenir de sa miséricorde la paix tant désirée. » Tous les évêques français ont communiqué ce document aux fidèles de leur diocèse. L’un de ces prélats, celui de Vannes, a accentué, dans sa lettre pastorale, le caractère pacifique du bref de Benoît XV et le gouvernement s’est ému d’une manifestation qui risquait de briser l’unanimité de la confiance nationale. Le service de la censure, dont j’ignore la composition changeante et dont je n’ai aucun moyen de surveiller le fonctionnement, a interdit aux journaux de reproduire le mandement de l’évêque de Vannes et d’autres analogues ; il a, je ne sais pourquoi, infligé le même sort à une lettre absolument irréprochable de l’archevêque de Paris. Mgr Amette avait spontanément pris soin de n’ordonner des prières qu’en faveur d’une « paix solide et durable », d’une paix fondée sur « le triomphe et le règne du droit ». Jules Cambon m’informe de l’étrange erreur commise par la censure ; je la signale à M. Malvy, qui, d’accord avec le président du Conseil, fait immédiatement rapporter cette mesure intempestive. L’archevêque de Paris, qui depuis son départ pour le conclave m’avait fait annoncer par Jules Cambon son intention de me rendre visite, m’avait précisément demandé audience pour le lundi 1er février. Il est arrivé à l’Élysée tout habillé de pourpre et tenant à la main sa barrette. Depuis de longues années un archevêque de Paris n’avait plus, je crois, paru à la présidence. Le cardinal Amette m’a très franchement expliqué que la prière composée par le pape lui avait immédiatement paru devoir être complétée et qu’il n’avait pas caché son sentiment à Rome. « Mais, me dit-il, il est bien fâcheux que nous n’ayons personne pour représenter la France auprès du Vatican. Le Saint-Père aurait été mis en garde contre une rédaction qui pouvait être mal interprétée. » Comme j’émettais l’opinion qu’il était peut-être difficile de rétablir l’ambassade en temps de guerre sans soulever des polémiques dangereuses, il l’a reconnu de bonne grâce et m’a donné l’assurance que les catholiques, tous bons patriotes, ne voulaient causer aucun embarras au gouvernement, qu’ils ne demandaient rien et ne songeaient qu’à sauver le pays. Il s’est exprimé avec beaucoup de simplicité, de confiance et de noblesse. En me quittant, il m’a dit : « Je forme les vœux les plus ardents pour la victoire de notre pays. J’espère qu’à ce moment je pourrai vous prier, monsieur le président de la République, de vouloir bien assister vous-même au Te Deum. — Monseigneur, lui ai-je dit, j’espère qu’après la victoire, le gouvernement ne verra pas d’inconvénient à ce que j’accepte cette invitation. Je souhaite vivement que, de l’union actuelle, il subsiste dans l’avenir, pour tous les Français, un besoin permanent de concorde nationale. »

Pendant que s’élèvent donc, en l’honneur de la paix, des prières utilement corrigées, la guerre continue, de tranchées en tranchées, par de sanglantes offensives locales. En même temps, la diplomatie s’obstine à rechercher une coopération plus efficace du Japon et à essayer d’obtenir, avec le maintien de la neutralité bulgare, le concours de la Grèce et de la Roumanie. Aux uns et aux autres, on multiplie les promesses et les offres : à la Bulgarie, la Macédoine serbe jusqu’à la ligne du Yardar ; à la Serbie, comme compensation, un large accès sur l’Adriatique, l’annexion de la Bosnie et de l’Herzégovine, une partie du banat de Temesvar, une frontière commune avec la Grèce ; à la Grèce et à la Roumanie, des avantages qui varient tous les jours, suivant les caprices de Sazonoff, les raisonnements de Delcassé ou les réflexions de sir Ed. Grey.

Mais, en Angleterre, on a de plus en plus la conviction que le meilleur moyen d’entraîner la Roumanie et peut-être la Bulgarie elle-même, ce serait d’envoyer en Orient un corps anglo-français. Le gouvernement britannique reproche même à Millerand d’avoir combattu ce projet, lorsqu’il est allé à Londres. C’est ce qu’a dit à Ribot M. Lloyd George, chancelier de l’Échiquier, venu à Paris pour s’entretenir avec les ministres des Finances de France et de Russie. Ribot donne ce renseignement au Conseil du mardi 2 février et Millerand répond qu’en effet, pendant son voyage en Angleterre, il a essayé de démontrer à Grey, à Kitchener et à Winston Churchill l’impossibilité  de distraire des troupes de notre front. Ribot, Briand et moi, nous déclarons, au contraire, que la présence de soldats français et anglais en Orient pourrait avoir d’heureuses conséquences morales et diplomatiques. M. Bark, ministre des Finances de Russie, que je reçois le même jour, me confirme que, d’après Lloyd George, Asquith et Grey jugent nécessaire l’envoi d’un ou deux corps alliés en Serbie, pour déterminer l’action roumaine et, tout au moins, immobiliser la Bulgarie. M. Bark envisage même une expédition où figurerait l’armée russe. C’est un gros homme souriant, encore jeune, qui parle fort bien le français et qui paraît être, en finances, un spécialiste distingué. Je l’interroge sur la question des fusils et des munitions. Il n’en connaît pas un mot. Jamais le ministre de la Guerre russe n’a donné à ses collègues, sur l’état des armements, des détails qui fussent de nature à les inquiéter. Jamais il ne leur a dit que le grand-duc Nicolas et l’état-major nous pressaient impatiemment de leur envoyer des armes. M. Bark a été seulement chargé de nous demander, à l’Angleterre et à nous, un concours financier. Je lui rappelle que ni le texte ni l’esprit de l’alliance ne nous ont permis de prévoir, soit que la Russie nous prierait un jour de substituer notre crédit au sien, soit qu’elle nous adjurerait de mettre notre matériel militaire à sa disposition. Nous voulons bien faire ce qui dépendra de nous. Mais encore faut-il qu’on nous donne, sur les approvisionnements et les fabrications russes, les renseignements que nous avons réclamés en vain. Tout en reconnaissant la justesse de mes observations, M. Bark se borne à me promettre d’en faire part au gouvernement du tsar.

Le lendemain mercredi 3, sir Francis Bertie me présente M. Lloyd George[1]. Autant le ministre gallois a été, dans le cabinet britannique, durant les jours qui ont précédé la guerre, peu favorable à l’Entente cordiale, autant il se montre aujourd’hui ferme et résolu. Il s’est adapté aux événements avec une extraordinaire souplesse d’intelligence. Je suis frappé de sa physionomie mobile et passionnée, qui est d’un artiste, plutôt que d’un homme d’État. Les cheveux gris, longs et ondulés, les yeux vifs, le teint frais, il a l’air d’un musicien qui apparaît sur l’estrade pour jouer un morceau de violoncelle. Mais il se contente de parler et de chercher à séduire ses interlocuteurs. Il pétille d’esprit et sa verve paraît inépuisable. Je ne sais si, sous cette brillante surface, il n’y a point quelques vides. Ses adversaires lui reprochent d’être superficiel et versatile. Pour l’instant, je cède sans remords au charme qui se dégage de sa personne. Il ne sait pas un mot de français et sir Francis nous sert gracieusement d’interprète. Lloyd George m’affirme que le conseil supérieur britannique de la Guerre, composé de Asquith, de Grey, de Kitchener, de Churchill et d’un représentant de l’opposition, Balfour, est unanime à penser qu’il est indispensable d’envoyer en Grèce et en Serbie un corps franco-anglais, c’est-à-dire une division anglaise et une division française. Le gouvernement, anglais tout entier partagera certainement cet avis. On pourrait, d’ailleurs, commencer par poser à la Roumanie cette question : « Marcherez-vous à telle date, si nous envoyons un corps franco-anglais ? » Si la Roumanie répondait négativement, on renoncerait au projet. Dans la conférence qui vient d’avoir lieu entre Viviani, Ribot, Millerand, Delcassé, Bark et Lloyd George, le ministre français de la Guerre a encore combattu l’idée britannique, parce qu’il continue, comme Joffre, à juger indispensable la présence de ces deux divisions sur notre front. Mais est-il impossible que nous en formions une avec les troupes de l’intérieur et que Kitchener en constitue une autre, en dehors des quatre qui doivent arriver en France avant la fin de février ?

Ribot me rend compte, d’autre part, de la conversation financière qu’il a eue avec Bark et avec Lloyd George. La France y était représentée par lui, par Viviani, par MM. Sergent, Lemm et Octave Homberg ; l’Angleterre par MM. Lloyd George, Montagu et Cunliffe ; la Russie par MM. Bark, Fedosiev, Chatelain et Raffalovitch. Le chancelier de l’Échiquier ne veut pas entendre parler d’un emprunt collectif émis au profit des trois nations alliées. Il désirerait, en revanche, que l’encaisse métallique de la Banque de France pût être mise au service de l’Angleterre, si la provision d’or venait à diminuer au delà du détroit. Ribot est, avec raison, très opposé à une combinaison qui risquerait de déprécier notre billet. Tout au plus pourrait-on prêter à l’Angleterre une somme déterminée, par exemple 150 millions, s’il survenait un danger immédiat. En retour, il faudrait que l’Angleterre consentît à nous ouvrir son marché ou qu’en tout cas elle n’interdît pas à ses banques de prendre nos bons de la Défense nationale. Ribot désirerait, en outre, que la Triple-Entente se concertât pour émettre en commun les emprunts nécessaires à la Belgique, à la Serbie, à la Grèce, à la Roumanie ou, tout au moins, pour les garantir. Sur ces derniers points, rien n’est encore décidé. Quelques principes ont cependant été posés et quelques mesures adoptées[2]. Sur l’initiative de Lloyd George, la conférence a proclamé la solidarité financière et économique des Alliés, Par suite, et en attendant que les circonstances permettent à la Russie de placer des emprunts sur les marchés de France et d’Angleterre, chacun des deux gouvernements de Londres et de Paris va faire à celui de Petrograd des avances s’élevant à 25 000 000 de livres sterling. Le premier crédit ouvert par la France à la Russie en 1915 a été ainsi fixé à un montant maximum de 625 millions de francs. Jusqu’ici la solidarité imaginée par Lloyd George ne joue guère que contre nous.

Le général Pau qui va porter, à son tour, des décorations françaises aux armées de Russie et de Serbie, vient prendre congé de moi. Je lui demande de tâcher d’obtenir dans les deux pays alliés des renseignements précis sur les armements et sur les munitions. Ce que nous savons est aussi vague que peu rassurant.

Dans un Conseil des ministres qui se tient le jeudi 4, est signé un décret portant règlement d’administration publique, relatif à la constatation et à l’évaluation des dommages de guerre. Il va être constitué des commissions cantonales, des commissions départementales et une commission supérieure. Mais il n’est jusqu’ici prévu d’indemnités qu’en vertu des lois qui ont trait aux réquisitions militaires. Il s’en faudra, par conséquent, de beaucoup que tous les préjudices subis par les populations puissent être réparés. Un jour viendra sans doute où cette législation devra être étendue.

À cette même séance du Conseil, est examiné de nouveau le projet anglais d’expédition commune en Orient. Ribot, Briand, Doumergue, Augagneur, Sembat, appuient vivement le dessein de nos alliés. J’en expose, à mon tour, les avantages. Si l’expédition est, comme l’a suggéré Lloyd George, subordonnée à la décision roumaine, elle coïncidera, en fait, avec l’entrée en ligne d’une nouvelle armée de cinq ou six cent mille hommes. Contre l’envoi de deux divisions, nous recevrions donc un surcroît de forces important.

Le gouvernement décide que la France participera à l’expédition, mais qu’elle priera l’Angleterre de former une division nouvelle, en sus des quatre qu’elle est sur le point de nous envoyer. Nous faisons part de cette détermination à MM. Bark et Lloyd George, qui viennent tous deux déjeuner, dans le clair-obscur du salon Murât, avec la plupart des ministres français. Ribot me raconte que le chancelier de l’Échiquier est allé voir Clemenceau. Il l’a trouvé très amer, et irrité surtout contre Delcassé. Le Tigre reste, d’autre part, fort mécontent que nous n’ayons pas fait venir des troupes japonaises en Europe. « Nous avons insisté nous-mêmes à Tokyo, lui a dit Lloyd George, et nous avons échoué. » Clemenceau n’en demeure pas moins convaincu que, s’il eût été au pouvoir, il aurait, lui, tout obtenu du mikado.

La presse publie, le vendredi 5 février, un communiqué officiel, aussi sommaire qu’optimiste, sur la conférence des ministres alliés. Il y est dit que « les trois puissances sont résolues à unir leurs ressources financières aussi bien que leurs ressources militaires, afin de poursuivre la guerre jusqu’à la victoire finale. Dans cette pensée, les ministres ont décidé de proposer à leurs gouvernements respectifs de prendre à leur charge, par portions égales, les avances faites ou à faire aux pays qui combattent actuellement avec eux ou qui seraient disposés à entrer prochainement en campagne pour la cause commune… » Malgré cette note, des négociations très difficiles se sont encore poursuivies toute la journée. Des mots assez vifs ont même été échangés. Bark insistait pour obtenir, soit l’ouverture des marchés français et anglais à un grand emprunt, soit plus de deux milliards et demi d’avances. Il a fini par se contenter de la solution que j’ai indiquée plus haut. Lloyd George, de son côté, demandait une sorte de mise en commun des encaisses métalliques. Il a été seulement décidé que les banques de France et de Russie verseraient chacune à la banque d’Angleterre cent cinquante millions d’or, si l’encaisse de Londres tombait au-dessous d’un chiffre déterminé. Tout a fini par s’arranger. Mais l’attitude intransigeante de Bark a fait très mauvais effet sur Ribot, qui me parle du ministre russe avec une dédaigneuse sévérité[3].

Ribot me rapporte ensuite que Clemenceau, rencontré au Sénat, a tourné, cette fois, son irritation contre Millerand : « Il a été piteux à la commission de l’armée, a déclaré le Tigre d’un ton tranchant. Cela ne peut plus durer. Le Président a déjà changé de ministre de la Guerre. Il peut bien en prendre un troisième. » — « Oui, a répondu Ribot, un troisième, en attendant un quatrième. » Et Ribot ajoute : « J’ai voulu lui faire comprendre que, si ce troisième était lui, Clemenceau, cela ne pourrait pas durer davantage. Il est beaucoup trop impulsif. Il aurait tout de suite des démêlés avec Joffre. Il m’a dit qu’il était allé le voir au quartier général et qu’il l’avait trouvé trop préoccupé de n’admettre autour de lui aucune autorité ni aucune influence. »

Dans l’Homme enchaîné du 5 février, Clemenceau s’en prend d’autre part, avec une folle injustice, au cardinal Mercier, de Malines, dont il connaît depuis longtemps, dit-il, les sentiments antifrançais, et cette sortie est pour lui l’occasion de railler en outre la « charité romaine. »

Malgré ses attaques contre Millerand, ou peut-être même à cause de ces attaques, Clemenceau vient d’être nommé vice-président de la commission sénatoriale de l’armée. C’est Freycinet qui en est président, et lui-même a, paraît-il, accueilli avec quelque fraîcheur les explications du ministre. Je demande à Millerand des renseignements sur cette audition. Il reconnaît qu’il n’a pu se mettre d’accord avec la commission, qui lui proposait de créer de nouvelles unités et de renforcer nos lignes avant le printemps. « Cette demande, me dit Millerand, reposait sur une erreur. Freycinet ignore le nombre réel des hommes qui sont sur le front. Ses collègues et lui croient que le chiffre est de 1 200 000 ; il est très supérieur ; mais, par peur des indiscrétions, j’ai préféré me taire. »

Dans l’après-midi du samedi 6, je visite à Auteuil, dans une jolie maison de santé, un hôpital ouvert par les soins de la colonie italienne. Je suis reçu par M. Tittoni, toujours énigmatique et souriant, et je trouve, parmi les blessés, un assez grand nombre de garibaldiens en chemises rouges, joyeux et pittoresques.

Millerand a revu Joffre et lui a fait connaître la décision du Conseil au sujet d’une expédition en Serbie. Le commandant en chef s’est enfin laissé convaincre.

Je reçois, le lundi 8 février, le général Ricciotti Garibaldi qui s’introduit péniblement dans mon cabinet à l’aide de deux béquilles et qui m’inonde immédiatement sous les flots de sa barbe grise et de ses paroles dorées. Il me déclare tout net que, si l’Italie ne marche pas avec nous, il y provoquera une révolution. Mais il est sûr qu’elle finira par marcher. Individuellement, tous les membres du gouvernement sont disposés à l’action : collectivement, ils hésitent. « Mon ami Salandra, mon ami Sonnino… » Après avoir fait étalage de toutes ses amitiés, le général m’exprime longuement trois vœux : premièrement, que nous aidions pécuniairement l’Italie, qui est incapable de soutenir seule l’effort financier d’une guerre ; deuxièmement, que notre flotte se montre plus active dans l’Adriatique ; troisièmement, que nous le laissions lever lui-même un corps de trente mille garibaldiens parmi les Italiens qui résident en France. Il voudrait que ce corps fût envoyé dans les Balkans. Il prétend que la Serbie n’en prendra pas ombrage. Il lui a, dit-il, donné l’assurance que l’Italie ne convoitait pas la Dalmatie. Tout au plus, demanderait-elle un régime spécial pour Zara et Spalato. Rien pour Raguse. Rien pour Cattaro. Mais au nom de qui parle-t-il ?

Je reçois également le docteur Costinesco, fils du ministre des Finances de Roumanie. Il vient de terminer en France une mission d’études auprès du service de santé militaire. Il est, me dit-il, convaincu que la Roumanie se prononcera tôt ou tard pour les Alliés.

Du 9 au 13, je vais, en compagnie de Millerand, visiter les armées des Vosges. Nous partons le mardi soir, par la gare de l’Est, dans mon wagon réservé. Me reconduira-t-il jamais au Clos pour des vacances paisibles ? Joli salon lambrissé, avec incrustations de cuivre, éclairé par de grandes glaces et meublé de fauteuils confortables ; deux cabines voisines, chacune avec un lit, une table et des sièges. Lorsque je suis seul, l’une d’elles est aménagée en cabinet de travail. Mais cette fois, dans cette chambre voisine, j’offre un gîte à Millerand.

Le mercredi 10, au lever du jour, nous nous réveillons dans la vallée de la Vologne. Temps gris, horizon bouché, campagne couverte de neige. Un peu avant neuf heures, nous arrivons à Gérardmer. C’est là que nous attend le général Pütz, commandant de l’armée des Vosges, accompagné du général de division F. Blazer[4]. La fanfare du 11e chasseurs alpins est massée sur la place. Elle m’accueille aux accents familiers de la Sidi-Brahim et de la marche du bataillon. Je vais d’abord rendre visite aux blessés et aux malades. Ils sont soignés dans plusieurs ambulances, dont l’une occupe un hôtel où j’ai vécu naguère, en famille, des heures de repos et de joie. D’une grande véranda, où nous déjeunions alors, Mme Poincaré et moi, nous avions sous les yeux un beau lac bleu ; ce n’est plus maintenant qu’une eau glacée, couverte de brume. Dans la cour de la caserne, je passe le 11e en revue et, de son pas rapide, il défile devant moi fièrement, sur une immense couche de verglas. Des officiers qui commandaient en août 1914, il ne reste plus qu’un seul, le capitaine Sabardan[5] ; la plupart des chasseurs ont été tués ou grièvement blessés ; mais, malgré les pertes qu’il a subies, le bataillon est maintenant à peu près reconstitué. Que de souvenirs m’assaillent : Annecy, les rues silencieuses, les vieilles arcades, le canal du Thiou et ses lavandières, le pont de l’évêché, les tours du château, le mess des officiers, et le grand lac, si varié de couleur et d’aspect, sur les rives duquel je faisais à cheval, entre deux exercices, de belles promenades solitaires ! Toutes ces images me repassent devant les yeux, pendant le déjeuner que j’offre, dans un hôtel, aux officiers du 11e. La fanfare du bataillon se multiplie pour nous accompagner partout. Nous prenons le petit chemin de fer de la Schlucht, qu’un capitaine de réserve du génie a réussi à remettre en service, malgré les rigueurs de la saison. De braves territoriaux vosgiens sont constamment occupés à déblayer la voie, encaissée entre deux énormes remblais de neige. Nous roulons à bonne allure, devant un paysage boréal. Les pentes des Vosges sont devenues de magnifiques draperies blanches ; les sapins portent de grands manteaux blancs. Le blanc domine partout. Les branches ployées sous le faix de la neige se resserrent contre les troncs noirs et les masquent presque entièrement. Le givre met des festons aux roches. La glace décore de stalactites et de stalagmites toutes les aspérités du granit et du grès rouge. Malheureusement, la brume empêche la vue de s’étendre au loin et de découvrir tous les plans de ce tableau grandiose. Le Saut des Cuves, le lac de Longemer, le lac de Retournemer sont complètement solidifiés. Après avoir changé de voiture, pour passer du tramway à vapeur dans le tramway électrique, nous montons jusqu’aux anciennes douanes. Au débarcadère de la Schlucht, nous attendent des traîneaux attelés de mules noires. Avant d’y prendre place, je passe en revue, près de la crête des Vosges, les chasseurs du 3e bataillon territorial et une compagnie du 12e bataillon actif, et je trouve là, parmi les officiers, deux anciens camarades, à qui je suis heureux d’adresser mes vœux. Je m’assieds alors dans le traîneau qui m’est réservé et dont l’avant, en forme de proue, figure un grand cygne. Dans cette nacelle de Lohengrin, le général Pütz se place à côté de moi, et trois mules nous traînent paisiblement jusqu’à une ferme, située sur les pentes, au sud de la Schlucht, et transformée en boulangerie militaire de campagne. Une trentaine d’hommes sont employés à y cuire, dans des fours improvisés au creux du sol, un pain qui fleure très bon. Un peu plus loin, nous voyons sortir de la brume, comme des diables vêtus de bleu, un peloton de chasseurs alpins, chaussés de skis et s’exerçant sur la neige. Ils évoluent devant nous, dévalent de la montagne, virent, remontent, tombent, se relèvent, glissent silencieusement et tournoient autour de nous comme des lutins. Entourés de cette escorte de skieurs, nous revenons en traîneau jusqu’à la route. Là, nous mettons pied à terre et, traversant l’ancienne frontière, nous poussons sur territoire alsacien jusqu’à cet hôtel de l’Altenberg, où je me suis arrêté, il y a quelques années, avec Mme Poincaré, en revenant de Colmar à Sampigny. Il est aujourd’hui transformé en caserne. Dans toutes les pièces du rez-de-chaussée, dans la grande salle à manger où nous avions alors dîné, et où tant de jolies femmes étalaient d’élégantes toilettes, des matelas et de la paille sont étendus sur le plancher. Où est le temps où Guillaume II lui-même venait coucher tantôt dans cet hôtel, tantôt tout près d’ici, dans la maison de M. Hartmann, pour se rapprocher de notre frontière et se donner l’orgueilleux plaisir de mettre un pied sur notre sol ? Ce sont maintenant nos soldats qui foulent cette terre française, devenue allemande contre la volonté de ses habitants ; et ils s’y sentent chez eux.

De la terrasse de l’hôtel, quand le temps est clair, on découvre dans le lointain Munster, niché dans la jolie vallée de la Fecht. Mais la brume, qui se déchire par moments, ne nous laisse apercevoir que la lueur et la fumée de quelques obus qui éclatent devant nous. Le roulement du canon se répercute dans les montagnes et s’y prolonge comme un grondement de tonnerre. A la tombée du jour, notre petit train nous ramène à Gérardmer et la fanfare du 11e salue notre départ pour Épinal.

Dîner à la Préfecture, où j’ai invité, avec le préfet et sa femme, le gouverneur, quelques officiers d’état-major et un de mes cousins germains, le colonel Edmond Lombard, qui commande l’artillerie dans un secteur de la place. Dans la matinée du jeudi, nous visitons les ouvrages avancés du camp retranché et plusieurs ambulances remplies de blessés, qui conservent un moral excellent. Nous reprenons ensuite le général Pütz à son quartier général de Remiremont et nous partons avec lui pour Bussang, où d’autres ambulances, établies près des sources, me retiennent au passage. De là, nous gagnons le tunnel qui coupait la frontière de 1871 et nous pénétrons en Alsace. Me voici de nouveau sur la jolie route que Mme Poincaré et moi nous avons suivie, jadis, après avoir quitté, à Létraye, la maison de nos amis M. et Mme Maurice Bernard, pour nous rendre, par Mulhouse, en Italie et en Grèce. Nous descendons la pittoresque vallée d’Urbès, où coule un petit affluent de la Thur.

Au village même d’Urbès, nous mettons pied à terre. Je passe en revue un escadron de chasseurs à cheval, celui qui a, au mois d’août, pénétré dans Colmar : heure d’espoir, si vite envolée. Je parcours à pied la grande rue. Les habitants me saluent avec un empressement joyeux et agitent leurs mouchoirs. Nous arrivons à Wesserling. Dans l’avenue de tilleuls qui conduit à l’ancien château des abbés de Murbach, reconstruit en 1786 et occupé aujourd’hui par les propriétaires des filatures Gros, Roman et Cie, sont rangés des chasseurs. Nous sommes reçus par le général Serret, notre ancien attaché militaire à Berlin, qui, depuis le 5 janvier dernier, a commandé en Alsace un groupe de cinq bataillons alpins, les 7e, 14e, 24e, 27e et 13e et qui vient d’être appelé au commandement de la 66e division, composée de ce groupe et de deux autres brigades[6]. Les habitants du château et la population de Wesserling nous accueillent par des vivats enthousiastes. Je passe les chasseurs en revue, puis ils défilent devant moi, le long de l’avenue, en face du château. Sur le bâtiment principal, flottent deux vieux drapeaux tricolores, qui datent d’avant 1870 et que les propriétaires ont gardés depuis, jalousement cachés. À l’aspect de ces pieuses reliques, je me sens envahi par une invincible émotion. C’est l’Alsace elle-même que je vois se jeter dans les bras de la France retrouvée. Je visite les filatures, où sont restés affichés les règlements allemands et où travaillent de jeunes Alsaciennes. À cette hauteur de la vallée, tout est au calme. À peine entend-on, par moments, dans le lointain, le bruit sourd du canon.

Nous suivons la Thur et nous arrivons à la gracieuse petite ville de Saint-Amarin, où la foule, confondue avec nos troupiers, crie d’une seule voix : « Vive la France ! » Je suis d’autant plus remué par cet accueil que tous ces Alsaciens mêlent mon nom à leurs acclamations, comme s’ils voyaient dans le président de la République la personnification de la patrie. Nous entrons à la mairie, où sont réunis, avec la municipalité de Saint-Amarin, les maires de la vallée. Je les félicite, je leur dis combien nous sommes heureux de rendre à l’Alsace sa place au foyer national. D’accord avec Millerand qui m’assiste, je leur donne l’assurance que nous respecterons leurs traditions et leurs libertés. Le maire de Saint-Amarin veut me parler, mais il est si troublé qu’il n’y parvient pas. Moi-même, je suis contraint de faire un incroyable effort de volonté pour balbutier deux ou trois mots. Je décore deux autres maires désignés par l’autorité militaire ; ils peuvent à peine me remercier. Je me sens, comme eux, incapable de m’exprimer. Nous allons aux écoles. Dans les rues, les soldats nous saluent avec bonne humeur, les habitants redoublent leurs vivats ; de vieilles femmes, des jeunes filles, des enfants, se détachent de la multitude, pour m’apporter des fleurs, des rubans tricolores, une brochure française sur la vallée, que sais-je encore ? Toutes sortes de témoignages touchants de leur fidélité. Nous visitons, d’abord, l’école des garçons, tenue par une sœur alsacienne de Ribeauvillé, la tête couverte d’une cornette blanche et le nez chaussé de grosses lunettes. Un petit garçon de neuf ans, habillé en lieutenant français, me récite un gentil compliment. C’est le jeune Vuillard, dont le père est industriel à Saint-Amarin et dont le frère aîné, engagé volontaire au 2e zouaves, vient d’être blessé pour la seconde fois aux Dardanelles.

Puis, à l’école des filles, une charmante petite nous débite, avec un souriant aplomb, la fable du Loup et de l’Agneau, « arrangée par un poilu dans les tranchées », critique mordante du militarisme allemand. Les sœurs interrogent les fillettes en français ou en allemand et leur demandent le nom français des objets qu’elles leur désignent. Celles des élèves qui se croient en mesure de répondre s’agitent, se trémoussent, lèvent la main et, chaque fois, elles sont presque toutes à la lever, avec une fierté triomphante. Elles commencent, en effet, à bien parler français. Il y a là une soixantaine de gentilles frimousses alsaciennes, de minois joyeusement éveillés. C’est un spectacle si impressionnant que je fais les réponses les plus embarrassées et les plus sottes aux compliments qui me sont adressés par ces enfants.

En quittant Saint-Amarin, où je laisse quelques milliers de francs pour secourir les pauvres de la vallée, nous allons parcourir les tranchées de seconde ligne, que l’on a creusées sur les pentes, à gauche et à droite de la Thur. Nous descendons ensuite jusqu’à Moosch, où se trouve, dans un bel hôpital neuf, une ambulance d’évacuation. Ici également, la réception qui nous est faite dépasse tout ce qu’il était possible de prévoir. Mais la nuit vient. Les sommets neigeux se couronnent de rose ; le ciel prend des tons gris perle. Je voudrais m’attarder au centre de ce paysage splendide. Je voudrais surtout pousser jusqu’à Thann, que je sais en partie détruite par le bombardement. Mais le général Pütz me dit avec insistance que ma visite, si elle est connue des Allemands, aura, comme récemment celle du général Joffre, l’inconvénient d’attirer sur la malheureuse ville de nouveaux obus. Je suis bien forcé de m’arrêter devant cette objection et je remonte à regret la vallée jusqu’au col de Bussang, d’où je regagne la préfecture d’Épinal.

Le vendredi, dès l’aube, nous partons pour Belfort, où le gouverneur, le général Thévenet, nous fait les honneurs de la citadelle et du château, et nous rentrons en Haute-Alsace par le village de Schaffnat am Weiher ou Chavannes-sur-l’Étang. Le maire et les conseillers sont venus me saluer au passage. De là, nos automobiles nous conduisent rapidement à Montreux-le-Vieux ou Altmunsterol, et nous nous arrêtons aux écoles, dont les enfants me remercient gaiement des jouets que je leur ai envoyés à Noël. Deux sous-officiers français et deux jeunes femmes du pays ont été, depuis l’occupation, chargés de faire la classe et d’enseigner notre langue. Les élèves debout chantent la Marseillaise. Je vois devant moi des officiers pleurer.

A Dammerkirch ou Dannemarie, l’accueil est plus réservé. Je passe en revue des troupes rangées sur la grande place. Les habitants, debout sur le pas des portes, sont respectueux et polis, plutôt qu’empressés. Le général Chateau, qui commande dans la ville, me dit que la population est encore peu communicative et même, en partie, défiante. Elle a peur que nous ne restions pas, et que les Allemands ne reviennent. Pauvres gens ballottés par les siècles entre deux grandes nations voisines !

Par Naubach, nous nous dirigeons vers le signal de Roderen et vers Masevaux. Dans tous les villages que nous traversons, nos soldats fraternisent avec les paysans et tous, côte à côte, nous prodiguent de nouveau les acclamations ; les enfants nous envoient des baisers ; les hommes agitent leurs casquettes ; les femmes nous sourient et nous saluent de la main. Au signal de Roderen, nous découvrons à nos pieds, sous une brume légère, la magnifique plaine d’Alsace et, là-bas, les blancheurs de Mulhouse, et plus loin, les montagnes de la Forêt-Noire. Pour le moment, ce n’est même pas la terre promise, c’est la terre perdue et interdite. Nous contemplons longuement cet immense panorama. Un ballon captif allemand, chargé d’observer nos lignes et de renseigner l’artillerie ennemie, est là pour nous dire : « Vous ne tenez qu’une parcelle de l’Alsace. Vous n’avancerez pas davantage. »

Nous revenons sur nos pas et nous partons pour Masevaux. C’est seulement au cours de l’après-midi que la municipalité de cette ville a été informée de ma venue probable. Aussitôt, comme par enchantement, toutes les maisons se sont pavoisées. Mais la plupart des habitants n’ont pas encore de drapeaux français et ils ont décoré leurs fenêtres de pavillons alsaciens, moitié rouges, moitié blancs. Nous arrivons tard. Je descends de mon automobile et je m’avance, dans l’obscurité, au milieu d’une foule très dense qui me fait une bruyante ovation. Un petit garçon m’offre un magnifique bouquet. « Ne le remerciez pas trop, me dit un membre de la municipalité, c’est le fils d’un fonctionnaire allemand qui a émigré. » Ce simple détail me laisse deviner, dans cette population qui paraît si unie, les divisions profondes que l’annexion a introduites en Alsace. Nous entrons à la mairie, somptueusement installée, comme les écoles, par les Allemands, mais au prix d’impositions communales dont l’adjoint, qui fait fonctions de maire, me dénonce l’énormité. J’échange avec les notables quelques paroles émues et, sur les indications du général Pütz, je remets la croix de la Légion d’honneur à la sœur supérieure de l’hôpital de Thann, momentanément évacuée à cause du bombardement. Ici encore, je laisse quelques milliers de francs aux pauvres de la vallée de la Doller et je prie le curé de Masevaux d’en vouloir bien assurer la distribution. Nous poussons jusqu’à Niederbrück, où je décore un industriel qui porte la médaille de 1870 et qui, tout en sanglotant, dit à sa femme : « Je puis mourir, maintenant, puisque la France est revenue. » Nous rentrons à Belfort en pleine nuit et repartons pour Paris, chargés d’une gerbe de souvenirs qui jamais ne se faneront.

De retour à l’Élysée le samedi matin 13 février, j’y préside immédiatement un Conseil des ministres. Delcassé, qui revient d’Angleterre, nous expose, et je ne sais pourquoi, avec une élocution assez pénible, les résultats de son voyage. Il s’est mis d’accord avec le gouvernement britannique pour l’envoi en Serbie d’un corps expéditionnaire franco-anglo-russe. Mais ce serait à la Grèce et non à la Roumanie que la proposition serait faite. Dans une note du 26 janvier, remise par M. Romanos à Delcassé, Venizelos avait, en effet, demandé lui-même cette expédition des trois puissances, en réponse aux conseils d’intervention qu’elles avaient cru pouvoir donner à la Grèce. Venizelos avait, d’ailleurs, prudemment indiqué dans cette note que son pays ne marcherait que d’accord avec la Roumanie. Il se chargera donc de pressentir le cabinet de Bucarest et ainsi nous ne risquerons pas d’essuyer un refus direct du gouvernement roumain, que les échecs russes semblent actuellement détourner de l’action. En réalité, tous nos efforts diplomatiques sont, en ce moment, paralysés par l’inertie de la Russie.

Je donne connaissance au Conseil d’une démarche assez anormale que vient de faire auprès de moi la commission de l’armée du Sénat. C’est la première fois, je crois, qu’une commission parlementaire s’adresse directement au président de la République, qui, aux termes de l’article 6 de la loi constitutionnelle du 16 juillet 1875, ne peut communiquer avec les Chambres que par des messages dont un ministre donne lecture. Mais l’état de guerre excuse peut-être certaines dérogations aux règles et aux usages. Freycinet, président de la commission, me transmet donc une délibération que cette commission a prise le 9 février et dans sa lettre officielle d’envoi il ajoute quelques mots personnels pour me demander de le recevoir, ainsi que le bureau de la commission, c’est-à-dire Léon Bourgeois, Boudenoot, Clemenceau et Doumer[7].

La délibération jointe est très longue. Elle rappelle d’abord les considérations présentées au ministre de la Guerre le 3 février, sur la nécessité de renforcer l’armée.

« Le pays en offre-t-il les éléments ? » se demande la commission et elle ajoute : « Il résulte des déclarations du ministre de la Guerre que les dépôts peuvent fournir plus de 1 200 000 combattants. En faisant la part la plus large à l’entretien normal des formations actuelles, en réservant les hommes destinés à combler les vides, au fur et à mesure, pendant au moins six mois, il reste une disponibilité d’environ 500 000 hommes…

« …Ce grand objet, le renforcement de notre armée, aura dès maintenant un avantage qui n’est pas négligeable : celui de débarrasser les dépôts de la population qui les encombre, au détriment parfois de la discipline et du bon exemple… »

Un second examen de la question n’a fait, poursuit la commission, qu’affermir encore, s’il est possible, sa conviction. Elle renouvelle à l’unanimité l’avis émis, à l’unanimité aussi, par la commission de 1914 et qui a été porté à la connaissance du ministre de la Guerre par lettre du 22 janvier 1915. Elle insiste de la manière la plus pressante pour que des renforts pouvant s’élever à 4 ou 500 000 hommes soient organisés sans délai et tenus à la disposition du commandant en chef. Elle estime qu’une partie, tout au moins, de ces renforts serait avantageusement préparée dans le camp retranché de Paris. « La commission, pénétrée de la gravité des circonstances et résolue, en ce qui dépend d’elle, à ne rien négliger pour en conjurer les périls, décide qu’une copie de la présente délibération et des motifs qui la déterminent sera adressée au président de la République, en sa qualité de président du Conseil supérieur de la défense nationale, au président du Conseil des ministres, au ministre de la Guerre. Pour copie conforme. Signé : C. de Freycinet. »

Je donne lecture de cette pièce au Conseil des ministres, et-il est convenu que je recevrai dans la journée, mais en présence de Viviani et de Millerand, le bureau de la commission sénatoriale. J’ai moi-même réclamé maintes fois la formation d’une armée complémentaire. Le Conseil des ministres tout entier a partagé mon opinion. Millerand s’est laissé convaincre. Mais il s’est heurté longtemps à l’opposition de Joffre. Le jour où le général en chef est venu déjeuner avec les membres du gouvernement, il a pris nettement position, aussi bien contre la formation d’une armée de manœuvre que contre celle d’un corps expéditionnaire. Aujourd’hui, il paraît converti à notre idée, mais Millerand a encore rencontré dans l’exécution de telles difficultés qu’il n’a pas osé faire une promesse ferme à la commission. De là, l’incident qui est survenu et dont j’ai été saisi.

Voici donc qu’arrivent à l’Élysée Freycinet, Léon Bourgeois, Clemenceau, Doumer et Boudenoot. Clemenceau entre l’air bougon et, de sa main gantée de gris, serre mollement celle que je lui tends. Je commence par faire observer à mes visiteurs que leur démarche est un peu insolite, que je n’ai pas le droit d’entrer en délibération avec les Chambres ou avec leurs commissions, mais qu’à titre exceptionnel et à raison des circonstances, je suis prêt à écouter. Ils me répondent que la faculté d’interpellation étant, en fait, supprimée, ils n’ont d’autre ressource, lorsqu’ils sont en conflit avec le gouvernement, que d’avoir recours à ma juridiction. C’est le mot dont se sert Freycinet. Quant à Clemenceau, il déclare moins aimablement qu’il veut décharger sa responsabilité, c’est-à-dire, si je comprends bien, la rejeter sur moi, et il ajoute que j’ai bien su changer de ministre de la Guerre en l’absence des Chambres. Je réplique que ce changement a été effectué, non par moi, mais par le président du Conseil et par le gouvernement, avec mon assentiment sans doute, mais en pleine indépendance et sous leur responsabilité constitutionnelle. Cette vérité précisée, je laisse la parole à ces messieurs, qui m’exposent leur motion.

Je ne puis leur dire à quel point je suis de leur avis et je donne la parole à Millerand, avec qui je ne veux pas paraître en opposition devant eux. Il défend avec un peu de raideur ce qu’il appelle les prérogatives gouvernementales et il ne donne certainement pas à nos interlocuteurs l’impression qu’il ait la volonté bien arrêtée de constituer une armée complémentaire. Freycinet insiste, de sa voix grêle, avec clarté, douceur et finesse, Clemenceau, d’un ton bourru, avec une netteté tranchante, Doumer, d’un accent impérieux, avec un peu d’âpreté. Millerand reste sur la défensive et ne livre pas le fond de sa pensée. Je tâche de faire entendre au bureau de la commission, sans cependant découvrir le ministre de la Guerre, que le gouvernement est d’accord avec elle. Mais finalement l’effet produit sur les sénateurs demeure incertain, et ce qui aggrave cette incertitude, c’est que, dans la journée même, Millerand a écrit à Freycinet une lettre qui semble évasive et dont Freycinet se déclare peu satisfait. Nos visiteurs partis, je reproche à Millerand d’être trop boutonné. « Je ne puis me refaire, » me répond-il. Dans l’espoir d’arranger les choses, j’envoie à Freycinet un mot pour lui demander rendez-vous et, par égard pour son grand âge, je lui offre d’aller chez lui. Il insiste pour revenir à l’Élysée, mais je tiens bon et je vais le voir à son domicile, rue de la Faisanderie, dans la matinée du dimanche 14. Je lui explique confidentiellement que Millerand et le cabinet se sont trouvés en dissentiment avec Joffre. Le général en chef ne voulait pas qu’on touchât aux dépôts. Il craignait qu’on ne lui enlevât les réserves nécessaires pour reconstituer les effectifs et surtout les cadres dont il pourrait avoir besoin, à mesure des opérations et des pertes éprouvées. Freycinet reconnaît qu’il y a là une difficulté sérieuse, mais il croit que Joffre redoutait surtout que l’armée nouvelle ne fût confiée à un chef indépendant. Or il a pris sur lui-même, Freycinet, de bien faire préciser par la commission que cette armée complémentaire serait, elle aussi, sous le commandement du général en chef. Je lui dis qu’en tout cas le gouvernement et Millerand sont résolus à la former, mais il faut ménager Joffre, qui a déjà parlé de démissionner. Freycinet convient que cette décision serait funeste. « Mais, dit-il, Joffre s’est plusieurs fois trompé. Il s’est trompé à Charleroi. Il s’est trompé en Alsace. Il faut l’éclairer. »

Freycinet ajoute que ce n’est ni Clemenceau, ni Doumer, qui a provoqué la démarche faite auprès de moi. C’est Léon Bourgeois qui a demandé que le président de la commission vînt me voir, et Freycinet a voulu être accompagné des vice-présidents. Il m’assure que la commission n’est animée d’aucune hostilité contre Millerand, mais le ministre a tort de ne pas s’engager ouvertement dans la voie qu’on lui indique. Freycinet me répète, d’ailleurs, que sur le front, partout immobilisé, les combats locaux demeurent très coûteux ; et, en effet, depuis le début de février, les communiqués laissent entrevoir, dans leur désolante monotonie, la continuation des pertes quotidiennes.

Pour échapper à cette stagnation, le gouvernement ne songe pas seulement à une armée de réserve ; il persiste dans l’idée d’une diversion par Salonique. Lorsque Delcassé est allé à Londres, Kitchener a promis une division. Mais le ministre de la Guerre anglais et sir Ed. Grey ont pensé que, si un corps anglo-français pouvait déterminer la Grèce à intervenir pour la Serbie, seule la présence de troupes russes était capable d’entraîner le peuple bulgare et de forcer la main au gouvernement de M. Radoslavoff et au roi Ferdinand. La Roumanie alors se trouverait, sans doute, obligée de suivre. (Londres, n° 200.) Or, le grand-duc Nicolas a commencé par se déclarer dans l’impossibilité d’envoyer un contingent russe dans la péninsule balkanique. Il a ensuite parlé d’un régiment de cosaques. (Petrograd, n° 209.) Il a fallu qu’on le pressât, comme on avait fait Joffre, pour qu’il acceptât l’idée de donner une brigade d’infanterie. (Petrograd, n° 230.)

Pendant ce temps, l’imagination de Sazonoff ne se lasse pas de travailler et de provoquer des démarches nouvelles à Athènes, à Bucarest, à Sofia. (Petrograd, nos 219 et 220.) Mais Bratiano retarde de jour en jour la décision roumaine. (Bucarest, n° 69.) Quant à Venizelos, il s’est ravisé et précise sa position en ces termes (Athènes, n° 42) : « Ou bien la Bulgarie marchera contre la Turquie et alors la Grèce ira soutenir la Serbie ; ou bien la Bulgarie gardera son attitude plutôt malveillante malgré toutes les affirmations contraires de M. Radoslavoff ; en ce cas, la Grèce n’entrera en action que si la Roumanie fait de même. » Sur quoi, Page:Poincaré - Au service de la France, neuf années de souvenirs, Tome 6, 1930.djvu/70 Delcassé a jugé bon d’encourager Venizelos et de lui faire annoncer l’envoi prochain d’un contingent franco-britannique. (De Paris à Athènes, n° 62.)

D’autres questions retiennent, en même temps, l’attention des gouvernements alliés. L’une, d’abord, d’importance secondaire. Le 11 février, à la Chambre des communes, M. Jouvet a demandé à sir Ed. Grey si les lettres échangées entre le roi George et moi le 31 juillet et le 1er août dernier et visées dans le Livre jaune, sans y être reproduites, ont été communiquées au cabinet britannique et si elles seront publiées. Le principal secrétaire d’État aux Affaires étrangères a répondu que les lettres avaient été connues de lui, mais qu’il n’était pas autorisé à en promettre la publication. Cependant, sir Ed. Grey est d’avis qu’il y aurait avantage à les faire connaître, car on y trouverait une preuve nouvelle des intentions pacifiques des deux gouvernements jusqu’à l’ouverture des hostilités. Il a sollicité l’autorisation royale et il a prié M. Paul Cambon de demander la mienne. (Londres, n° 222.) Je la lui donne bien volontiers, et Delcassé prévient notre ambassadeur.

Autre affaire plus délicate. L’Allemagne a déclaré, le 4 février dernier, que la Manche, les côtes de France au nord et à l’ouest, et les eaux qui baignent les îles britanniques sont une « zone de guerre ». Elle a officiellement notifié au gouvernement des États-Unis que « tous les navires ennemis rencontrés dans cette zone seront détruits et que les navires neutres peuvent y être en danger ». C’est là une prétention de torpiller à vue, sans aucun égard pour la sécurité des équipages et des passagers, tout navire marchand sous tout pavillon. Le président Wilson a protesté, le 13 février, en termes très énergiques et a déclaré qu’il tiendrait, le cas échéant, le gouvernement allemand pour responsable de tels actes et prendrait les mesures nécessaires pour sauvegarder la vie et les biens des Américains. De son côté, l’Angleterre s’est émue. Comme il n’est pas au pouvoir de l’amirauté allemande de maintenir dans les eaux dont elle parle des bâtiments de surface, ces attaques ne pourront être entreprises que par ses sous-marins. L’Angleterre serait assez portée à profiter de la menace que l’Allemagne fait planer sur la navigation neutre pour organiser un véritable blocus des Empires du Centre. Le Quai d’Orsay préférerait qu’une déclaration fût, d’abord, adressée aux puissances neutres par la France et par la Grande-Bretagne. Nous les engagerions à faire respecter leurs droits et nous leur dirions que, si elles n’en avaient pas le moyen, nous sellons forcés de considérer comme caducs les actes internationaux relatifs à la guerre maritime et de reprendre, en conséquence, notre pleine liberté d’action. La méthode du Quai d’Orsay, qui comporte deux étapes, paraît meilleure que celle de Londres. Nous négocions pour nous mettre d’accord.

Nous nous entendons aussi avec nos alliés sur les achats que nous faisons aux États-Unis pour les approvisionnements de nos armées. Cette entente a principalement pour but d’éviter sur le marché américain une concurrence qui entraînerait la hausse des prix et serait nuisible aux intérêts communs. Nous allons donc constituer à New-York une commission composée de représentants des trois principaux alliés.

Le mardi 16, le colonel Pénelon m’informe qu’une offensive, prescrite tout à la fois à l’armée de Langle de Cary et à l’armée Sarrail, vient d’être engagée dans des conditions qui sont jugées favorables. C’est une nouvelle bataille de Champagne qui commence. Avec les forces concentrées sur ces deux parties du front et avec les réserves constituées, nous avons, me dit l’officier de liaison, une supériorité numérique de trois contre un. Nous possédons, en outre, une grande abondance d’artillerie lourde et d’artillerie de campagne. Le Ire et le XVIIe corps attaquent de Perthes à Beauséjour. Mais, au moment même où Joffre s’efforce de réveiller nos espoirs, nous recevons de Paléologue les informations les plus navrantes sur l’état de l’armée russe, après l’évacuation de la Prusse orientale et la retraite sur le Niémen. (Petrograd, 15 février, n° 258.)

Marcel Sembat est, à son tour, parti pour Londres, mais, déclare-t-il, comme membre du parti socialiste et non comme ministre des Travaux publics. Il a pris part, avec quelques Français, un Russe et M. Vandervelde, à un Congrès sur lequel des travaillistes germanophiles ont exercé une assez fâcheuse influence. La délégation britannique, conduite par MM. Ramsay Mac Donald et Arthur Henderson, comprenait notamment six membres de la Chambre des Communes, dont plusieurs ont tout fait, l’an dernier, pour maintenir leur pays dans la neutralité. Pour réaliser l’unanimité sur un projet de résolution, on a dû y insérer des phrases comme celle-ci : « Cette Conférence ne peut pas ignorer les causes générales profondes du conflit européen, qui est en lui-même le produit monstrueux de l’antagonisme qui déchire la société capitaliste, de la politique de conquêtes coloniales et de l’impéralisme agressif. » — « Les socialistes ne sont pas en guerre avec les peuples d’Allemagne et d’Autriche, mais seulement avec les gouvernements de ces pays, qui les oppriment. » — « Ils désirent que, dans toute l’Europe, les populations qui ont été annexées par la force reçoivent le droit de disposer librement d’elles-mêmes ». — « Ils protestent contre l’arrestation des membres de la Douma, contre la suppression des journaux socialistes russes et la condamnation de leurs rédacteurs en chef, contre l’oppression des Finlandais et juifs russes. » Ainsi, ingérence dans les affaires des pays alliés, illusion sur l’existence d’un divorce immédiat entre le peuple allemand et son Empereur, droit de la France sur les provinces annexées subordonné à la nécessité d’un plébiscite, condamnation publique d’un gouvernement allié, voilà comment le Congrès de Londres a jugé bon, devant l’ennemi, de favoriser l’action militaire de la Triple-Entente. Une grande partie de l’opinion française est profondément émue de cette manifestation intempestive et, en Conseil des ministres, Jules Guesde lui-même n’hésite pas à la trouver regrettable. Il répète que la Lorraine et l’Alsace nous ayant été arrachées par la violence, il ne saurait y avoir prescription contre ce crime. Il considère, d’ailleurs, que la résolution votée est surtout une opération tactique, destinée à expliquer la volonté, nettement affirmée, des socialistes de combattre jusqu’à la victoire.

Delcassé a cru prudent de prévenir les observations que ce Congrès de Londres pourrait inspirer au gouvernement russe et il a télégraphié à Paléologue (n° 287) : « Dans le cas où vous seriez interrogé sur la présence de M. Sembat au Congrès socialiste de Londres, et même avant d’être interrogé, ce qui peut être préférable, veuillez faire remarquer que M. Sembat a assisté à ce Congrès comme délégué du parti socialiste français, et non comme membre du gouvernement, que son but était d’empêcher des divergences de se produire sur la nécessité de la guerre à outrance, comme on le redoutait notamment de certains représentants du socialisme anglais ; qu’en fait, on a obtenu l’unanimité pour proclamer « l’écrasement militaire » de l’Allemagne ; que M. Sembat doit certainement regretter de n’avoir pu empêcher la troisième résolution du Congrès, due à l’initiative des délégués russes, car à Paris, il y a quelques jours, à la conférence préliminaire du Congrès de Londres, il s’était attaché à faire ressortir l’efficacité du concours de la Russie, déclarant expressément : « Dites sans crainte que, sans la Russie, nous aurions été débordés. Réfléchissez à cela chaque fois que vous êtes heurtés par quelque conséquence du régime intérieur de ce grand pays. » M. Sembat, qui n’est pas encore de retour, protesterait tout le premier contre la pensée qu’il est allé au Congrès de Londres autrement qu’en qualité de socialiste et qu’il a pu, dans une mesure quelconque, y engager la responsabilité du gouvernement. » Bien entendu, l’Homme enchaîné ne laisse pas échapper une si belle occasion de reprendre la campagne non seulement contre Sembat, mais contre Viviani, contre Delcassé et contre le président de la République, « paradeur, oscillant de l’extrême grandeur à l’extrême misère, redevable aux cléricaux de son trône de carton, »

Harcelé par plusieurs députés, qu’a scandalisés la motion socialiste, Viviani vient me voir et me soumet, avant de la lire à la Chambre le jeudi 18, une déclaration très nette, où le gouvernement affirme son unanimité sur quelques idées essentielles : La France n’a fait que suivre, dans la voie des armements, les puissances de la Triple-Alliance ; elle a multiplié les efforts pour éviter la guerre ; mais puisqu’on la lui a imposée, elle la poursuivra jusqu’au bout ; elle ne la considérera comme terminée que le jour où l’impérialisme allemand sera anéanti, l’Europe libérée, la Belgique reconstituée, l’Alsace-Lorraine reprise ; enfin, promesse d’étroite solidarité avec nos alliés. Le papier de Viviani est d’un style un peu boursouflé, mais il répond clairement aux préoccupations qu’a éveillées la délibération socialiste. Sur mon avis, le président du Conseil en donne lecture, le jeudi matin, à ses collègues. Guesde ne fait aucune difficulté. Sembat, arrivé de Londres vers onze heures seulement, et ne connaissant rien des orages qu’il a déchaînés, essaye d’obtenir qu’on laisse entrevoir, à propos de l’Alsace-Lorraine, la possibilité d’un plébiscite ou que, tout au moins, on n’exclue pas à priori cette consécration de la reprise. Mais tout le monde lui répond, comme moi, qu’il serait, en ce cas, impossible de refuser le vote aux immigrés et que la consultation serait fatalement faussée. « Oui, c’est vrai, répond Sembat, mais les premières élections alsaciennes équivaudraient à une adhésion nouvelle. — Et s’il se trouve que des députés protestataires soient élus, riposte Augagneur, rendrez-vous l’Alsace ? Non, n’est-ce pas ? » Peu à peu, Sembat lui-même convient que l’Alsace, ayant proclamé son attachement à la France à la Fédération de 1790, ayant protesté en 1870 contre l’annexion, n’ayant jamais été appelée à la ratifier, ne l’ayant jamais acceptée, la reprise ne sera qu’une restitution. Rien n’est donc changé au texte de Viviani. Il le lit tel quel à la Chambre et il n’en faut pas davantage pour calmer les esprits surexcités.

Mais pendant que les députés se rassérènent, voici que de nouveau les sénateurs s’agitent. Léon Bourgeois me dit que la commission de l’armée du Luxembourg a, une fois de plus, entendu Millerand et qu’il l’a indisposée tout entière. Sous prétexte qu’on ne l’interrogeait plus sur les effectifs, il n’en a pas dit un mot. Il est resté fermé plus hermétiquement que jamais. Il s’est seulement expliqué sur la question des armes et des munitions. Encore a-t-il laissé à tout le monde, par de nombreuses réticences, l’impression qu’il s’était produit de graves mécomptes dans la fabrication. Il a refusé d’indiquer le nombre de coups qui restaient en réserve. Son mutisme a déconcerté toute la commission. Je sais bien que Millerand se défie beaucoup d’un ou deux commissaires, dont il redoute des indiscrétions coupables. Mais il devrait alors renseigner individuellement les membres dont il est sûr et ne pas opposer à tous indistinctement ce silence têtu qui donne lieu aux suppositions les plus malveillantes. C’est ce que je dis à Viviani et à Millerand lui-même.

Pour me rendre exactement compte des demandes de la commission sénatoriale et des objections du général en chef, j’ai, du reste, prié le ministre de me faire connaître par écrit la situation des effectifs à la date du 1er février. L’ensemble des troupes combattantes et des services, des dépôts et des G. V. C. (gardes des voies de communication ) stationnés dans la zone des armées, est de 56 020 officiers et de 2 417 600 hommes. Il y a, en outre, à l’intérieur, 35 979 hommes dans les camps d’instruction et 95 327 dans les camps d’instruction temporaires. Quant aux dépôts qui existent en dehors de la zone des armées, ils comprennent 12 552 officiers, dont 9 033 blessés, inaptes à faire campagne, ou occupés comme instructeurs, et 1 158 793 hommes, dont 428 399 non instruits, 173 200 blessés, malades ou convalescents, 43 564 inaptes à faire campagne, 92 673 formant les cadres des dépôts ou servant d’instructeurs, et 21 533 détachés dans les usines. À quoi il faut ajouter la création projetée de 40 bataillons et de 2 divisions territoriales. Au total, nous ne semblons pas encore avoir assez de disponibilités pour constituer une importante armée de manœuvre.

Faute de mieux, Joffre a donc continué en Champagne et en Argonne des offensives qui ont, une fois encore, été très meurtrières et n’ont pas donné de grands résultats. Nous avons progressé au nord de Perthes et dans le bois de la Grurie. Nous avons fait quelques centaines de prisonniers et enlevé plusieurs tranchées. Mais nulle part, nous n’avons percé.

Nous voici donc ramenés à l’idée d’une diversion dans les Balkans. Le grand-duc Nicolas promet maintenant d’envoyer un détachement de ses meilleures troupes (Petrograd, n° 271) ; mais pendant qu’il se rallie au projet, les Anglais y renoncent. Ils estiment que la réponse dilatoire de Venizelos doit avoir pour effet d’ajourner toute expédition à Salonique. Comme les forces navales réclament, disent-ils, le soutien de l’armée dans leur action contre les forts des Dardanelles, ils nous proposent maintenant de diriger aussitôt que possible une division sur Lemnos. (Londres, n° 253.) Cette entreprise des Dardanelles, imaginée par M. Winston Churchill, va ainsi devenir pour les alliés le mirage de la victoire. On renvoie même après le forcement des détroits les nouvelles démarches, d’ailleurs illusoires, qu’on se proposait de recommencer à Sofia et à Bucarest. (Petrograd, nos 264 et 276. — Londres, nos 270 et 305.) D’autre part, après une longue discussion, le cabinet anglais a décidé de ne pas faire de communication aux pays neutres en réponse à la déclaration allemande du 4 février. (Londres, nos 274 et 275.) Il juge que la Grande-Bretagne est obligée, pour se défendre, de prendre des mesures immédiates, sans les discuter d’abord avec des tiers. Il signale donc au monde les procédés de guerre sous-marine auxquels l’Allemagne a recours et il annonce qu’à titre de représailles, l’Angleterre empêchera les marchandises sur l’eau de pénétrer en Allemagne ou d’en sortir. Ces dispositions, dit-il, seront prises, « sans risques, ni pour les navires neutres, ni pour la vie des neutres et des non-combattants et en stricte conformité avec les principes d’humanité. En conséquence le gouvernement britannique se considère comme libre d’arrêter et de conduire dans ses ports les navires portant des marchandises de destination, propriété ou provenance allemande. » Devant l’insistance anglaise, nous nous rallions à cette déclaration.

Aux États-Unis, les prétentions allemandes, ont provoqué une indignation générale. (Washington, nos 137 et 138.) Le comte Bernsdorff, ambassadeur impérial, a essayé d’apitoyer l’opinion américaine, en lui représentant que l’Allemagne lutte pour son existence et qu’elle cherche à rétablir la liberté des mers, pour laquelle elle a toujours combattu. (Washington, n° 145.) Mais tous les journaux du nouveau monde répètent que si l’Allemagne coule un seul navire américain, elle en subira toutes les conséquences.

Dans l’après-midi du vendredi 19, MM. Jules Develle et Cauvin, sénateurs, l’un de la Meuse, l’autre de la Somme, me présentent une soixantaine de pauvres gens des régions envahies, qui ont été emmenés otages ou prisonniers en Allemagne et qui viennent d’être brusquement déversés sur la Suisse et de là sur la France. Ils sont maigres, blêmes, dépenaillés. Ils ont été effroyablement alimentés pendant plusieurs mois d’internement. En général, ils ne se plaignent pas de mauvais traitements, mais ils ont été impitoyablement rationnés. Presque partout, on leur a répété : « Président capout, Paris pris, » et la joie qu’ont ces malheureux à retrouver Paris intact et à me revoir devant eux est d’une sincérité touchante. Je cause avec eux. Les Meusiens me donnent de tristes nouvelles de Saint-Mihiel et des communes voisines, Vigneulles, Lamorville, Heudicourt. Une malheureuse femme a quitté, il y a trois ou quatre semaines seulement, certains de nos amis qui sont restés de l’autre côté des lignes et qui sont maintenant séparés de nous par un abîme infranchissable, par exemple Mme Phasmann, veuve de l’excellent maire de Saint-Mihiel, qui a été l’un des meilleurs compagnons de ma vie politique. Mes visiteurs partent, après s’être un peu réconfortés à un buffet modeste, et, lorsque nous les quittons, Mme Poincaré et moi, nous nous sentons si émus que nous remontons en hâte, les yeux en larmes, dans nos appartements privés.

Le même jour, 19 février, nous apprenons que le bombardement des Dardanelles vient de commencer. (Londres, nos 286 et 287.) Les forces alliées devant les détroits sont commandées par l’amiral anglais Carden. L’opération comporte, avant tout, la destruction des forts turcs de l’entrée ; puis, des chalutiers viendront lever les mines. Le passage une fois libre, les cuirassés avanceront et, se plaçant successivement contre la côte d’Europe et contre celle d’Asie, tireront sur les forts. Le succès dépend de la suppression des mines. Il est possible que des détachements turcs, munis d’artillerie de campagne, soient postés sur le littoral et détruisent les chalutiers. Il est donc nécessaire, une fois anéantis les forts de l’entrée, de vérifier la situation et de balayer, si elle est occupée, l’extrémité de la presqu’île. (Londres, nos 305 et 306.) Sir Ed. Grey compte envoyer aux Dardanelles un contingent australien et néo-zélandais et il ajoute que la participation des troupes françaises serait la bienvenue.

Le prince régent de Serbie me télégraphie : « Nisch, 21 février. — Je viens de recevoir des mains du général Pau[8] les insignes de la médaille militaire et j’ai à cœur de vous adresser sans retard l’expression de mes plus vifs remerciements. Je suis vivement touché de cette nouvelle marque de l’amitié que Votre Excellence me témoigne et aussi à mon pays, et je puis l’assurer du profond amour et de l’estime que mon pays et moi, nous avons pour la noble France alliée et pour son admirable armée. Signé : Alexandre. »

Condamné au recul ou à l’immobilité par le défaut de munitions, le grand-duc Nicolas désirerait que Joffre activât notre offensive en Champagne pour retenir les Allemands sur notre front. (Petrograd, nos 301 et 302.) Mais nous souffrons du même mal que la Russie et nos attaques, si bien montées qu’elles soient, sont vite contenues par l’ennemi.

Le lundi 22 février, j’ai réuni à déjeuner pour leur permettre de causer un peu ensemble, Joffre, Freycinet, Etienne et Léon Bourgeois. Le général en chef, qui a lu la délibération de la commission sénatoriale de l’armée, s’explique avec une bonhomie tranquille, comme un paysan dont l’habileté native garde un air de candeur. Il se félicite qu’on ait pu envoyer sur le front quarante nouveaux bataillons. « J’accepte bien volontiers, dit-il, que l’on continue. Je le souhaite même, je le demande. Plus on me donnera de troupes, plus j’aurai de moyens d’action. Mais je ne crois pas qu’on puisse former des divisions, ni même des brigades. Il manquerait les cadres supérieurs et les officiers d’état-major. Qu’on crée des régiments, en aussi grand nombre que possible, et qu’on me les envoie. Je les endivisionnerai sur le front, soit en composant des brigades de trois régiments, soit en composant des divisions de cinq. De cette manière, mes corps d’armée, ayant un effectif plus fort, tiendront un front plus étendu et je pourrai, par suite, sur l’ensemble de la ligne, dégager un, deux, trois, quatre nouveaux corps qui grossiront la réserve de quatre corps et demi que je viens déjà de constituer. » Bref, Joffre est maintenant tout à fait converti à l’idée d’une masse de manœuvre.

Il se plaint ensuite qu’on ne transforme pas assez de fusils 1874 en fusils 1884 et qu’on ne fabrique pas directement de fusils nouveau modèle. Il nous dénonce surtout les lenteurs de la production des explosifs et la mauvaise grâce que mettent, dit-il, les Anglais à nous fournir du phénol et du benzol. Il nous donne à entendre qu’il sera bientôt forcé d’arrêter les opérations de Champagne pour ménager les munitions. La réserve des projectiles, avec laquelle il a engagé la nouvelle offensive, commence à s’épuiser ; il ne veut pas la laisser tomber au-dessous de 400 coups par pièce. Si nous n’avons pas percé les lignes allemandes avant d’atteindre ce minimum, il renoncera, pour le moment, à continuer la bataille.

Au courant de la conversation, Étienne dit à Joffre : « Gallieni a vu Doumer et lui a reproché sa campagne contre vous ; il l’a supplié d’y mettre fin. Doumer lui a promis de cesser. Peut-être feriez-vous bien de remercier Gallieni, — Oui, répond Joffre, je le remercierai, je le sais loyal et je ne le rends pas responsable de la conduite de ses amis. »

Viviani et Millerand devant être entendus, le mardi 23, par la commission du Sénat, je les mets au courant de l’entretien que Bourgeois et Freycinet ont eu à l’Élysée avec Joffre. « Très bien ! » dit Millerand avec un sourire. « J’avais annoncé qu’avant peu Joffre serait convaincu qu’il avait lui-même réclamé la formation d’unités nouvelles, Quant à Viviani, il éclate : « Joffre veut faire croire que c’est par notre faute qu’échoue son offensive. Lorsqu’il l’a engagée, il savait très bien à quoi s’en tenir sur les fabrications. Il veut rejeter sur le gouvernement l’imprudence qu’il a commise. » Je m’efforce de calmer Viviani, dont les nerfs ne tardent pas à se détendre. Les deux ministres vont à la commission, et le président du Conseil me rapporte ensuite ses impressions, qui sont très favorables. Millerand, me dit-il, a été superbe. Cette fois, il n’est pas resté volontairement muet. Il a parlé d’abondance pendant plus d’une heure avec une clarté et une logique admirables. Il a fourni des chiffres précis sur les fabrications du début et sur celles d’aujourd’hui. Il a exposé les efforts accomplis et les résultats obtenus. Sa démonstration a frappé tout le monde. « Clemenceau, ajoute Viviani, a essayé quelques objections, mais il a été médusé. »

Le colonel Pénelon m’annonce, le mercredi 24, que les opérations de l’offensive s’élargissent en Champagne, avec la participation du XIIe corps et du corps colonial. On cherche à enlever le saillant du fortin de Beauséjour. On ne désespère pas de percer. Mais si l’on n’y arrive pas, Joffre fera cesser le feu dans vingt-quatre heures pour ne pas accroître sans utilité la consommation des munitions. Le colonel m’avoue que le G. Q. G. croyait aboutir plus tôt et plus facilement, qu’il ne comptait pas sur une bataille aussi longue et aussi dure et qu’il ne prévoyait pas une telle dépense de projectiles.

Je reçois, le même jour, un ancien sénateur des États-Unis, M. Beveridge, d’Indiana, qui me remet une lettre d’introduction de M. Théodore Roosevelt. Il est venu en Europe pour faire une enquête sur la guerre au nom d’une grande revue américaine, Collier's Weekly. Il a commencé son voyage par l’Allemagne et paraît avoir accepté un peu légèrement quelques-unes des thèses germaniques. Je m’efforce de lui démontrer que l’empire d’Allemagne, en s’abstenant de retenir l’Autriche-Hongrie, en excitant la Turquie par la mission militaire et en précipitant les déclarations de guerre, a rendu la catastrophe inévitable. Je lui déclare surtout avec force qu’ayant été attaqués et envahis, grâce à la violation de la neutralité belge, nous sommes résolus à lutter jusqu’à la victoire.

M. Quinonès de Léon, qui vient me saluer avant de partir pour Madrid, me confie que l’Allemagne a offert à l’Espagne le Portugal et Gibraltar. Le roi a écarté ces propositions captieuses. Il désire que je ne l’ignore point. Beaucoup d’Espagnols lui reprochent de laisser, par amitié pour la France, échapper une occasion favorable. Je confirme ce que Delcassé a déjà dit à M. Quinonès, que nous n’oublierons pas, après la victoire, l’attitude amicale du roi et de son peuple. Je remercie, en particulier, l’Espagne d’avoir bien voulu prendre sous sa protection les Français qui sont en Allemagne et spécialement nos prisonniers. Je signale à M. Quinonès que, d’après mes renseignements, ces malheureux meurent de faim. Chaque fois que l’ambassadeur d’Espagne à Berlin visite les camps, on s’arrange pour « camoufler » la vérité.

Dans la soirée du mercredi 24, Millerand me téléphone que, d’après un avis du quartier général, l’impression est bonne en Champagne ; mais, dès le jeudi matin, nous recevons des renseignements moins rassurants. Nous avons été contre-attaqués et nous n’avons pas maintenu la totalité de nos positions. Il semble bien qu’on ne puisse aboutir le soir même à une décision. Joffre fait maintenant savoir à Millerand qu’il n’arrêtera pas l’opération. Il a changé d’avis. Ces variations inquiètent le Conseil des ministres pour le présent et pour l’avenir. Il prie Millerand de demander à Joffre, aussitôt la bataille terminée, un rapport détaillé sur les causes de l’échec et sur les conséquences-Croit-on pouvoir percer dans une nouvelle offensive du même genre ? Faut-il renoncer à cet espoir ? Devra-t-on chercher une solution dans une manœuvre différente, attaque en masse, diversion par une armée de réserve, opération lointaine ? Ribot trouve que le gouvernement abdique trop ses prérogatives. Viviani répond avec un peu de vivacité que des interventions plus pressantes auprès du général en chef amèneraient une démission qui jetterait le trouble dans le pays et dans l’armée.

La sensibilité de Viviani est mise, sans doute, à de rudes épreuves quotidiennes. Comme président de la commission des affaires extérieures du Sénat, Freycinet vient de le convoquer, ainsi qu’Augagneur et Delcassé, pour les interroger sur l’attaque des Dardanelles. La commission voudrait savoir pourquoi la France a abandonné à l’Angleterre le commandement de l’opération et comment les Alliés comptent déterminer pour l’avenir le régime de Constantinople. « Autant négocier sur le forum, me dit Viviani. Les sénateurs sont, en ce moment, moins sages que les députés. Poussés par Clemenceau, ils cherchent constamment noise au ministère et empiètent sur les attributions du pouvoir exécutif. » La vérité est que les séances publiques étant assez rares, les commissions permanentes s’attribuent de plus en plus les prérogatives des assemblées. Au surplus, Viviani, fort inquiet avant sa comparution, revient, tout joyeux, après avoir été entendu. Les explications qu’Augagneur, Delcassé et lui, ont données à Freycinet et à ses collègues ont été très bien accueillies. Pour l’avenir, ils se sont bornés à dire que l’Angleterre et la Russie sont d’accord avec nous sur la liberté des détroits. Pour le présent, ils ont exposé que l’entreprise commencée a bien pour objectif la percée des Dardanelles et qu’elle sera poursuivie jusqu’à l’arrivée devant Constantinople. Freycinet a déclaré nettement qu’il n’admettait pas l’hypothèse d’un échec. « Ne soyons pas trop optimistes, dis-je à Viviani. Vous savez que l’amirauté britannique Page:Poincaré - Au service de la France, neuf années de souvenirs, Tome 6, 1930.djvu/87 ne se considère pas comme assurée du résultat et que Churchill a prévu le cas où il faudrait abandonner l’opération en cours de route. » Viviani reconnaît qu’il a présenté les choses à la commission sous un jour un peu favorable et que les espérances qu’elle a conçues peuvent avoir tôt ou tard un contre-coup fâcheux, mais il est souvent l’esclave de ses sensations, et, lorsqu’il a échappé à une difficulté grâce à ses magnifiques dons intellectuels et oratoires, il respire plus à l’aise et se remet au travail avec plus d’allégresse.

Les premières informations qui nous arrivent des Dardanelles sont, d’ailleurs, satisfaisantes. Deux forts sont entièrement détruits sur la rive d’Europe et deux sur la rive d’Asie. Le dragage des mines a commencé sous la protection des cuirassés et des croiseurs. Un de ces quatre forts était antérieurement armé par les Allemands. C’est, du reste, l’amiral allemand Martens qui commande les forces navales turques.

Nous prévenons sir Ed. Grey (n° 629) que le corps français, comprenant deux brigades d’infanterie, un régiment de cavalerie, deux groupes de 75 de campagne, et un groupe de 65 de montagne, en tout 400 officiers, 18 000 hommes, 5 000 chevaux et 1 000 voitures, sera prêt à partir le 2 mars, sous le commandement du général d’Amade, pour coopérer à l’action engagée contre la Turquie par les flottes alliées.

Le général Pau qui, porteur de décorations françaises, se rend en Russie par les Balkans et qui cherche à gagner partout, sur son passage, de nouvelles sympathies à la France, tire naturellement parti de cette expédition des Dardanelles et du développement qu’elle peut prendre. À Sofia, il a été chaleureusement accueilli par la population et poliment reçu par le général Fitcheff, ministre de la Guerre, mais le roi Ferdinand, averti de son arrivée, s’est abstenu de lui donner audience. (De M. de Panafieu, nos 86 et 87.) À Bucarest, la réception faite par les habitants a été enthousiaste. Une foule que le préfet de police a évaluée à 200 000 hommes a accompagné et acclamé le général. La ville était décorée de drapeaux français. Le roi et la reine ont reçu le glorieux blessé de 1870. Deux grands dîners ont été donnés en son honneur. Le gouvernement a facilité toutes ces manifestations sans s’y associer officiellement. M. Bratiano a répété à M. Blondel que l’heure de l’intervention roumaine sonnerait un jour, comme celle de l’intervention italienne, mais qu’à raison de l’attitude bulgare et des défaites russes, il fallait attendre des circonstances plus propices. (Bucarest, nos 79 et 80.)

Cependant l’activité intellectuelle des Allemands ne chôme pas plus que leur activité militaire. Elle s’exerce, en ce moment, à Washington en vue de faire ravitailler sous le contrôle américain la population civile de l’empire. En échange de cet incomparable avantage, l’Allemagne renoncerait, dit-elle, à la destruction systématique des navires de commerce. Dans la nuit du 23 au 24 février, au large de Boulogne, elle a coulé, sans semonce, avis ni capture préalable, le paquebot postal franco-anglais Victoria et quatre citoyens américains ont été parmi les victimes. Les États-Unis sont disposés à faire cesser un état de choses qui lèse aussi gravement leurs intérêts. Ils sont intervenus à Londres pour appuyer la proposition allemande. Mais l’Angleterre et la France, qui savent combien les difficultés économiques de l’Allemagne peuvent abréger la guerre, vont s’efforcer de déjouer cette savante manœuvre de l’ennemi[9]. Nous avons la maîtrise de la mer. Que l’Allemagne essaie de nous l’enlever, rien de plus naturel. Mais les États-Unis peuvent-ils, sans sortir de la neutralité, nous priver eux-mêmes de cette supériorité ?

Le vendredi 26, le baron Guillaume, ministre de Belgique, m’est envoyé par son gouvernement. Celui-ci prépare un Livre gris où doivent figurer certains documents d’avant guerre, qui sont dans les archives de Bruxelles comme dans celles de la légation et que les Allemands ont, par conséquent, sous la main. Le baron Guillaume me demande si je verrais un inconvénient à ce qu’on insérât dans le Livre gris le compte rendu de deux conversations qu’il a eues avec moi au Quai d’Orsay aux mois de juin et de novembre 1912[10]. Bien que ces deux pièces contiennent quelques erreurs de détail, je suis d’avis de les laisser publier, mais le Conseil des ministres, consulté par moi, préfère qu’elles ne soient pas actuellement reproduites. Il résulte, en effet, de ce que j’ai dit au baron Guillaume, que dès 1912, sur la foi des renseignements de notre état-major, je m’attendais, en cas de guerre, à une violation de la neutralité belge par l’Allemagne. J’avais déclaré au ministre que jamais la France ne troublerait la paix, que jamais non plus elle ne porterait atteinte à cette neutralité, et j’avais ajouté, d’après le baron Guillaume : « Il n’y aurait pas un seul député au Parlement pour voter une guerre d’agression. J’ai aussi la plus grande confiance dans l’esprit pacifique de l’empereur d’Allemagne ; mais je constate avec regret que, depuis l’automne dernier, les pangermanistes se remuent beaucoup et font une incessante propagande. Si l’Allemagne devait nous déclarer la guerre, ce serait certes contre la volonté intime de l’empereur, cela prouverait qu’il est débordé par l’opinion publique[11]. » Mais, d’après ce que disait le ministre, j’avais précisé qu’en cas de guerre franco-allemande, le premier geste des Allemands serait d’entrer en Belgique par Aix-la-Chapelle et Liège, et j’avais exprimé le désir que le gouvernement belge prît lui-même quelques mesures de sauvegarde. Rien en tout cela que les événements n’eussent justifié. De mon point de vue personnel, j’aurais donc souhaité la publication. Mais le cabinet s’est demandé si elle ne provoquerait pas certains hommes politiques à reprocher au commandement français de n’avoir pas fait entrer dans le plan XVII une plus large prévision de l’éventualité que, dès 1912, il avait envisagée comme possible. Devant cette objection, je n’ai pas cru devoir insister. Il n’en reste pas moins que si la France a pu pécher, soit par imprévoyance, soit par excès de confiance en la loyauté d’autrui, elle n’a jamais été coupable d’intentions belliqueuses ou d’ambitions impérialistes. Ces lettres du baron Guillaume s’ajoutent à tous les documents qui font foi de notre volonté de paix et elles sont d’autant plus significatives que dans d’autres rapports bruyamment publiés par les Allemands, le ministre belge s’est livré, on le sait, à des appréciations assez fantaisistes, démenties par les faits, comme par l’ensemble de sa correspondance.

  1. V. The diary of lord Bertie, chap. vii.
  2. Russian Public Finance during the war, by Alexander M. Michelson, Paul N. Apostol and Michaël W. Bernatzky, with introduction by count V. N. Kokovtzok, New Haven : Yale University Press, p. 293 et s. — Histoire des Finances extérieures de la France, par Lucien Petit, inspecteur général des Finances, Payot, Paris, p. 60 et s. — Lettres à un ami, par Alexandre Ribot, éditions Bossard, p. 79 et s.
  3. V. Le Règlement des dettes interalliées et le plan Dawes, par Jean Mircea Nonu, Paris, librairie Blanchard, p. 148 et s. — Lucien Petit, op. cit., p. 188 et s.
  4. V. le récit de cette visite dans Mes souvenirs de montagne, par le général Blazer, édit. B. Arthaud, Grenoble, 1929.
  5. Il devait être tué lui-même quelques mois après.
  6. V. Vie et mort du général Serret par Henry Bordeaux, librairie Plon, p. 120 et s.
  7. V. Mermeix, Au sein des commissions, libr. Ollendorff, p. 258 et suiv.
  8. Envoyé en mission à Nisch, à Bucarest et à Petrograd.
  9. De M. Delcassé à Londres, n° 621, — De M. Delcassé à Washington, n° 132. — De Londres, n° 350. — De Washington, n° 154.
  10. Lettre du 6 juin 1912. N° 50S6/1798. — Lettre du 24 novembre 1912, n° 9944/3486.
  11. Cette opinion était émise avant les conversations de Potsdam entre le roi Albert et Guillaume II. (V. L’Europe sous les armes, p. 329 et s.)