Au soir de la pensée/Chapitre 2

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Édition Plon (Tome 1p. 15-57).

CHAPITRE II

LE MONDE, L’HOMME

?

De ma terrasse de sable où vient me chercher, sous les feux des étoiles, la molle invitation du flot endormi, je vois, aux signes imprécis du jour, s’égrener les vapeurs d’une aérienne rosée. Verdoyante ou brûlée, dans l’attente des choses, la terre s’offre immobile aux décrets de l’inévitable. Le lourd silence des engourdissements planétaires me charge d’une obsession de cauchemar heureux, coupé par l’Océan d’un rythme de berceuse qui s’achève parfois en des plaintes de volupté. C’est le drame cosmique de l’homme qui s’annonce dans l’éternelle opposition de l’ombre et de la lumière au combat pour les joies ou les peines de nos sensibilités.

Le ciel imprécis se dispose. D’un léger trait de son « voile de safran », l’aurore marque, sur la voûte obscure, un jeune élan de volonté. L’anticipation de quelque chose qui n’est pas encore, et qui, tout aussitôt, ne sera plus. Quoi donc ? Les rythmes du sommeil et de l’éveil qui se succèdent, à toute heure, en d’éphémères passages aux cadences du jour et de la nuit.

Le monde attend. Il semble que rien n’arrive. Cependant, des tressaillements élémentaires nous avertissent qu’un événement est décidé. Au cœur de l’invisible, on ne sait quels gestes s’ébauchent, on ne sait comment pressentis. Là-bas, en deçà de ma nuit, l’astre prochain suit son cours irrévocable vivifiant au passage ce qui était l’ombre tout à l’heure, pour oublier bientôt le jour qui va venir. Des lueurs effarouchées prodiguent de toutes parts les séductions de leur premier sourire. Les lumineuses tangentes de la sphère enflammée projettent des rayons qui, de la voûte céleste aux abîmes de l’Océan, éclairés avant l’apparition solaire, s’échangent en reflets de reflets. L’impérieuse injonction des phares a pâli. Bientôt d’insensibles gradations de blancheurs, des coulées de lumières, vont s’allumer, se succéder, s’enchaîner, s’aviver, se fondre, se renouveler sans cesse jusqu’aux éclats pourprés de l’incendie céleste.

La couleur ! Enfin, voici la couleur qui brise le dernier écran de lumière cendrée, pour mettre des brasiers d’éblouissements aux agitations du décor. L’œillet pâle des dunes égrène aux douces pointes glauques du pourpier marin son invitation parfumée. L’immortelle, stupide, cherche l’emploi de ses mensongères bulles dorées. L’araignée a tissé le piège de ses dentelles aux tiges raidies du genêt. Le petit escargot blanc se hisse, tout coulant, aux brindilles pour achever le bouquet d’une floraison plus claire. L’alouette palpite dans le ciel en chantant, tandis que du flot d’acier fondu jaillissent des éclairs de volcan sur la mer enflammée. Et toute cette transformation de la nuit au jour, de la mort à la vie, sans qu’à aucun moment j’aie pu saisir la transition des phénomènes au tableau d’un spectacle qui toujours m’appelle et me fuit toujours.

Attendez. C’est la ruée des énergies. Le monde déroule ses images où la vie se prodigue. Pour un temps bref, puisque bientôt des gazes de pénombre commenceront d’adoucir la vivacité des lumières, et tandis que vous vous attacherez vainement à saisir des fusions de mirages, les rougeurs du couchant, insensiblement répandues, vous annonceront bientôt les premières obsessions du retour à la nuit. Éternelle précipitation des choses où se manifestent d’indéfectibles enchaînements de rapports. Un jour fut où la chute d’une pomme apportait à Newton le plus grave problème à fleur de solution, comme, pour le Florentin martyr, les oscillations de la lampe de Pise. Les spectacles de ma fenêtre posent tous les problèmes à la fois. L’homme peut-il les ignorer ou les traiter par prétérition en remettant la charge de l’univers à quelque génie d’éternité qui aurait fait, d’instinct, tout ce que nous voyons, faute d’avoir trouvé mieux ?

On a beaucoup écrit sur la beauté des œuvres de la terre. Je me suis demandé parfois si cette abondance d’écritures ne nous aurait pas trop souvent détournés du silence des méditations.

L’émerveillement demeurera l’une des plus vives réactions de notre sensibilité. Encore serait-il bon de savoir jusqu’où le pousser. Regarder pour voir, non pour s’aveugler. L’image sensorielle est d’un premier aspect des choses dont l’accoutumance nous a trop souvent détournés de poursuivre l’analyse. L’effort évolutif de l’intelligence sera de pénétrer au delà des réactions de sensibilité primitive pour entrer dans le cycle des observations positivement liées. Il s’agit aujourd’hui de joindre à l’émotion des choses, dont notre « connaissance » ne pourra qu’agrandir le domaine, une compréhension d’expérience qui nous montrera l’univers encore plus grandiose que notre imagination n’avait pu le rêver.

Le monde, l’homme ? Ils sont là, face à face. Qu’en dire ? Qu’en saisir ? Et comment ? Quels mouvements de l’un à l’autre ? Une confusion de tout à éclaircir. Quels moyens d’aborder l’inconnu ? À quelles fins ? Dans l’indicible émotion de l’immensité qui nous appelle et nous repousse tour à tour, ces questions se présentent aux ténèbres des intelligences à peine formées. Qu’en faire ? Où trouver une clef des éléments ? Et comment s’en servir pour une installation de nous-mêmes dans les spectacles du Cosmos infini ?

Ainsi pouvons-nous mentionner aujourd’hui le choc des réactions primitives d’un état de mentalité exprimant les inquiétudes ancestrales qui se transformeront, mais ne nous quitteront plus. Cette permanence d’émotions, plus ou moins raisonnées au contact des éléments, est ce qui nous caractérise — emportés tour à tour dans les violences ou dans le charme d’une inexprimable agitation qui, nous ne savons comment, nous entraîne nous ne savons où.

L’énigme nous harcèle d’une complexité de problèmes aussi bien que des douteuses certitudes de nos hâtives solutions. À la suite du symbolique Œdipe, qui paya si cruellement l’effort de connaître, tous les maîtres de la pensée humaine se sont rués à l’aventure d’une recherche qui ne finira pas. L’élan n’a pas manqué, ni le courage, ni la persévérance. Quels éclats d’illumination soudaine ! Quels nuages d’obscurité ! Comment la vérité « dogmatique », acquise au prix de tant d’efforts, a-t-elle pu se transmettre « impeccable » de génération en génération, pour se trouver trop souvent en défaillance des promesses clamées ? En tous temps, en tous lieux, les vérités absolues ne nous donnent que des satisfactions de mots. Et les vérités relatives sont d’un appareil si modeste, au regard de l’infinité, que nous n’en osons pas attendre les prodiges de lumières dans l’expectative desquels nous avons vécu et prétendons continuer de vivre.

Y a-t-il un fil d’Ariane dans les confusions de teneurs et d’espérances de ce labyrinthe ? Où le prendre ? Toujours nous avons cru le tenir. Toujours nous l’avons vu se rompre dans nos mains désemparées. Est-ce donc la fatalité de notre condition humaine ? Ou bien se peut-il concevoir que, trahis par nos évocations d’absolu, nous regrettions de ne rencontrer que des coordinations de relativités, qui, sans autre magie que de s’offrir, nous orientent vers des interprétations vérifiées des mouvements de l’univers d’hier à l’univers d’aujourd’hui commandant ceux de demain ?

Une fermeté de cœur, plus que d’intelligence, se trouve d’abord requise pour choisir. Qui ne se sent pas digne de l’entreprise y renonce, au risque de s’affaler. Qui ne demande de l’homme que la beauté d’un effort de compréhension ose porter une main de prudence et de témérité confondues sur les plis mystérieux du voile d’Isis à soulever. De pénibles labeurs au jour le jour, trop aisément déconcertés, des axiomes d’héréditaire ignorance, des candeurs primitives survivant à leur caducité, de sanglants conflits séculairement perpétués pour des glissements de connaissances : voilà ce qui attend l’audacieux. Une vie d’épreuves toujours renaissantes, qui pourrait être adoucie par l’anticipation d’un éternel repos. Fata viam invenient !


De l’homme au monde, ou du monde à l’homme ?


À remonter le cours des atavismes, on s’aperçoit bien vite que les problèmes du monde et de l’homme n’ont pu s’offrir à nos lointains aïeux dans les conditions et avec les précisions de nos jours. D’obscures questions d’empirisme immédiat pour l’homme primitif, en distinction de l’animalité, ne pouvaient que susciter des réponses à la mesure d’un « entendement » tout neuf en quête d’accommodations inconnues. D’un premier pas, un second. C’est toute l’histoire de nos évolutions successives qui va commencer et se poursuivra dès les premiers mouvements de nos relativités. Où que je m’arrête de l’homme primitif, j’y rencontrerai les éléments de l’homme à venir, mais encore impuissants à se développer. Le passage de l’impuissance à des parties de puissance, en leurs divers degrés, résume toute l’activité de notre vie. Comment en pourrions-nous saisir le cours si nous campions l’homme, à ses débuts, comme fait la « Révélation », dans les formes mentales de la présente humanité ?

Non. Les questions, sous l’étreinte desquelles nous nous débattons à cette heure, ne se posèrent pas et ne pouvaient pas se poser dans les mêmes termes, avec la même portée qu’aujourd’hui. Il faut bien remonter jusqu’aux problèmes des origines, puisque les réponses, dont put se contenter l’homme des premiers jours, préparèrent nécessairement le questionnaire qui dut s’ensuivre pour des enchaînements d’explications appropriées aux trames subsistantes des anciens états de connaissance. J’indique simplement ici que les questions suggérées par les premiers bégaiements des méconnaissances engagèrent d’abord la sensibilité ancestrale dans des voies où l’imagination ne pouvait se heurter encore au frein de l’observation contrôlée.

Je dis sensibilité, parce que c’est biologiquement le premier stade des réactions de l’organisme au contact du dehors. Mais qu’on ne transpose pas nos présentes sensations au compte d’un organisme de l’âge quaternaire. L’homme de la Chapelle-aux-Saints, pour ne citer que le plus notable de nos aïeux muets, encore tout submergés d’accoutumances animales, dut s’étonner, sans doute, avant d’en venir aux interrogations dans des formes et dans des mesures fort différentes de celles du temps présent. Nous voilà fort loin du coup de théâtre qui nous montre l’âme humaine jaillissant de la « Puissance infinie » pour un assujettissement de progéniture[1]. Laissons ce thème aux prédicateurs, et souvenons-nous simplement que, s’il y a, de l’homme quaternaire à Newton, un progrès dans notre connaissance du monde, nous avons peut-être quelques raisons de ne pas nous en tenir aux cosmogonies d’ignorance avec l’ébahissement théologique qui supprimait tout besoin d’explication positive.

Pour entrer plus avant dans les conditions du phénomène, demandons-nous d’abord comment et pourquoi la question primordiale se trouva nécessairement mal posée. Devons-nous, dans notre enquête mentale, procéder de l’homme au monde ou du monde à l’homme ? Voilà le premier problème. Nos primitifs ne pouvaient avoir le choix. Il leur suffisait de la plus vague conscience d’eux-mêmes, pour objectiver les choses et leur demander des comptes au tribunal de la personnalité. Le Cosmos, indifférent, comparaissait à la barre sans s’émouvoir des réponses qu’il plaisait au juge de lui attribuer. Quel rapport cela pouvait-il avoir avec la procédure ultérieure d’observation positive, selon laquelle nous cherchons les conditions infrangibles de l’univers pour nous permettre de nous y encadrer ?

Ce fut l’anthropomorphisme en sa naïveté, en sa nécessité, puisque l’homme ne peut faire autrement que de tout rapporter à lui-même jusqu’au jour où une observation séculaire lui apprendra, tout au contraire, qu’il est le produit de l’univers, non sa raison d’être, et qu’il doit s’y accommoder. Transposition de la cause à l’effet, c’est une assez grave méprise. En serons-nous jamais dégagés ?

Descartes allègue que ce que nous connaissons du monde vient de nous-mêmes. C’est proprement le problème renversé. Ce que nous connaissons de nous-mêmes vient des correspondances de nos activités individuelles et des activités cosmiques dont notre « Moi » est le produit ordonné. Nous ne pouvons contenir le monde qui nous enserre. En revanche, des parties de manifestations cosmiques s’inscrivent au passage sur l’écran de sensibilité de nos tables nerveuses, miroir récepteur ou se jouent des aspects de notre individualité. Là viendront se dérouler les représentations des phénomènes du monde qui, méthodiquement enchaînés, nous feront boucler la boucle aux cinématographies d’images où le syncrétisme du Moi sera manifesté. Nous continuerons ainsi de partir du Moi dans la course à la connaissance (car il n’en peut-être autrement), mais pour en retrouver la source quand la phénoménologie générale nous l’aura fait rencontrer dans les activités du Cosmos. Le télescope étant donné, cherchons-y les signes qui nous révéleront l’univers et nous-mêmes — cosmiquement liés dans l’enchaînement élémentaire.

Nous reflétons des mouvements de rapports dont les classements font notre connaissance, et dans ces mouvements mêmes nous retrouvons d’expérience notre propre place dans l’ensemble. Il n’en peut résulter que l’univers soit en nous, puisque c’est nous qui nous retrouvons en lui. N’est-ce donc pas assez beau que nos surfaces de sensibilité permettent aux mouvements cosmiques de s’enregistrer, de se connaître, de se penser en l’homme sensibilisé ?


Les spectacles.


À quelques catastrophes près, les spectacles de la planète furent hier ce qu’ils sont présentement. La création continue, disait Philon le Juif, confirmé par la science d’aujourd’hui. Nous verrons ce qu’il est advenu des fameuses révolutions du globe imaginées par Cuvier pour venir au secours du Créateur biblique embarrassé par Lamarck dans l’affaire de la succession des espèces vivantes. Nos primitifs du quaternaire, puisqu’il n’est pas encore permis de fixer le cas du tertiaire, eurent pour première occupation de sentir, de regarder, à l’exemple de leurs ancêtres prochains ou éloignés. Cependant, regarder n’est pas nécessairement voir, encore moins observer. Tout au long de la série animale, nous trouvons toutes gradations de sensations, d’observations, de connaissances, ou de méconnaissances, avec des différences de pénétration que l’apprentissage (« l’habitude lamarckienne ») pourra fixer. Chez l’individu même, l’identité de la formation organique n’implique pas fatalement une même activité fonctionnelle à toutes périodes d’évolution. L’œil exercé du sauvage a des délicatesses qui nous sont inconnues. En revanche, si nous le promenions au Musée du Louvre, nous pourrions lui en remontrer.

Insuffisamment dégagés d’accoutumance animale, nos humains primitifs avaient d’abord besoin d’un temps d’évolution pour commencer de se reconnaître, pour se constituer à l’état « d’hommes pensants », avant de s’étonner intellectuellement jusqu’à des sursauts d’interrogations ignorées de leurs anciens. Les spectacles du monde produisaient sur leur rétine des images analogues aux nôtres, mais ils n’en pouvaient encore tirer que des ébauches d’interprétations. Mauvaise condition pour la survivance des généralisations primitives qu’on prétend aujourd’hui maintenir au delà des états de sensibilité dont l’organisme est périmé. Ce sont les jeunes que nous appelons les anciens, écrivait Roger Bacon. Les primitifs, qualifiés par nous de vieux, ne peuvent nous offrir qu’une autorité d’ignorance, tandis que nous, modernes, chargés d’ancienneté, représentons tout un passé d’évolutions.

Sous les coups d’aile de la brise, parmi l’inquiétude des grands oiseaux de mer, je promène ces pensées aux retraites vallonnées de ma dune sauvage. Il est, pour l’homme de mon temps, un langage des choses, un langage sans voix, sous l’afflux des sensations les plus ténues, au delà de l’atteinte des mots. Entre le monde et nous, c’est un assaut d’épreuves qui n’arrivent à des ébauches d’interprétations que pour se transposer en une échelle de problèmes perdus dans l’infini de l’espace et de la durée.

Ce rivage déchiré, ou l’algue marine rejoint la délicate floraison des sables, que fait-il, sinon d’étaler son histoire à tous les yeux ? Et qu’est-ce que cette histoire, sinon de la planète et de moi-même encore — expressions de la vie planétaire enracinée aux formes de l’existence universelle qui ont été de la vie ou s’agitent en réserve du devenir ? Tout se tient, tout s’enchaîne ; Que d’efforts pour nous reconnaître ! Aucun anneau de l’ensemble ne peut être rompu. Nous ne pouvons rencontrer que l’écoulement continu des choses. Commencer et finir sont des mots qui n’ont pas de sens, puisque les successions des phénomènes ne se peuvent disjoindre à aucun moment, dans quelque condition que ce soit.

La terre, cependant, nous obsède d’une frénésie de spectacles. La terre orageuse ou sereine, tantôt dans les ardeurs de l’astre éblouissant, tantôt sous le mystérieux scintillement des chœurs lumineux de la nuit. La terre dans la paix heureuse ou les fureurs de ses océans, dans les colères ou le silence, non moins redoutable, de ses feux souterrains. La terre avec ses boules fleuries, ses moissons généreuses, ses frondaisons en fête, ses inquiétantes forêts. La terre avec ses eaux, que nous avons gardées parfois miraculeuses, avec le majestueux glissement de ses fleuves, le chant de ses ruisseaux tressautant aux joyeux cailloux de la rive. La terre avec ses entassements de montagnes neigeuses qui sont d’anciennes tempêtes figées. La terre avec le déchaînement de vie universelle qui nous apporte toutes gammes de vies, de la fleur à l’oiseau, du lichen à l’éléphant. Comment, dans cette universelle débauche de puissances, ne manquerait-il à notre frémissante planète, en sa jeune envolée, que la grâce, trop souvent cruelle, de ses Dieux ?

Si, au lieu d’être chu de l’Empyrée, un jour qu’il pleuvait des créatures, je suis issu de la terre, comme une rencontre passagère de l’éternel enchaînement des phénomènes, je puis, au moins, interroger ma planète en ses aspects divers, rechercher, de chaînon en chaînon, le compréhensible du monde et de moi-même, au risque de me heurter, dans l’ombre, à des murailles d’inconnu.

Alors, ce sable des hautes dunes que le vent disperse ou rassemble, cette monstrueuse masse du flot salé qui va chantant et grondant tour à tour, tantôt brassée par la tourmente, tantôt domptée du ciel pour une paix précaire de violences sourdement contenues, cet abîme sans fond qui cache des tressaillements d’être tandis que le continent orgueilleux met tant de joies à s’en parer, enfin cette voûte de recul infini, tantôt éblouissante et tantôt voilée, ou se poursuivent sans relâche des mondes éteints ou flamboyants, tout cela est de la chaîne d’éléments dont ma propre histoire est issue. Il y a quelque chose de moi dans l’étoile que je ne verrai jamais, il y a quelque chose d’elle au plus profond de moi. Toutes les rencontres de l’heure se précipitent à des figurations qui disparaissent aussitôt qu’apparues, et la nuit, sous ma lampe, le tragique clignotement des phares ne m’éblouit soudain que pour m’aveugler soudain d’une nuit plus noire. Troublés d’une contemplation, trop souvent stérile, de nous-mêmes, nous ne pouvons détacher nos sensations d’un ordre universel, où tout ne se sépare que pour se rejoindre toujours à d’éternelles fins de recommencements. Le repos ? Changement. Tout, sauf de demeurer.

Sur la foi des livres « sacrés » de l’homme-enfant, nous nous sommes crus le centre du monde. Mentalement, l’erreur est dissipée. Dans le clair-obscur de nos émotivités ancestrales, le sera-t-elle jamais ? Cependant, l’heure est venue où il nous est possible de rassembler assez d’observations pour commencer à nous connaître en vue des premiers aspects d’un jugement. Folie ou raison d’essayer ? Ce long balancement d’ailes où je jette la crainte eût été jadis un présage d’heureux ou de funeste augure. Qu’y a-t-il dans l’existence au delà de tenter ? Des convulsions d’impuissance ? De hardies entreprises de volontés continues ? La vie est une chance d’oser.


Distinguer, interpréter ce qui est.


Dans l’enchevêtrement des activités universelles qui nous aveuglent avant de nous éclairer, l’effort prime-sautier de notre entendement nous égare dans une forêt d’apparences. Nos erreurs d’improvisations interprétatives appelleront le contrôle d’une observation vérifiée pour essayer de distinguer, peu à peu, ce qui paraît être de ce qui est.

Et même, la tâche, alors, ne sera pas achevée. Car, de cet universel conflit des éléments, dont la première vision de terreur est demeurée inscrite au plus profond de nos théogonies, un choc d’éblouissement nous arrive, où se formeront nos premières sensations d’un inexprimable poème que notre fortune serait de nous assimiler et de développer pour vivre idéalement.

C’est une puissante symphonie de nous-même et des éléments auxquels nous sommes invinciblement liés, qui nous jette à la plus parfaite émotion de la vie, au charme souverain du beau, auquel l’animal lui-même n’est pas insensible[2], mais qui a besoin de notre table d’harmonie pour l’éphémère splendeur de son achèvement. Il faut, en effet, tout l’homme pour cela. Sans l’homme, la beauté de la fleur, hors d’un vain rayonnement de volupté suprême, dans l’indifférence des choses, ne serait que l’histoire, parmi tant d’autres, d’un épuisement de subjectivité. Que l’œil de l’oiseau, à la vue de sa graine ou de sa compagne, cache ou révèle une joie du monde, c’est en l’homme seul que la suprême sensation de beauté se réalisera pleinement par une réaction de sensibilité supérieure consacrant les accords du monde universel. À l’homme, la plus haute harmonie de l’être et du Cosmos, même s’il lui arrive de ne pas se montrer toujours digne d’une telle faveur de la destinée.

Puisqu’il y a dans l’univers des constructions mouvantes qui ne sont de complète harmonie que par nous, c’est notre affaire de dégager ce trésor, de l’emmagasiner, de l’aménager, de l’accroître, de le développer selon nos facultés personnelles, pour collaborer de notre effort au plus haut battement de l’œuvre mondiale dans l’éclair de notre journée. Le rêve même — réaction de faiblesse ou exaltation d’énergie — ne sera-t-il pas encore une recherche d’étendue, aussi bien qu’un élan de hauteur ?

À cette fête indicible des choses, tout instant de nous-mêmes ne cesse de s’offrir. Discrets ou retentissants, les appels du monde extérieur nous convient assez haut à réaliser le meilleur de notre vie par le développement des sensations dont nous assaille le plus fugitif aspect de l’homme et de son univers. Nos chrétiens, aberrants, prétendent nous inspirer le mépris de la terre. Ayons-en le respect, l’amour filial, la vénération pieuse. Surtout, tâchons de commencer par la comprendre, quand il n’est besoin, pour cela, que d’être en mesure de l’interroger.

Plaines, vallées, montagnes, la terre se délecte à l’infini registre des lumières lentement déroulées sur le rude écran de ses rocs ou l’ardent décor d’une végétation qui flamboie. Notre trépidante planète, aux entrailles de feu sous les fleurs, entraînée par son soleil dans la course éperdue d’une inexprimable épopée, avec sa mer pantelante au brasier solaire ou débordant d’insondables fureurs, que nous veulent ces contrastes des choses ? Initiation brutale au jeu des énergies dont nous sommes le jouet ? Extase aux magnificences des spectacles jadis créateurs d’épouvante, aujourd’hui maîtres des cimes de l’émerveillement ?

S’extasier, c’est bien. Pas assez. Il faut essayer de connaître le monde pour en savourer tout le fruit, aborder les éléments fabricateurs de vie dans l’engrenage sans arrêt des formations et des destructions enchaînées, pour la vanité de nos plaintes et l’épanouissement de nos joies.

Tels quels, les mouvements de la vie humaine demeurent le chef-d’œuvre de ce qui nous apparaît, ouvrant le même champ d’extase, selon une parole fameuse, à qui l’exalte ou le rabaisse. Bientôt même, de puissantes généralisations voudront se couronner de hauts vols d’idéal, et rêver sera encore une forme d’apprendre si notre audace ne s’allège pas d’un trop périlleux dédain de la positivité des rapports. Enfin, qui sait s’il ne se peut pas substituer à la morne récompense du Nirvana bouddhique la superbe flambée d’héroïsme invincible qui, pour une heure, affronte l’infini du temps et de l’espace dans le sacrifice de la créature humaine à un idéal de beauté.

Ainsi hanté de questions impérieuses et de flottantes réponses, vais-je parfois m’approvisionner de silence aux enchantements de la grande forêt de chênes verts, chargés de siècles, que l’océan jaloux a su garder des rencontres vulgaires. Dans la douce lumière grenue, tamisée aux épines des petites feuilles crispées, une fine pluie de lumière caresse les troncs fantômes arc-boutant des bras noueux en des élans de révolte ou de grâce ingénue. Le charme d’un orient de perle dilué sous l’entrelacs des jeunes clairières, tandis que des fusées de toutes les blancheurs achèvent, aux lointaines dentelles des vagues, parmi des trouées de soleil, la violente avenue sauvagement charpentée. De timides vallées s’enfuient sous les fougères, éclairant d’une vie neuve le fauve tapis des pins aux fûts d’écailles violacées. Tout un monde sans geste et sans voix, dans l’attente du drame humain que le spectacle des choses propose aux caprices du rêveur.

Car, le décor commande l’action scénique par la puissance d’évocation du cadre approprié. Voyez ce carrefour. La reine Mab a passé là tout à l’heure, suivie de Titania, la Divine, courant après Bottom pour le charme de ses oreilles d’âne. C’est à ce détour que Benvolio dut fondre, dague en main, sur, l’incongru personnage qui manqua d’éveiller le chien du Montaigu par un éternuement de Capulet. Au fond de cette fosse de sable, Hamlet s’est trouvé face à face avec le crâne de ce Yorick qu’il avait tant aimé. Ces roches vous dérobent Caliban, Sycorax. Et ces branchages sont ceux que cueilleront tout à l’heure les soldats de Malcolm pour le miracle de la forêt de Birnam en marche vers Dunsinane, où les incantations des sorcières ont vu l’annonce infaillible de la fin de Macbeth.

Des rêves ! Des rêves ! Solitude hantée de rêves qui, parce qu’ils ont une raison profonde, prennent corps en des vies issues de la nôtre, où nous regardons passer quelque chose de nous-mêmes en des reflets de fictions. N’y a-t-il donc rien au delà de ces hallucinations d’émotivités ? Shakespeare est un aède d’assez belle envergure. Mais, s’il nous faut des chevauchées de rêves, que sont les plus belles fables de vie tourmentée, si proches des mythes divins, au regard du drame profond de la forêt et de ses hôtes, liés, dans les mouvements de l’univers, en direction de l’accomplissement humain ?

Au spasme heureux de cette paix d’apparences, opposez les cruels dessous de cette animation d’existences ennemies où toutes complexités de créatures ont pour fonction maîtresse de s’entre-détruire en vue de subsister. De la plus humble mousse au ruminant, au carnassier sauvage, chacun se rue à l’implacable combat que la mort seule peut apaiser. Loi de la jungle, qui veut une « justice » d’arbitraire dans le carnage universel. Partout, dans l’immensité de l’espace et du temps, voluptés et tueries confondues suscitent d’éternelles plaintes dont les réalités de douleurs s’avivent d’imaginaires tourments. Sensibilités mises à l’épreuve par des cauchemars d’enfants. Orgueil d’une conscience de joies et de misères qu’une anticipation d’inconscience suffit à déconcerter. Quelle somme d’incompréhension faut-il donc pour nous affoler de nous-même ? Et quelle somme de compréhension pour en éclairer des parties ? Ne faut-il pas que les lois de l’homme se raccordent aux lois du monde, puisque nous sommes toujours ramenés à des constances de rapports ?

L’épine de l’énigme ne peut manquer, toutefois, d’être vivement sentie quand les recherches de la biologie nous découvrent que tous ces organismes, qui s’opposent et s’entre-tuent pour vivre, sont de fraternels rejetons de la même parenté. Caïn, puissant symbole ! Du protozoaire au suprême échelon d’humanité, une filiation ininterrompue d’interdépendances nous fera retrouver partout et toujours les traits communs des communes activités organiques à tous les stages d’une ascendance indéfinie. Si bien que l’investigation positive, après les défaillances de l’interprétation mythique, nous montrera l’humain sous l’aspect, non plus d’un demi-Dieu manqué, mais d’une figure mouvante des évolutions de la vie, jusqu’au point d’arrêt inconnu que notre rêve tentera vainement d’anticiper.

Ainsi, la forêt millénaire, avec les témoignages de ses armatures géantes, après avoir évoqué les images virtuelles des mythes shakespeariens, nous ramène, par l’évolution de la connaissance, aux drames, autrement grandioses, de ce qui est. Chances de l’homme pensant qui œuvre à sa mesure dans les tumultes de ses espérances et de ses déceptions !

Pour beaucoup, hélas ! le terme arrive prématurément, de vies incoordonnées qui furent surtout d’une course aux apparences, c’est-à-dire aux figurations qui font insuffisamment office de réalités. Vienne le dénouement d’un scénario vide de substance : un bruit de paroles au vent qu’aucun sens d’humanité n’accompagne. Est-ce donc avoir vécu que d’avoir passé les yeux clos ? Comment attendre un éclat des flambeaux de la vie, quand, de la lumière des choses, on ne retient que les fumées ? À ce spectacle de défaillances, opposez la puissance irrésistible de l’homme évolutif, qui, osant concevoir l’entreprise de vivre sa pensée, n’a vu, dans l’aventure d’une forme qui va se dissoudre, que le noble achèvement d’une occasion de s’efforcer.

Qu’est-ce donc que l’homme primitif a pu découvrir de lui-même et du monde au premier tressaillement de conscience qui déchira le rideau des sensations obscures pour constituer un début de connaissance à la fortune des interprétations ? De ce drame organique, en dépit des légendes sacrées, nos frères animaux, bien qu’ils n’en aient pas poussé l’aventure, réclament la primeur. Venus longtemps avant nous, ils ont, si j’ose dire, étrenné le soleil, avec les résultats acquis de son activité, dans la mesure de leurs moyens.

À nous le rêve, en attendant la connaissance. Poèmes des premiers jours, les livres saints nous montrent des miracles à chaque pas, découpant en scènes de théâtre le drame de l’homme et du monde si propre — l’événement en fait foi — à déconcerter leurs premiers efforts d’assimilation. Ce fut d’abord l’inévitable méprise de jalonner l’infini de « commencements » et de « fins », mots qui ne répondent à aucune réalité des phénomènes puisqu’ils ne représentent que des sensations mal interprétées. L’Inde ne s’y laissa pas tromper avec sa roue des choses pour exprimer le Cosmos en un cycle d’enchaînements. Nous n’admirerons pas moins la « nature des choses » quand nous aurons commencé de la connaître positivement. Nous serons même recrus d’une admiration raisonnée au lieu de sombrer dans la méconnaissance de l’univers, et de notre personnage au premier plan.

Du point de vue imaginatif, tout se présente en coups de théâtre à nos yeux déconcertés. Au vrai, nous ne saisissons que des passages, des étapes subjectives du mouvement infini. Les dernières vues sur la constitution du monde atomique, avec notre présente orientation vers l’unité fondamentale de la formule matière-énergie, peuvent annoncer de nouveaux champs de généralisations. Mais, si loin qu’elles soient poussées, nous ne nous en trouverons pas plus proches d’une rencontre d’ultimité, puisque tout se résout en des successions infinies d’enchaînements.

Trop éloigné des disciplines de connaissances positives le vulgaire des « intelligences » demeure mentalement dans les données ancestrales du drame cosmique dont, en puéril accapareur, il réclame pour lui-même un bénéfice d’exclusivité. Plus de modestie conviendrait. Nous ne pouvons saisir les phénomènes qu’à leur place dans la coordination de l’ensemble où de leur développement le tient enserrés. N’est-il pas déjà merveilleux d’en pouvoir induire des sensations de positivité ? Si cela n’est pas encore à la portée de tout le monde, plus impérieux le devoir de persévérer.

Que la sensation soit le caractère éminent de la vie animale, et qu’une naissante activité intellectuelle s’en dégage progressivement par la voie des associations d’images mentales, tout au long de la série des êtres, c’est pourtant ce qu’il devient difficile de nier. L’imagination s’est épuisée à vouloir machiner la bête, pour mieux rapprocher l’homme de sa Divinité — laissant ainsi, entre nous et le règne animal, l’abîme infranchissable où Descartes a glissé.

On s’est plu à classer sous le nom d’instinct tous les phénomènes intellectuels de l’animalité, à l’exclusion de l’homme métaphysiquement muni d’une âme éternelle, c’est-à-dire quasi-divine, en permanentes relations d’activités vitales avec son Créateur. La bête, d’entendement plus ou moins développé, s’est trouvée ainsi absurdement réduite à des manifestations de mécanisme vital, tandis que l’homme, créature élue de son Dieu qui lui octroie la faveur contradictoire de ne jamais finir après avoir commencé, se voit promu au rang insigne d’un demi-Dieu qui a eu des malheurs. Voilà ce que l’on continue d’enseigner à nos enfants, d’un consentement à peu près unanime, pour frapper de discrédit social quiconque ne feint pas de se rendre à de telles « leçons ».

Darwin a donné d’une terrible catapulte contre cet échafaudage d’incohérences, où, le premier, Lamarck avait irréparablement fait brèche avec l’audace tranquille d’une conscience sans peur. En attendant que nous soyons pourvus d’une bonne psychologie comparée où sensations et idéations se trouveront à leur place dans l’échelle des développements de la vie, le bastion du dogme biblique est déjà si bien emporté qu’il n’y a plus de refuge pour ses défenseurs, sinon dans les sacristies. Trop de parties d’observation ont été mises hors d’atteinte pour qu’il soit plus longtemps interdit d’en débattre, comme l’Église, cependant, ne cesse de le demander.

Si le monde, sans commencement ni fin, continue de « se créer » à tout moment, si l’homme de nos jours est le résultat d’une longue filiation évolutive de vies ascendantes, si notre cérébration, comme toute autre fonction de l’organisme animal, est au fil d’une coordination indéfinie de phénomènes, comment échapper à la nécessité d’en suivre attentivement le cours tout au long de l’échelle animale pour jalonner la sériation des activités organiques jusqu’à une vue positive de l’organisme mental et de son fonctionnement ?


Le « Moi ».


On s’étonnera peut-être de ce que j’inaugure l’apprentissage du Cosmos par un essai de détermination du Moi, après avoir dit que l’univers contient le Moi, et que le Moi ne peut s’isoler de l’ensemble. S’il est reconnu, en effet, que le Moi procède du Cosmos et qu’il ne peut s’expliquer en dehors des enchaînements cosmiques qui le tiennent irréductiblement lié, c’est pourtant dans l’organisme du Moi — partie de l’univers où se réfléchit l’univers — que je vais recueillir les images sur lesquelles se fonderont mes interprétations de positivité. Il convient donc que je commence par l’examen de mon appareil réflecteur qui doit enregistrer les valeurs de la connaissance. Après quoi, j’enregistrerai le défilé des images dont l’interprétation sera contrôlée par des recoupements de connaissances acquises : ce qui m’apportera souvent la tentation d’anticiper parfois sur ce qui va suivre, au hasard de m’égarer. Il n’en peut aller d’autre sorte, puisqu’il n’y a ni commencement ni fin dans l’univers, et que mon commencement subjectif de connaissance exige au moins la notation initiale d’un premier chaînon d’expérience. En dépit de l’isolement subjectif créé par l’individuation du Moi, c’est donc l’univers qui s’interroge lui-même à travers le complexe de ma personnalité, et le drame humain de ses réponses successives l’affecte par le retentissement de, mon activité sur des parties de l’universelle synthèse.

Je ne demanderai pas au Moi le secret du Cosmos, ainsi que fait le métaphysicien. Tout au contraire, chercherai-je dans le Cosmos le secret de mon individualité. Après quoi, il ne me restera plus, pour reprendre le cours de l’enchaînement cosmique qu’à relier le phénomène de l’individuation aux activités évolutives qui l’ont déterminé. Ainsi la boucle sera bouclée. Je n’ai pas le choix d’un autre point de départ, puisque ma fixité n’est que d’apparence et que je suis aux prises avec l’infini. Envisageons donc ce mystérieux Moi cosmique, qui ne craint pas de s’opposer au Cosmos dont il est issu.

La manifestation d’un Moi qui s’atteste en nous, dès ses origines, par un effort de conservation organique, va-t-elle se trouver décelée, en quelque façon d’unité, dans la plante, dans la molécule, dans la cellule originelle, dans le plasma, dans le cristal solide ou liquide, dans le colloïde même ? Le rigide enchaînement des phénomènes l’exige par le développement organique de synergies qui se commandent jusqu’à la cohérence d’une personnalité de l’individu.

Ce Moi, insaisissable et dominateur, me donne l’illusion d’une permanence, alors qu’il ne cesse de s’écouler par tous les pores d’un organisme toujours changeant. D’où vient donc la supériorité qu’il s’arroge sur les éléments qui, positivement, le maîtrisent ? Ce Moi, individuel et grégaire, avec ses sociétés qui vont de la tribu sauvage aux patries d’idéal — mères de toutes grandeurs et de toutes misères — que fait-il de ses « vérités » péniblement conquises et des belles maximes qu’il se vante pompeusement d’appliquer ? Avant de le chercher, ne voudrons-nous pas remonter aux sources positives de la formation de l’individu, c’est-à-dire du phénomène de l’individuation ?

La constitution, l’accroissement, l’évolution d’une individualité dans les mouvements cosmiques du monde animal ou dit inanimé[3], paraissent être de ces rythmes de mouvements oscillatoires qui se résument physico-chimiquement en des alternances universelles de concentrations et de dissociations. Newton n’a pas pu remonter plus loin, et dans une telle compagnie, je propose que nous nous en tenions là présentement. Nous pourrions dire encore que l’individuation est un de ces tropismes d’attraction automatique auxquels s’arrêtent aujourd’hui nos recherches de positivité[4] sur les mouvements du monde. C’est le même point de vue.

De l’astre à l’atome nous ne pouvons saisir qu’effets d’attractions différenciées. Nébuleuses, comètes, étoiles, soleils, voies lactées, planètes, satellites se dissocient ou se concentrent dans la plus manifeste des individuations. Même affaire de l’atome, de son noyau d’électricité positive, de ses électrons, ions, etc., d’électricité négative, projetés aux alignements moléculaires (mouvements browniens) producteurs de nouvelles individualités : micelles, floculations, etc. Le monde est l’universel rendez-vous de toutes compositions d’individus qui s’enchaînent en synergies systématisées, tandis que la métaphysique ne peut que les juxtaposer fictivement sans détermination positive de rapports.

Que la vie des organes change conditions et aspects de complexes en état d’individuation, c’est ce qui ne peut surprendre. Longue durée pour l’évolution minérale, éphémère pour l’accomplissement organique d’activités plus fragiles en raison même de leur complexité. Par cela même intensification de l’individualité progressive au cours de la série vivante, jusqu’à l’acmen d’une personnalité[5] humaine que les qualifications du langage articulé, aidées de l’abstraction réalisée (dont Locke va nous parler tout à l’heure), tendront de plus en plus à distinguer de l’ambiance jusqu’à en faire un être métaphysiquement isolé.

Comme nos écoliers le savent, les propriétés élémentaires de la vie, nutrition, assimilation, perceptivité, motilité, reproduction, se trouvent successivement manifestées aux consensus des activités organiques dont les actions et réactions se rejoignent dans les fonctions du « complexe » d’individualité. Par les besoins de la nutrition des éléments anatomiques, apparaît le commencement d’une sensibilité particulière, plus ou moins consciente, d’un « Moi » dans l’amibe, dans l’infusoire, chez qui la nécessité d’un choix alimentaire fait apparaître un commencement de réaction individuelle qui sera plus tard la volonté. Les caractères généraux de l’individualité héréditairement transmis se détermineront et se développeront avec les éléments acquis de l’évolution générale, qui se fixeront par l’hérédité.

Dans l’ordre du dispositif universel, l’heure arrive pour nous, au cours des évolutions, de confronter l’infini du Cosmos avec les déterminations de notre personnalité. La métaphysique essaye de se tirer d’affaire par le moyen de ses artifices de mots. Elle a doté l’infini d’une essence (qui est « la Divinité » ) et le Moi humain d’une entité hiérarchiquement inférieure, l’âme, pour des conflits de transcendances aboutissant prosaïquement à la victoire du plus fort. Ainsi le monde personnalisé et les Moi innombrables se justifient l’un l’autre à la satisfaction d’un verbalisme hors des épreuves de l’observation.

Que sont les essences, les entités, les transcendances, on ne peut le savoir puisque ces mots n’ont de sens qu’à la seule condition de toute enquête expérimentale abolie. La hâtive présomption d’aberrance n’aime pas qu’on lui demande ses titres. Cependant, la lente et douloureuse connaissance d’observations fait obscurément son chemin parmi les fondrières des méconnaissances où elle dégage, au grand scandale des porteurs de magies, des îlots de positivité — terre ferme où l’espace et le temps sont à l’œuvre.

Parmi les plus redoutables failles de cohérences où parurent s’abîmer nos moyens d’observation, il n’est pas de problème plus obsédant que le prodige, nous dirons plus tard le phénomène de la personnalité. Nul embarras, bien entendu, pour la troupe des prophètes. Il leur suffit d’expliquer le monde par une inexplicable Personnalité souveraine, productrice de personnalités inférieures hors desquelles elle n’a pas de raison d’exister. À la simple condition de supprimer le débat par tous moyens de violence, l’inexplication sera tenue pour explication pendant des siècles d’évolution retardée.

Depuis la plus haute antiquité jusqu’à nos jours le principal de ce qu’on a écrit sur la personnalité de l’homme est des tautologies de la métaphysique fixées en des figures d’abstractions réalisées. Pour quel autre effet qu’un accroissement de méconnaissances ? Les plus hardis n’ont pu que ressasser des formules de problèmes sans issue, tandis qu’il suffisait de prendre le phénomène tel qu’il se présente dans la longue série des êtres, pour suggérer, au premier examen, des observations susceptibles d’une fécondité de résultats.

Le phénomène de la constitution d’un Moi se trouve naturellement celui qui devait fournir la plus vaste carrière aux gymnastiques de fantasmagories où s’abîme la hautaine insuffisance des métaphysiciens. Issus des premières disciplines de méconnaissances qui furent de prendre des mots pour des choses par la vertu de l’abstraction réalisée[6], ils ont fourni d’incomparables chevauchées parmi les fondrières des mésinterprétations logiquement liées.

Cependant, il n’est pas de méconnaissance pour résister indéfiniment à l’épreuve de la durée, et nous sommes arrivés à un âge où les constructions de positivité doivent affronter les rêves d’imaginations obnubilées. Comment le phénomène de la personnalité, dont nous sommes le vivant témoignage, pouvait-il surgir de l’univers impersonnel, c’est ce que nos aïeux lointains se trouvaient hors d’état de comprendre, tandis qu’illeur paraissait tout simple de tirer d’une personnalité cosmique universelle, c’est-à-dire sans les limites qui font la personnalité, l’engendrement d’individualités terrestres dans les cadres d’imaginaires cosmogonies ? Cependant, nous ne pouvons échapper toujours aux rigueurs de l’observation positive. Pourquoi faut-il que notre loi soit de dire avant de regarder ?

Dans le monde organique, et même dans le monde inorganique (que nous disons amorphe et qui n’en est pas moins tout de morphologie) nous avons vu le phénomène d’individuation attribuer un caractère particulier d’indépendance relative à des groupements élémentaires pour la constitution d’une unité de dynamisme passagèrement constituée. De là les innombrables individualités de la faune et de la flore, issues du plasma cellulaire, représentées dans les séries inorganiques sous les espèces du cristal, de l’eau mère et des colloïdes qui sont de correspondances transposées. C’est en se laissant suggérer par ce spectacle que les généralisateurs sans frein des premiers âges en sont venus à personnifier le Cosmos lui-même, c’est-à-dire l’infinité qui, faute de limites, échappe précisément à l’individuation de positivité.

Ainsi mis en sa place, le phénomène de l’individuation organique va se préciser graduellement dans les successions animales, en des achèvements progressifs de sensibilité, de conscience, de mentalité, de volonté jusqu’à l’activité personnelle de l’homme pensant. Interdépendance générale à laquelle rien ne peut échapper, voilà ce que nous pouvons dire du Cosmos. Apparente indépendance, poussée jusqu’à la sensation du « libre arbitre » résultant de l’inconscience des déterminations organiques, voilà l’individu en évolution de personnalité. Entre ces deux termes oscillent les mouvements de notre organisme sous la loi de l’impulsion la plus forte qui fait notre volonté. Dans l’ensemble du déterminisme humain, les formes de l’individuation se composent par l’intervention de la sensibilité qui caractérise, en les développant, les mouvements de la personnalité — porte-voix d’une synthèse d’énergies génératrice d’une passagère unité de direction.

La personnalité, plus ou moins précisée, est ainsi l’état de cohérence d’un complexe organique de dynamisme unitaire, résultant d’une évolution de cohérences antérieures attestées par l’évolution embryonnaire qui en est la représentation. Les mêmes lois qui groupent les individus atomiques en molécules individualisées, avec tous les complexes qui en vont naître, pour toutes les activités concevables (mécanique, physique, chimie, biologie) assemblent et dispersent tour à tour toutes formations d’énergies. L’individuation représente simplement l’un des innombrables degrés du dynamisme universel.

Quand nous apprenons de M. jean Perrin que le nombre de molécules contenues dans une molécule-gramme de n’importe quelle substance a besoin de vingt-quatre chiffres pour s’exprimer, et que nous ajustons cette vue à la théorie cinétique de l’humanité, nous atteignons des profondeurs d’observation où nous sommes bien près de dépasser nos facultés. La discontinuité des trois états de la matière, solide, liquide et gazeux, n’est plus que secondaire. Question de rapports entre la vitesse, la masse, la température. Ceci dans l’enchaînement infrangible des phénomènes dont aucun, dans aucune circonstance, ne se laisse détacher de l’ensemble.

Si nous cherchons l’antériorité du phénomène qui se manifeste par l’apparition de la cellule organique et de son plasma, nous ne sommes donc pas trop déconcertés de voir M. Lehmann obtenir des états particuliers auxquels il donne le nom de cristaux semi-fluides ou même de cristaux liquides agissant à la manière d’un cristal sur la lumière polarisée. Même ces cristaux semi-fluides présenteraient des traces de limitation polyédrique, nous offrant des arêtes, et des angles « arrondis » par la tension superficielle, ainsi que d’autres figurations « tendant à prendre une forme régulièrement sphérique ». La transition du cristal à la cellule s’en trouverait singulièrement adoucie. « Que voyons-nous dans la matière ? dit M. de Launay dans son Histoire de la Terre. Des équilibres de force physique. Ces équilibres se traduisent, toutes les fois que le milieu le permet, par la forme cristalline, qui en est l’expression concrète et la synthèse, et, parmi les formes cristallines, par la plus parfaite de toutes qui est la forme centrée ou cubique. Les molécules dissymétriques s’entassent d’elles-mêmes, se groupent par des empilements à symétrie cubique. Ainsi les forces internes font équilibre aux forces externes, ainsi, par une image qui est déjà empruntée au monde organisé, elles se trouvent résister le mieux à la destruction. C’est pourquoi, comme des êtres vivants, les cristaux, laissés dans leur liqueur mère, se nourrissent, reconstituent les parties qu’on leur enlève et cicatrisent leurs plaies »[7]. Et M. de Launay d’ajouter : « Le sens général de l’évolution organique est dans la tendance croissante des êtres organisés à l’indépendance envers leur milieu, à la spécialisation ».

Comme les passages de l’état solide à l’état liquide et à l’état gazeux font éclater l’insuffisance de nos anciens classements d’apparences, ainsi les passages de l’état dit inorganique (cristal et eau mère) à l’état organique (cellule et plasma) différenciés en particulier par l’intervention de l’osmose à travers la paroi cellulaire, s’ajustent si remarquablement que notre antique distinction, purement subjective, de l’inorganique et de l’organique s’en trouve singulièrement ébranlée[8].

Considérez l’expérience de Jacques Lœb qui, par l’intervention d’une substance étrangère en contact avec le germe de l’oursin, produit chimiquement une fécondation artificielle, suivie d’un commencement d’évolution fœtale (parthénogénèse) et vous reconnaîtrez que l’inorganique et l’organique en viennent ici à se rejoindre[9] manifestement.

Dès ses premiers mouvements, le nouveau-né, de quelque espèce qu’il soit, prend conscience de lui-même par les sensations qui lui arrivent du dehors, soit isolées, soit plus ou moins confusément groupées dans l’ensemble des réactions du milieu. Et, comme de toutes ces conjugaisons de réciprocités se dégage, par l’unité organique de la table de réception, la conscience d’un dynamisme régulateur chacun en vient progressivement à reconnaître, à caractériser son Moi, sa personnalité, en des synergies d’états de sensations prolongées par ce que Jacques Lœb appelle « la mémoire associative ». Comment nier ce consensus unitaire, si manifeste dans toutes les formations de vie animée ? De l’amibe à tous exemplaires d’animalité, trouve-t-on autre chose que des transmissions de mouvements qui se commandent en infrangible interaction ?

Les réactions de sensibilité du protozoaire ne sont pas très différentes de celles du végétal, comme on le voit dans le choix de l’aliment par exemple. La pomme de terre, germant dans l’obscurité d’une cave, n’envoie-t-elle pas sa végétation à la lumière ? Il y a donc une individuation de la plante, un Moi animal, végétal, et même minéral (avec la cristallisation) pour les mêmes causes, et de la même façon qu’un Moi d’humanité, à des degrés divers suivant la hiérarchie des développements ; La plus modeste fleur n’atteste-t-elle pas une évolution de sensibilité personnelle plus vivement caractérisée que les communes manifestations de mimétisme où tant d’hommes cherchent une « personnalité » de pithécoïdes ? Chez les faibles, l’individualité défaillante se masque des procédures d’imitations grâce auxquelles chacun peut se décerner à bon compte une apparence de caractère.

Hésitons-nous, d’autres part, à donner des noms de personnages aux animaux qui vivent dans notre familiarité, et qui entrent si bien dans notre propos qu’on les voit répondre à l’appel dès que leur nom est prononcé ? Le sentiment du « Moi », de la personnalité dans les bêtes de tout ordre, ne se manifeste-t-il pas à tout moment par des actes innombrables de conservation, de prévision, qui, souvent, comme chez nous, l’emportent sur tout les autres ? Si l’animal n’est ni machiné, ni dans la ligne d’évolution qui conduit à l’humanité, qu’on me dise comment s’encadre ses activités ? Ce n’est pas par des négations qu’on atteindra la positivité des phénomènes. L’évolution ou le miracle de toute heure : tel est le dilemme auquel l’on se voit toujours ramener.

Comment, d’ailleurs, les animaux familiers[10], dont nous avons fait nos amis, ne seraient-ils pas admis à la reconnaissance d’un lien de nature ? Par la suppression des rapports organiques, l’acte du chien qui court à ma défense serait purement inexplicable. Le voyez-vous se précipiter au secours d’un arbre ou d’une pierre attaquée par l’outil ? Ne serait-ce pas encore un assez étrange mystère que mon « âme », à mi-chemin de la « Divinité », se montrât si souvent d’un égoïsme insigne, tandis que le dévouement, l’altruisme, chef-d’œuvre de la morale humaine, « divinement » affirmé par la croix du Calvaire, peut se découvrir chez la bête avec tant d’éclat ? C’est que l’observation nous révèle, en effet, une liaison infrangible des phénomènes ou des activités générales se particularisent en des différenciations d’organismes pour aboutir à des effets d’individuation. De l’algue à l’homme le plus hautement cultivé, il y a des rapports, et ces rapports se disposent, dans l’échelle des existences, en paliers progressivement gradués d’une ascendance continue qui nous mène, par toutes transitions, aux tâtonnements, puis à l’éclosion, d’une somme de personnalité.

Se sentir, se reconnaître, sont deux opérations fort différentes. Mais dès qu’on tente de commencer une compréhension du monde par l’analyse d’un « Moi », où l’on trouve volonté, pensée (en apparence irréductibles), quelle autre conséquence que de transposer cette volonté, cette pensée, dans le monde, pour l’interprétation des phénomènes par le moyen d’une volonté, d’une pensée suprême, dite divine qui n’est rien que d’humanité agrandie. Vienne l’abstraction réalisée, que nous verrons bientôt à l’œuvre, et les Dieux naîtront à foison de toutes parts, en mille formes d’activités mythiques d’où ils ne se laisseront pas aisément déloger.

On voit, cependant aujourd’hui, s’effriter, sous le choc de l’observation positive, les barrières que nos méconnaissances ont si aisément élevées entre nos premières visions subjectives et nos consignations ultérieures de positivité. Avant d’être en état d’observer, nous ne pouvions que nous ruer aux solutions de mots qui garderont leur place dans l’histoire de l’esprit humain, mais ne seront plus désormais de compte objectivement. Principe vital, esprit, âme, de quel usage peuvent être ces vocables dont la fortune fut et est encore si grande, quand personne n’a jamais pu dire ce que c’est, parce qu’ils ne peuvent entrer dans nos rapports d’expérience vérifiée.

À notre Moi organique dont les activités constitutives ne sont pas contestables, beaucoup prétendent aujourd’hui superposer le Moi métaphysique, jadis tenu pour l’unique ressort de l’être humain, et présentement réduit à se relier aux conditions physiologiques du Moi héréditaire par des moyens que l’on n’a garde de préciser. L’âme fut inventée pour expliquer le corps et voici que le corps se démontre lui-même par le jeu de ses phénomènes, tandis que nul n’a pu nous éclairer jusqu’à ce jour sur les rapports de l’âme et du corps qu’elle est censée mouvoir. Qui nous expliquera l’hérédité des âmes, ou simplement l’action des toxiques sur l’âme par l’entremise du corps ? Accrocher la matière à l’immatériel pour la constitution du Moi : c’est l’entreprise, contradictoire par définition, qui nous est proposée[11].

En nos différentes formes de verbalisme, l’âme aura eu son jour — un jour sans lendemain. Dès qu’on commencera l’étude de l’homme pensant par l’observation de l’homme vivant et de ses antécédents, l’entité scolastique aura vécu[12]. La vie pensante apparaîtra simplement dans les évolutions que lui assigne l’expérience du monde ou nous avons surgi. C’est que le Moi est un complexe, un enchaînement de moments de rapports organiques, dont l’inconscience de nos activités de vie végétative nous laisse la sensation d’un consensus unitaire.

Ce que la métaphysique a fait du consensus organique déterminant le dynamisme de la personnalité, on nous l’enseigne avec trop de soin dans nos écoles pour que nous ayons le droit de l’avoir oublié. Le moi, c’est l’entité âme. Qu’est-ce que l’âme ? Un je ne sais quoi dont on ne peut rien dire, sinon que le mot se propose pour expliquer d’autorité intuitive le phénomène avant l’analyse d’observation. N’en demandez pas plus, et surtout ne vous avisez pas d’aller chercher dans la sensation l’origine de la connaissance, c’est-à-dire dans l’organe sensible la manifestation de la sensibilité. Ayant fondé sur un mot sans fondement d’objectivité la détermination de l’individu, il ne s’agit plus que de lier le fonctionnement de l’âme immatérielle à la matérialité des organes. On parle de tout à ce propos, excepté du point d’attache impossible à trouver.

L’incomparable amas de verbiage, sans correspondances d’observation, accumulé par la littérature du Moi dépasse toute imagination. Nos bibliothèques les ensevelissent dans une vénérable poussière — significative manifestation des progrès de l’esprit humain. C’est l’effet d’un état incohérent de culture générale qui sépare deux formes de développement mental (le dire et le penser) dont les tiraillements ne font qu’aggraver l’incohérence de la foule effarée. Tout un monde de publicistes s’attache obstinément à l’art d’écrire en reléguant au second plan l’appropriation positive des idées. Nous avons des écrivains, nous avons des savants, je les vois trop souvent séparés par une cloison étanche[13] qui les isole au point que des voix ont pu nous recommander au même titre le culte simultané de l’autel et du laboratoire à réconcilier, sans qu’on nous dise comment, après les dissentiments du bûcher.

je devais rappeler ici ce premier résultat d’une interversion des phénomènes élémentaires. On en comprendra mieux comment le Moi, fictivement détaché de l’organisme dont il est le produit, ne consentira pas volontiers à se voir ramener de son « splendide isolement » à l’humilité d’un phénomène éphémère parmi tous autres. Mis en dehors des phénomènes organiques, il y voudra magnifiquement demeurer. Et comme cela ne se peut faire que par l’hypothèse d’un état affranchi des objectivités positives, voici venir l’exaltation d’un Moi insaisissable, vaguant sur les chemins de l’éternité. Il se sublime ainsi d’un élan surhumain, et les métaphores se présenteront en foule pour exprimer sa surnaturelle prééminence. Ce sera une étincelle, une flamme, un souffle, une émanation de l’« Être universel », tout ce qu’on voudra pourvu qu’on lui épargne l’humiliation d’une existence de positivité[14].

Que l’enchaînement des réactions de sensibilité, de conscience, de personnalité, demeure toujours mouvant, avec les organismes qui les produisent, c’est la loi de l’évolution selon laquelle chaque chaînon s’aiguille suivant le potentiel des évolutions antécédentes dont il se trouve l’effet. Il n’est que d’ouvrir les yeux pour constater que les personnalités évoluent. Regardez-vous vous-même, ô métaphysicien, à tous les âges, en vos successions de sentiments, de pensées, d’états de conscience héréditaires qui si souvent s’opposent, ou même se contredisent en vous malgré « l’immuable » semi-Divinité de votre « Moi ». Et cette « hérédité », aux lois de laquelle vous ne pouvez vous soustraire au cours de votre propre histoire, comment l’insérez-vous dans l’indéfectible essence d’une immatérielle entité ? Au même plan que dans la génération des corps, y aurait-il donc un lien de génération d’entité à entité, auquel cas l’entité ne serait rien de plus qu’un vulgaire phénomène de positivité. Horreur !

Sauf l’hypothèse divine, il n’y a pas de question sur laquelle on ait plus communément déraisonné que sur la nature et les conditions de l’humaine personnalité. Quand on se met en quête de l’Être abstrait, Tò òv, quelle entreprise d’y rattacher l’individu organisé ? La métaphysique a cela d’admirable de pouvoir toujours disposer de la transcendance des choses à sa fantaisie, hors d’un contrôle d’observation. Le grand tort du Moi, en cette affaire, c’est d’exister objectivement, ce qui est toujours une gêne pour le résoudre en des vapeurs de quintessences quintessenciées.

Pour connaître quelque chose du Moi, de ses conditions, de ses rapports, etc…, bien fou, apparemment, qui s’aviserait de soumettre l’individu organique à l’observation. Mais d’évoquer l’Être en soi, que nul n’a jamais rencontré et dont on ne peut rien dire sinon qu’il est hors de tout concept de positivité, l’œuvre en est trop tentante, puisqu’il suffit d’une image verbale dont la substance n’est que de sonorité.

L’insinuant Fénelon, dans un excès de candeur a mis le mystérieux enfantement de ces sonorités verbales en une formule à mi-chemin de l’âme et de la positivité. « Ô Dieu vous pouvez dire : "je suis celui qui est. Moi, je ne suis pas ce qui est. Je suis presque ce qui n’est pas." Eh bien, voilà le Moi du métaphysicien. Il n’est ni ce qui est, ni tout à fait ce qui n’est pas. Des parties de Divinité dégradée, ne voilà-t-il pas une belle documentation de généalogie ! C’est le plus clair de l’ontologie, qui se dit fille de l’observation intérieure parce que ses formules interprétatives ont besoin d’une ombre de substance pour la défigurer. Des malheureux s’amusent aux entreprises d’une conciliation contradictoire entre la rudimentaire métaphysique des primitives méconnaissances et la méthode d’expérience comme la rêva Descartes, sans avoir pu la mener à bien. Abîme béant du parlage à l’observation contrôlée.

Il faut pourtant se résoudre à envisager le problème de la personnalité[15] tout au long de l’échelle des existences. Situer l’individu dans la succession de ses congénères, selon des différences ou des analogies de caractères organiques, est la seule réponse positive à une question de positivité. Dans l’entité ne se trouve jamais que ce qu’on y a mis, et nous cherchons ce qui y est. Ne nous étonnons pas si, sur cette parodie de méthode, les plus belles intelligences se sont vainement épuisées.

La connaissance d’une filiation des êtres, selon la loi des évolutions successives, a si manifestement établi les conditions du problème que la métaphysique éperdue ne sait plus ou prendre la « fixité » de son « Moi » dans le torrent des dynamismes de la vie. Les phénomènes de l’individualité, c’est-à-dire d’un « complexe » organique de synergies, ne nous font apparaître, là comme partout ailleurs, qu’une déduction d’instants que rien n’arrête et qui font éclater le moule rigide du verbalisme réalisé.

Le phénomène de la vie, incluant l’homme au même titre que toutes autres existences, nous montre une évolution de degré en degré, dont l’homme primitif, avec son Moi sauvage, et l’homme d’aujourd’hui, avec son Moi « civilisé », sont des manifestations successives irréductiblement enchaînées. Du plus simple organisme jusqu’aux plus hautes complexités, nous voyons défiler, dans le même personnage, le cortège innombrable de successions de Moi, plus ou moins conscients, plus ou moins évolués, tous caractérisés par un besoin de conservation, de croissance, de continuité. L’histoire de la vie de chacun nous présente ainsi, chez le même individu, un assez bel étalage de Moi différenciés, ou même contradictoires, dans les mouvements des déterminations héréditaires ou acquises selon les lois de l’évolution ? Il ne s’agit plus que de concilier l’incessante mutation avec l’incessante immutabilité.

Les primitifs, sans doute, s’étaient bien aperçus qu’il y avait dans le ciel des vols d’astres flamboyants ; sur la terre, des mers, des vallées, des montagnes, des animaux, des hommes en quête de directions. Mais une coordination positive, une compréhension objective de ces choses, voilà ce dont ils ne s’avisèrent que tardivement, sans se montrer très rigoureux sur la qualité des déterminations. Leurs neveux, plus tard, s’ingénieront à interroger directement l’univers — cruellement gênés par la métaphysique ancestrale qui persiste à vouloir trouver dans l’homme le secret de la Voie Lactée. Rien de plus naturel, à leur point de vue, qui est, a priori, d’un monde fait pour l’espèce humaine. S’il est véritable que les astres soient organisés à nos fins, il serait peut-être bon de nous montrer, en quelque partie, quelque chose de ce lien. Personne, encore, ne s’y est risqué. En revanche, des nébuleuses aux soleils, aux planètes, aux productions de la vie jusqu’à l’homme pensant, une succession d’expériences contrôlées commence à nous faire voir des stages d’évolutions coordonnées. Quant au miracle de ce Moi en qui se centraliseraient tous les mouvements de l’univers, tout ce qu’en peut faire le métaphysicîen, c’est d’en fonder le mystère sur le mystère supérieur d’une entité, d’une âme, d’un souffle, d’une flamme, d’un on ne sait quoi, où des reflets d’éléments doivent se découvrir par le moyen de lunettes embrumées. Toutes les solutions de la métaphysique sont de pétitions de principe, c’est-à-dire de mots répondant à la question par la question.

Où est l’âme en tout cela ? Cherchez[16]. Cependant, du protozoaire à l’homme de nos jours s’échelonnent les égoïsmes organiques de toutes individuations de « Moi » à l’œuvre pour se développer aux dépens du milieu. C’est le sceau des relations imprescriptibles entre les existences les plus différenciées. Pour la conservation et les développements du Moi vivant, les activités des consensus d’interdépendance organique assureront les déterminations de la personnalité à tous degrés d’évolution.


Le « libre arbitre ».


Il est vrai, l’illusoire sensation d’indépendance que nous dénommons « libre arbitre », et qui tient uniquement à ce que les réactions déterminantes de la vie végétative échappent à notre sensibilité, ne peut que renforcer la conception d’un Moi absurdement affranchi des phénomènes. Aussi est-ce bien là que nous guette le métaphysicien, avec sa question classique du déterminisme et de la liberté.

— La personnalité, prononcera-t-il, ne saurait avoir la haute valeur que vous lui reconnaissez qu’à la condition d’une responsabilité de ses actes, ce qui ne se peut concevoir que dans la liberté des décisions.

Voyons donc ce que cela signifie.

Le libre arbitre de notre métaphysique aurait, d’abord le caractère d’un effet sans cause, c’est-à-dire d’une sorte de phénomène indépendant de tous autres, que nous n’avons jamais rencontré. En d’autres termes, notre personnage, déterminé par des phénomènes dits de causalité, deviendrait une cause ultime sans avoir, à aucun moment, fait fonction d’effet, comme c’est le cas de la Divinité. On me dira que, théologiquement, la Divinité est la cause ultime de tout. Ce serait donc à la Divinité que reviendrait, avec la liberté totale, la suprême responsabilité. Conclusion : le Dieu seul est responsable de toutes choses, et c’est l’homme qui se voit frappé. On voit à plein, ici, l’ingénuité de l’invention du « libre arbitre » de l’homme pour écarter de Dieu la responsabilité du mal qu’il a créé.

N’étant pas Divinités, de qui ou de quoi sommes-nous dépendants ? Le déterminisme nous trouve dépendants des phénomènes dont nous sommes le produit. La métaphysique noire nous veut « libres », c’est-à-dire sans aucune dépendance, au moment même où elle nous met sous la dépendance de son Dieu qui nous punit à tour de bras pour le crime d’être tels qu’il nous a faits.

Il est devenu impossible de contester que le monde est une détermination de phénomènes coordonnés, puisque personne jusqu’ici ne nous a fait voir un phénomène premier, hors du Dieu qui échappe à toute observation d’expérience, et ne se présente jusqu’ici que comme un mot sans correspondance de positivité. À la métaphysique donc, il appartient d’expliquer ce que peut bien être une liberté dont nous sommes l’organe, sous la dépendance absolue d’une cause universelle dont l’arbitraire s’exerce à tout moment sur notre destinée.

Nous nous sentons libres, dites-vous ? Le sommes-nous ? C’est toute l’affaire. On nous prêche depuis longtemps que nos sensations des objets ne sont que des représentations plus ou moins fidèles, et qu’il importe de distinguer l’image de la réalité. Je ne le contesterai pas. Cependant, lorsque toutes nos observations s’accordent, avec confirmation de tous les contrôles disponibles, la sensation peut être tenue provisoirement pour vérifiée. Il s’agit de savoir si cette condition se trouve ici remplie, et si nous sommes bien autorisés à conclure de la sensation de liberté à la réalité du phénomène. Or, nous ne découvrons là qu’un complexe de sensations simultanées ou successives, dont la synthèse organique fait toute l’unité. Alléguer que nous avons la sensation de notre liberté se trouve d’une affirmation transposée de notre inconscience des phénomènes de vie végétative à la conclusion de leur irréalité. Pour s’exprimer correctement, l’observateur devrait dire, non pas : J’ai la sensation de ma liberté, mais : Je n’ai pas la sensation de mes dépendances — ce qui est fort différent. D’autant plus différent que cette « liberté » nous met à l’état d’une « cause première » sous la dépendance d’une cause supérieure — manifeste non-sens.

Ce qu’on a pu dire et médire de cet état des conditions qui nous ont faits ce que nous sommes, doit être relégué dans l’ordre des fantaisies. C’est le propre des méconnaissances d’aboutir de toutes parts à des épaississements d’obscurité. Quel autre moyen pour retrouver le grand jour, que de revenir aux données organiques du problème dans leur originelle simplicité ? Trop de « psychologues » ont pris l’habitude d’aller chercher leur Moi dans la lune et souvent, même, de l’y rencontrer.

La simple mise en place du Moi humain dans la série évolutive des Moi organiques nous ramène d’emblée au point de vue naturel de l’observation élémentaire. Un Moi ne peut être que l’expression sommaire d’un organisme vivant. De l’infusoire à l’homme, on n’en découvre que des degrés — l’unité de l’organisme faisant l’unité d’une sensation synthétique de l’individu.

Quant à se demander si cet individu, ainsi formé, est libre, c’est-à-dire originellement indépendant des activités qui l’ont produit, la question (d’ailleurs contradictoire), se pose aussi bien, pour l’infusoire et pour toute la série vivante, que pour le plus haut exemplaire d’humanité. Qu’y faire si les données de l’observation commandent la réponse ? La liberté suppose un Moi indépendant de ses organes, qui se déciderait souverainement en dehors de tout phénomène antécédent, comme le Dieu lui-même. C’est la fonction de l’âme métaphysiquée. Il reste seulement à savoir comment on peut l’accorder avec l’observation positive.

La question du libre arbitre se pose ainsi exactement, tout au long de l’échelle animale, dans les mêmes termes que chez l’homme plus ou moins évolué. Les réactions du monde extérieur, commandées par l’organisme, se produisent dans des conditions identiques et pour d’identiques résultats. Biologiquement les émotivités, les pensées, les volontés, avec les actes qui s’ensuivent, sont de même ordre et de même activité organique dans tout l’ensemble du tableau. S’il y a liberté chez l’un, il faut qu’il y ait liberté chez l’autre. S’il y a déterminisme en un point, obligatoirement s’impose le déterminisme de toutes parts.

L’exercice de notre volonté aboutit, comme on sait, à un choix, c’est-à-dire à une détermination d’équilibre rompu — la plus forte puissance l’emportant sur la moindre dans tous les cas. Les mouvements des plantes s’accomplissent dans les mêmes conditions, mais par l’effet de réactions directes en raison des sensibilités organiquement moins différenciées. Dans l’échelle animale, la sensibilité s’accroît en étendue et en acuité progressives par des complexités de phénomènes organiques anatomiquement et physiologiquement conjugués De la plante à l’animal et de l’animal à l’homme, nul changement des phénomènes. Si bien que l’éducation des uns et des autres consiste uniquement à charger le plateau des attractions en réduisant celui des résistances. La culture de toute espèce vivante en vue de fins déterminées n’a pas d’autre fondement.

Il a fallu le métaphysicien pour donner le coup de pouce de l’âme à l’aiguille de la balance. Ce fut et c’est encore pour l’ignorance, un grand succès d’ « explication ». Vésale monte au bûcher pour crime d’anatomie. Le « réformateur » Calvin fait brûler Michel Servet qui avait pressenti la circulation du sang avant Harvey. Et malgré tant de fermes mesures, voilà l’âme et son libre arbitre en péril. Entre ses deux picotins, l’âne de Buridan demeure embarrassé. Dans les oscillations de l’empirisme, les choix de l’homme n’en différeront que par l’attirance ultérieure d’un idéalisme en évolution. Phénomènes organiques toujours dans l’enchaînement des lois de l’univers. Au lieu de deux Cosmos, nous n’en rencontrons jamais qu’un.

Du point de vue humain, quelles que soient les déterminations de ses activités, le Moi libre fera figure, dans le milieu social, d’un organisme d’ordre à encourager ou de désordre à réprimer. Notre responsabilité humaine n’est que le résultat naturel des réactions sociales de l’acte individuel sur un organisme d’humanité. On refrénera le désordre ? Bien ou mal selon les circonstances, sans qu’il soit besoin d’une procédure supplémentaire d’éternité. Quant à la responsabilité métaphysique d’une entité à la fois souveraine et subordonnée, simultanément indépendante et dépendante, je ne vois que l’art d’accommoder les contraires pour y apporter le secours d’un supplément d’obscurité[17].

Eh bien, non, ce n’est pas la même chose d’être libres, c’est-à-dire d’agir sans autre cause que nous-mêmes, ou de vivre simplement dans l’inconscience de nos déterminations organiques. Comme attribut de la Divinité, la liberté a, au moins, un sens sur lequel on ne peut se méprendre. Dieu fait tout ce qu’il veut parce qu’il est le plus fort. Comme attribut de l’homme, dépendant de ses organes, et, par eux, des mouvements du monde dont ils dérivent, le libre arbitre ne peut être que du plus grossier contresens. L’homme n’est pas plus affranchi des conditions de sa vie que des conditions de sa naissance, et toute existence est dans ce cas. Pour se conserver et s’accroître l’animal prend des décisions qui sont du même ordre que les miennes, n’ayant certainement, pas plus que moi-même, la sensation des processus organiques par lesquels il se trouve déterminé. Toute vie végétative est reconnue pour inconsciente, dans l’être qui n’en subit pas moins l’invincible loi de ses déterminations. C’est de ce déterminisme inflexible, clairement manifesté par tout trouble morbide, que serait fait notre a libre arbitre » ? « Si l’homme était libre, disait l’abbé Galiani, il n’y aurait plus de Dieu. » C’est d’évidence. Comment pourrait-il y avoir place dans le monde pour deux omnipotences simultanées ? Hélas ! À toute rencontre sommes-nous avertis que nous dépendons.

Le problème du Moi est simplement celui de tout organisme qui, pour la mise en action de ses éléments, doit concentrer l’effort en un consensus déterminé par la loi universelle de la moindre résistance qui imposera, sous le nom de « volonté », la direction des synergies. Nous sommes ce que nous sommes parce que notre sensation de l’ensemble domine le particulier, et que nous pouvons, dans la pleine valeur de notre personnage, nous connaitre déterminés, sans tenir plus de compte de notre sensation du libre arbitre que du bâton brisé dans l’eau que nous connaissons redressé.

L’abbé Galiani, qui a topiquement exposé cette vue, conclut que le point important, pour la bonne conduite de la vie sociale et les responsabilités nécessaires, c’est que nous nous sentions libres, c’est-à-dire que nous soyons inconscients des conditions de nos activités fonctionnelles. Si l’abbé n’est pas le premier à avoir fait cette importante observation, du moins a-t-il eu le mérite de l’exposer avec une belle lucidité dans une lettre de Naples à Mme  d’Épinay, chargée pour lui d’en faire communication à Diderot. J’en cite le principal passage : « …La persuasion de la liberté constitue l’essence de l’homme. On pourrait même définir l’homme un animal qui se croit libre : ce serait une définition complète… Être persuadé d’être libre est-il la même chose qu’être libre, en effet ? Je réponds : ce n’est pas même chose, mais cela produit les mêmes effets en morale. L’homme est donc libre, puisqu’il est intimement persuadé de l’être et que cela vaut tout autant que la liberté !… S’il y avait un seul être libre dans l’univers, il n’y aurait plus de Dieu, il n’y aurait plus de liaisons entre les êtres… La conviction de la liberté suffit pour établir une conscience, un remords, une justice, des récompenses et des peines… Nous démontrerons donc que nous ne sommes pas libres, et nous agirons toujours comme si nous l’étions ».


Les réactions.


Le fait dominateur, c’est la constitution d’une personnalité consciente d’elle-même et du monde, avec toutes ses conséquences. Dans l’ensemble de l’univers, cela peut être d’insignifiance pure. Mais de notre point de vue, c’est la haute fortune d’un organisme dont les réactions nous confèrent la sensation d’intervenir dans la conduite de notre propre destinée.

Au cours d’un développement incomparable, la personnalité humaine a pris dès lors une place éminente, bien que toujours subjective parmi les phénomènes planétaires, et celui qui s’en trouve le héraut n’est pas sans des raisons d’en res sentir un juste orgueil. Il sent le monde vivre en lui. Il cherche à le comprendre, si imparfaitement qu’il ait pu jusque-là le connaître, ou tout au moins le regarder. Il le juge, il s’applique à s’y accommoder. Les astres lui sont familiers, ayant été créés, lui a-t-on dit, à son usage. Il mesure l’infini à son aune. Il se risque à prédire des engrenages de phénomènes, et peut étiqueter à sa convenance un ordre, hypothétique ou vérifié, des dynamismes de l’univers. À l’entendre, le monde tout entier de la vie lui a été soumis, et de cet empire, qui ne cesse d’ensanglanter la terre, il usera et abusera, sans aucun ménagement, dans le fictif achèvement des paroles de justice et de charité. Vivement, il sondera d’imagination toutes profondeurs d’inconnu. Si bien que, avant même d’avoir pu observer, il commencera par doctriner à son usage une « maîtrise » des choses qui sera surtout d’une soumission déguisée. S’il lui faut reconnaître une puissance supérieure il ne manquera de se mettre sous son aile. Il l’évoque, il la veut, il la crée. Par quoi son autocratie terrestre aura pour fondement une servitude volontaire. Il acceptera d’être supplicié dans la nuit des temps éternels, plutôt que de ne pas compter dans les directions de l’infini. Et si la roue de son char triomphal fait des victimes au passage, il saura, comme sa Providence, se résigner à l’acceptation du mal qu’il a causé.

Tous ces accomplissements en cours, ne doit-il pas, pour en conserver l’avantage, se montrer intraitable sur les grandes lignes du cadre qu’il s’est tracé avant de rien connaître ? Vous prétendez l’éclairer sur ses méprises, sur la vanité de ses rêves ? Comment voulez-vous qu’il vous réponde autrement que par des sursauts de brutalité ? Il a senti sa personnalité trop longtemps avant d’être en état de la comprendre, pour se trouver en mesure de la situer, de la modérer, de la régler, du jour au lendemain, dans un ordre d’ensemble selon les données de l’observation tard venue. Il s’est fait demi-Dieu et vous lui proposez de déchoir au rang d’un modeste exemplaire d’animalité supérieure. Il se voit immortel dans un océan de et vous voulez qu’il accepte de mourir sous le déplaisant prétexte que l’expérience conclut aux transformations incessantes de son personnage ? Y aura-t-il assez de supplices pour votre châtiment ? Outrages, coups, blessures, tous les raffinements de férocité, rien ne sera de trop pour assurer la victoire de ce qui fut dit sur ce qui est. Toutes les trahisons se donneront carrière dans les cris de haro[18], et le déchaînement des fureurs. Trop heureux qui n’aura connu que le dédain ou l’indifférence, payés de la même monnaie !

Qui sait, d’ailleurs, si les nobles vaincus des premiers jours de la longue bataille n’ont pas reçu et ne garderont pas le meilleur lot ? Ils auront dépassé les formules sur mesures des fabrications en séries. Ils auront voulu être vraiment, se vivre eux-mêmes dans l’indépendance de leur pensée. N’est-ce rien que d’avoir accompli l’œuvre incomparable d’un accroissement, d’une élévation de personnalité ?

Tel qu’il s’impose aujourd’hui à notre observation, ce Moi, débile et puissant tour à tour, troublé d’impulsions contraires, a déjà livré d’assez beaux combats dans les champs de la connaissance, pour que le voyant passer, défaillant ou auréolé d’un lointain idéal, nous lui devions au moins l’hommage d’une admiration. Drame éphémère mais éblouissant de la personnalité qui s’agrège et se désagrège sans cesse dans ce monde infini dont les activités ne se décomposent que pour se recomposer. Suprématie idéale d’un humain ressaut de l’incommensurable ensemble immuablement maillé. Indicible beauté de l’infime qui se dresse devant l’univers infini, au nom d’une puissance de volonté. Comme le choc du plus humble caillou fait jaillir l’étincelle, voici qu’en cette vie imperceptible, les sensations du monde extérieur vont rebondir au plus profond de nous-mêmes pour l’éclair d’une conscience humaine dans l’embrasement d’une journée.

Ainsi s’achèvera, au plus profond de l’être, le merveilleux phénomène d’un idéalisme des choses dont nous sommes, nous-mêmes, un élément formé, perdu et retrouvé tour à tour. Ainsi prendra fonction, dans l’infini du temps et de l’espace, ce Moi qui s’écoule à toute heure, comme l’eau d’un fleuve dont la figure demeure avec le nom insaisissable. Ainsi, le Moi, fluide, pénétrera jusqu’aux rapports, c’est-à-dire jusqu’aux mouvements de réactions des phénomènes, pour des interprétations qui s’ordonneront en de subjectifs classements de connaissance. Ainsi, dans les développements du Moi, aussi profondément senti qu’impossible à fixer, la planète, à son maximum de puissance, en vient à s’objectiver, à se penser, à s’agir dans les rencontres des éléments de l’univers. Ainsi, la formation croissante d’une suprématie subjective déroulera d’insondables splendeurs sans que la foule, au retour de ses pèlerinages rituels, s’arrête à se regarder elle-même dans la fabrication du vrai, du seul sujet d’émerveillement.

La plus élémentaire observation des installations successives du Moi dans le monde eût sauvé nos métaphysiciens du mal de leurs psychies. Mais quoi ? La loi de notre entendement n’est-elle pas d’obtenir la « vérité » humaine par des recoupements de connaissances ou de méconnaissances plus ou moins lentement redressées ? Pourquoi donc s’étonner des méprises où nous plongent nos premiers jaillissements d’interprétations prématurées ? Faut-il, pour cela, s’acharner à continuer de les vivre, quoi que l’observation démontre — comme si nous soutenions que le bâton, de lignes brisées dans l’eau, est véritablement brisé, en nous refusant à le considérer tout droit, de bout en bout, dans l’atmosphère ?

Se sentir soi-même avant de pouvoir dégager d’un consensus d’organes les contours du Moi personnel, s’interpréter approximativement, après s’être mésinterprété d’abord, tel est notre destin. Mais combien aggravé par l’hallucination de l’abstraction réalisée d’où les Dieux ont jailli, comme nous allons voir, en des figurations de sonorité[19]. Trop souvent répété, le faux-pas devient boiterie.

Soustraite à tout contrôle, la mésinterprétation a d’abord fait son œuvre, s’emparant de l’homme, dont elle est issue, pour s’imposer à lui de vive force au nom même de la fiction qu’elle a créée. Toute notion du monde et de l’homme apparaîtra désormais faussée. Débordant son cadre, le Moi déformé, hypertrophié, exaspéré, se projettera sur l’écran de notre sensibilité, en une figure anthropomorphique de Divinité. Et l’homme ébloui du spectacle qu’il se donne à lui-même ne manquera pas de s’y complaire au point de se mettre à cran contre l’observation des faits. Rêver au lieu d’essayer de connaître, au lieu de penser, c’est la voie féerique qui s’ouvre aux esprits fatigués de l’effort avant de s’être efforcés — trop « facile descente de l’Averne » où nous courons les yeux fermés.

Expérimentalement hors d’atteinte, pour cause d’immatérialité, le Moi de la métaphysique s’établit en puissance verbale au cœur de brouillards agglomérés[20]. Plus lent à prendre conscience de lui-même, le Moi du consensus organique, en cours d’évolution, s’alignera cependant en une vive succession de mouvements coordonnés par la mémoire en des conjugaisons héréditaires, d’où surgit une sensation globale d’unité.

La complexité des atavismes, les réactions des gymnastiques éducatives, toutes circonstances favorisant ou contrariant telles formations imprévues, font tour à tour le même Moi divers ou même contradictoire en ses successions d’activités pour la surprise, toujours renouvelée, du roman de chacun. Cependant, ciel et terre ne seront pas plus troublés de sa fin qu’ils ne le furent de son apparition. L’homme sage, qui s’est prudemment mesuré, ne s’émeut point de se trouver d’imperceptible mètre dans le compte de l’univers. Ne pas s’en faire accroire, est un des plus beaux accomplissements de l’humanité.

Pas davantage ne faut-il s’estimer au-dessous de soi-même. Quoi ! Par la rencontre d’énergies mondiales d’où jaillit une conscience des choses, « l’homme pensant » ne pourrait aboutir qu’à la plus anémiante servitude sous le caprice irresponsable de ses Dieux ? Une vie d’assujettissement sanctionnée de récompenses indicibles et de peines impitoyables, dans la terreur perpétuelle de ne pas obéir en suffisante prostration ! N’est-ce pas ce que manifeste trop clairement la totale soumission du patriarche quand son Dieu sanguinaire réclame de lui le sacrifice de son enfant ? Essayez d’enlever son petit à l’animal puissant ou faible. Vous verrez s’il sera défendu. Au détriment de qui, le contraste fâcheux ?

Sans doute, notre sort est de vivre les rapports des choses dont la constance fait notre loi. C’est une soumission encore, mais se soumettre aux lois de la gravitation, ou à toutes autres, est une acceptation des conditions de notre existence qui ne nous humilie pas plus que de n’avoir pas cent bras comme le Titan de la fable. Autre affaire d’accepter les conditions universelles des choses, ou de se ravaler spontanément sous le caprice sans frein d’un arbitraire d’éternité.

Qui nous fera donc l’histoire du roman de ce Moi en route vers des destinées inconnues, depuis l’aïeul pithécanthrope, dont le premier étonnement fut peut-être de sentir remuer en lui une sensation plus précise des éléments, jusqu’à ce grand fou d’Alexandre qui, se proclamant fils de Zeus, s’attira la raillerie de sa mère sur le risque de la brouiller avec Héra. Les empereurs romains divinisés allaient paraître. Nous avons encore aujourd’hui le Dalaï-Lama du Thibet, et le pape de Rome, infaillible, très fiers d’une imprégnation de Divinité. Être ou paraître ? Ils ont choisi. De même avons-nous fait.

Les fabricateurs du Moi divinisé ne peuvent accepter de mettre l’homme à sa place dans la continuité des phénomènes. Émerger des évolutions d’énergies cosmiques ne leur paraît pas d’assez haute noblesse pour les fils d’un premier ancêtre déchu. Ils prétendent nous placer hors du cycle des éléments, même au risque de tourments éternels. Aussi quels anathèmes à quiconque, né de la noble Terre, tient à orgueil d’avoir senti, connu, vécu les tressaillements du Cosmos et se contente de la part qui lui en est échue !

Dans les débats de sa puissance et de ses faiblesses mêlées, l’humain s’arroge le droit de s’exprimer sans relâche, de se plaindre, de se célébrer. Le monde est fait pour lui, ose-t-il dire, en arpentant la scène comme l’acteur pénétré de son rôle, qui croit que c’est arrivé. Il arrêtera le soleil, il séparera et réunira les flots au passage de sa tribu. Il dira la vérité éternelle, et voudra l’imposer par le fer et le feu, prétendant faire ainsi acte de « raisonnement ». C’est du désordre de ces hallucinations morbides qu’il s’agit de faire surgir la longue et laborieuse édification d’un Moi d’organique sensibilité, qui, par l’âpre expérience des choses, renversera l’ordre des grandeurs supposées.

Quel devenir du Moi dans cette étendue sans limites, sans autres points de repère que les mouvantes orbites d’astres aux jaillissements de monstrueuses fusées qui sont des alternances d’évolutions sans arrêt ? Des cycles lumineux dont l’atome nous paraît le foyer, jusqu’aux éclairs démesurés qui coupent les transitions des nébuleuses aux concentrations solaires, voilà le cadre de l’existence humaine. Perdue dans l’espace et le temps, elle a droit aux données planétaires du champ de ses évolutions. Et c’est aux premiers pas de cette destinée fatidique que ses rêves vont magnifiquement rebondir d’un premier effort du connaître au plus merveilleux déploiement d’ailes dans les orbes de la pensée.

Issu des primitives manifestations de la vie, un primitif Moi organique répondra par une simple réaction de contractilité, aux excitations du dehors, pour nous conduire, par une féerique avenue d’individuations agrandies, jusqu’à l’éclosion de la personnalité pensante dont les développements se poursuivent sous nos yeux. Au long défilé des organismes successivement échelonnés se rencontreront peut-être des traits de l’homme à venir qui s’y pourra reconnaître en des sursauts de désirs, en des déterminations de volonté, où se caractérise la force ou la faiblesse de l’organisme déterminé. Que de variations, que de différences, que de contradictions même, dans la suite de ces Moi en devenir incessant.

Chacun peut constater chez lui-même des successions d’états de conscience souvent opposés. Tout cela se conjugue en l’unité de plus en plus ample d’une vie de processus complexes maintenus dans les correspondances des développements continus de la personnalité. De la première enfance à l’extrême vieillesse, quel enchevêtrement d’activités différentes, ou même contraires, dans les tourbillons des énergies ! Est-ce donc de cette variété, de cette multiplicité, de cette complexité de phénomènes, que notre métaphysique a pu construire la contradictoire entité d’un Moi immuable, de constance éternelle, quoique toujours en activités de changements ?

La notion de temps résolument écartée, l’homme se met à sa tâche de connaître comme s’il avait l’éternité devant lui. Ceux des âges à venir ne feront pas davantage état des jours qui leur sont impartis. Rien ne pourra les détourner de leurs efforts toujours croissants de connaissance. Devant nous, à tout moment, l’inconnu se dérobe pas à pas. Nous n’atteindrons pas « l’ultime raison des choses », s’il existe rien qui se puisse dénommer ainsi. Nous n’en marcherons pas moins bravement à la conquête de nous-mêmes et du monde, sans attendre de notre marche à l’étoile une autre récompense que le contentement d’avoir marché. Vienne l’événement qui rompra notre journée, nous aurons vécu d’un éclair de noblesse humaine sans parallèle dans les mornes sphères de la Divinité. Combien de Dieux, qui n’auront connu que la peine de naître, seraient dignes, à ce compte, de l’humanité ?

  1. Le grand imaginatif Platon suppose des hommes nés dans une caverne obscure, amenés tout d’un coup au grand jour. On devine de quel cœur il décrit leur étonnement pour leur attribuer cette conclusion : « Oui, il y a des Dieux et ses grandes choses sont leur ouvrage. » Ce cri, s’il fut poussé, ne put être que le fruit de l’inobservation totale postulée par le philosophe. Comme nous vivons, depuis le premier jour, une vie de perpétuelle accoutumance venue de nos aïeux inférieurs, il n’y a point de place pour l’hypothèse de Platon, et manque la cause, s’évanouit l’effet. Qui de nous pourrait dire à quel moment de sa vie il a découvert le soleil ? L’heure viendra plus tard d’une exclamation d’émerveillement, mais dans des conditions fort différentes, car c’est l’expérience honnie qui nous y aura amenés.
  2. Cf. Darwin.
  3. Heureusement définie par Diderot : Une conspiration générale de mouvements.
  4. Voir le chapitre : Évolution, Tropismes, rythmes.
  5. Le mot individualité ne contient rien de plus qu’une négation. Le mot personnalité est une affirmation de dynamisme unifié.
  6. Voir le chapitre : Les Hommes, Les Dieux.
  7. Génération ou régénération sont tout près l’un de l’autre. On sait que le bras amputé de la salamandre aquatique se refait complètement. Coupez en deux le ver de terre. La tête refait une queue. La queue refait une tète.
  8. La cellule filtre les éléments de l’ambiance qui, sous l’action des rayons solaires, fourniront les synthèses chimiques aux fins d’appropriation organique.
  9. Le développement du fœtus ne peut aller bien loin puisqu’il ne rencontre pas les conditions de chimie et de biologie nécessaires à son développement.
  10. La familiarité même n’implique-t-elle pas une correspondance organique de rapports ?
  11. Saint Anselme, qui se rendait probablement compte de la difficulté d’une autre procédure, demandait à Dieu de le laisser vivre pour résoudre la question de l’origine de l’âme, « d’autant plus, ajoutait-il, que je ne sais si, moi mort, un autre pourrait la résoudre. »
  12. Récemment encore, le « philosophe » qui voulait découvrir son Moi courait fermer ses fenêtres et se mettait les deux poings sur les yeux pour « l’observation intérieure » de « l’âme » à découvrir. Aujourd’hui nous savons que rien de l’homme ne peut apparaître qu’à la lumière de ses rapports avec l’univers. La première condition est d’avoir le courage — trop rare — d’ouvrir les fenêtres et de regarder.
  13. Un grand progrès serait accompli le jour ou la bifurcation scolaire, Lettres, sciences, aurait vécu. Quand en viendrons-nous à comprendre que, pour parler de l’homme et du monde, il faut d’abord avoir pris la peine de les observer ?
  14. Le peuple, qui fait trop souvent de la métaphysique sans le savoir, se plaît, pour expliquer une impulsion irrésistible, à cette curieuse formule : « Ç’a été plus fort que moi ». Comme si au-dessus de son Moi métaphysique, il avait la vague conscience d’un consensus organique dont l’énergie supérieure fait la détermination.
  15. L’idée de masque, impliquée par le mot persona, montre peut-être que la langue instinctive ne s’est pas fait d’illusion sur le caractère du Moi, figure d’individualité.
  16. Le plus beau, c’est qu’il a fallu ressusciter le corps pour châtier l’âme, responsable mais soustraite aux châtiments pour cause d’immatérialité.
  17. Autre affaire. À quel moment recevons nous ce don mystique de la liberté ? Est-ce à notre naissance ? On ne voudrait pas soutenir que notre liberté entre en exercice avec notre premier vagissement. À quel moment, plus tard ? Et comment s’opérerait ce transfert ? À quel signe le reconnaître ? La question est posée depuis longtemps. Ou attend toujours la réponse.
  18. Je ne puis m’empêcher de songer à Érasme, à Bâle, refusant d’accueillir et plus tard même bafouant le noble Ulrich de Hutten poursuivi par la clameur publique pour avoir osé dire ce qu’insinuait l’auteur de l’Éloge de la folie.
  19. « Ce sont nos langues mal faites qui mettent les plus grands obstacles aux progrès des connaissances… Nous parlons avant d’avoir appris, et nous n’aimons pas la simplicité. (Condillac). »
  20. Maine de Biran, réformateur de la métaphysique, nous parlera de « l’âme hors du Moi et de l’âme qui n’est pas le Moi, mais le sujet objectivement conçu ».