Au soir de la pensée/Chapitre 6

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Édition Plon (Tome 1p. 205-304).

CHAPITRE VI

CONNAÎTRE.

I

LE PHÉNOMÈNE DE CONNAÎTRE

En quoi peut consister l’explication biologique du phénomène de « la connaissance » aux termes duquel s’établissent des rapports synchroniques de concordance entre l’objectivité du monde impressionnant et la subjectivité de l’homme impressionné ?

La métaphysique, créatrices d’entités, y veut voir la manifestation d’une « âme immortelle » dont les liens avec « l’organisme » n’ont jamais pu être décelés.

En revanche, les premières recherches de l’observation positive nous découvrent des registres de réactions sensorielles, s’alignant en des unissons de résonnances ou des éclats de dissonnances qui constituent ou rompent l’harmonie de nos assimilations. Des successions d’états de sensibilité forment un clavier de sensations coordonnées qui nous font ainsi sentir, interpréter, connaître le monde extérieur dans la mesure où il affecte nos surfaces de réceptivité. La discordance fait l’incompréhension. L’harmonie détermine « la connaissance », par l’assimilation organique à tous degrés des évolutions de la biologie.

Tous les traités de biologie prennent acte de ce que nos sensations, venues du monde extérieur, font réagir nos neurones sensitifs en des formations d’images, et la métaphysique triomphe même un peu vite de ce que nous ne connaissons du monde rien que ces « représentations »[1]. Prenons cette manifestation du phénomène telle qu’elle nous est offerte et voyons à quelle interprétations elle peut nous amener. Toutes activités mondiales réagissent aux surfaces sensibles en des compositions de correspondances avec toutes modalités de nos sensations. On ne nous parle généralement que des images[2] qui figurent, en effet, le plus vif du phénomène, parce que le sens de la vue y apparaît dominant. Puisque l’ensemble est tout de vibrations analogues, apparues dans le sens visuel en une figure d’observation perceptible comme sur une plaque photographique, je ne puis qu’accepter la commune formule, toutes explications données.

Il est donc reconnu pour constant que sur toutes surfaces impressionnables, c’est-à-dire sensibles à quelque degré, des torrents d’images s’écoulent comme ces flambées d’étincelles que le soleil allume sur la mer pour les éteindre aussitôt et les rallumer indéfiniment. Ces images, développées selon les moyens d’une chimie de sensibilisation, la photographie ne fait qu’en révéler le tableau préalablement inscrit sur la paroi nerveuse par les vibrations d’ondes qui s’irradient, se superposent ou se traverse dans tout les sens. D’invisibles passages de ces figurations, qu’aucun réactif n’a fait apparaître, se succèdent ainsi partout, aux surfaces diversement sensibles, sériant des révélations qui nous permettraient, si nous pouvions les faire inversement reparaître, de reconstituer le film au rebours d’une histoire des mouvements des choses depuis toujours.

Mais voici qu’un autre ordre de considérations se présente. Ces ondes vibratoires ne sont pas seulement de lumière. Elles sont, au même titre, d’électricité, de magnétisme, de chaleur, de son, c’est-à-dire de tout dynamisme, réagissant, chacun à sa manière, sur nos tables sensorielles. La physique moderne en est à n’y plus voir que des modalités du mouvement éternel. Nous les enregistrons transmises des surfaces d’un impressionnant aux surfaces d’un impressionné, et cet entre-croisement de tout, de partout, de toujours, constitue ce que nous appelons nos sensations du monde extérieur.

Aux mines de radium de Joachim’s Thal, votre guide vous fera photographier sa clef sous le rayonnement invisible du métal en désintégration au sein de la terre. Il sera question plus tard de la « lumière noire »[3] et de la photographie dans l’obscurité. Il appert que l’éternel mouvement (réclamé de Descartes, avec la matière, pour fabriquer le monde) s’intensifie ou s’atténue, selon l’amplitude de ses ondes vibratoires, en des proportions infinies.

La pénétration réciproque des ondes vibratoires présente nécessairement les champs de force ou de faiblesse dont le jeu caractérise l’ensemble du phénomène. La surface qui reçoit et enregistre, au passage (visible ou non), l’image qui lui est décochée, répond à son tour par une contre-offensive de rayons réfléchis. Et si nous pouvions concevoir confusément ce spectacle et en consigner la formule, il nous apparaîtrait plutôt sous l’aspect d’une mêlée inextricable que dans les rapports de mouvements ordonnés. Au vrai, l’insuffisance de notre organisme importe peu si le phénomène positif est établi sur le ferme fondement de l’observation vérifiée.

Où l’évoluation s’accentue, c’est lorsque, dans les tumultes des surfaces de réceptions et d’émissions simultanées, l’organisme oppose une surface membraneuse de sensibilité sur laquelle la chimie biologique stabilise provisoirement, à la manière d’une révélation photographique, un état organique constituant le phénomène d’une continuité de sensibilité dite conscience organique. La multiplicité et la rapidité des impressions successives qu’aucun réactif biologique n’a suffisamment fixées, font l’inconscience ou la conscience insuffisante des choses, tandis que l’organe, fournissant à la cellule nerveuse le réactif de fixation nécessaire, prolonge l’activité des ondes vibratoires jusqu’au passage, plus ou moins durable, qui constitue, dans toutes les progressions de la série vivante, cette conscience organique où se fonde l’échelle des degrés de la « connaissance ».

Quand les astres agissent sur moi, d’une si prodigieuse distance, par le moyen de vibrations lumineuses dont l’œil chimique de la membrane sensibilisée enregistre l’effet, qu’est ce que cela signifie, sinon qu’il est un état de l’énergie des choses où se consigne l’activité d’un appareil enregistreur qui prend acte d’une détermination de mouvements dans des périodes de la durée ? Et comme les vibrations du sujet impressionné par l’objet impressionnant s’inscriront dans leur ensemble, aux registres de notre sensibilité, nous aurons la sensation d’une conscience organique des choses au cours des successions d’activités de la vie. Ce sera la connaissance, plus ou moins achevée, des passages synchroniques du monde sur notre sensibilité avec des rencontres d’unisson. Le spectre, lumineux ou obscur, avec sa multitude de rayons susceptibles d’être diversement perçus, nous annonçait déjà de prochaines avenues en voie de s’éclairer à mi-chemin de l’épouvante et d’une extase d’éblouissement.

Ce phénomène est clairement de même ordre que le phénomène classique de la résonnance par lequel deux corps élastiques, susceptibles de donner le même son, c’est-à-dire dont le nombre de vibrations par seconde sera le même, manifestent la propriété de vibrer à l’unisson. La résonnance du diapason, ou les ondes utilisées en photographie, ne seraient que des manifestations particulières d’un phénomène général dont la cinétique n’est pas inconnue. Déjà peut-on comprendre que, dans l’universelle pénétration des ondes vibratoires, impliquant toutes compositions de rencontres, apparaissent des relations de correspondances cosmiques sur lesquelles tout ce que nous pouvons connaître du monde est fondé.

À ce titre, la fermentation rythmique du vin dans les caves au printemps et à l’automne, pourrait particulièrement nous frapper. Le vigneron, simpliste, y voit l’effort de la sève qui monte dans le fût ou dans la bouteille, aussi naturellement que dans le cep. De la sève libre à la sève emprisonnée, toutes deux simultanément réveillées au seuil et à l’issue du repos hivernal, il affirme d’instinct une correspondance éclatante. Rien ne paraît, en effet, plus simple à concevoir. Mais quelles communications cachées du pampre au flacon qui enclôt ses énergies, c’est ce que nous aimerions à connaître et ce dont le rustique ne s’embarrasse pas.

Pour élucider le mystère, je ne pouvais mieux faire que de m’adresser au docteur Émile Roux, directeur de l’Institut Pasteur. Le distingué savant m’a fait connaître, d’abord, que ce qui fermente dans la bouteille, et dans le fût, à des moments déterminés, ce sont de vieilles levures demeurées au fond du vase clos, et qu’il suffit de les éliminer au moyen d’un filtre de porcelaine pour n’avoir plus de fermentation. Voilà donc qui est entendu.

Il ne reste plus qu’à savoir pourquoi les vieilles levures se mettent en mouvement à l’heure précise où la sève du dehors, donne son premier ou son dernier effort de maturité. La température fournirait peut-être un commencement d’explication. Cela paraît vraisemblable, en effet. Est-ce donc à dire que les moyennes thermiques de mai et de septembre doivent s’identifier. Peut-être. On a soin, aujourd’hui, de maintenir la température constante dans les caves bien tenues, et la fermentation du printemps et de l’automne s’y produit comme dans les autres. Aussi, le docteur Émile Roux, qui sait tout cela mieux que personne, n’a-t-il pas hésité à me dire que la correspondance des phénomènes se trouvait nécessairement sous la loi d’un phénomène cosmique déterminant cet accord. Voilà bien ce que j’attendais de lui. Rythmes de vibrations cosmiques, telle est, jusqu’à nouvel ordre, la plus naturelle explication.

Après le repos de l’hiver, marqué par une température abaissée qu’on produit artificiellement pour les épreuves de la graine de ver à soie, toutes les fermentations s’éveillent, tous les organismes sont en travail jusqu’au rut de la bête ; Toute la planète en est émue. Quand la sève végétale s’élance, comment le résidu de la fermentation végétale ne suivrait-il pas son mouvement ? Phénomène cosmique par excellence, que nous pouvons désigner par un X, mais qui nous frappe assez clairement dans l’ensemble comme dans l’ensemble comme dans la diversité de ses manifestations. Même sursaut d’automne avec l’achèvement de « la seconde sève », au moment où la suprême intensité du phénomène va se dissiper aux glaces prochaines. Accords ou désaccords de vibrations rythmées : voilà tout ce que nous pouvons dire présentement.

Pour la correspondance des ondes vibratoires en une sorte de symbiose, la résonance du diapason en demeure, avec l’écho, le type le plus notoire. La plus simple généralisation suffit à nous suggérer une interprétation rationnelle des mouvements de la connaissance par la rencontre d’un synchronisme entre les vibrations du dehors et celles d’une surface de sensibilité nerveuse. Cette correspondance me paraît de tous points comparable au phénomène classique de la résonnance par lequel deux corps élastiques, susceptibles de sonner le même nombre de vibrations par seconde, manifestent, l’un et l’autre, la faculté de vibrer automatiquement à l’unisson.

Le Dantec a remarquablement mis en relief les phénomènes de résonnance. Si l’univers est bien, comme il paraît, un système de transformations continues des ondes vibratoires universelles, les colloïdes de nos organismes, en des formes diverses (chaleur, son, électricité, lumière, magnétisme) joueraient le rôle de résonnateurs — le cerveau étant considéré comme « un résonnateur à cases multiples ». Ce qu’on appelle l’assimilation n’est qu’un phénomène de résonnance qu’on rencontre aussi bien chez les êtres vivants que dans tous les éléments de la nature. Nous n’y pouvons voir qu’une transposition de l’équilibre chimique, physique, électrique ou colloïdal. De la chimie minérale à la chimie organique nous ne trouvons que des différences d’équilibres moléculaires en phases évolutives par le jeu d’oscillations rythmiques sans commencement ni fin. Il n’y a de « principe vital » que dans les élucubrations de la métaphysique.

Si vous faites vibrer le diapason A, les ondes sonores se propagent concentriquement et atteignent le diapason B, car chaque onde nouvelle, trouvant les branches de celui-ci dans une position favorable, tend à augmenter l’amplitude de son déplacement vibratoire, comme en poussant une balançoire ou une cloche à l’extrémité de sa course on augmente l’amplitude de son oscillation[4]. Ainsi le diapason B devra vibrer à l’unisson du diapason A. On pourra dire alors que le diapason B a connaissance du diapason A. Si le diapason B n’a pas la même période vibratoire que le diapason A, les impulsions reçues ne seront plus concordantes. Elles se contrarieront, et faute d’un nombre suffisant d’ondes agissant dans le même sens, l’inertie du diapason B ne sera pas vaincue. Il restera donc muet. En d’autres termes, il n’aura pas connaissance du diapason A.

C’est de la même façon que la voix d’un chanteur entraîne, dans le piano, la vibration de la corde qui est à l’unisson. Ainsi, encore, l’aboiement d’un chien fera vibrer les parois d’un verre accordé sur sa voix. Selon que la période vibratoire sera identique ou différente, le piano connaîtra le chanteur, le verre connaîtra le chien ou ne le connaîtra pas.

Peut-on n’être pas frappé de l’analogie des phénomènes dans la transmission des ondes vibratoires du diapason mondial au diapason nerveux ? Suivant que les vibrations du dehors et les vibrations du dedans (dénommées sensations) arriveront ou non à l’unisson qui les conjugue, le synchronisme des vibrations des neurones sensitifs avec les vibrations des éléments cosmiques feront notre connaissance des choses, pour nous laisser retomber dans la nescience ou la méconnaissance, au premier désaccord.

La connaissance sera ainsi un système d’accords vibratoires, qui laisseront place pour la méconnaissance en des rencontres de vibrations désaccordées. Les ondes cosmiques d’évolutions continues ne peuvent agir efficacement sur nos ondes organiques d’évolutions continues, pour un effet de « connaissance », que dans l’état d’un même mouvement vibratoire producteur d’unisson. C’est le phénomène de la résonnance, universellement répandu, dont les effets varient avec les formes et les compositions d’énergies. À nos tables de réceptivité nerveuse, un temps de résonnance fait un temps d’assimilation, de fusion, d’identification constituant l’état organique de la connaissance. « Comprendre, c’est égaler », aurait dit Raphaël. Peut-être pourrait-on dire plus exactement encore que comprendre c’est s’identifier.

Dans les réactions de l’homme au monde extérieur, conscience et connaissance seront ainsi des phénomènes de synchronisme organique, ni plus ni moins « merveilleux » que tous autres phénomènes d’ordre organique ou même inorganique.

En résumé, le monde se révèle en des vibrations dont les ondes s’échangent sans relâche, comme pour les répliques d’un acte de présence de chacun à tous et de tous à chacun. Inconscience ou conscience rudimentaire dans l’ordre inorganique, avec ses accusés de réception chimiques que nous pouvons fixer par la photographie, et qui sont la formule assez claire d’un manifeste « Je suis là ». Conscience plus ou moins accentuée quand l’onde vibratoire rencontrera la cellule nerveuse plus ou moins délicatement sensibilisée. La surface qui reçoit l’image dont le sort — dans cet ouragan de figures emmêlées, aussitôt évanouies qu’apparues — sera de n’être jamais décelée, n’en aura pas moins quelque forme chimique d’une connaissance inorganique de l’objet dont la radiation la met en mouvement. Elle réagira obscurément au choc, tandis que la sensibilité de l’organisme nerveux s’étalera en de subtils affinements de vibrations où se manifesteront les accords de la connaissance humaine.

Que notre sensibilité réagisse en sensations et que ces sensations, dans l’appareil vibratoire des neurones, se traduisent, pour nous, en des gammes d’images nous donnant l’impression d’une continuité, cela ne peut faire l’objet d’aucune contestation. Ces images, nous les connaissons. Ce sont bien celles que nous avons rencontrées sur la plaque sensibilisée où les fixe la chimie révélatrice de la photographie. Quand je les arrête au passage sur l’écran sensibilisé de mes neurones sensitifs, il échoit à l’activité organique de faire ici office de révélateur.

Pour quel emploi ultérieur cette succession d’ébauches plus ou moins précises, c’est ce que voudra déterminer la psychologie positive. Superposées, ou plutôt imbriquées au cours de tout moment, les images seront tantôt plus ou moins confusément maintenues en des formations de méconnaissance, tantôt plus ou moins droitement ordonnées pour des accords de connaissance. Principalement, elles seront associées ou dissociées en des « complexes » organiques où s’échelonneront des déterminations de connaissances que nous dénommons « pensées ». C’est le domaine où vont se répandre les analyses et les synthèses de notre expérience sous les battements d’ailes de l’imagination en mal d’hypothèses.

Mais sommes-nous donc au bout du phénomène organique lorsque nous avons essayé de pénétrer jusqu’aux racines dans les formations de la connaissance ? En dehors de l’emploi que nous en pouvons faire, est-ce à dire que la conscience d’une rencontre de l’homme avec le monde extérieur épuise nos ressources de sensibilité ? je ne voudrais pas le soutenir.

S’il est entendu que toutes manifestations d’énergies mondiales, lumière en tête, sont près de se réduire à des modes d’électricité, — ce qui paraît nous conduire à l’unité d’énergie, — il ne reste plus qu’à savoir jusqu’où ces vibrations de l’univers peuvent affecter le récepteur humain qui n’est lui-même, et ne peut être, que d’ondes vibratoires à son tour. Dans l’océan des choses, des rencontres d’ondes ne peuvent que s’opposer, se pénétrer, ou s’accorder — ce dernier cas impliquant une conjugaison de développements. Rencontres d’inconscience et pénétrations d’activités organiques, pour l’apparition progressive, dans la série des êtres, d’une hyperesthésie de sensibilité, dite émotivité, achèveront ou voudront achever, après l’avoir originellement mis en marche, le phénomène du connaître dans le plein accord du contact parfait[5].

Car, si la sensibilité se trouve ainsi à l’origine de la connaissance, nous sentons, d’observation sur nous-mêmes, qu’elle ne cesse de la pénétrer, de la soutenir dans ses développements — même jusqu’à la dépasser. Insuffisamment contenues par des armatures d’observation, les sensations exacerbées, transmises de l’organisme local aux prolongements organiques plus ou moins ordonnés, couronneront de sentiments, d’émotions à des degrés divers, les relativités d’un connaître dont elles constituent la plus vive expression. Ce pourraient être les plus heureux tressaillements de notre vie où s’éclairent, s’échauffent, s’enchantent, dans un tumulte de méprises et de connaissances, des appels d’idéal si beaux qu’il pourrait suffire à notre ambition de les avoir entendus sans être tenus d’y répondre.

Les déterminations.

À le bien considérer, on ne peut voir, dans le phénomène de l’image photographique, que le simple retour des ondes vibratoires, dites « lumineuses », sur la surface qui les arrête et les renvoie, dans l’égalité de l’angle d’incidence et de l’angle de réflexion, — tel le cas de l’écho. La frappante similitude des mouvements vibratoires de la lumière et du son suffirait à imposer le rapprochement. Se heurtant à la surface qui s’oppose, le rayon vibratoire y laisse l’empreinte des chocs dont l’ensemble fait nécessairement l’image, qu’elle soit ou non révélée. Similitudes ou différences[6], toutes les activités cosmiques s’exercent par des ondes de rayonnements qui affectent de façons diverses les sensibilités de l’individu. En conséquence, chaque phénomène sensoriel est de réactions organiques au contact des ondes du dehors et du dedans, formant des associations et des dissociations d’images propres à instituer un état de sensibilité mentale, c’est-à-dire un complexe organique d’émotivités et de pensées. Un accusé de réception de l’organisme déterminé au monde déterminant, par le moyen des réactions continues qui font la conscience à tous les degrés des échelles de la vie.

Une telle vue vaut qu’on s’y arrête, tant pour la positivité de sa formule que pour l’étendue des généralisations suggérées. Le « prodige » de la conscience humaine qui n’est « prodige », comme tous les autres phénomènes, que jusqu’au jour où nous en pouvons aborder l’analyse expérimentale, doit s’installer enfin à son rang légitime dans l’harmonie de connaissances relatives où s’accomplit notre destinée.

Depuis les organismes élémentaires jusqu’à l’homo sapiens, dont la sapience se manifeste par degrés, nous rencontrons — à travers des résistances d’atavisme - des successions d’organismes coordonnés où l’observation ne nous révèle que des liaisons d’enchaînements, — paliers de sensations, de consciences différenciées, de connaissances, avec toutes réactions de vie organisée. Il a fallu Lamarck et Darwin pour oser mettre l’homme à sa place dans les développements de l’univers. Mais ce ne serait encore qu’une station de puissante conjecture si nous ne pouvions franchir le pas d’une longue période d’existence inorganique jusqu’aux premières apparitions du plasma organisé.

La fameuse hypothèse d’une « génération spontanée », qui eut son jour, n’était rien de plus qu’une tentative de réduction du « miracle ». Quoi de plus manifeste que l’éclat d’une méconnaissance dans ce mot de spontané où tout aspect de filiation se trouvait absurdement rompu ? L’œuvre était à reprendre par des voies procédant des successions d’activités physico-chimiques aux sériations organisées dites aujourd’hui d’évolution. L’observation des activités atomiques et moléculaires a ouvert aux chercheurs des domaines imprévus où l’inlassable énergie de hautes intelligences s’est infatigablement exercée. Nous sommes présentement au cœur du phénomène. N’en pouvons-nous faire apparaître quelques fragments de contours ?

En somme, il est pleinement acquis que tout le Cosmos, homme compris, est d’ondes vibratoires en lesquelles s’expriment à tout moment des figurations d’énergie si fortement liées que nous ne pouvons les déprendre, pour les assimiler, que par de conventionnelles voix de signes évocateurs. Or, plus nous détachons le signe verbal du mouvement qu’il veut exprimer, plus une déviation trop explicable nous incite à le vouloir réaliser. Et cette aberration, elle-même, il faut bien le dire, n’est pas sans contre-partie, puisque nous y rencontrons l’amorce d’un effort pour donner cours à l’envolée de l’homme au delà de lui-même vers une vue chimérique de ce qui n’a pas même besoin d’être pour nous éblouir d’une hallucination d’entité.

Si notre Divinité subjective s’en était tenue là, des évolutions de connaissance l’eussent maintenue provisoirement peut-être, sous d’incertaines dénominations, aux régions les plus obscures de notre émotivité. Inévitable retour des choses, nous avons pâti de l’insuffisance mentale qui l’avait créée. Des siècles d’une prédication de bonté ont abouti à des massacres, à des bûchers. Des siècles qui, de notre éphémère point de vue, s’expriment par les cruelles souffrances que nous nous sommes à nous-mêmes infligées et que la bienveillante mort nous fournira l’heureuse fortune d’oublier.

Est-il donc si difficile de se reconnaître, dans les phénomènes de l’évolution mentale ? L’homme pouvait-il se défendre de l’abstraction réalisée, au moment même ou il la modelait, vivante, dans l’impassibilité des choses, pour lui confier le meilleur de ses espérances, de ses volontés ? La marche à l’idéal le plus élémentaire voulait la représentation d’un idéal d’abord, comment qu’il fût façonné. L’aveuglement qui s’ensuivit, pour l’avoir voulu regarder de trop près, s’explique de rétines rudimentaires. L’inévitable rectification est en voie de s’accomplir.

Car notre élan de recherche ne s’épuise pas tout aux résistances des phénomènes. Le prestige de la connaissance à venir ne cesse d’appeler de nouvelles ressources d’énergie. C’est la haute vertu d’un idéal, toujours présent, toujours fuyant, en qui l’évanouissement de la Divinité n’a rien enlevé de son puissant ressort. Si forte est l’impulsion que toute la vie s’en trouve déterminée. L’ordinaire mesure de nos énergies organiques y paraît même souvent dépassée. Aspiration vers l’achèvement d’une évolution en devenir qui nous animera d’une chanceuse anticipation d’inconnu par laquelle nous saurons triompher des accoutumances héréditaires.

Qu’il soit rendu, cependant, pleine justice aux accomplissements du langage. Si la déviation du mot, imaginairement réalisé, a pu nous maintenir trop longtemps dans une dramatique mésinterprétation du monde et de nous-mêmes, n’oublions pas qu’il nous fut provisoirement de secours, et que le naturel redressement de la connaissance positive a suffi pour que ce même verbe d’aberration théologique nous laissât une puissance nouvelle d’idéalisme dépersonnalisé, c’est-à-dire affranchi des hallucinations concomitantes. Pas de mots, pas de Divinités. Sans paroles, toutefois, pas d’idéalisme, puisqu’il faut le verbe pour les figurations évocatrices d’un nouvel effort vers le devenir. Le mot égara notre insuffisance. Réintégré dans le plein de son humaine valeur, le mot redeviendra notre guide, et nous emportera même au delà du prochain but, pour un entraînement d’avenir qui ne sera jamais perdu. Que le mot, porteur d’idéal, nous demeure sacré.

Cependant, une dépense prolongée d’énergies nous ouvre des accès vers une simplicité fondamentale des complexités où se répand l’univers. Tout paraît se ramener, ai-je dit, à des jeux d’ondes vibratoires. L’état solide, roches ou sédiments, nous dérobe la sensation du cinétisme universel par des apparences venues de l’originelle insuffisance de nos organes sensoriaux. L’état gazeux nous déconcerte d’agitations désordonnées parmi lesquelles la grossièreté de nos sens ne nous a permis que très tard des déterminations de mouvements. L’état liquide, enfin, avec le ruissellement de ses pluies, l’écoulement irrépressible de ses fleuves à l’Océan tumultueux, fait surgir à notre vue, sous le ciel, un spectacle des choses qui paraît le mieux figurer les mouvantes arcanes des profondeurs cosmiques.

Des lames de tempêtes qui se soulèvent et s’affaissent sans relâche pour des transmissions d’états où l’acuité de nos sensations essaie de pénétrer jusqu’à la racine d’une activité générale que nous dénommons « l’énergie ». La main portée sur le voile d’une Isis dont le mystère consiste en des manifestations d’exister. Le sort de notre connaissance n’est-il pas d’en venir toujours à quelque jointure du monde qui ne veut pas céder ? Tout ce que nous pouvons faire est de fixer verbalement au passage, pour les ordonner, des perceptions de mouvements qui sont parce qu’ils sont[7], et de les conduire à l’usage de nos appropriations.

Tout aboutit ainsi aux rencontres du Cosmos et de ce complexe d’organes qui constituent l’individu doué de la propriété de réfléchir le dehors, comme fait une eau limpide, cependant que la parole lui fournit des repères successifs de ses réactions organiques selon des méthodes plus ou moins serrées. « Des mots ! Des mots ! » raille Hamlet. Le mot n’en est pas moins notre suprême privilège, le plus obscur et le plus clair de ce que nous pouvons saisir des réalités liées d’un même cours sans commencement ni fin. Dans la mesure de mes moyens je prends note d’une onde qui passe, et lorsqu’on me demande d’en éclairer les passages, je réponds que ma découverte est d’un phénomène qui ne commence ni ne finit en aucun point. Ce n’est peut-être pas procéder très avant. Il est, cependant, assez clair que mes provisoires interprétations de relativités me permettent de connaître un peu et même beaucoup plus des réactions cosmiques que n’en ont pu deviner Moïse ni Manou.

Nos bonnes gens, intoxiqués d’absolu, font grande plainte de ma misère intellectuelle, et je leur ferais chorus dans l’inventaire de leurs propres richesses, s’ils voulaient bien me les étaler. Leur absolu explique tout, en effet, mais, de lui-même, point de nouvelles. On nous dit : « Il est ». Et comme c’est tout ce que je peux dire du Cosmos positivement observé, au moins gardé-je l’avantage d’un contrôle expérimental que l’absolu ne peut pas supporter.

Que l’absolu m’excuse donc si je lui fausse compagnie pour m’arrêter prosaïquement à une représentation cinétique du monde qui me le montre de mouvements dans l’éternelle action de se heurter, de se réfléchir, de se pénétrer, de se distinguer pour se recomposer selon des conditions d’enchaînements. Sous cet aspect, l’univers se déterminerait, dans les plans de notre relativité, comme un orchestre d’émissions, de radiations associées en des transpositions sans fin. Ainsi se bouclerait le cycle de l’infinité. L’existence des ondes vibratoires manifestée physiquement par l’écho, chimiquement par la photographie, physiologiquement par la sensibilité, n’est-ce donc pas même phénoménologie ? À la lumière des analyses et des synthèses de rapports, nous avons vu jaillir l’étincelle d’une conscience du Moi, sensation progressivement formée d’un synchronisme d’ondes comme entre deux diapasons conjugués. Il n’est pas jusqu’aux degrés de méconnaissance qui ne trouvent ici, par des ruptures de synchronisme, leur naturelle explication.

Mieux encore, quand le phénomène de l’évolution va s’imposer à notre analyse des phénomènes mondiaux, au lieu de le voir surgir comme un diable de magie parmi d’autres prodiges, nous y découvrirons tout uniment l’ordre d’une continuité des ondulations vibratoires en des cycles de nouveauxrayons. Dans quelles directions et pour quelles successions de phénomènes, se meut, dans l’infini, le cycle synthétique des évolutions coordonnées ? C’est ce que nous ne saurions concevoir puisque nous n’en pouvons saisir qu’un moment. La courbe nous en serait d’autant plus difficile à tracer, même par voie d’hypothèse, que sa durée lui impose, au calcul des probabilités, des chances de rencontres astrales dont la fréquence entre dans l’ordre du monde, à ce point qu’une mathématique universelle ne manquerait pas de nous l’imposer.

Nous ne savons pas où notre soleil emporte notre terre, et la direction de Véga ne nous est vraiment d’aucun recours puisque la course de Véga elle-même nous est inconnue. À peine en savons-nous assez des astres pour nous plaire peut-être à conjecturer, quelque jour, par quels embranchements des chemins de l’espace ils auront pu passer. Nous sommes embarqués dans un train dont des lignes de stations passées pourraient permettre de prévoir on ne sait quels carrefours si Einstein ne nous en avait plutôt découragés.

Par des détours de méconnaissances redressées, la connaissance a vu reculer devant elle l’accès de « l’inaccessible », mais l’impénétrable inconnu pousse trop loin ses résistances pour les relativités de nos moyens. En prendre son parti et se résoudre à ne savoir que ce qu’on sait, sans renoncer aux sondages du perforateur, ni construire des barricades de mots pour donner figure de connaissance à ce qu’on méconnaît, voilà ce que nous commandent les infrangibles ressorts de notre destinée.

Si la connaissance se peut expliquer par un synchronisme de vibrations qui, unissant le sujet et l’objet en de communes ondes de correspondances, inscrit au neurone sensitif une conscience du dehors, comme on l’a vu par l’exemple du diapason, il en résulte ces équivalences d’activités qui font une mer étale de flots contrariés. Un apaisement des antennes de sensibilité projetées au delà des surfaces organiques[8]. Une interdépendance des réactions sensorielles synthétiquement éveillées. L’allégresse d’un achèvement de nous-mêmes qui va se résoudre aux abords d’une exaltation suggestive de surhumanité.

Je ne vais point médire des enchaînements de savante cohérence, gâtée par des apports d’incohérence, pour les faux pas du raisonnement[9]. je crois seulement pouvoir alléguer que les interprétations dites de « raisonnement » ne nous ont pas conduits à beaucoup moins de mécomptes que l’imagination elle- même, parce que les chaînons de connaissance qu’elles ont la prétention d’exprimer sont trop souvent rompus par des interprétations de méconnaissances auxquelles nous attachons un prix d’autant plus grand que tous les consensus de nescience se réunissent pour les recommander. De l’état actuel de l’humanité aux développements à venir, je me refuse à de trop faciles inférences. Le prophète a plus tôt fait de se dilater dans ce qui sera, que de se réduire à ce qui a été.

Dans la sensation proprement dite, comme dans sa transposition du sentir au connaître, par le moyen du commutateur cérébral, l’évolution nous apportera tous accroissements et même tous affinements d’énergies, sans réussir, autant que je puis croire, à changer les données profondes du problème mental. La table de réceptivité nerveuse ne manquera pas de croître en étendue aussi bien qu’en sensibilité, aux deux pôles de la faculté de sentir, — plaisir et douleur. Un plus grand nombre de sensations délicates pourront arriver, par le moyen d’une gymnastique supérieure, à de plus hauts achèvements de connaissance — mais toujours d’une connaissance approchéeoù des impuissances de connaître s’opposeront à des puissances d’aspirer.

J’entends dire que les nobles joies du savant ne pourront jamais être que le lot d’un petit nombre, et que, si l’on n’y prend garde, l’égoïste avidité de l’effort de connaître desséchera jusqu’aux profondeurs les sources d’heureuse (?) ignorance ou s’alimentent à miracle tous élans d’imagination. Plus nous saurions, semblerait-il ainsi, moins nous pourrions sentir, perdant ainsi-le plus beau de nous-mêmes, comme si sensation et connaissance ne se complétaient pas en nous au lieu de s’opposer. Qu’on se rassure. La courbe de son évolution continuera de déterminer les voies de l’homme tout entier. Assez longtemps nous restera-t-il une suffisante provision de nescience pour des troubles de sentimentalité. Nous n’avons point à redouter de trop connaître, et le jour ou se ralentirait notre ardeur d’investigation, nos émotions ne se trouveraient pas seulement compromises : ce serait la fin automatique de l’humanité.

Loin que soit en péril la pleine jouissance des organismes évolués, les deux voies conjuguées de la marche à l’infini — imagination, expérience — (c’est-à-dire ce que nous rêvons et ce que nous constatons) nous réservent assez d’heures d’une assez belle destinée. Çakya-Mouni, Jésus de Nazareth, François d’Assise n’étaient pas des savants. Ils ont valu par le sentiment, avant que fût venue l’heure de la connaissance ordonnée. En se réglant sur nos observations de l’univers, nos sentiments ne peuvent que s’achever en de plus hautes correspondances avec toutes formes d’expérience vérifiée.

La connaissance accrue ne nous conduira jamais qu’à mieux nous comprendre nous-mêmes, et à nous diriger plus sûrement. Heureuse loi qui nous grandit encore en proportion de ce que nous pouvons connaître, jusqu’à des développements d’entr’aide humaine dont les nobles aspirations ne manqueront jamais. Fénelon, prisonnier de ses rites (ignorés du Nazaréen), a trouvé le plus bel élan dans une allocution au duc de Chevreuse : « Soyez fidèle dans ce que vous connaissez pour mériter de connaître davantage. » Qu’aurait-il ajouté s’il avait pu connaître assez pour comprendre l’abolition de tout mérite personnel chez celui que sa méconnaissance du monde et de lui-même conduit à n’aider ses semblables qu’en vue de son propre intérêt ? Des sommets de la pensée, la connaissance émotive s’élève au sentiment d’un retour d’aide automatique, reléguant aux mentalités inférieures le besoin d’une rémunération. Qui aide autrui s’en trouve aidé ; au plus profond de lui-même. Dans cet arbitrage qui livre le monde au jugement de l’homme, et l’homme aux épreuves des rétributions d’activités, la plus haute récompense se découvre dans la silencieuse élévation d’une destinée bien remplie. Hors la simplicité de cette vue si claire, il n’y a qu’incohérences de rêveries. Qu’il s’en détourne ou la suive, tout homme voit passer son heure. Pour n’avoir voulu connaître que ses rêves, Sardanapale s’en dut construire un monstrueux bûcher.

Chaque jour qui s’enfuit m’offre l’épreuve d’un renouvellement de moi-même par l’activité continue de la connaissance émotive. Je prétends m’y tenir de toute la force de ma volonté. Je ne sais pas beaucoup. Mais ce que je sais, je n’accepte pas que de blêmes nescients prétendent me prouver que je ne le sais pas. Je ne sais pas beaucoup, mais de ce que je sais, j’accepte fièrement les conséquences qui sont d’abord du compte que je me dois de moi-même à moi-même, au tribunal où je prononce sur les développements de ma propre destinée.

Car il est des régions pour la paix des hautes joies au-dessus des humaines douleurs. Et même s’il n’en était pas ainsi, une aspiration de justice supérieure, sentie sinon réalisée, dominerait encore les tourments de qui, n’ayant pas demandé la vie, s’efforce d’y mettre un élément, une action de sa personnalité. Il me fut imposé une implacable loi de vivre qui s’amende par les évolutions d’un Moi dont un accroissement de sensibilité constructive m’élève et me maintient au-dessus des mouvements d’inconscience et de conscience dont je suis issu. Que demander au delà pour la jauge éphémère d’une brève existence ? Je suis maître de vivre comme de mourir, armé d’un souverain pouvoir sur moi-même en vertu des déterminations de mon personnage. Et si je choisis de vivre, quelle plus belle tâche qu’un effort toujours plus haut du meilleur de mes forces vives ? Au risque de n’y pas réussir, tâchons d’obtenir de nous-mêmes au delà du possible, et surtout ne nous divinisons pas pour cela. « Qui veut faire l’ange fait la bête », a dit un redoutable croyant.

Toujours l’imagination, toujours l’observation.

Connaître, ai-je dit, est une détermination de rapports. Mais que pourrions-nous faire de ces rapports s’ils demeuraient indépendants les uns des autres, si nous ne pouvions établir entre eux des rapprochements, des distinctions, d’où des vues d’enchaînements s’imposeront à toutes les intelligences ? C’est ce qu’on appelle, à proprement parler, le phénomène de la pensée qui consiste surtout en des classements de rapports[10] selon des lignes de forces qui se rapprochent ou divergent pour des jugements humains du monde et de ses formations.

Ainsi, connaître, penser, c’est classer. Classer par des inductions d’expérience, aidées de l’imagination, qui nous permettent de distinguer des états de phénomènes objectivement liés. D’où les causes fondamentales de la commune méprise qui nous conduit à reporter au dehors nos compartimentations de subjectivité pour en faire surgir plus tard d’insurmontables difficultés de réalisation. C’est ce que nous verrons, en abordant les problèmes de la biologie, lorsque se posera la fameuse question des « espèces », confondues en l’évolution, mais séparées, en apparence, par les cloisons subjectives de notre sensibilité.

Pour prendre d’avance position en des matières qui se trouveront plus tard développées, il faut, dès à présent, noter les modes de différenciations et de ressemblances où se fonde l’opération intellectuelle de nos classements. Affaire d’observation et d’imagination.

À y regarder de près, la sensation précède nécessairement l’observation qui suppose un effort d’attention : quelque chose comme une sensation appuyée. Sans doute la question demeure de savoir si, ou plutôt comment, le besoin peut avoir fait la fonction. L’action de la lumière sur tous les téguments est indéniable, depuis la première tache de pigment qui développera organiquement, chez l’infusoire, les premières précisions de l’organe visuel. Il paraît manifeste que la gymnastique (lamarckiernne) de la sensation ait dû conduire au perfectionnement de l’organe. À quel moment ce phénomène est-il intervenu ? De tout temps ou jamais, car l’évolution, adéquate à l’existence même, ne se laisse point couper, chemin faisant. Si loin que nous remontions aux sources du phénomène, nous y trouverons toujours des antécédences où s’arrêtera notre puissance de pénétration. Tout ce que j’en puis dire aujourd’hui, c’est que l’observation, en d’autres termes l’effort d’une sensation précisée, vaudra selon les déterminations objectives de rapports à conjuguer. Pour aborder pertinemment, en quelque point, le phénomène infini, je n’ai d’autre outil que des confirmations successives de l’expérience vérifiée.

« Les mathématiques étant mises à part, nous dit M. Th. Ribot[11], toutes les sciences de faits, de l’astronomie a la sociologie, supposent trois moments : observer, conjecturer, vérifier. Le premier dépend des sens externes et internes, le second de l’imagination créatrice, le troisième des opérations rationnelles, quoique l’imagination n’en soit pas exclue. » Ces paroles sont à retenir, car, avec les processus des acquisitions individuelles de la connaissance, on déterminera l’enchaînement des paliers ordonnés de l’évolution générale de l’esprit humain. J’en prends acte dès à présent. Les annales de l’homme pensant ne tarderont pas à nous montrer que de cette procédure même est née l’aberration métaphysique qui se contente, pour fondement de connaissance, d’un verbalisme insaisissable au delà de tout essai de vérification. Ce mot d'imagination créatrice me paraît, en effet, singulièrement propre, comme l’ultérieure évolution créatrice de M. Bergson, à dénaturer les données objectives du problème. Maintenir dans la science ou dans la métaphysique le mot de création, au sens de la Bible, ne peut que nous ramener à des conceptions périmées. Et si l’on prétend l’employer dans un autre sens, peut-être vaudrait-il mieux recourir à un autre terme[12].

À quoi cela peut-il nous avancer de dire que nous créons nous-mêmes, à tout moment, par le fait de l’évolution ? La création « ex nihilo » est un tour de prestidigitateur, maître des apparences. La création de quelque chose en quelque chose s’appellera modestement une « émanation », comme dans les cosmogonies de l’Inde, ou mieux encore un « engendrement ». Notre Moi de déterminations organiques, qui, métaphysiquement, devrait être fixe dans son essence d’éternité, se renouvelle d’âge en âge sans que le parti-pris dogmatique consente à en faire état. Déterminé, déterminant, voilà toute son histoire. Ne crée-t-il donc rien que des mots ? M. Bergson n’y veut point consentir. Il proclame que « l’évolution crée au fur et à mesure, non seulement les formes de la vie, mais les idées qui permettraient à une intelligence de la comprendre, les termes qui serviraient à l’exprimer. » Voilà bien des choses en une sonorité de voix. Tout cela faute de pouvoir nous dire ce qu’on entend par le mot : « création ! »

Pour dépasser l’imagination reproductrice, c’est-à-dire la mémoire, il faut, nous dit-on, « du nouveau », réservé à l’imagination productrice ou constructive. Je crains bien que cela ne soit pas aussi clair qu’il peut paraître. Les sciences découvrent chaque jour des phénomènes « nouveaux » que l’étude met plus tard à leur place dans l’enchaînement des connaissances, sans que personne s’avise de parler d’une « création. » On nous dit que les deux principaux procédés de l’imagination pour créer sont la personnification et la ressemblance, avec l’aide de l’analogie et de la métaphore. À moins de changer délibérément le sens des mots, on ne peut pas soutenir que cela constitue une « création. » je n’y vois qu’une seule et même procédure qui consiste à tout animer dans le monde en prenant texte des analogies. C’est ainsi, comme je l’ai montré, que se sont faits les Dieux. En ce sens, on peut dire, et j’ai moi-même écrit, que nous les avons véritablement « créés » d’imagination. Le fait tout simple est que nous avons conféré à des mots (signes interprétatifs des choses) de prétendues valeurs d’activités personnelles, et que sur cette donnée d’arbitraire ont surabondamment proliféré les mythes de tout ordre, c’est-à-dire des romans cultuels qui ont eu leurs grands jours. La notation de ces ressemblances (avec leur cortège de métaphores) jusqu’au point où s’accomplissent les premières différenciations de l’analyse, est ce qui a constitué les premiers pas de la connaissance. « L’imagination créatrice », sous son apparence de formule positive, néglige le fait indéniable que les « créations » de notre imagination consistent tout simplement à déformer et à assembler arbitrairement des parties d’observation plus ou moins exactement enregistrées. Je comprends bien que M. Th. Ribot entend simplement dénommer « création » « une disposition de certains matériaux suivant un type déterminé ». Alors, pourquoi ce mot, usuellement employé dans un sens tout différent ?

Aux deux pôles opposés de nos activités mentales, l’imagination et l’observation sont la source inépuisable de nos interprétations des choses, et, par là, des émotivités qui s’ensuivent. En leurs mouvements divers d’oppositions ou d’harmonies, on peut dire qu’elles expriment l’homme tout entier, selon les caractères déterminés par les proportions des deux phénomènes. Du poète à l’empirique, il faut la sensation de ce qui est avec des émotions de ce qui pourrait être, au delà de notre relativité. Nos premières sensations se trouvent donc le produit d’une rencontre de nos surfaces sensibilisées et des éléments du Cosmos, suivie d’une réaction d’autant plus émotive que l’attention, s’y sera moins arrêtée. C’est ce qui fait l’élan de l’imagination éternellement craintive de la douleur, éternellement tendue vers le plaisir, et, par là même, prête à tout accepter des apparences de satisfactions passagères, au risque de défigurer l’objectivité qui s’oppose. Ainsi, parce que toutes défigurations trouvent leur raison d’être dans l’organisme constructeur, elles demeurent étroitement liées aux insuffisances d’observation, points d’appui du thème imaginaire. C’est pourquoi nos monstres d’imagination ne sont jamais que des défigurations de formes observées. Et l’observation elle-même, se manifestant d’abord par une interprétation de prime-saut à la mesure de l’entendement individuel, comment ne fournirait-elle pas le substratum d’apparences dont l’imagination, volage, ne demande qu’à se contenter ? Imaginer, n’est-ce pas penser au delà du cadre mondial, en vue d’appeler l’homme aux joies qu’il se compose, tantôt pour suppléer à sa connaissance, tantôt pour la couronner ?

L’idée cartésienne qu’il n’y a rien dans le monde que matière et mouvement doit tenir compte des émotivités qui se groupent autour de tout aspect des choses, dans le principal dessein de satisfaire aux besoins primitifs d’une synthèse d’idéalisme en préparation. Cependant, la connaissance positive se voit tenue de construire le Cosmos mécaniquement, et les « belles âmes », souvent émotives en proportion de l’inconnaissance, se plaignent qu’on ne leur propose point des vues, même hasardeuses, dans le bercement desquelles il leur soit donné de vivre la vie en dehors des chocs du monde objectivé.

Pour l’imagination elle-même, non seulement elle n’est point bannie du domaine de la connaissance, mais elle en est l’une des plus précieuses manifestations. Pouvons-nous discerner la part d’imagination et de science positive qui fut nécessaire à Newton, à Pasteur, pour leurs grandes réalisations ? Que deviendrait la mathématique, sans laquelle il ne peut être de science, si vous en retranchiez l’imagination ? Prompte l’imagination, lente la connaissance. L’imagination lance au delà des nuages des flambeaux d’idéal qui sont comme les phares de l’infini. Tout navigateur sait qu’on se dirige d’après des feux lointains, mais qu’il ne s’agit pas de s’y heurter.

Dans ces données générales, l’imagination laissera plus de champ aux libres impulsions de la personnalité, puisque, du premier bond, elle échappe à tout contrôle, tandis que l’expérience, au contraire, se piquera d’amener, par ses vérifications, l’universel assentiment. D’autre part, car il faut tout dire, les consensus d’imagination n’exigeant guère qu’une assez basse moyenne de connaissance, résistent un long temps aux assauts de l’observation. En revanche, l’assentiment général d’observation qui s’est fait très vite sur les lois de Newton, par exemple, se voit déjà soumis au contrôle d’observations nouvelles dont la doctrine peut ouvrir des aperçus nouveaux. Notre certitude scientifique ne sera jamais que provisoire, puisque toujours sujette à révision. Je me permets d’y voir le signe d’une évidente supériorité de réalisation sur cette vérité subjective, qui se manifeste chez tous les peuples de la terre en des dogmes dits « immuables », mais contradictoires et changeants selon les temps et les pays.

Ainsi, connaître et imaginer (deux façons de penser) sont des formes de concevoir excellentes pour qui se trouve en état de déterminer leurs apports — dangereuses seulement pour qui ne s’embarrasse pas de les régler. Nous ne connaissons le monde que par ses rapports entre notre mécanisme et le sien dont nous sommes l’un des organes en évolution de sensibilité. Si notre fonction s’accomplit selon sa norme, nous aurons réalisé la juste mesure de notre vie. Mais si nous exigeons de nos complexes plus qu’ils ne comportent, nous fausserons l’appareil, comme l’enfant qui manœuvre les aiguilles de sa montre pour faire l’heure à sa fantaisie. C’est un jeu dont le caprice nous rend très difficile ta justesse des prévisions dont la chance nous est impartie.

Est-ce à dire que je doive m’en tenir à opposer les rigueurs de l’observation vérifiée aux libres écarts du rêve ? Non pas, puisque c’est l’activité organique de l’hypothétique anticipation qui va nous permettre de chercher, par voie de conjecture encore invérifiée, les premiers aperçus d’une expérience d’approximation à venir. En ce sens, rêver ne sera donc, tout comme observer, qu’une des formes légitimes de la pensée dont le contrôle aura pour résultat de consolider nos relativités du savoir. La difficulté sera toujours de nous déprendre des apparences, après nous y être installés.

Qu’est-ce qui meut le fœtus dans l’amnios ? Rêves ? Pensées fugitives ? ou simple irritabilité des organes ? Le passage n’en est pas facile à saisir. Affranchi de la vie utérine, et encore incapable d’une autre forme d’expérience que d’une succession de réflexes au contact extérieur, des constructions de mouvements autonomes constitueront pour chacun son premier effort de mentalité, en attendant l’heure imprécise où il rencontrera, de fortune, ses premiers fragments d’empirisme aux premières réactions de sensibilité. Le tout consolidé, avec l’âge, en des figurations de puissances personnifiées (fables, contes, féeries) où prennent place les premières notions métaphysiques des mythologies[13].

Par la sensibilité, les réactions d’activités mentales se révèlent, à tous étages de la série animale, en des complexités qui vont croissant avec le développement organique. Le réflexe est la réponse directe de l’irritabilité organique à l’impression du dehors. Au toucher, la fleur replie ses pétales, le mimosa ses folioles, l’amibe se déforme en se rétractant. C’est le premier palier du phénomène de la vie. Les mouvements browniens, la contractilité du plasma fibrillaire sont connus. À mesure qu’on s’élève dans la lignée des organismes, les mouvements de transmission, avec leurs réactions nécessaires, se conjuguent pour entrer dans l’ordre d’une conscience encore obscurcie.

La série des différenciations organiques dont le nerf est le résultat pour des conductions d’énergie, n’en fait pas un conducteur indifférent. La chaîne de neurones (sensitifs et moteurs) développe le rôle actif du plasma qui rejoint le monde extérieur en des réseaux tentaculaires. Puis vient le jeu des centres non conscients où les neurones sensitifs et les neurones moteurs se complètent de neurones de synergie. Enfin, les centres conscients entrent en ligne. De l’être de subconscience à l’être de conscience formée, c’est une chaîne continue à mesure que se différencient les centres nerveux. Ainsi les enchaînements d’organes sensoriaux (révélateurs différentiels) amènent des synthèses de représentations, d’où émergent des liaisons d’images mentales aboutissant au déclenchement décisif de l’impulsion dite de volonté. Subconscience et conscience s’y trouvent progressivement étagées jusqu’aux états de conscience suraiguë qui sont de morbidité.

Résultat d’une évolution, la conscience, ou connaissance représentative des choses, évolue sous nos yeux, et nous n’avons pas besoin de remonter bien haut dans l’histoire pour découvrir que notre conscience de ce jour, si ouverte aux critiques qu’elle puisse être, se trouve mieux établie et plus fortement outillée que celle de nos aïeux. Tous réflexes d’inconscience et de subconscience entre-croisés, l’homme s’individualise en une croissante complexité de phénomènes infrangiblement conjugués. C’est son Moi, sa sensation de personnalité, de volonté, dont il affronte l’univers pour une installation passagère de grandeur subjective dans l’éternelle immensité.

C’est ainsi que l’homme est conduit à concevoir la du monde. Mais s’il prétend le connaître d’emblée, ignorant qu’il aura besoin d’une longue suite de labeurs pour entrer seulement dans les voies de l’observation ordonnée, comment pourrait-il déterminer d’abord une méthode d’investigation dont il n’a pas les éléments et dont il ne sent pas le besoin ? Redoutable entreprise où l’univers l’engage dès la première rencontre pour des accumulations de mécomptes, au travers desquels la pioche du bon mineur pourra heurter, de temps à autre, des pépites de vérité.

Aux difficultés du connaître vont s’ajouter ainsi tous les périls’ du méconnaître, d’autant plus redoutables que, si la connaissance a des parties d’incertitude, la méconnaissance s’installe de prime abord dans l’absolu, dont la domination répond trop aisément aux défaillances de notre relativité. Enfin, tandis que notre « vérité » d’expérience est purement impersonnelle, il y a trop de nos propres faiblesses dans l’erreur pour que nous ne nous y sentions pas sensitivement attachés. D’où ces luttes impitoyables qui ensanglanteront la terre pour « des hypothèses d’hypothèses », tandis que l’idée ne pourra venir à personne d’allumer des bûchers en vue de réprimer telle ou telle doctrine des combinaisons de l’oxygène, par exemple, où la droite compréhension de l’univers et de l’homme se trouve, cependant, impliquée.

Gardez-vous donc de noter comme une simple méprise éphémère, l’aberration fondamentale qui nous fait mesurer l’univers à nos moyens du jour. L’apparente « nature des choses » nous tente d’impasses où l’évolution de la connaissance ne nous permet pas de persévérer. Comment pourraient hésiter les esprits simples, en ces détours, quand on ne leur propose que les âpres labeurs d’une « certitude » provisoire, alors que des siècles de présomptueuse nescience leur offrent, magnifiquement un dogme immuable, à leur mesure, soutenu des pompes d’un sacerdoce infaillible, aux postes d’universelle autorité ?

Comparez avec l’obscur savant qui, sans cierges, sans orgues, sans chants, sans suisses chamarrés, sans cérémonies, ose se mesurer avec les problèmes du monde sous l’œil de l’Inquisition, réduite, par le malheur des temps, à la modeste figure de notre moderne congrégation de l’Index. Le malheureux demeure en corps à corps avec les mystères du monde plus difficiles à pénétrer que les arcanes de la théologie, cependant qu’une métaphysique à tout faire s’acharne vainement dans l’interrogation d’un fantastique Moi, d’existence sublimée, tout à point pour les « miracles » de l’intuition.

L’intuition consiste, pour découvrir le monde, à le chercher, non pas dans les images sensorielles du dehors qui ne peuvent décevoir que jusqu’aux rectifications prochaines, mais dans le Moi miraculeux du métaphysicien qu’on nous donne pour indépendant de cet univers par lequel il est conditionné. Renverser l’ordre des phénomènes, chercher les conditions du monde matériel dans l’immatérialité d’une substance inobservable, telle est la procédure qu’on nous donne pour supérieure à l’observation de positivité. C’est comme si l’astronome s’avisait de besicles extérieurement garnies d’une couche épaisse de fumée, dans l’espérance de mieux voir. Comment sa rétine rencontrerait-elle autre chose qu’un miroir d’obscurité, où pourront s’inscrire tous flottements d’une imagination désemparée — telles ces nuées où Hamlet découvrait ses chimères à l’œil complaisant de Polonius ahuri.

je n’ai garde de confondre l’intuition des métaphysiciens avec l’intuition mathématique qui n’est qu’un phénomène d’imagination vérifiée. Ce que « l’intuition » de métaphysique cherche et prétend trouver dans l’homme, c’est un reflet du monde extérieur au delà de ce que l’observation directe peut nous en révéler. Si l’abstraction réalisée lui offre un verbe où se prendre, comme le mot « Dieu », l’intuition prétendra nous en faire conclure que nous avons la « connaissance » d’une réalité correspondante, et que cette « connaissance », sans élément d’observation positive, est la preuve d’une réalisation de la « Divinité ». Voilà comment la voie intuitive se présente pour nous faire découvrir, dans la fragilité d’une sonorité verbale, le fondement de l’univers subjectivé.

Aux mathématiciens, le mot intuition s’offre différemment parce que, selon la parole de M. Henri Poincaré, leur discipline est « celle qui emprunte le moins de notions au monde extérieur ». Il « semble », en effet, que le principal en soit tiré de notre imagination, à charge de vérifications à venir. Cependant si, comme le dit notre auteur, « la mathématique est de donner le même nom à des choses différentes », il faut bien que ces choses, le monde extérieur nous les fournisse en nous laissant le soin de les envisager sous des aspects convenus[14]. Les rapports en pourront être utilisables, pourvu que l’expérience en procure les données. Nombres, valeurs, points, lignes, figures ne seront que représentations de positivité auxquelles l’écriture mathématique assigne une indétermination évocatrice d’absolu. Quand on nous dit que Cauchy conçut d’emblée une formule dont l’événement fournit la justification, c’est qu’il eut la fortune d’une heureuse rencontre, comme eût pu faire chimiste ou physicien. Combien d’autres hypothèses aurait-il pu concevoir, et même a-t-il conçues pour des chances contraires ? Nulle trace d’une intuition métaphysique en cette affaire. Rien qui se puisse ramener à une justification de l’univers au tribunal de la personnalité. C’est ce que reconnaît très bien M. Henri Poincaré, quand il allègue « un sentiment, une intuition de l’ordre mathématique qui nous fait deviner des harmonies et des relations cachées ». Qu’est-ce que cela, je vous prie, sinon une chanceuse fortune d’imagination constructive ?

Le plus métaphysicien des métaphysiciens ne s’est pas encore risqué à proposer de ne tenir aucun compte des sens. Il lui a suffi de les décrier, sans reconnaître qu’en dehors de leurs relativités la vie serait la mort, tout simplement. Que resterait-il pour l’imagination ? Il n’y aurait même plus de place pour ses méprises. Abolition de tous les mouvements du Moi, dont le nom même n’aurait plus de raison d’être. Dans la confusion de nos âges de connaissances et de méconnaissances mêlées, je ne dis pas qu’il faut choisir entre l’expérience et l’imagination. J’affirme seulement qu’il est temps de faire sa juste part, dans l’œuvre de la connaissance, à chacune des deux facultés éminentes de notre assimilation.

La sensation peut nous tromper ? La belle affaire ! Comment la relativité pourrait-elle nous offrir une détermination d’absolu ? L’idée seule en est si parfaitement absurde que le plus faible esprit n’oserait même pas l’énoncer. Cependant, tous les jours, vous verrez de bonnes gens triompher de ce qu’une insuffisante observation nous aura déçus. Que dire des méprises où l’imagination sans contrôle nous a fait tomber ? L’expérience contrôlera l’expérience, avec ou sans le secours de l’imagination qui a si souvent besoin d’être étayée. Quant à vouloir vérifier l’expérience par des rencontres d’imagination, c’est une entreprise où l’histoire des religions ne nous induira pas à persévérer.

Qu’est-ce donc que l’imagination, le rêve, le besoin de décréter ce qui pourrait être, en réaction des mécomptes de ce qui est ? Merveilleuse faculté qui nous projette sans effort[15] au delà des conditions du monde pour la joie spéculative de le dominer. Je n’ai nulle envie d’en médire. Je consentirais même d’y voir le plus beau, sinon le meilleur, de notre destinée. Pascal, qui fut, sans doute, l’une des plus nobles victimes de l’imagination, s’est répandu contre elle en invectives. « Maîtresse d’erreurs et de fausseté, elle est d’autant plus fourbe qu’elle ne l’est pas toujours. » Eh oui, c’est l’emploi de l’imagination de chercher au delà de la réalité, pour une chance d’heureuse anticipation ? N’est-ce pas l’imagination qui a découvert l’atome avant que nous ne l’ayons rencontré ?[16] Il n’en résulte pas qu’elle mérite confiance au même titre que l’observation puisqu’elle n’a pas pu l’utiliser. Ses erreurs sont hors de compte, tandis que l’expérience s’est progressivement cristallisée, par les vérifications, en un bloc incomparable de positivité.

L’office de l’imagination est d’activité toute contraire, puisqu’elle nous convie à affronter le monde d’un optimisme de rêves jusqu’aux rectifications d’expérience. À ce titre, ses erreurs, même une fois reconnues, ne nous en auront pas moins aidés, comme toutes méprises d’hypothèses scientifiques qui ont pu nous entretenir, ou nous ramener dans la direction d’une connaissance plus approchée. Comment se plaindre, alors, de l’idéal périmé qui eut son jour, si à travers tout, nous lui devons d’avoir marché ? « L’illusion féconde » du penseur aura été la puissante et décisive annonciatrice de l’homme en devenir. Il n’y a donc pas à décider quel est le meilleur guide. L’expérience construit la grande voie romaine de la connaissance. L’imagination nous y fait passer.

De Baër a fort bien montré dans une hypothèse rappelée par M. Th. Ribot, que, changées les conditions des organes sensoriels où le monde vient s’objectiver, transformés se trouveraient nos états de subjectivité. Ce n’est pas une aussi grandemerveille qu’il peut paraître. De l’absolu élémentaire — supposé que ce mot ait un sens — nous ne connaîtrons jamais rien, par la raison décisive que l’instrument d’une telle connaissance ne se peut pas même concevoir. Relatifs, nous ne pouvons conditionner notre observation que selon des moyens de relativité. Profitons-en dans la mesure du possible, sans nous refuser aux relâches de rêves plus ou moins ordonnés.

Nous dépendons du monde, et le monde ne dépend pas de nous. Nous n’y pouvons rien changer. Nos rapports d’expérience peuvent provisoirement différer : ils doivent toujours se rejoindre aux points de la synthèse cosmique où s’expriment les activités élémentaires. Nous ne pouvons observer, penser, connaître, imaginer même, que dans la mesure des moyens qui nous sont impartis. Poussons donc hardiment tous élans de contrôle dans toutes les directions concevables. Ils ne pourront pas trouver différentes les activités du Cosmos et de la connaissance humaine qui en est le produit. Si bien que, sans révélation d’absolu, nous serons toujours ramenés à des synthèses d’interférences positives infrangiblement liées. Sur quoi, nous pourrons tenir le contrôle de nos contrôles pour une suffisante approximation de vérité. En raison de la distance, il n’est que de viser haut pour se rapprocher du point de mire.

Nos métaphysiciens, que rien n’effraye, expliquent tous mystères par le mystère supérieur des principes primordiaux, des essences, des entités et autres quiddités, formes de certaine transcendance dont la vertu magique est de tout éclaircir par des sons de voix qui n’objectivent rien de déterminé. Toujours l’opium qui fait dormir par sa « puissance dormitive ». Une tautologie. Ainsi, en mille formes, la métaphysique naquit le même jour que le premier vagissement d’ignorance, au simulacre d’une interprétation qui consiste à résoudre le problème en supprimant le point d’interrogation. Expliquer un mouvement par une puissance qui se meut, c’est la pétition de principe qui aboutit à résoudre la question par la question.

En résumé, imaginer, c’est construire, hors des réalités des figures, supposées objectives, de subjectivités. Il suffit pour cela de la plus superficielle « observation », toute l’affaire n’étant que d’en interpréter fictivement les données. Observer est toujours une construction d’images, mais d’images dont les contours s’attachent aux notations de notre sensibilité. D’où l’effort décisif sera de regarder, de contempler. L’Inde n’hésita pas à assimiler le regard à la connaissance. La racine sanscrite Vid (retrouvée dans le latin videre, voir) donne vidya, connaissance, d’où avidya, l’ignorance par le secours de l’a privatif. Contempler, observer seraient alors d’équivalence : c’est par ouvrir les yeux qu’il faut commencer.

Oui, mais le résultat de cette contemplation ? Divers l’observateur, diverses les interprétations, car, dans la voie même des formules positives, ce sont des apparences qui nous frapperont d’abord. Tel le bâton brisé dans l’eau, à redresser d’expérience. C’est l’observation continue qui fera le contrôle de l’observation momentanée. Moins prompte a corriger ses libres initiatives trouverons-nous l’imagination. Les entités de la métaphysique qui peuplent le monde d’existences sans autre réalité que le son de voix qui les exprime, n’ont pas la vie moins obstinée que le dogme des théologies. Elles sont même plus persistantes, ayant dépouillé l’appareil mal dégrossi des premiers jours, pour y substituer des raffinements de pédagogique subtilité.

Si l’on va tout au fond du besoin de métaphysiquer inhérent à beaucoup d’ingénuités supérieures, on y trouve l’effet du contraste de la personnalité humaine avec l’impersonnalité nécessaire de l’univers infini. C’est ce qui fait la spontanéité de la confiance primitive accordée aux mystères des théologiens dont la métaphysique n’est qu’un raffinement d’anémie. La théologie, au moins, se fonde sur « l’autorité divine ». La métaphysique est en l’air[17]. Nous ne pouvons que l’y laisser.

La voix articulée.

Pour rester sur la terre et y procéder selon les lois de l’évolution organique, l’étude s’imposerait d’abord des puissances d’observation et d’imagination chez les animaux. Il est entendu que l’intervention du langage articulé nous offrira, par la souplesse du jeu de ses signes, d’incomparables accès à des compréhensions supérieures. Il n’en est pas moins nécessaire de remonter à la source si l’on veut distinguer les premiers mouvements du phénomène.

Les sensations de l’animal sont manifestement du même ordre que les nôtres, et jusqu’à l’apparition de l’homme parlant, leurs associations semblent équivalentes. Les images peuvent et doivent différer selon la délicatesse des sens et les tâtonnements d’interprétations plus ou moins rudimentaires. En tous cas, les rapports, des deux parts, ne sont pas de mêmes coordinations, puisque l’intensité comme la qualité des sensations de la vue, de l’odorat, de l’ouïe, du tact, peuvent être fort au-dessus des nôtres chez un très grand nombre d’animaux, si même certains d’entre eux ne sont pas pourvus de quelques sens supplémentaires. Les oiseaux migrateurs accomplissent des parcours où nous ne pourrions nous reconnaître. Cependant l’abeille, mise en défaut par un léger déplacement de sa ruche, atteste que ses moyens de repère ne sont point du tout les nôtres.

On ne saurait contester qu’une observation, élémentairement aménagée en deçà ou au delà de nos moyens, est le premier fondement de la vie animale. « Chat échaudé craint l’eau froide ». Quel plus sûr argument d’une manifestation d’expérience ? Par l’effet du langage, les coordinations de l’intelligence humaine seront incomparablement multipliées, affinées dans les données de l’évolution. Faute du développement linguistique, l’animal n’offrira aucun signe d’une émotivité religieuse, stage d’une évolution mentale à laquelle ne peuvent prétendre des organismes insuffisamment doués.

Cela signifie-t-il que nous ne rencontrons pas l’imagination chez les bêtes. Nul ne pourrait le soutenir. L’interprétation des sensations par des images associées est œuvre d’imagination, surtout d’une imagination mise en mouvement par les réactions de sensibilité au contact du monde extérieur. Le chien, aboyant en sourdine, dans son rêve, à la poursuite d’une proie imaginaire, montre assez bien le retentissement de coordinations fictives. Le jeu du chat et de la souris, les feintes de combats chez la jeunesse animale, sont d’une assez claire signification. La poule qui retourne ses œufs cherche une égale distribution de chaleur pour sa couvée. L’araignée qui tend son piège combine à miracle l’art d’observer et d’imaginer. De même le renard qui déjoue le trappeur. Il n’est pas jusqu’à l’obscur poisson lui-même qui ne soit parfois capable de feindre l’indifférence devant l’appât. Ma petite chienne écossaise n’aime pas le pain et rebute, mie ou croûte, tout ce que je lui en peux offrir. Mais que j’en jette quelques bribes au merle familier de ma pelouse, elle y court et s’en repaît avec animation. Elle aime le pain dont profiterait un autre. Ne dirait-on pas un mouvement d’humanité ?

Si des espèces vivantes peuvent manifester des initiatives mentales de même ordre que l’homme, pour la conservation et le développement de l’organisme, c’est que la loi d’évolution impose des continuités de moyens pour des continuités de résultats. Transposées de l’animal à l’humain, l’observation, l’imagination, grâce aux associations du langage, seront d’une autre puissance de pénétration, demeurant le commun phénomène fondamental des renforcements de cogitation. Sans les articulations de la voix, la pensée animale ne sera qu’une suite d’images insuffisamment coordonnées. « Le langage et la pensée sont inséparables », écrit justement Max Muller. « Nous pensons en noms », avait déjà dit Hegel. C’est par la vertu du langage que nous pouvons vraiment penser.

— Quel est ton sort ? demande Mercure à Sosie.

— D’être homme et de parler.

Cependant, plus haut nous conduira le développement du langage, plus redoutable sera le péril des déviations de pensées, comme on l’a vu par le phénomène aberrant des abstractions réalisées.

Associations, dissociations, généralisations d’images sensorielles sont des états de réaction psychique qui ne se peuvent réaliser que par des signes vocaux provoquant et caractérisant tous mouvements de pensées. C’est le passage du psychisme animal à la mentalité humaine. Des articulations de pensées issues d’articulations de sonorités. « Le besoin fait l’organe ». Ce qui signifie apparemment que le consensus d’efforts, réaction naturelle du besoin à satisfaire, ne s’arrête, dans les développements de l’organisme, qu’au besoin satisfait.

Des besoins d’expression manifestés par le geste, sont issues des émissions vocales pour des précisions où la diversité des espèces accentue d’un trait de force ou estompe de douceur le retentissement des sensations. C’est cet héritage d’activités musculaires, pour des expressions d’émotivités différentes, que nos lointains ancêtres et leur descendance ont recueilli, accru, développé au point où nous le voyons aujourd’hui.

Pour mieux isoler l’homme de son ancêtre animal que l’observation commandait d’en rapprocher, le métaphysicien dut isoler l’âme des manifestations mentales de l’animalité. Descartes s’aventure à machiner la bête. Il suffit à notre métaphysique de la pourvoir d’une sous-âme dénommée instinct. Rien de plus qu’un mot à fabriquer. Nos gens n’en sont pas chiches. Toute leur « science » est de mots sans correspondance d’objectivité.

Le premier qui eut vraiment droit au titre d’homme fut un superpithécanthrope essayant de parler. Je le note en son temps, parce que mon sujet est de l’empirisme fabricateur du langage qui suscita et développa la puissance de penser. Ce que peut donner « la pensée » sans paroles, nous l’observons manifestement dans la bête dont les yeux disent assez que sentiments et volontés cherchent leur expression à travers des interruptions d’enchaînements.

Tout animal a ses cris d’appel, d’amour, de colère, de douleur ou de joie. L’oiseau se répand dans ses mélodies. On peut très bien se demander si les premières paroles humaines ne furent pas tout près d’un chant. L’oiseau moqueur a des assouplissements de modulations où il paraît se complaire, en vue d’une recherche d’imitation qui lui cause un plaisir supérieur aux émissions de ses propres sonorités. À l’autre bout de la série évoluée, nos exclamations, nos onomatopées, nos jurements dépourvus de signification précise, ne nous offrent peut-être qu’un rappel des voix inarticulées ou se firent jour, d’abord, des émotions primitives que l’articulation ultérieure eut pour résultat de préciser.

Il n’est pas contesté que les langues soient d’évolution organique[18]. Nous avons tous les jours des rencontres d’expressions de mentalité populaire par l’effet desquelles, sous le paresseux contrôle des académies, l’évolution des langues poursuit son cours. Les grammaires n’apparurent que pour fixer, ordonner des acquisitions d’empirisme. Ne nous étonnons pas que des conformités de sensations aient, dans toutes les langues, abouti à des conformités d’expression.

Sans me perdre dans les détours d’une laborieuse psychologie, je puis rappeler que la sensation se réduit à un état de vibrations nerveuses arrivant à des manifestations de conscience, grâce au véhicule de l’image, résultat de répétitions accélérées. Par la distinction des images, les signes vocaux permettront le classement, l’enchaînement des représentations sensorielles. Les associations, comme les abstractions d’images dissociées, étendront à l’infini le cours de l’activité mentale en donnant issue à tous affinements de rapports.

Sur l’histoire des formations du langage nous possédons une très belle et très abondante littérature, fertile en aperçus de profondeurs. Il ne me semble pas, cependant, que les réactions du mot sur les développements de la pensée[19] aient été suffisamment étudiées. La philologie est une science expérimentale qui a déjà poussé de puissantes racines. La psychologie (étymologiquement science de l’âme, comparée à un souffle) s’est perdue, dès l’origine, dans une métaphysique inféconde. Beaucoup ont tenté d’y introduire des méthodes d’observation, et même y ont quelquefois partiellement réussi. Aussi longtemps qu’on s’en tiendra à des jeux d’abstractions trop prompts à nous détourner de l’objectivité des phénomènes organiques, le champ de la connaissance ne pourra s’éclairer. Où en seraient les vues générales de notre pathologie sans les lumières qui jaillissent d’une anatomie, d’une physiologie, d’une pathologie comparées ?

Si obstinément qu’elle ait pu être poussée, l’étude des fonctions cérébrales n’en est pas beaucoup plus avancée qu’au début des observations d’autopsie. La description anatomique est devenue beaucoup plus fine. Mais, pour les rapports de l’organe avec les activités psychiques, nous avons à peine dépassé les premiers tâtonnements.

De la pathologie, jusqu’à présent, nous vient le meilleur secours. Au premier rang des chercheurs, Broca crut, d’après des lésions constatées, pouvoir fixer à la troisième circonvolution frontale gauche la localisation de la faculté du langage. Mais le docteur Pierre Marie paraît avoir solidement réfuté cette attribution. Y a-t-il même un « centre sensoriel du langage ? » On ne sait. M. Pierre Marie montre comment l’interprétation de Broca fut hâtive. Sur des observations précises, il établit qu’on peut parler sans aucun trouble quand la troisième circonvolution frontale gauche est détruite, et qu’il est des cas de l’aphasie de Broca sans lésion de cet organe. « La troisième circonvolution frontale gauche, conclut-il, ne joue aucun rôle spécial dans la fonction du langage[20]. »

Le problème est d’une telle complexité que la question d’une localisation, plus ou moins ingénieusement poursuivie, serait peut-être la moindre des difficultés. Ne faudrait-il pas, d’abord, chercher, dans le dédale des conductions cérébrales, les conjugaisons des appareils sensoriaux génératrices d’un complexe de rapports. Et comment serait-il possible de pousser la science de l’homme pensant, si nous n’arrivions pas à comprendre qu’elle se fonde irrésistiblement sur l’étude des processus de mentalités antérieures dont elle est dérivée ? Par les recherches à venir d’une psychologie comparée dans les développements des organes apparentés, les généralisations, les abstractions, promptes à devancer l’observation positive, retrouveront leur haute valeur cogitative hors des anciens glissements d’aberration.

Les mouvements de la vie des mots ont fait l’objet d’observations nombreuses, tandis que leurs réactions profondes sur les activités de l’intelligence ont été, pour des raisons faciles à comprendre, trop souvent négligées. C’est la funeste aventure de l’abstraction réalisée. Dans le cadre des déterminations psychologiques de la voix articulée, le principal obstacle aux pénétrations de notre analyse résulte d’une nécessité (pour notre compréhension) des classements de phénomènes en des cloisons purement subjectives, fournies par les commodités de l’abstraction[21]. Grâce aux signes verbaux, nous stabilisons des compartiments de pensées où des associations et des dissociations subjectives d’images, représentant des objectivités élémentaires, nous permettent des coordinations d’états de mentalité.

Les plus hauts degrés de la cérébration animale ne peuvent s’élever jusqu’aux développements d’une telle activité organique. Et, comme il n’y a de connaissance que par des classements de coordinations, nous voyons la bête la plus intelligente s’arrêter court aux clairières de nos compréhensions. Les mouvements de sensations dont se composent les relativités de notre entendement, si profondément affermies par l’intervention du langage, qu’en pourrons-nous dire si nous en commençons l’étude hors des premières évolutions de la vie ? Où rencontrerons-nous le phénomène de l’idéation, qui est la formation de l’idée, c’est-à-dire une représentation d’images associées aboutissant à des effets d’assimilation ? Le bon ordre des coordinations de nos états de sensibilité veut l’analyse des complexes de sensations passagères dont les enchaînements font notre état de mentalité.

La métaphysique ne pouvait manquer de défigurer le phénomène par l’attribution d’une réalité objective aux idées, comme le voulait Platon. Le Moyen Age en a fait grand bruit, et la mode en est demeurée chez les derniers survivants de l’école. Aujourd’hui, nous ne pouvons plus voir dans l’idée que l’effet des activités organiques dont notre commutateur cérébral détermine l’enchaînement. La cohérence des phénomènes organiques et de leurs produits de mentalité parurent longtemps d’une objectivité si redoutable que Descartes, pour y échapper, versa douloureusement dans un machinisme enfantin qui ne pouvait affronter le débat. Tout ce qu’ose faire aujourd’hui le métaphysicien, c’est de fausser l’induction légitime ou de s’y dérober.

Ainsi que la loi biologique le commande, le développement intellectuel de l’enfant, jusqu’à sa première onomatopée, suit le même cours que la succession évolutive des mentalités animales. Des sensations s’enchaînent pour des indications ou même des précisions de besoins, de désirs, de volontés à satisfaire. Des relations s’établissent du geste ou de la voix monosyllabique à la satisfaction obtenue. Ainsi, des points de repère qui, s’accumulant, s’ordonnant, en viennent à jalonner la route par des relais de mémoire ou des passages d’analyse tentent de se fixer. Par là se déterminent des associations d’images plus ou moins confuses, pour des représentations plus ou moins obscures, plus ou moins précisées, et voilà l’opération intellectuelle en chemin. Car bientôt les gestes, les onomatopées, les cris de toutes nuances, exprimant toutes émotions des choses, vont se multiplier, se différencier, s’accentuer en une gamme infinie d’expressions graduées. Voyez les communes familiarités de l’animal domestique et de l’enfant, si prompts à se comprendre, sans être en état d’articuler.

Pourtant les divergences vont venir par l’écart des moyens d’exprimer. L’animal panse déductivement comme nous (la preuve en est inscrite dans tous ses actes), mais par des associations de repères en dehors des signes de langage qui, parce qu’elles sont en deçà des nôtres, ne le peuvent mener jusqu’à nous. Encore, cela dépend-il des données sensorielles qui se présentent pour l’accomplissement d’un dessein déterminé. Certaines espèces — comme je viens de dire — ont des sens qui nous sont étrangers, et, par conséquent, des moyens qui nous manquent. Cela n’est pas douteux. Avec toute notre science, nous serions bien embarrassés d’établir le parcours d’une hirondelle émigrante, comme de faire correctement un nid de loriot ou de chardonneret.

La détermination d’éléments agrégés en des achèvements de cohérence aboutit à l’institution d’une personnalité commençante qu’une gymnastique de réflexes pourra développer. De même pour l’enfant, dont les manifestations de gestes et de cris procèdent jusqu’aux premières trouvailles de l’onomatopée qui cédera la place plus tard à l’articulation. Identité des évolutions respectives jusqu’au point où, l’insuffisance de l’un cédant à l’ambition de l’autre, les puissances d’émotivité détermineront le destin. L’animal peut moduler des sons, non les articuler comme l’humain. Par ces modulations, susceptibles d’exprimer des formes d’émotions dominantes, il saura trouver des nuances d’interprétations communicatives. Ainsi l’enfant, de mille manières, s’ingénie en des rythmes de sonorités pour dire des sentiments, et provoquer les répliques dont il a besoin.

L’animal pourra compléter ses modulations par des chants[22], et l’on sait quels thèmes d’expression musicale les oiseaux en peuvent tirer. La musique et la parole articulée sont deux merveilleux moyens d’expression, l’un moins précis, mais évoquant les plus hautes résonnances d’émotivité ; l’autre, plus rigide, mais formateur de pensées par les complexes de sensations détachés de l’ensemble pour les rapprochements qui feront l’idée. La connaissance ne pourra se déterminer nettement par la musique ; Le sentiment ne pourra se développer aussi complètement par la parole que par la musique dont les subtiles nuances feront notre enchantement. L’alliance de la musique et de la parole articulée saura nous conduire au plus bel achèvement d’émotions d’art que l’homme puisse rêver.

Cependant demeurerons-nous devant l’alouette, le rossignol ou la fauvette, dans l’état d’incompréhension analogue à celui de créatures humaines qui, faute du même « parler », ne sauraient pas plus s’entendre qu’interpréter ce que l’oiseau exprime abondamment en son langage. Le perroquet, l’étourneau, le bouvreuil, reproduisent nos voix articulées sans y attacher aucun sens[23], mus par le simple besoin d’imitation qui est à la racine de l’onomatopée, comme l’attestent, dans l’Inde, les fines sonorités métalliques de l’oiseau-forgeron reproduisant, à s’y méprendre, le battement du marteau délicat sur la petite enclume argentine de l’orfèvre. En résumé, avec l’accompagnement de gestes, cris, chants, sons articulés établissant un rapport entre la sensation et le signe qui l’exprime, les idées prennent corps en des formes de représentations liées. Cependant les réflexes, qui tiennent lieu de cogitations primitives aux foules tâtonnantes, ont condamné les premiers hommes à se contenter d’obscures impulsions d’inconscience qui, transposées dans les énergies cosmiques, se trouveront divinisées par ce que Max Muller appelle une « maladie des mots », où il serait plus simple de ne voir qu’une aberration organique du sujet.

Car, il ne s’agit, au vrai, que d’une phase d’évolution, très longue à nos mesures humaines, puisqu’elle réclame une durée de siècles, tandis que, dans l’infinité du Cosmos, elle n’a que la valeur d’un battement d’éternité. Connaissance et méconnaissance viennent du mot, purement subjectif, qui permet les associations de sensations, mais nous égare dès que les apparences nous conduisent à l’objectiver. Il faudra que les exaltations d’ignorance imaginative cèdent la place tôt ou tard aux ingrats mais féconds labeurs de la positivité.

Quand le métaphysicien, en ses cavernes de verbalisme, nous offre triomphalement les produits de sa fabrication — âme, esprit, Divinité — hors de toutes dépendances et conditions cosmiques — nous ne pouvons le reconnaître que pour le présomptueux possesseur de mots fétichisés. Il attribue, de sa propre insuffisance, une réalité de vie à des sonorités verbales, ce qui le dispense de toute recherche objective, tandis qu’il faudra le labeur des âges pour découvrir simplement dans les mots l’expression subjective des synthèses organiques par les effets desquelles nous sommes déterminés.

Comme synthèse d’absolu, le mot « Dieu » n’a pas d’autre origine qu’une conception purement subjective de l’universelle objectivité, facile à parler, impossible à faire vivre. Les bonnes gens qui veulent triompher d’emblée de nos insuffisances n’arrivent pas à comprendre que la pire défaillance est de croire que, par la vertu d’un son, ils savent ce qu’ils ne savent pas. C’est qu’il est plus aisé d’exprimer l’inexprimable par des voies d’artifice qui peuvent être de duperie, que de le faire comparaître à notre barre et de nous montrer expérimentalement en état de l’interroger !

L’adaptation du mot et de la pensée.

L’association et la dissociation (ou abstraction) sont les deux principaux facteurs du phénomène général dans le torrentiel écoulement des sensations successives ou simultanées. On ne peut mettre en doute des commencements d’associations chez les animaux. Mais l’abstraction (d’origine purement imaginative) qui détache une sensation de l’ensemble et l’isole par un mot évocateur, lui confère une individualité schématique pour des constructions verbales de rapports. Toute la mathématique, sans laquelle il ne serait point de science, est d’une généralisation poussée jusqu’à l’abstraction dans l’attente d’un effet de correspondance objective. De même, le langage est d’une convention de signes algébriques qui nous fournissent subjectivement des solutions d’objectivité. Nous savons très bien ai-je déjà dit, qu’il n’existe ni a, ni b, ni x. Et pourtant, a, b, x, et tous signes congénères d’hypothétiques valeurs nous conduisent à des fixations de jugement que nous pouvons rapporter aux objets[24].

La différence est d’un système élaboré, pour le calcul, selon la spontanéité des réactions organiques dont la voix est le retentissement naturel. Seul, l’homme, par la libération verbale d’images fictivement dissociées, atteint une puissance d’analyse dont la ténuité lui ouvre l’accès de rapports en de nouvelles profondeurs. C’est ainsi que l’abstraction — activité d’imagination — installe en nous les phénomènes d’évolution supérieure qui font l’homme pensant.

Plus haute l’ascension, plus périlleuse la chute. Le mot abstrait qui fixe d’un signe vocal un caractère fictivement détaché de l’image sensorielle — blancheur, bonté, justice — devait tendre fatalement à prolonger, à stabiliser cette dénomination d’objectivité fictive hors des sensations mêmes où elle a pris naissance. L’accessoire naturel du langage qui dissocie verbalement un des caractères de l’image sensorielle, pour de subtils mouvements de rapports, tendra nécessairement, par les facilités du discours, à pousser jusqu’au bout la réalisation commencée. Nous tenons là, l’abstraction réalisée[25], mère de cette Divinité dont on allègue que nous avons la conception parce que nous la disons, ce qui est fort différent de la faire « vivre ». C’est cette agile discipline d’interprétations sensorielles, fictivement compartimentées par le langage, qui donne la vie à nos paroles jusqu’à les mouvoir hors de nous. L’homme se trouve, par là, le fabricateur innocent de l’entité divine, pris à la virtuosité du mécanisme où il s’écarte du réel pour le mieux observer.

Point de place ici pour le miracle des « idées innées », ni pour la trop célèbre « intuition », fantômes de la métaphysique, qui, voulant découvrir des phénomènes, s’arrête à des fabrications de sonorités. Le mot, c’est la boîte de Pandore. L’heur et le malheur de l’homme y est inclus. Ésope en avait fait le procès dans un apologue célèbre. Encore n’avait-il pas connu les grandeurs, les misères de l’abstraction réalisée, fabricatrice des Dieux bons et méchants. Inséparable du milieu social, notre vie se trouve ainsi dans le cas de doctriner des apparences pour arriver, par des rectifications successives, au contact décisif des réalités. Incohérer à la recherche des moyens de cohérer.

L’hypothèse divine, si simple au premier abord, est, de toutes les méconnaissances premières, celle qui devait le plus obstinément survivre par le charme puéril d’une soumission aveugle à l’universelle autocratie des intérêts y attachés[26]. Conjectures d’imagination, nos hypothèses à base de positivité, plus ou moins solidement soutenues d’apparences ou même d’observations progressives, se sont succédé tour à tour pour nous laisser des approximations de connaissances qui ne se peuvent plus raccorder à l’antique clef de voûte du Divin dont l’arc repose sur un appareil effrité.

Du jour où l’homme se révèle capable de contrôler l’observation hâtive, la connaissance positive entre en scène, et le débat s’engage entre ce que nous pouvons dire et ce que nous pouvons expérimentalement vérifier. La connaissance d’absolu se donne pour définitive, incapable de défaillir, comme de progresser. La connaissance positive, reconnue de relativité, erre, choit, se relève, pour tâtonner, sans jamais perdre courage, aux méprises qui frayeront la voie à des coordinations de vérités. Le dogme s’est donné pour tâche de faire l’unité de la pensée humaine. Il fut, et est encore, la source des pires déchirements de l’homme douloureux, tandis que l’approximation des connaissances relatives réunit tous les hommes dans un obligatoire assentiment d’unanimité.

En dehors des aberrations primitives, la juste évolution concomitante du mot et de la pensée continuera sa course obscure. Nous pouvons suivre les formations évolutives de la langue française, relativement moderne, avec les progressions correspondantes de pensées qui en consacrent, chaque jour, des résultats de provisoire fixité[27].

Aux formations déliées du langage d’aujourd’hui, les primitives formations de sonorités furent ce que sont les silex éclatés du quaternaire à l’acier de nos machines-outils. Une paléontologie des langues ferait surgir des mots fossiles une reconstitution linguistique des âges disparus. L’imagination, tempérée d’observation, qui réalisa le son articulé pour l’usage humain d’expressions plus ou moins fidèles, est du même effort qui disposa le grossier instrument de pierre taillée sur le modèle d’un éclat naturel chanceusement approprié. Nous tenons là vraiment un premier, peut-être le premier sursaut de l’homme devant sa propre pensée. Si le document avait pu être déposé chez un notaire, quel prix nous nous serions plu a y attacher !

Sur les rapports du mot et de l’idée, que l’évolution ne cessera d’affiner, on pourrait écrire, on a écrit des livres. Aujourd’hui, ce qui me paraît le plus nécessaire à retenir, c’est que l’incertitude des premiers linéaments de l’idée entraînant les approximations plus ou moins défectueuses du moule verbal, la forme ultérieure débordera souvent le sens initial qui ne s’y peut maintenir. C’est ce que découvre bien vite le traducteur, aussitôt accusé de trahison[28].

Mais, avec ce défaut inévitable, comment ne pas prendre acte de l’adaptation générale des estampages de voix, correspondant, dans toutes les langues, aux formations organiques de la pensée ? Produits parallèles des mêmes organismes, l’idée, et sa figuration doivent coïncider approximativement. Par sa débordante puissance de communication, le mot, armature invincible de toutes relations de pensées, s’établit en dominateur des sociétés humaines. Pourquoi faut-il qu’il n’y ait pas d’accomplissement victorieux qui n’aboutisse, en quelque forme, à une tentation d’abuser ?

L’abstraction qui détache d’un complexe de sensations une sensation particulière pour la fixer idéalement dans la sonorité d’un mot, produit ces subtiles articulations de pensées nécessairement inconnues de l’animal, embarrassé d’un agglomérat de sensations qui ne se peuvent délier. D’autre part, si l’articulation, qui permet tous les assouplissements de pensées, se relâche jusqu’à libérer le phénomène verbal dans le coup de vent d’une imagination déchaînée, nous verrons les mots, sans contrepoids de réalité objective, s’envoler dans les airs, comme un ballonnet en rupture d’attache, et prendre, parmi les nuages, figure d’entités, de Divinités, qui redescendront sur la terre, tels les Dieux de l’Iliade, pour prendre parti dans des conflits d’humanité. Il n’est que la connaissance positive qui puisse faire une paix durable entre les Hommes et les Dieux.

Les formations de la connaissance.

Sur cette connaissance, toutefois, il faut bien que l’observation prononce, en fin de compte. Observer, conjecturer, vérifier, forment, selon M. Th. Ribot, les trois moments successifs du phénomène. Les vérifications n’étant que de nouveaux apports d’observation au contrôle d’une primitive conjecture d’imagination, l’opération totale se réduit à deux termes : observer, imaginer, à la recherche de l’équilibre oscillatoire d’une balance entre deux états de mentalité qui s’opposent.

Auquel donner la précédence ? « Avant la civilisation, l’homme est un pur imaginatif », formule encore M. Th. Ribot. Cela signifie, manifestement, que chez les primitifs l’imagination l’emporte de beaucoup sur l’observation, ce qui se comprend très bien, puisqu’il est plus facile de conjecturer, au hasard, des chances que d’observer positivement. Il n’en est pas moins d’évidence qu’on ne peut imaginer sans constructions d’apparences, qui supposent qu’on a mal regardé, mais qu’on a regardé. C’est ainsi, ai-je déjà noté, que les figures des « monstres » ne sont jamais que des déformations de réalités.

L’observation insuffisante, c’est-à-dire mésinterprétée, voilà le premier bond, et l’interprétation ne pouvant être, d’abord, que d’une imagination vacillante, il n’y a pas à s’étonner d’un faux départ. Par les accomplissements du devenir, ce mal sera tôt ou tard compensé, réparé.

Des interprétations de l’expérience animale, j’ai dit les coordinations, qui s’arrêtent court faute d’une imagination suffisamment outillée. Chez l’homme, par la vertu de la parole (décevante aussi à ses heures) ; les développements de l’association, de la généralisation, de l’abstraction, de la métaphore procureront de nouvelles données du phénomène, cependant que l’imagination, élargissant le cercle de ses envolées, nous tentera invinciblement de faciles efforts vers d’autres régions que de la réalité. Ainsi, non seulement l’hypothèse va devancer l’observation et même s’offrir à la diriger, mais la tension d’un idéalisme sans frein, métaphysiquement dit de « transcendance », c’est-à-dire inaccessible, pourra nous animer d’une émotion incomparable et déterminer les grandes manifestations de notre vie[29].

Il s’explique assez bien que l’imaginatif veuille dépasser, d’un coup, le positif, et ne prétende à rien de moins qu’à trouver dans l’homme l’explication de l’univers. Le procès de nos sensations nous les montre parfois incertaines, et si nous arguons qu’elles se peuvent mutuellement rectifier pour des contrôles de vérifications, il nous est vivement répondu qu’elles ne nous procureront jamais qu’un état de nous-mêmes, sans rien nous révéler de l’existence en soi. C’est par de tels arguments que la métaphysique procède, sans nous dire comment on pourrait abstraire du monde les conditions de l’homme pour lui attribuer une maîtrise de décision.

En toute gravité, même nos métaphysiciens se demandent pourquoi le monde serait rationnel, c’est-à-dire conforme aux données de nos développements intellectuels, comme s’il était concevable que l’homme, produit du monde, fût autre chose qu’un moment du développement cosmique avec lequel il lui faut, dans son ensemble, s’accorder. Qu’est-ce qu’en peut changer le phénomène de la conscience que nous voyons naître et évoluer dans la série des existences où l’on ne peut trouver que les maillons de l’enchaînement universel ? Prétendre éclairer l’univers de notre lumignon pour connaître l’existence en soi, c’est-à-dire la cause qui n’a pas de cause, le phénomène qui n’a pas d’antécédent, sans s’arrêter au non-sens d’une ultimité contradictoire à l’universel enchaînement du Cosmos, je ne vois là rien de plus qu’un laisser-courre à la chimère d’une imagination débridée. J’entends bien célébrer l’hallali de la connaissance en bruyantes sonneries de trompes, mais sans qu’il arrive au poursuivant autre chose que d’être finalement « servi » par le poursuivi.

La subconnaissance primitive, la simple « connaissance » animale, évoluant à travers les âges, ballottée des incohérences de l’observation incertaine à l’imagination qui jette ses chances au vol des voix articulées, s’abandonnera plus volontiers au retentissement émotif des poèmes rudimentaires qu’à la morne prose des vérifications. Théologies et métaphysiques clameront d’abord qu’elles ont trouvé. L’homme qui veut connaître saura qu’il ne peut épuiser le stock des éventuelles trouvailles, et qu’il n’est de sûre voie qu’à chercher, sans arrêt. Ce qui condamne la théologie, c’est qu’elle prétend avoir le dernier mot de l’esprit humain.

Faire le point.

De la nuit au jour, de l’homme qui ne connaît pas, ou qui méconnaît, à l’homme qui est en voie de connaître, l’écart est incommensurable ! Être ou n’être pas ! Demeurer sans forme et sans voix devant le roc impénétrable qui ne veut pas s’ouvrir, ou tenir en main la clef magique des mystères. La bête ou l’ange, de Pascal. Être mort ou vivant. Renoncer à l’action faute d’en connaître l’accès, ou se mettre résolument en marche vers le fantôme d’inconnu qui fuit à l’horizon. Qui ignore ne peut. Qui sait a la puissance. Cependant, si nous voulons prendre la juste mesure de notre connaissance, il ne faut pas plus nous en éblouir que la dédaigner. Connaître assez du monde et de soi-même pour ordonner ses pensées, régler ses émotions, déterminer droitement ses activités personnelles et apporter son juste concours aux activités sociales d’un altruisme harmonieux, cela ne peut s’obtenir de celui qui se sent perdu sur sa terre, tandis que le pèlerin qui a frayé ses voies pourra s’avancer, confiant, dans le sentier heureux.

J’ai dit pourra parce que l’action demande, avec les moyens nécessaires, le déclenchement de la volonté. La connaissance pourra concourir puissamment à la détermination des caractères, mais ne décidera pas de l’action sans le concours irrésistible des émotivités. Jeanne d’Arc, ignorante, atteint aux sublimités de l’héroïsme parce qu’elle s’abandonne au flot de hautes émotivités, jaillies de son propre fond, sans que la connaissance ait eu besoin de rien lui proposer. Bacon, éminent penseur, succombe aux tentations de l’argent. Je n’en vais pas conclure qu’il faut recommander l’ignorance, ni fermer nos tiroirs à la visite d’un savant. Je dirai simplement que l’élan de nos émotivités supérieures décidera de l’emploi de notre vie, la connaissance constituant un potentiel d’activités à dépenser plus ou moins efficacement.

Dans la terreur de la connaissance positive, les dogmatiques nous raillent de cette « science » dont l’acquisition incertaine ne nous permet pas toujours d’utiliser le trésor, tandis qu’ils résument en un vocable de magie toute l’activité de l’univers sous la domination de laquelle se déroulera le concours de nos incohérences agglomérées. Voilà bien, en effet, ce qui nous sépare si gravement. Ils ont un mot pour toute connaissance, alors que notre orgueil est de ne nous en tenir qu’à des contacts de positivité. Leur « absolu » pourvoit à tout, si nous lui concédons la marge d’une autre vie, car il y a trop de contradictions entre ce qu’il promet et ce qu’il en réalise ici-bas.

Mais comment saisir l’absolu hors des rapports d’expérience ? Il est vrai, notre connaissance, rencontre d’ondes mouvantes en perpétuel devenir, veut des successions d’hypothèses ouvertes à toutes rectifications. Notre subjectivité l’exige. Que vaut donc l’absolu de vos Divinités « éternelles » qui changent de siècles en siècles et de pays en pays ? Cette procédure d’affirmations qui s’opposent, la nécessité organique vous l’impose au moment même où vous la repoussez. C’est que votre humaine relativité vous tient en dépit de vous-même. Comment expliquer que tous les trouveurs d’absolu répudient, de l’un à l’autre, leurs trouvailles de Dieux qui s’excommunient les uns les autres, tandis que l’observation, correctement vérifiée, ne rencontrera pas de contradicteurs ?

En cet état général des mentalités de toutes provenances, on nous convie aux somptueux cortèges des émotions de méconnaissances réglées par l’autorité de quelques-uns et la soumission de tous. Notre effort en sera retardé, non pas mis à néant. Il s’agit de redresser, de forger des déterminations de caractère susceptibles de mettre l’individu en possession de lui-même à des fins de grandeur morale où le meilleur puisse se développer. Car on n’accroîtra rien des civilisations humaines que par l’accroissement de l’individu dans l’ordre de la connaissance positive, source permanente de nos plus beaux élans de personnalité[30].

Les progrès de la méthode expérimentale sont la merveille des temps. Théologiens et métaphysiciens refusent d’en tenir compte, parce qu’ils veulent la connaissance objective en « faillite », bien qu’aucun homme ne puisse se dispenser d’en faire état, même s’il se confie, pour ses généralisations cultuelles, aux chances du rêve effréné. Le haut clergé de la métaphysique, tenu de s’accommoder en dépit de lui-même à la « faillite de la science »[31], se pourra risquer à admettre, pour la forme, une doctrine d’évolution. En ses mains, on pressent ce qu’il en pourra subsister.

Faillite de la science, il serait temps de savoir, ce que signifie ce vocable. Pour prononcer que la Révélation seule peut éclairer notre intelligence et que l’observation expérimentale ne peut nous apporter aucun apaisement de connaissance, il faut porter en soi un organisme pétrifié dans la gangue des âges comme ces vestiges de fossiles moulés dans le calcaire de nos grèves. Deux moyens de « connaître ». L’un dénué de tout appareil de vérification positive, étayant une affirmation, toute nue, d’une série d’autres affirmations venues du temps où nul établissement d’expérience ne se pouvait concevoir. L’autre, produit d’une sévère discipline d’expérimentation appliquée à ne chercher des formules de connaissance que dans les rigoureuses méthodes de l’observation contrôlée. Est-ce « faillite de la science expérimentale » si nos accumulations de contre-épreuves laissent inexplorées des champs d’inconnu, parce que notre entendement n’est que de relativité ? Au nom de qui, au nom de quoi, cette proclamation d’une déchéance de l’observation nous est-elle signifiée ? La faillite des corroborations de positivité de l’intelligence humaine serait prononcée précisément par ceux-là mêmes qui n’osent pas lui fournir la chance de l’épreuve. Et parce qu’ils ne nous apportent aucun moyen de vérification, il faudrait que leur témoignage d’impuissance triomphât de l’observation contrôlée.

Le fait, tout simple, est que Dieu et ses anges n’ont pas encore été « observés ». On nous expose, sans doute, qu’ils se sont montrés à des voyants qui ont dit, mais se sont trouvés dépourvus de tous moyens de prouver. Je vois bien qu’un buisson en feu, une voix, de l’eau qui jaillit d’un rocher sont des « preuves » suffisantes pour Moïse. Mais la preuve scientifique n’est preuve que lorsqu’elle peut s’établir pour tout le monde à tout moment. Est-ce donc la ce qui fait sa « faillite » ? Un homme qu’on croyait mort, et qui ne l’est pas ne prouve rien, sinon que le fait de la mort n’avait pas été suffisamment vérifié.

Si bien qu’au contraire de la preuve scientifique qui demeure en permanence, il a fallu des successions indéfinies de miracles pour prouver (par quels détours !) l’intervention d’une Divinité qui pourrait d’autant mieux se montrer ouvertement qu’elle ne peut avoir aucune raison de se cacher. Le « miracle » est-il, comme il arrive le plus souvent, d’une apparente interversion des lois de la nature ? Le savant n’y peut voir qu’un appel à des recherches nouvelles. Une pierre qui tombe est un aussi grand « miracle » qu’une pierre qui monterait de son propre mouvement. Tout est « miracle » ou rien, et la condamnation du « miracle », c’est qu’il est toujours à recommencer. Marie Alacoque et Bernadette Soubirous sont-elles d’aussi bons juges des phénomènes qu’un observateur s’obstinant à éliminer méthodiquement toutes chances de méprises pour fortifier, jusque dans les plus minutieux détails, la somme d’expérience qui doit finalement s’imposer ? Cela, pour s’entendre dire, par ceux qui n’ont pu faire apparaître l’ombre d’une preuve expérimentale à l’appui de leurs affirmations que la connaissance soigneusement contrôlée par tous les savants du monde et par l’application courante, est d’une irréparable déception. En vain apportera-t-on le détail de toutes expériences. Au fond de son couvent, où personne n’a pu l’interroger, Bernadette Soubirous enfouit l’explication de son « miracle ». Les foules accourent à Lourdes, et le savant se voit honni. L’inconcevable « miracle » ne serait-il point de tant d’intelligences dévoyées ?

Aux malheureux qui se plaignent que la science de l’homme est relative, pour lui opposer la Révélation « infaillible », maîtresse de la vérité absolue, il serait bon de montrer que, sans la relativité de notre connaissance, il ne subsisterait rien de notre personnalité, tandis que nos insuffisances mêmes conditionnent la dignité de notre vie. Admettons que, par impossible ; le relatif puisse s’assimiler l’absolu et que tout l’inconnu du monde nous soit magiquement connu. De la mentalité humaine, il ne resterait rien, puisque nous serions Dieux par l’intelligence. Et si nos soi-disant déistes étaient capables de construire les aspects de leur Divinité, ils sauraient que la première condition de l’ « Infini » défini serait d’un équilibre de perfection échappant à toute impulsion d’activité. Si le Dieu subjectif de notre imagination était capable de se constituer dans l’objectivité véritable, il se trouverait sans raison d’agir puisqu’il ne lui manquerait rien. C’est de quoi ne pouvaient s’embarrasser les premiers fétichistes qui conçurent leurs Dieux dans l’ignorance de toutes choses, pour les léguer tout neufs à nos grandiloquents raisonneurs.


Sans pousser si rigoureusement l’aventure d’une trop redoutable analyse, contentons-nous de prendre l’homme tel que les phénomènes cosmiques nous l’ont donné. Que connait-il de l’univers ? L’un nous déclare qu’il connaît tout parce que quelqu’un, qui n’a rien appris d’expérience, le lui a dit avec « autorité ». L’autre, à qui ne peuvent suffire les vanités de l’absolu, fait confiance à l’observation des choses qui lui montre des mouvements à repérer par des anticipations de synthèses susceptibles de vérification. Moyennant quoi il s’entend dire par celui qui sait tout sans effort de connaître, qu’il ne sait rien et n’en pourra jamais savoir davantage. Cependant, l’obstiné chercheur continue de colliger ses données d’expérience pour en construire des édifices de connaissance ignorés de celui qui dit tout connaître. Et les deux protagonistes s’affrontant sans relâche, celui-ci ne peut que s’éterniser dans ses rites de magie, puisqu’il n’y a point pour lui de progrès dans la connaissance, tandis que l’autre avancera de jour en jour dans les déterminations du monde dont il offre à tous moments des épreuves de positivité.

Supposerons-nous que, par l’effort de siècles sans nombre, toutes les relativités finissent par s’agglomérer, sans que rien n’y manque, en un bloc d’absolu ? Quel serait l’état de l’homme, fini, en cette monstrueuse rencontre de l’infinité ? Où trouve-rait-il un champ de conquêtes nouvelles ouvert à ses enquêtes d’expérience aussi bien qu’aux envolées de l’imagination ? Il saurait tout, le malheureux, et ne pourrait plus revenir aux magnifiques efforts des temps ou il cherchait ce que son malheur fut d’obtenir. Nulle raison de penser, de vouloir et de faire. Le voilà pour jamais diffusé dans l’inertie d’un potentiel qui ne peut plus se déclencher.

Aux âges où il pouvait heureusement se plaindre des œuvres de sa relativité, l’impérieux besoin de connaître le poussait aux efforts de la vie, et lui donnait, avec les ardeurs de la liberté nécessaire, le contentement supérieur d’une dignité personnelle susceptible de s’accroître de son propre effort. Cette évolution de noblesse, ce n’est pas seulement le plus beau de l’homme actuel, c’est encore et surtout la source inépuisable de toutes ses activités en devenir. Sa grandeur est d’une tension de connaître. Que faire de lui-même, s’il a tout trouvé ? Il a valu, non seulement par ce qu’il avait pu connaître, mais encore par l’impulsion irrésistible qui le jeta sans relâche aux conquêtes de l’inconnu. L’erreur elle-même a son poème dans l’élan de l’intelligence. Perdue l’ambition de croître, anéanti l’idéal d’une réalisation d’humanité.

Ainsi donc, il faut l’imperfection pour atteindre un achèvement de vouloir par nos puissances de perfectibilité. Ce que l’homme de la Révélation tient pour infirmité n’est rien de moins que la fontaine de jouvence ou s’alimente, à travers toutes épreuves, le torrent de ses activités. Pauvre Dieu qui ne peut pas grandir, incapable de se développer.

Les penseurs de l’observation n’ont jamais contesté les limites, toujours provisoires, d’une connaissance organiquement limitée — l’œuvre scientifique étant toujours de chercher le passage d’une observation à une autre. Les imaginatifs se targuent de procéder au delà de notre relativité. Ils reconstruisent l’homme, en effet, aux proportions de leur rêve et n’attendent plus, pour faire vivre leur automate, que l’invérifiable illumination de la mort. C’est le miracle des idées innées ou de l’intuition qui animera la marionnette éthérée. L’hypothèse des idées innées qui ne correspond à aucun phénomène d’expérience, l'intuition qui suppose le sujet éclairant de ses brumes l’obscurité des choses. C’est sur les produits d’une sublimation verbale qu’on prétend régler les mouvements de notre organisme, pour asservir nos relativités à la domination de l’insaisissable absolu, triomphe de l’invérifiable sur nos vérifications d’humanité.

Il n’en pouvait être autrement dès qu’on partait du principe de l’homme à connaître, pour en déduire les formules de l’univers connu alors que l’observation élémentaire nous condamne à procéder de l’univers à l’homme qui en est le produit. Toujours l’interversion de la cause à l’effet. Il faut bien s’y résoudre quand on commence par conclure avant d’observer. En fait, les rapports de coordination entre l’ordre mondial, dont nous sommes un chaînon, et notre évolution mentale de sensations ou d’imaginations vérifiées, ne laissent pas d’intervalle où insérer le grand miracle du Moi divinisé. « Esprit », « âme », « flamme divine », « souffle d’éternité », hypothèses d’hypothèses qui nous font des directions de vie hors des réalités ! Cependant, mis en sa place dans l’enchaînement universel, le phénomène organique d’un état de connaissance découvre ses proportions naturelles et se développe selon les lois d’un organisme déter- miné.

Où nous conduisent les déterminations de la connaissance ? À nous comprendre nous-mêmes, à nous saisir dans les évolutions de nos rapports pour la meilleure utilisation de nos puissances de vivre, accrues selon les composantes de nos énergies ordonnées. Les directions des activités de l’homme, fixées dans le cadre de ses origines et de ses développements, l’engagent dans les voies d’un devenir dont les chances sont l’œuvre des conjugaisons organiques de son entendement.

L’ancêtre animal a subi le sort par les tâtonnements d’un empirisme de primitives lumières. Dès les premiers essais de connaissance, l’homme saisit d’une main hâtive le gouvernail qui vient s’offrir pour les navigations hardies dans l’éternel remous d’écueils non encore relevés. Il y échappera peut-être. À l’imagination, qui le rejette au large, s’offrira l’observation des astres qui le ramène au rivage. À l’expérience planétaire des coups de sonde révélateurs au travers des espaces célestes reviendra le contrôle des conjectures par lesquelles il essayera de faire le point. Faire le point, voilà la raison d’être et la fin des suggestions de la connaissance. C’est un « miracle » pour lequel il n’est besoin que de la boussole et du soleil.

L’accroissement de puissance mentale produira-t-elle en même temps l’évolution correspondante de l’ordre de volontés qui détermine le caractère ? je ne saurais le soutenir. Il faut savoir pour pouvoir, mais ce n’est pas assez de savoir. L’outil ne suffit pas à faire l’ouvrier qui demande la continuité de l’effort par des tensions de volonté. Cependant, à considérer l’homme divers, sous les différents aspects de sa course à la connaissance, on constatera que la tentative aboutit au moins à tremper les caractères, et que le sentiment s’élève à mesure que l’homme grandit par l’effort.

Quelques-uns, sans doute, purement réceptifs, ne feront peut-être pas beaucoup mieux que des machines à répéter. Mais dans le nombre, des volontés de connaître se dégageront de la foule pour l’entraîner, pour la guider. Et si les appels ne sont pas toujours concordants, puisque les doctrines ne sont que d’évolutions au passage, encore arrivera-t-il que chacun, pour se frayer sa route, obtienne de la connaissance une orientation générale qui lui permette d’entrevoir, sinon d’atteindre, les sommets. Il aura connu les joies supérieures de la vie, celui qui s’affermira dans l’obstination de connaître pour la compensation d’espérer.

II

DANS LES DÉFILÉS DE LA CONNAISSANCE

Au départ.

Franchir le pas de la sensation à la connaissance ! J’ai essayé de dire dans quelles conditions le phénomène avait pu s’accomplir. Pour quels résultats ?

Conscientes ou inconscientes, il y a, de toutes parts en nous, des réactions de « sensibilité ». Au contact de ma main, un fil de fer réagit électriquement, tandis que je réagis en sensations, résolues en images dont les associations et dissociations formeront l’état organique dit de connaissance, par une correspondance obtenue d’un moment de l’évolution humaine à un passage de l’évolution universelle.

Ainsi, connaître, ce sera pénétrer, par les chemins de la sensation, dans les rapports des choses, dans des moments de rapports, c’est-à-dire dans un enchaînement de phénomènes mouvants selon des correspondances de synchronisme du Cosmos avec nos réactions de sensibilité. Ceci à des degrés divers, tout au long de la série animale, jusqu’à des synthèses de connaissances et d’émotivités humaines dont les évolutions poursuivront leur cours vers des achèvements d’inconnu. L’émotion, élan de tout l’être au delà des réalités sensibles, devancera l’observation attentive et pourra même l’égarer, non sans avoir, cependant, porté l’homme trop haut pour qu’il renonce jamais à s’en désintéresser. Si la course à l’idéal nous apporte souvent le spectacle du plus beau départ, il n’y a point toujours encombrement de magnificences à l’arrivée. Mais la beauté subsiste en nous d’avoir voulu, d’avoir tenté.

Aux hommes primitifs, de telles questions ne pouvaient même pas se poser. Ils « voyaient ». Y avait-il donc quelque chose de plus à faire qu’à regarder, à entendre, à toucher ? Sentir et connaître, cela leur paraissait tout un. Des temps sans mesure allaient s’écouler avant que l’idée même d’une distinction élémentaire vînt à se présenter.

Autant de problèmes que de phénomènes. Quelques-uns des plus frappants pouvaient s’offrir à de vagues essais de classements. Relier des parties, avant toute notion d’ensemble, en une imprécise hiérarchie de puissances, tantôt dominantes et tantôt subordonnées, fut d’un nouvel effort, suivi d’un irrésistible penchant de la méconnaissance à personnifier toutes manifestations d’énergie.

Que de troubles d’une jeune mentalité avant de découvrir que toutes nos sensations ont besoin d’être contrôlées en vue d’une précision d’expérience ! Et quels efforts pour comprendre que toute conquête de connaissance ne peut être qu’une amorce nouvelle pour de nouveaux assauts de sensibilité. Aux chercheurs d’absolu cela paraît misère. C’est follement se plaindre d’être homme au lieu de Divinité. En dehors des fantasmagories de rêve, il demeure d’assez belles raisons de vouloir et d’agir. Loin que notre intelligence soit la mesure de l’univers, elle n’en peut visiblement encadrer que des parties. L’intelligence humaine, je la prends comme le fait me la donne, à la façon d’une jauge naturellement appropriée à des parties du monde, mais hors d’état d’embrasser tout le champ infini de l’objectivité.

Dans la proportion où nos états de mentalité évoluent, des accroissements de compréhension se découvrent qui laisseront longtemps aux rêves, plus ou moins ordonnés, de la théologie ou de la métaphysique, une marge dont il ne semble pas que depuis les Védas, même avec les achèvements de Sankara, de Kapila, personne ait beaucoup agrandi le domaine. C’est justement le contraire de ce qui se voit dans l’histoire des connaissances positives toujours en voie de développements.

Puisque c’est l’intelligence humaine qui va juger le monde, ce jugement sera d’intelligence humaine : rien de moins, rien de plus. Il n’est que de mettre l’homme à sa place dans l’ordre des choses, en le munissant d’un peu de psychologie comparée, pour lui suggérer un effort de modestie.

Non qu’il y ait à proscrire les assouplissements de pénétrations intellectuelles, comme faisait Auguste Comte, dans l’esprit, d’une tradition qui prétendait imposer des cadres inflexibles aux activités de l’entendement. Qui donc oserait dire que nos vérités d’aujourd’hui sont sans fissures ? Un métaphysicien même — il en est d’éminents — peut ouvrir la voie à des aspects de relativité, fût-ce par distraction. Où et comment qu’un élan de connaître se donne carrière, il faut laisser ses chances a tout essai de penser.

Nos ancêtres inglorieux, mais superbes, n’avaient ni le temps ni les moyens de s’arrêter a d’autres vues générales que d’imagination. Il leur fallait, surtout, pour les besoins de leur journée, une interprétation, telle quelle, de ce qu’ils pouvaient découvrir du monde, au contact de leurs insuffisances héréditaires. N’en médisons pas, car ce fut de cette première opération mentale que surgit la plus haute manifestation de la planète — l’homme pensant de nos jours.

De quel point de vue l’obnubilation de ces âges pouvait-elle donc considérer l’univers ? De l’humain pensant à l’univers pensé, il paraissait singulièrement plus de distance qu’il ne se découvre aujourd’hui. Aucun ordre objectif de « la nature des choses » ne se pouvait présenter aux intelligences entêtées d’une accommodation cosmique aux fins de l’individu.

Hélas ! Ces aïeux si lointains, dont l’atavisme intellectuel ne pouvait être que d’animalité, nous ont nécessairement transmis un handicap de poids mort par lequel l’évolution mentale, anxieuse d’objectivités, se charge d’une permanence de retardements. N’est-ce pas encore aujourd’hui, sous la rigoureuse contrainte des impulsions d’ancêtres sans acuité intellectuelle, que des générations présentes continuent de vivre une vie d’interprétations désorbitées ?

Sans doute, les conceptions des anciens jours ont dû nécessairement s’élargir, pour s’accommoder aux développements des connaissances progressives. On ne peut pas demander aux sociétés « civilisées » d’être faites aux mesures d’une cérébration de sauvage. On se contente de les vouloir toujours modeler, dans le cadre des compréhensions primitives érigées en article de foi, malgré les démentis quotidiens de l’observation contrôlée.

Peut-il être une plus grande folie que de s’ingénier à vouloir un univers justiciable de la raison humaine, qui n’en peut être la cause, puisqu’elle s’en trouve l’effet ? L’interversion des facteurs. Au lieu de mettre le phénomène intellectuel à sa place dans l’ordre du monde, ou il fait figure d’un assez beau moment de rapports, on le transpose jusqu’aux exaltations d’une raison des choses, pour l’asservir à une suprématie d’arbitraire universel dans laquelle il est absorbé.

Cependant, une voix se fait entendre :

— S’il n’était pas tel que je le dis, le monde serait trop dépourvu de consolations.

Qui de nous n’a recueilli ce cri de détresse tout au plus excusable d’un enfant ? Comme si le monde sans bornes était tenu de s’aménager conformément aux vœux de l’impuissance humaine, « inconsolable » de ne pouvoir édicter un ordre mondial aux proportions de ses infirmités. Substitution d’un monde de subjectivité aux manifestations objectives des phénomènes : voila l’effort qu’on nous demande présentement au nom des méprises, trop explicables, des insuffisances du passé.

Contents ou mécontents, nous avons à subir, au même titre que tous les éléments du monde, les inflexibles rapports cosmiques par lesquels nous sommes conditionnés. Le bénéfice humain d’une conscience capable de réfléchir l’univers ne change rien des choses, sinon qu’il nous permet d’opposer aux énergies d’inconscience l’éphémère grandeur d’une compréhension personnelle qui, par ses éventuels relais de planète en planète, pourrait ouvrir dans l’Infini un cycle d’évolutions biologiques au delà de tout achèvement.

Pour nous en tenir à notre planète, n’apparaît-il pas qu’à l’heure où l’homme oserait cesser de se mentir à lui-même, tout témoin de la vie ait le droit de se faire entendre ? Qui se lèvera donc pour refuser à quiconque la chance d’une rencontre de vérité, alors que le commun des hommes parlants laisse plus volontiers imposer à quelques-uns le devoir de « penser » pour autrui ? Les méconnaissances conventionnelles assiègent nos jours et nous maintiennent dans l’assujettissement des magies rituelles sous la maîtrise desquelles, figés dans les satisfactions du moindre effort, il nous est trop souvent échu de gaspiller notre destinée.

Jusque dans ses misères, respectons l’humanité trahie. Mais qu’on ne s’étonne pas s’il surgit parfois de la foule des voix pour apporter le témoignage d’une pensée au-dessus d’un verbiage de mnémotechnie, et prendre acte, avec sérénité, du stage de connaissance d’où nous pouvons contempler l’ensemble des activités conjointes de l’univers et de ses créatures — comme d’un tout fondu dans le commun mouvement.

L’effort.

Il faut bien en faire l’aveu, la plupart des vies humaines se dépensent en de faciles feintes d’un idéalisme parlé - le plus souvent à lointaine distance de la réalité vécue. Les « grandeurs » du verbalisme s’offrent aisément à tout le monde pour des attitudes de « respectabilité ». Quant aux insuffisances de la pratique, elles n’iraient pas sans de notables gênes, si, par la grâce des rites, le sacerdoce ne prenait soin de tout arranger. Rigide ou défaillant, mais généralement mal adapté aux données de la connaissance objective, chacun halète, comme il peut, entre le verbe de bruyantes vertus et des fautes plus discrètes, dans l’attente ingénue d’une éternelle rémunération pour le geste équivoque d’un jour qui ne laissera rien perdre des avantages sociaux du moindre effort.

Heur et malheur ! Quiconque entreprendra de vivre des parties d’un idéal, non plus façonné à la mesure de la moindre résistance, mais librement issu des profondeurs de son être, heurtera d’une façon choquante l’immense majorité de ses contemporains trop aisément disposés à s’accommoder des pratiques traditionnelles d’une vie de soumission éperdue aux fantômes par lui-même évoqués. Subir plutôt que s’efforcer.

Cependant, il est aussi une âpre joie de se tracer à soi-même, dans le chaos des égoïsmes, la noble avenue de grandeurs où se pourra donner carrière une inflexible volonté de vivre tout en haut, à l’écart des clameurs, dans le silencieux orgueil d’un idéal tendu vers les vibrantes réalisations d’une vie discrètement magnifiée. Digne de la haute entreprise de connaître, et de vivre sa connaissance, l’homme de volonté s’en trouvera recru, grandi, rasséréné. Il fera bien ou mal à la mesure de son intelligence, et, surtout, de son caractère. Il donnera le réconfort de l’exemple. Et, même, avant de retourner au réceptacle élémentaire d’inconscience et de conscience pour d’éternels devenirs, s’il peut réaliser pleinement l’éclair d’une compréhension qui commande la valeur d’une vie personnelle dans un océan d’irresponsabilités, sa leçon sera la plus belle qu’il puisse être d’une destinée.

À quelles conditions ?

Voir la vie du plus haut, sans cesser de tenir aux profondeurs par des ténuités de sensations dont le dernier fil n’attend plus que le coup de ciseau de la Parque inflexible. Se trouver ainsi, en quelque sorte, à mi-chemin de la terre et du ciel : trop près de la terre pour ne pas lui appartenir tout entier, et trop en vue du prochain engrenage des énergies irrésistibles du Cosmos pour ne pas s’offrir loyalement à la maîtrise suprême des inconscients passages de l’éternité.

En arriver, par là, au recueillement désintéressé qui doit permettre enfin le retour sur soi-même pour un suprême renoncement aux appels décevants de la vie — autre affaire que de vivre dans l’éternelle transe de se demander si l’on vivra heureux ou malheureux lorsqu’on ne vivra plus !

Se poser, au plus profond de soi-même, les questions auxquelles la plupart préfèrent se dérober, et, sous la pression de l’heure, en venir à la probité de se situer courageusement dans son compartiment du monde, pour connaître, par l’univers, ce qu’il peut être de soi, et par soi-même, d’une meilleure adaptation d’un organisme déterminé.

Tenir placidement pour acquis les résultats moyens des principales enquêtes de la connaissance générale à chaque journée, en refusant de se laisser déprendre de la rigoureuse coordination des activités élémentaires. Rejeter, au même titre que les anathèmes des oratoires, les lieux communs d’une incohérence « cultivée », mise au service profitable des puissances ancestrales d’intellectuelle ankylose.

S’attacher surtout aux irrésistibles courants de l’évolution générale. Assez d’élan pour accepter les communes chances d’errer, assez de désintéressement pour comprendre que, sans quelque débordement d’audace, il n’y a point d’action, même modérée.

Et quand la bonne pointe, tournée et retournée, s’élancera d’elle-même en avant, comme l’épée au combat, alors suivre bravement l’éclair de l’acier qui besogne avec la sensation qu’il peut être des vertus de Joyeuse et de Durandal dans le plus modeste stylet d’écritoire. Une heure au-dessus de toute autre, quel qu’en soit l’événement !

Science et hypothèse.

Dans une étude approfondie des valeurs réciproques de la science et de l’hypothèse, M. Henri Poincaré s’est ingénié à réduire notre connaissance relative à des fonctions de probabilité. Sans m’engager, à sa suite, en de subtils aperçus où les jeux de la mathématique sont admis éventuellement à rejoindre les coordinations du monde sensible, je me permettrai de penser qu’on peut concéder à quiconque, comme dans le cas des géométries non euclidiennes, toute licence de pousser à l’aventure des bataillons de raisonnements sans objectivité.

Voulez-vous que notre « science » ne soit, après tout, qu’un enchaînement plus ou moins rigoureux d’apparences coordonnées, et, par conséquent, d’hypothèses plus ou moins cohérentes ? Il est aussi facile de l’affirmer que de le contredire, quand notre ingéniosité s’essaye, sans relâche, à fonder, au delà de nous-mêmes, des constructions de voix articulées.

Les contre-parties de la relativité d’Einstein nous obligent aux réserves des droits de l’imagination. Nous sommes un moment du monde en des points de rencontre parmi lesquels nous essayons de nous composer nous-mêmes en jalonnant, dans l’inconnu, des chemins de pénétration. La fortune en est assez haute pour que nous n’en affections pas le dédain. Ce n’est pas davantage une raison pour entrer de plain-pied dans les familiarités de « l’absolu ». Avec moins de fracas, et même moins de charme, le bruit de nos présomptions est de même ordre que les éclats du tonnerre ou le murmure du ruisseau. Au moins ne semble-t-il pas que le rivulet aspire aux tapages du Niagara. Soyons ce que nous sommes : ce pourrait être assez beau.

Il faut bien le dire, nos termes de vérité et d’erreur ne peuvent représenter que des approximations humaines de cet univers dans l’élan de notre prime-saut vers des horizons d’ « absolu ». Puisqu’il n’y a rien en nous que des relativités, des rapports contingents de nos phénomènes organiques et des phénomènes d’un Cosmos d’enchaînements sans fin, comment l’absolu de notre connaissance pourrait-il être autre chose qu’une déformation, un désordre de nos relativités. Ne sommes-nous pas là tout simplement en présence d’un de ces pseudo-problèmes où se sont épuisés d’impuissance, depuis tant de siècles, les plus beaux génies de l’humanité ?

S’il ne vous faut décidément rien de moins que l’éternel absolu, je le confie pieusement à votre garde, avec la charité de mon indulgence pour le jour où vous découvrirez que la pomme d’Hespéride n’est vraiment, comme disait le poète, qu’un innocent légume méconnu. Si, d’expérience, nous ne trouvons dans le monde que des rencontres d’oppositions qui se composent, de quelle valeur peut-il être, dans l’infinité de l’espace et du temps, que l’absolu verbal de l’homme de nos jours se débatte plus ou moins heureusement en des tourbillons qui ne comporteraient pas même un temps schématique de relations évoluées ?

La charrue, la bêche, la pioche ont changé et changeront encore — outils de relativités aux mesures des besoins de leurs fabricateurs. Nous nous en accommodons au jour le jour, non sans chercher des appropriations meilleures, loin de les jeter là parce qu’elles ne sont pas le dernier mot d’une immuable adaptation à nos mouvantes capacités. N’est-ce pas à peu près le cas des instruments de notre connaissance ? Comment concilier l’absolu de notre verbalisme avec l’assentiment que lui refuse le contradicteur, qui est du monde au même titre et sous la même loi que tout autre élément de l’univers partout et toujours cohérent ?

La sagesse n’est-elle pas d’accepter notre condition telle que nous l’impose une incoercible destinée ? Notre relativité même laisse le champ libre à tous vols d’imagination. Quittez la terre, ô vous qu’elle humilie. La fermeté de ses rocs à gravir suffit à nos ambitions. Le christianisme fut fondé par des foules idéalistes en quête d’un renouveau d’émotivités. La connaissance positive a déjà suscité et suscitera encore d’autres formes, non moins belles, d’émotivités. Le Bouddha, le Christ, garderont leur grandeur. L’idéalisme de notre connaissance positive appellera des mouvements de sensibilité qui ne feront pas moins d’honneur à la noblesse humaine. Et si nos enfants peuvent faire mieux encore, nous mourrons fiers d’y avoir contribué, fut-ce par l’insuffisance de nos propres succès.

La sorte de « connaissance » à laquelle nous sommes destinés peut être représentée, comme j’ai dit, par des repères de poteaux indicateurs. Je m’en tiens là sans aucune peine, après avoir médité, en noble compagnie, sur la valeur de la science, telle que la cherche et l’atteint même parfois, avec une émouvante ardeur, l’intelligence mathématique de M. Henri Poincaré. Il se passera peut-être un assez long temps avant qu’un guide plus allant se charge de nous conduire. L’imperturbable sérénité du savant, aussi bien que du philosophe, sera d’un grand recours pour qui ne voit, dans l’obstacle du doute, qu’un encouragement à l’effort. L’aisance du maître se plaît à tous obstacles. Nous ne sommes point tenus de le suivre aveuglément. Mais si nous mettons notre main dans la sienne, même incertains encore, nous n’aurons point à le regretter.

L’audace même de l’argument des probabilités n’est, tout au fond, que la recherche d’une assurance supplémentaire à ne point négliger. Et lorsqu’on nous dit que le « savant » se trompe moins souvent que le « prophète », en ses chances de pile ou face, que fait-on, je vous prie, sinon de reconnaître la hardiesse de l’homme qui tient un anneau de la chaîne cosmique et n’entend pas le lâcher ? Ultime modestie dans une audace ultime : voilà l’état d’esprit qui pourra nous conduire à l’indicible joie des prises de contact avec les éléments de l’univers sans fin. Qu’importent les résistances de ceux qui, ne pouvant s’élever jusque-là, nous proposent de rompre la ferme emprise pour d’illusoires satisfactions de mots réalisés ?

Comment l’homme qui entreprend de rapporter le monde à lui-même, c’est-à-dire de se prendre pour mesure de l’univers, pourrait-il rien saisir des phénomènes, aussi bien dans leur ordre que dans l’estimation de leur valeur. Qui nous a délivrés de cette chimère ? se demande M. Henri Poincaré. Ceux qui nous ont montré que la terre « n’est qu’une des plus petites planètes du système solaire, qui, lui-même, n’est qu’un point imperceptible dans les espaces infinis de l’univers stellaire…[32]. »

Est-ce donc à dire que la moyenne des hommes de nos jours se trouve en état de réaliser cette simple idée que le soleil est à 150 millions de kilomètres de la terre, et que les distances des étoiles les plus rapprochées sont des centaines de mille fois plus grandes ? Non, mais s’il est nécessaire de sentir avant de connaître, nous verrons plus tard la connaissance agrandie nous ramener à une exaltation des sensibilités profondes qui nous feront vivre le phénomène en des concordances d’émotivités.

Ce n’est donc pas la même chose de dire impassiblement une loi — constance de rapports et de rapports de rapports — ou d’y associer des synchronismes d’émotivités. On a plutôt fait de rompre, en son for intérieur, avec l’hypothèse divine, que de renoncer aux rites ataviques d’émotions périmées[33]. De même, après que la tradition de connaissance s’est fixée sur un certain nombre de lois primordiales, indestructibilité de la matière, c’est-à-dire conservation de la masse, conservation de l’énergie, égalité de l’action et de la réaction, loi de la moindre action, quel émoi dans les « fixités » provisoires de notre intelligence quand le principe de Carnot parut nous mener à la dissipation de l’énergie, c’est-à-dire à « la mort thermique » par les soins de l’hypothétique « entropie ». Le phénomène de l’irréversibilité projette de toutes parts des points d’interrogation. Avec sa théorie électro-magnétique de la lumière, Maxwell n’est pas sans inquiéter Newton, que Lorentz met à mal en ruinant le principe de l’égalité de l’action et de la réaction. Lavoisier lui-même succomberait avec son principe de la conservation de la masse, puisque M. Henri Poincaré peut écrire : « Il n’y a pas d’autre masse que l’inertie électro-dynamique, mais dans ce cas, la masse ne peut plus être constante. Elle augmente avec la vitesse et même elle dépend de la direction… S’il n’y a plus de masse constante, il n’y a plus de centre de gravité ; on ne sait même plus ce que c’est. » En un mot, la « relativité » d’Einstein met en déroute combien de valeurs précédemment approchées ?

Ne vous étonnez pas de ce spectacle qui, loin de suggérer « la faillite de la science », la montre simplement en action. C’est le constant aspect du chantier de la connaissance humaine depuis qu’elle est instituée, et cela ne changera pas. Nous savons bien, nous savons mal, ou nous ne savons pas, et nous savons insuffisamment ce que nous savons le mieux. Surtout, nous ne pouvons distinguer, entre ces catégories, qu’avec l’expérience du temps. Les « croyances » qui ne sont que des suppositions renforcées par l’interdiction du débat, ne nous ont pas affranchis des conditions cosmiques par lesquelles nous sommes déterminés. Parce que nous sommes de relativités, notre construction de connaissance est toujours à reprendre — de confirmations et d’incertitudes mêlées. La conquête du savoir sur l’hypothèse et de l’hypothèse sur l’inconnu, procédant sans relâche, nous nous léguons les uns aux autres une somme de compréhensions toujours mouvantes, toujours rectifiables, toujours accrues.

Qu’importe que nos lois du monde ne soient jamais qu’approchées ? Si nous ne trouvons pas Dieu expérimentalement dans la nature, ce n’est pas l’« âme » des métaphysiciens qui pourra l’objectiver. « Quand nous demandons quelle est la valeur objective de la science, cela ne veut pas dire : la science nous fait-elle connaître la véritable « nature des choses » ? Cela veut dire : nous fait-elle connaître les véritables rapports des choses… Non seulement la science ne peut nous faire connaître « la nature des choses », mais rien n’est capable de nous la faire connaître, et si quelque Dieu la connaissait, il ne pourrait trouver de mots pour l’exprimer. » Ainsi dit placidement M. Henri Poincaré. Notre savant ajoute même que, si l’explication nous était donnée, « nous ne pourrions rien comprendre de la réponse », et qu’il se demande même « si nous comprenons bien la question ». En d’autres termes, nous pouvons aligner les mots : « Dieu » ou « la nature des choses », aussi bien que toutes autres dénominations d’une subjectivité sans déterminations, mais nous ne saurions dire ce que ces rencontres de sonorité signifient. La métaphysique « de la Chose en soi » ! La lumière par le moyen de la fumée. Autrement suggestive, se trouve la détermination des rapports dont le classement fait notre connaissance. Le phénomène est d’un tel ordre de valeurs qu’il entraîne tôt ou tard un achèvement d’assimilation d’émotivités.

La lampe merveilleuse.

Si sourd, si muet qu’il semble, le monde a commencé de laisser percer ses mystères. Ouverture d’un compte qui ne sera jamais clos entre l’homme et les coordinations d’énergies sous la suprématie desquelles il déroule ses destinées.

Connaître ! Tenir le fil du labyrinthe. Se sentir en pleine communion d’activités avec les mouvements des choses. À chaque stage de la connaissance, tressaillir d’une compréhension fragmentaire, avec la confiance que l’erreur elle-même n’est qu’un détour, plus ou moins long, dans les voies de la vérité. Par des moments coordonnés de cette connaissance, saisir la lente évolution de l’homme dans la voie d’une conscience supérieure, dont l’orientation, au regard de l’humanité de ce jour, serait de surhumanité. Quoi de plus ?

Car nous avons pris possession de la lampe merveilleuse qui projette ses feux jusqu’aux secrets replis des choses, et, peu à peu, devant nous, se dissipent les derniers vestiges des premières obscurités. Le cours des astres reconnu, c’est un jeu de les peser, de les pénétrer, de leur demander compte de leurs phénomènes, d’en induire une conception générale de l’univers qui nous installe au rang de citoyens de l’infini.

C’est que nous avons mis la main sur des leviers qui ouvrent et mesurent le champ aux énergies du monde. Nous voyageons dans l’air ou sous l’océan, et nous causons d’un continent à l’autre, et nous découvrons dans le soleil, dans les étoiles, des éléments non encore rencontrés sur la terre, sans jamais nous rassasier de « miracles », qui, ceux-là, sont d’une expérience quotidiennement vérifiée.

Et nous, qui recevons des choses indifférentes la chance imméritée d’une fortune si haute, nous, chez qui la diligence des sensations vient se condenser aux synergies d’une personnalité capable de sentir, de savoir, de vouloir et de faire, nous nous demanderions gravement si ces dons ne sont pas payés d’excessives contre-parties, alors que cette fugacité même où nous mettons nos peurs, est la plus sûre compensation de tous les maux de la vie. Et ces merveilleux privilèges de la connaissance et du rêve confondus seraient pour nous un texte de plaintes ! Ne donnons pas la comédie aux Dieux morts, trop heureux de cette revanche sur notre humanité.

Sans doute, dans l’autre plateau de la balance, il y a le contrepoids des maux qu’une savante théodicée emploie tous ses sophismes à concilier avec « l’éternelle bonté ». Il serait superflu d’en vouloir prendre la mesure, tant à cause du nombre qu’en raison des différences qualitatives selon nos réactions de sensibilité. Quels qu’ils soient, toute l’affaire est de savoir si nous sommes capables d’en établir une balance. En ce cas, pourrions- nous nous féliciter de l’activité grandiose où les aiguillons du Cosmos nous ont si vivement engagés.

La mécanique céleste n’est pas sans inconnues, partant sans chances de surprises. Le commencement de notre terre en implique la fin. Le soleil s’éteindra. D’autres s’allumeront… Parfois la mer renonce à la sérénité des astres pour les affres de la tempête. Des volcans se plaisent aux catastrophes des cités. Tour à tour, des puissances de la nature s’insurgent contre l’espèce humaine, après l’avoir servie. Et, sans attendre que les fureurs de la planète soient éteintes, l’homme, implacable, se dressera contre son congénère pour des luttes d’ambitions, de passions, d’intérêts, suscitées par un état de nature dont le mieux qu’on puisse dire est qu’il se découvre imparfait.

Compensez toutes choses, et dites si vous pouvez concevoir une plus belle issue du torrent d’émotions bouillonnantes qu’une paix étale de silence dans la nuit d’un sommeil sans rêves et sans réveil. Quelle démence d’un bonheur de passive éternité sans labeur et sans peine, comme si nous pouvions être autrement que de douleurs et de joies compensées dans les fortunes mouvantes de l’effort. La mort, simple transposition des puissances de vivre, nous rend à l’équilibre changeant des impassibilités élémentaires en suite des chocs de sensibilité dont les liaisons de plaisirs et de souffrances commandent le repos à venir. La mort d’apaisement, qui ne paraît redoutable que par l’enfantine appréhension d’un surcroît de misères, affolant le rigoureux génie de Pascal jusqu’à nous demander logiquement de vivre pour la mort, quand le problème qui nous hante et nous fait même une tâche assez ardue, est plus naturellement de vivre pour la vie.

Les achèvements de la vie humaine.

Toujours la même question : la vie à vivre comme nous l’avons reçue, au lieu de la prodiguer dans un chaos d’activités imaginaires. Il faut choisir. Ou la volonté de vivre les indications de la connaissance en essayant de nous réaliser nous-mêmes dans le cadre des lois du monde, ou bien le rêve effondré dans l’exorbitante hallucination des méconnaissances. Pour qui a le courage d’y regarder de près, c’est une assez médiocre affaire, l’égoïste roman d’une vie consacrée aux pratiques cultuelles qui, tout en prêchant l’amour d’autrui, le recommandent d’abord pour la satisfaction future d’un égoïsme éperdu. Fondamentale perversion d’un sentiment qui n’a plus qu’une valeur de feinte sous la transparence d’un masque d’universelle charité.

Les meilleurs essayeront de se construire, hors des apparences, un poème d’idéalisme à vivre dans l’intimité de leur Moi, loin de la foule, arrière-garde d’une marche à l’étoile qui s’arrête aux feux follets. Plus haute l’intelligence, plus noble et plus efficace pour la beauté de la vie profonde sera la poésie titanesque des hommes en lutte contre leurs Dieux. Il y a, sans doute, une poésie des Dieux, ou même du Dieu solitaire, sans forme et sans couleur, qui leur a provisoirement survécu. Mais combien supérieur le poème d’une noblesse de l’homme pensant, aux prises avec le monde, tandis que gémiront les litanies des soumissions passives devant la capricieuse omnipotence d’un amour divin paré du mal éternel dont la grâce lui est due.

Qu’il se montre, celui qui voudrait acheter le bonheur au prix d’un engourdissement de l’intelligence, plutôt que de payer son tribut de douleurs aux magnifiques élans d’une plus haute compréhension de lui-même dans l’univers infini ! Dirai-je toute ma pensée ? S’il n’y avait une constante d’illusions dans les entreprises humaines, beaucoup s’y attacheraient moins vivement. Si, pour l’homme qui va disparaître, la vie n’aura été qu’un saut de l’infini à l’infini, doit-il se résigner au rôle d’un accident cosmique imperceptible, ou peut-il être admis aux envolées d’idéalisme, pour vivre, s’il est possible, d’expérience intégrée.

je vois bien qu’on nous promet davantage. Cela ne coûte que paroles au vent. Qu’en vaut la garantie ? Cherchons, sans nous arrêter aux chaires, qui prophétisent au lieu d’observer. « J’admire, disait Kant, ma conscience et le ciel étoilé. » La merveille en est telle, en effet, que la faible créature humaine ne put, d’abord, mieux faire que d’en déraisonner. Enfin les réactions positives de sensibilité se sont ordonnées au grand jour, et voici même que l’heure des émotivités d’observation est en vue. Du rêve sans contrôle, il s’agit de passer à l’entreprise de comprendre, de penser, de vouloir, d’agir en conservant à l’imagination la merveilleuse ressource des attirances de beauté.

Tels furent les premiers mouvements d’une mentalité d’ignorance, sous l’aiguillon impérieux du besoin de connaître, que l’homme de nos jours, dans l’éblouissement d’aveuglantes lumières, ne peut se résoudre à abdiquer. Les timidités de la connaissance et les audacieux élans des émotivités sans frein ont déchaîné la guerre des intelligences. Toutes les barricades de la théologie ont été successivement emportées. Il reste un donjon central qui ne se rendra pas sans de suprêmes résistances.

L’œuvre la plus ardue est de réconcilier l’homme, en ses dérèglements d’imagination, avec la condition véritable que les lois du monde lui ont assignée. Mortel, il s’est affranchi de la mort en se décrétant d’éternité. Il a même voulu que mourût pour lui son Dieu, qui, par définition, ne peut pas mourir. Il s’est puérilement installé dans l’infini des mondes comme la raison d’être de l’univers, avec une Divinité qui n’a d’autre besogne que de pourvoir à ses sollicitations.

Abolir cette vision, c’est le renversement de tout ce qu’il a senti, pensé, vécu. Pour les faibles, qui sont le nombre immense, trop douloureux l’effort de vivre de soi-même quand il suffit de se faufiler dans le cortège des grandiloquentes méconnaissances, les yeux fermés. Faillite, vraiment, cette fois, de l’intelligence aux prises avec un problème d’intellectualité. Effondrement des caractères dans la terreur d’une puissance inconnue suspendant sur nos têtes la menace de châtiments éternels.

Renoncer aux fantômes de craintes et d’espérances, hantises de toutes faiblesses, n’est-ce pas ruiner tout ce que la tradition nous a donné pour les seuls fondements certains de l’existence ? Quelle affaire ! Et l’observation commençante, que peut-elle offrir en échange, avant que le temps soit venu de généraliser ? Rien que de remplacer la vie éternelle dans le sein de la Toute-Puissance par le désintéressement de nous-mêmes qui fait un assez vif contraste avec les satisfactions d’intérêts terrestres, que nos aïeux, pas plus que nous-mêmes, ne couraient risque de négliger.

Une totale réfection de l’homme à demander des faibles, quand les forts n’ont encore pu leur montrer le chemin qu’à travers l’âpre conflit moins des idées que des émotions qui leur font cortège. L’œuvre de l’intelligence accomplie, il reste la volonté, le caractère pour vaincre les accoutumances ! Combien tout se simplifierait, combien la vie deviendrait aisée à conduire, si chacun se laissait simplement porter par le concours, tout prêt, des connaissances évolutives, au lieu de s’abandonner aux déchets des tentations du moindre effort.

Loin de là, les primitives croyances demeurent verbalement ancrées dans les intelligences purement réceptives, qui tiendraient pour suprême injure une suggestion de pensée indépendante. Ainsi, toute heure sera de perpétuelles embûches, souvent même d’agressions à ciel ouvert contre quiconque se permet de ne pas penser comme les autres, pour une « affectation de supériorité ». Prochains seront les châtiments sociaux dont les plus cruels ne seront pas toujours les plus bruyants. En regard, je ne craindrai pas d’invoquer la plus haute réalisation de l’homme : croire en lui-même, faire confiance à la vertu de sa propre pensée, contribuer de toutes ses énergies à l’œuvre des prodigalités de soi dans l’univers indifférent. Dire, faire, persévérer, et surtout ne pas calculer de trop près les chances de succès avant que d’essayer.

Qu’est-ce que les foules d’entendements agglomérés à la dérive, comme les glaçons d’un fleuve, peuvent saisir d’un homme « digne de la solitude »[34] qui ose rompre avec les prestigieuses magies du passé, pour l’analyse et la synthèse de tout ce que l’observation impassible lui révèle de l’univers, sans parti pris de conclusions anticipées ? C’est par le fer et par le feu qu’on a prétendu barrer la route aux investigations de la connaissance désintéressée. Les grands martyrs sont là, qui ne cessent de témoigner. L’Église et les sociétés dont elle avait assumé la conduite ont épuisé des siècles dans l’art de supplicier, de massacrer. Vainement. La vie, longtemps trompée, a pris la plus éclatante revanche. N’est-ce pas au plus fort d’une clameur de haro contre la science, que la faillite de l’Église s’est vue définitivement confirmée ?

Non que le dogmatisme théologique paraisse menacé d’une fin prochaine. Il a déjà subi de terribles assauts. Les temps l’ont allégé de ses abus les plus criants[35], mais, sans le déloger encore des obscurs réduits de sensibilités primitives ou le maintient moins la faiblesse des intelligences que l’abdication des courages, le désarroi des volontés. L’ignorance peut s’éclairer. Que d’efforts perdus contre l’aveugle stupeur de mentalités délibérément amies de l’obscurité !

Malgré tout, il est vrai, une impétuosité de connaître et de pousser toujours plus avant notre connaissance, est le trait de caractère qui met l’esprit humain, en pleine possession de lui-même, si fort au-dessus des résistances massives de l’animalité. Nous sommes tenus d’une obsession d’enquête qui ne cesse de tourmenter l’inconnu de ses comment, de ses pourquoi. Quelles que soient les réponses, errer n’est pas nécessairement faillir, si la méprise reconnue nous conduit à des formules plus proches de la vérité. La bête n’a pas même de « faux Dieux » en compagnie de qui s’égarer.

Le malheur est que notre essor vers la connaissance fugitive nous emporte trop vite aux solutions simplistes d’une imagination de prime-saut. C’est l’origine des dérivations cultuelles qui ne demandent qu’une répétition de catéchisme, sans liberté de contredire, pour faire que le plus ignorant se trouve verbalement d’emblée au-dessus des investigations laborieuses où le savant s’évertue. Science du moindre effort, dont l’irréparable faiblesse est dans l’élimination d’un contrôle que la complicité générale permet trop aisément d’esquiver. Souvenons-nous que le doute fut le fruit d’une évolution commencée, et qu’aux âges des méconnaissances primitives, le mot n’avait pas même de signification précisée. Dès qu’il se fit entendre, il parut « sacrilège », et ce fut au bourreau qu’il dut rendre des comptes. Le doute ne relève plus aujourd’hui que de la réprobation des Églises, qui, sans le secours de Satan, seraient bien embarrassées.

Pendant combien de siècles encore l’humanité restera-t-elle, en mille formes successives, la proie volontaire des « orthodoxies » qui ont commencé par tout « savoir » avant d’avoir rien observé. La science a réhabilité le doute, au scandale de ceux qui ne le connaîtront jamais. Prophètes, hérésies, sorcelleries, démonologies, magies, Sibylles, Pythonisses, Oracles, Augures, Fées, Elfes, Lutins, Gnomes, Génies, Goules, Vampires, Fantômes, Kobolds, kabbale, gnose, miracles, ont eu leur jour et l’ont encore autour de nous — prolongements de l’esprit atavique à qui manquèrent les moyens de rechercher comment se posent les problèmes avant d’en venir à les aborder. Dans tous les cas, il resterait encore à nous faire connaître pourquoi Dieu a créé le monde. Si l’on tentait de nous le dire, la faillite du des- sein providentiel éclaterait d’évidence à tous les yeux, puisque l’événement n’aboutit qu’à un formidable accroissement de maux sans compensation d’utilité.

Même s’il était universellement admis que le monde fut le caprice d’une intelligence omnipotente, encore ce postulat devrait-il apporter ses preuves au tribunal de la connaissance positive. Il l’a tenté, mais avec quel succès ? On vous dira que les « preuves » abondent. Il n’eût été besoin que d’une seule, à la condition qu’elle fut universellement décisive[36]. Or, c’est justement ce que l’Église n’a jamais pu fournir. Cela l’eût dispensée des bûchers. Brûler, ou même simplement maudire, n’est pas répondre. Elle en fait l’expérience aujourd’hui. Il n’est que d’analyser tout « miracle » pour en faire ressortir l’inanité. Les « miracles » des « faux Dieux », tout aussi authentiques que les autres, n’eurent pas moins de croyants et n’en ont pas moins encore en des pays divers, que nos « miracles » judéo-chrétiens d’aujourd’hui.

Nous en sommes, enfin, venus à reconnaître que l’argument demeure entre le rêve, hors des contrôles de l’observation, et la connaissance expérimentale couronnée de l’imagination. Cherchera-t-on objectivement à connaître, ou préfère-t-on deviner, bayer aux nues dans le délire de rêveries embrumées ? C’est la question d’hier, de demain, de toujours. Les oscillations de l’homme, dans le redoutable champ de l’interprétation des choses, ont enfanté les plus atroces tragédies sans refréner jamais l’impétuosité de connaître. Chacun des deux états d’esprit a donné ce qu’il a pu. La lutte n’a pas ralenti son cours. Cependant, comparez aujourd’hui les conquêtes de la connaissance relative avec les régressions de l’absolu. Nous voulons connaître, en effet, et nous consacrons passionnément à cette œuvre le plus beau de nos énergies. Si nous poursuivons la vérité, c’est encore le retentissement, l’éclat du mot, qui attire et retient la majorité des esprits plutôt que les acquisitions du connaître en évolution de positivité. Les foules moutonnières ne se dérangent pas pour un savant, dans son cabinet, qui ne gagne pas toujours le moyen d’y dépenser obscurément sa vie. Mais, s’il lui faut des fêtes pour discourir de lui après sa mort, les banquets ne seront pas marchandés à sa mémoire, où les convives récolteront des promotions d’honneurs. Quant aux vérités issues de son labeur, toujours ouvertes aux contradictions, aux révisions éventuelles, que leur demandera-t-on, sinon de troubler le moins possible le cours des inerties vagissantes, aux égarements desquelles les précédentes générations se sont attardées.

Aussi, dès qu’apparaît quelque menace pour les formules coutumières, ne manque-t-on pas de nous rappeler que notre connaissance est d’affirmations provisoires et que la plus haute science est hors d’état de rien « fixer ». Nous ne l’ignorons pas. Nous savons même qu’il en est ainsi des « vérités éternelles » de la théologie qui diffèrent selon les temps, selon les pays. Le sol est tout jonché de « vérités » déchues. Le système de Ptolémée fut « vérité » jusqu’à Copernic. Qu’est-ce donc qui attend ce dernier ? Ne fut-il pas question, l’autre jour, de détrôner Newton ? On l’aurait mis en pièces qu’il n’en fût résulté qu’une glorification supérieure de la connaissance humaine en marche irrésistible vers des approximations toujours plus grandes d’un idéal de vérité.

Pour les méconnaissances caractérisées, cette instabilité du savoir est un assez beau texte à divagations. Eh oui ! la vérité de l’homme est progressive, c’est-à-dire mêlée d’insuffisances qui vont se rectifiant par les accomplissements de l’expérience vérifiée. Elle vaut précisément par la continuité, toujours plus efficace, de l’effort. C’est son plus beau titre, non son infirmité. Sa supériorité sur l’indémontrable est de demeurer toujours ouverte aux démonstrations de tout moment ! Son succès, dans la nouvelle approche d’une compréhension toujours plus près d’être achevée !

Une fois de plus, ici, ce sont les mots, encore, qui tendent à nous égarer. « L’erreur » est une « vérité » incomplète à la condition de garder le contact avec le fil conducteur dans les chemins de l’observation à venir. Et la vérité même se relie fatalement à des parties d’inconnaissance, puisqu’elle ne peut nous venir que d’une relativité.

Nous ne sommes pas des Dieux. Les Dieux avaient la connaissance totale. Qu’est-ce qu’ils en ont fait ? Pourquoi les parties de vérité dont ils nous jugèrent dignes ne nous furent-elles communiquées par eux en un tel état que, pour les soustraire à l’examen, on ne trouva pas mieux que des bûchers. Les fagots sont éteints. Il sera difficile de les rallumer. Assez d’autres moyens subsistent, pour faire obstacle au besoin de connaître invoqué de toutes parts, et de toutes parts persévéramment combattu. La science appelle la contradiction, loin de la redouter.

Le nom fastueux de « dogme » intangible[37] ne fait qu’accuser la radicale opposition entre ce qu’on nous avait promis et ce qu’on nous a donné. Ouvrez les livres saints de tous les peuples de la terre, et vous reconnaîtrez la misère des « connaissances » correspondant aux âges archaïques ou l’entreprise de connaître ne pouvait s’achever de vérifications. C’est bien ce qui fait que les « vérités éternelles » passent comme les autres. Dans le seul christianisme, que de « dogmes » contradictoires d’où tant de schismes sont sortis ! Que serait-ce si tous les cultes venaient étaler leurs dissidences « d’infaillibilités » qui ont failli ?

Les « dogmes », nous connaissons leur histoire. Nous en voyons encore naître tous les jours. Le Sacré-Cœur, l’infaillibilité papale, l’Immaculée-Conception. Qu’est-ce qu’une vérité absolue qui se débite par tranches au cours des âges — et de quelle qualité ! — au lieu de se découvrir simplement dans la totale plénitude de sa majesté[38] ?

Il n’y a point deux estampilles du vrai à l’usage de notre connaissance. Et quiconque, en dehors des contrôles de l’observation, nous propose (n’ayant pu l’imposer) une forme de vérité intangible, est d’une tradition désormais épuisée.

Vainement, la modeste, mais puissante, vérité de la terre, toujours en voie d’accroissement, se voit-elle rabaisser à toute heure par ceux-la mêmes qui, profitant de ses conquêtes, osent répudier le plus beau de son effort. Odiosa Veritas ! Comment le même esprit peut-il contenir l’irrésistible besoin de connaître, et la terreur d’une découverte de ce qu’il a cherché ? C’est qu’une épouvante nous tient de soumettre nos ataviques réflexes d’ignorance aux épreuves de l’observation positive, de renoncer aux puériles stupeurs de l’intelligence ancestrale, pour remplacer de prétendues certitudes d’apparences par de prosaïques approximations de réalités.

Donc, tous les honneurs aux déguisements de faiblesses. Tous les dédains à l’ingrat labeur qui nous apporte peu à peu les déterminantes conquêtes de la connaissance, et veut en même temps une virilité de caractère qui demandera du temps et du courage pour s’affirmer. Quelle misère, par contre-coup, de voir les foules, en lutte pour leur affranchissement, oublier, dès que la tentation leur en est fournie, le respect de leur propre cause, au désespoir de ceux qui expient la noblesse d’un désintéressement supérieur. Ce n’est rien pour un Condorcet de boire le poison dans la petite masure de Sceaux. Mais que dire de l’affreux reniement de ses meilleurs amis en affolement de lâcheté ? Comment juger l’exécrable ignominie de ces conventionnels qui, tout baignés de sang, vont s’affaler dans les antichambres de Napoléon ! La victime du Golgotha présidant aux bûchers ! C’est le fond de l’histoire humaine. Il faut, d’un œil serein, affronter tous outrages a l’idéalisme rêvé, opposer un cœur impassible aux apparents démentis de l’heure, sans même le fléchissement de la fameuse plainte : « Mon Père, pourquoi m’avez-vous abandonné ? »

Tous les efforts de l’homme sont de vivantes contradictions pour s’essayer, dans les rythmes de ses énergies et de ses défaillances, aux élans successifs d’audace et de modération qui lui permettront d’atteindre lentement des étapes de connaissance et de s’y accommoder. Encore, est-il peut-être des heures d’abandon général plus douloureuses que les sanglantes mêlées. Démosthène qui fut, par la parole et par l’action, l’un des plus grands hommes de l’histoire, ne put qu’illuminer de son auréole le grand reniement de la Grèce qui allait livrer le monde à tous les excès de la force, après avoir ouvert la voie à toutes les splendeurs de l’idée. Retomber du plus beau vol d’idéalisme aux dégénérescences verbeuses où se joue le sort de l’humanité ! Plutôt tout accepter hautainement de la vie, pour soi-même, sans jamais faiblir.

Si j’avais la main pleine de vérités, je l’ouvrirais, dit l’un. Je la tiendrais soigneusement fermée, réplique l’autre. Entre les tentatives de connaître, toujours soumises aux vérifications et les obscures fallaces du verbe trompeur, il est vain de choisir. L’évolution en a décidé.

III

L’INCONNU

Le connu, l’inconnu expriment des états de mentalité humaine correspondant à des conditions de réalité objective. Disparaisse l’homme, connu et inconnu n’auront plus de sens.

Notre besoin de connaître se plaît aux catégories. Mais il ne suffit pas de classer pour connaître. Il faut encore que le classement corresponde à des coordinations d’objectivité. L’univers étant tout d’enchaînements infrangibles, il n’y a, il ne peut y avoir de commencement ni de fin en aucun point que ce soit. Aussi, notre connaissance des rapports n’est-elle que de jointures aux apparences d’achèvements, dans tous mouvements d’infinité. Si nous pouvions pénétrer tous les rapports des phénomènes, nous ne trouverions plus de phénomènes à déterminer.

Les distinctions de notre connu et de notre inconnu n’ont pour objet que d’exprimer des mouvements d’infini à la mesure de nos relativités. Par quels moyens et de quelle autorité concevoir et exprimer, dans l’infinité, un bloc d’inconnaissable à l’extrême mesure de nos relativités ? Où prendre le rapport de l’objectivité sans limite aux lignes mouvantes de notre subjectivité dont le caractère est d’une évolution qui ne se peut anticiper ? Le connu, l’inconnu s’entremêlent en nous à toute heure, selon les évolutions du monde aussi bien que de nos relativités. Encore, ces diversités mêmes, nous arrive-t-il de les accroître, de les dénaturer même trop souvent de méconnaissances fragmentaires ou généralisées. Aux confusions de ces rencontres, ajoutez les troubles d’émotivité propres à susciter, à renforcer toutes déviations d’entendement. Et comme nous ne saisissons que des successions d’images reliées les unes aux autres par des activités de coordinations, on comprend assez qu’il y ait dans toute connaissance humaine une assez belle part d’inconnaissance à escompter.

Par cette sommaire indication, on comprend sans peine comment les mots arrivent à trahir la pensée, en essayant d’emprisonner, dans la rigidité d’une forme verbale, des complexités mouvantes de phénomènes qui s’emmêlent et se pénètrent pour des résultats que les signes vocaux n’arrivent trop souvent qu’à défigurer. Enivré de son verbe, le métaphysicien fait bravement du mot une entité vivante, c’est-à-dire instable, une transcendance de verbalisme insaisissable dans des abîmes de complexité, pour se perdre d’éblouissement dans le monde imaginaire qu’il a créé.

Écartons ces spectacles et allons droit à l’effet de la connaissance qui est d’enregistrer un perpétuel déplacement de rapports. Ce n’est guère et c’est beaucoup, selon le point de vue. La formule est, au fond, la même que celle de Descartes — matière et mouvement — qui aborde le problème général par le double postulat du substratum et de l’énergie que nous sommes dans l’obligation de réunir aussitôt que nous les avons verbalement distingués : faute de quoi, tout effort de compréhension demeurerait sans effet. Voyez ce qui nous arrive quand on nous définit l’atome un trou dans l’éther. Le trou électronique, apparemment, se fait d’une absence d’éther[39], qui permet le mouvement, alors que de l’éther lui-même nous ne pouvons rien dire sinon que nous avons créé le mot, comme il arriva pour l’atome, en attendant la rencontre de l’objectivité[40], par le relais d’un nom sans lequel, dans le cadre de notre intelligence, la mécanique du monde ne pourrait pas marcher.

Inconnaissance, connaissance et méconnaissance mêlées sont les éléments constitutifs de notre état d’entendement. En avoir conscience est peut-être le plus bel accomplissement de notre mentalité. Cependant, le perpétuel besoin de savoir ne nous permet pas de nous en tenir là. La photographie témoigne d’une universelle succession d’instantanés dans l’incessante tempête des mouvements cosmiques où nous trouvons notre pellicule nerveuse se déroulant en film de sensibilité. Si imparfaitement sensibles que nous puissions être, le film du Cosmos et le film de l’individu ne cesseront de tourner face à face pour des rencontres de radiations déterminant ces points de contact que nous dénommons phénomènes, et qui n’expriment, au fond, que des relais de notre subjectivité. Ainsi se poursuivront des stages d’une connaissance droite ou faussée, non seulement au passage des sensations, mais dans les interprétations qu’il convient d’y approprier. Car c’est la loi de l’entendement humain de généraliser, de systématiser tous les moments de la con- naissance en une synthèse provisoire d’un « connu » qui détermine les jugements, plus ou moins ordonnés, de l’homme sensible sur l’univers inconscient.

Nous nous trouvons, de cette manière, en état de comprendre que tous les rapports du Cosmos, homme compris, doivent s’harmoniser pour réaliser « l’ordre universel », Cet ordre, nous pouvons en atteindre des parties par des recoupements d’observation, non le circonscrire dans notre relativité puisqu’il est le tout illimité dont nous ne sommes qu’une partie. Mais ce que nous ne savons pas, et ce qu’il nous plaît d’en pressentir, nous pouvons l’imaginer pour lui donner des formes de langage, sinon d’existence, et cela nous est d’un grand réconfort pour vivre, avec notre connu, des aspects supplémentaires d’un mirage d’inconnu accessible à notre imagination. Notre interprétation vaudra selon nos facultés, et notre état de compréhension fera le plus haut intérêt spéculatif de notre vie, dont l’emploi est, en somme, d’ouvrer connu et inconnu (expérience et imagination), pour nous accommoder aux fins de l’ambiance. Sans l’inconnu à pénétrer, quel emploi de nous-mêmes ? Quelle raison de notre activité ? Nous serions Dieux indifférents, sans même l’aventure de l’Eden pour nous révéler quoi que ce soit d’une opposition d’énergies.

Cette peur de l’inconnu qui nous hante et nous a fait tomber dans tant d’extravagances, comment la justifier depuis que nous sommes délivrés des brumes de l’ignorance animale, et qu’à l’exemple de notre bon ancêtre du quaternaire qui, de sa grossière hache de silex, inaugura le machinisme moderne, nous pouvons aborder de front les retranchements des mystères, au lieu de nous borner à propitier rituellement des images. On s’est donné, sans doute, beaucoup de mal pour nous convaincre que nos sensations nous égarent. Cette défaillance originelle se rencontre souvent, en effet. Mais ne pouvons-nous faire choix entre les fictions révélées qui prétendent se soustraire à tout contrôle et des fautes d’observation que nous sommes en état de rectifier ? L’expérience peut fournir ses moyens de contrôle. La Divinité, jusqu’à ce jour, n’a pu en faire autant. Elle nous apporte, annonce-t-elle, une connaissance totale, mais sous la condition de ne pas la mettre à l’épreuve. N’était le secours des émotivités obtuses, le compte des théologies aurait été bientôt réglé.

Nous sommes ce que nous sommes, et c’est fort au delà de ce qu’aurait permis de croire l’obscure humilité des successions de phénomènes d’où nous avons jailli. Ballottés de l’inconnu à l’imaginaire et de l’imaginaire au connu, nous pouvons jeter l’ancre aux premiers rocs de la connaissance positive pour affronter, de là, les fortunes de notre destinée.

Étincelle des choses dans des ouragans d’obscurité, notre valeur est d’un renforcement de conscience ou le monde vient s’objectiver.

IV

LE DOUTE

En balance.

La « certitude » est cet état mental dans lequel nous jouissons pleinement de la sensation (plus ou moins justifiée) de « connaître » à la mesure de nos moyens. En contraste, le doute qui, toutes preuves balancées, nous laisse encore hésitants. Ces définitions paraissent toutes simples Elles ne vont pas sans d’assez graves embarras. C’est que le phénomène organique de la compréhension à ciel ouvert s’aggrave, dans les profondeurs de l’intelligence, d’un problème redoutable d’émotivités.

L’homme, en effet, ne peut être complètement lui-même que lorsqu’il se trouve en état d’estimer la valeur intrinsèque de sa connaissance pour contenir et régler les réactions émotives dans l’ordre de sa personnalité. Quant aux épreuves d’entendement où l’entraînent tour à tour l’expérience, mère d’inquiétudes et de quiétudes mêlées[41], et l’imagination trop prompte aux satisfactions d’apparences, il en peut induire une synthèse historique au fur et à mesure de ses évolutions.

S’il ne s’agissait que d’une comptabilité d’expériences, nous n’aurions besoin que d’une suite d’observations vérifiées pour extraire de l’ensemble, en tout désintéressement de nous-mêmes, la formule d’une hypothèse synthétique du Cosmos. Mais notre appareil enregistreur, sous l’influence des réactions émotives en lesquelles notre mentalité s’achève, voit les indications de l’empirisme, à tous moments, troublées. Ainsi, la connaissance d’observation se trouvera trop souvent débordée par le flot d’émotivités concomitantes qui envahit et submerge tout ce qui est d’impassible expérience — nous fournissant, parfois, des jugements insuffisamment assurés. Des sensations d’objectivité positive à peser, à ordonner, à agir dans une confusion de sensibilités surexcitées qui faussent les correspondances du monde objectif, impassible, et de notre subjectivité en proie aux angoisses de l’heure qui va s’achever. Phénomène d’autant plus propre à nous troubler que, par les glissements de la parole articulée, le langage de généralisation, d’abstraction, de métaphore, est toujours prêt aux défigurations de la pensée.

De quelles compositions d’inconnaissances, de méconnaissances, de connaissances, et d’interprétations émotives l’homme pensant de nos jours est-il donc fait, et comment en est-il arrivé à se voir, à se faire, tel qu’il est ? Quelle ressource, en cet embarras, d’un accueil secourable au doute dont les balances nous tentent d’oscillations sans arrêt ! L’émotion turbulente, prompte à tous mouvements de sincérité ou de feintes, emportera l’activité finale par des composantes de connaissance positive et d’imagination dont la monnaie n’a pas toujours le juste poids au trébuchet.

Doute de connaissance ou d’émotivité ?

Lorsqu’on nous parle du phénomène dubitatif qui, dans les sollicitations de la sensibilité, nous tient en suspens à mi-distance du Oui et du Non, il importe de distinguer. Doute de connaissance ou d’émotivité ? On s’est posé la question de savoir si la sorte de « certitude » fournie par l’appareil émotif ne vaut pas celle qui nous est apportée par l’organisme d’une connaissance expérimentale inductivement coordonnée. C’est une question d’école, cruellement douloureuse à Pascal, où toute la Sorbonne a pu se dilater. À vrai dire, le problème se pose surtout dans l’intimité secrète d’entendements qui se laissent plutôt influencer par le trouble des émotivités générales que par la qualité positive des conclusions inférées.

Les processus des deux opérations mentales sont d’ordre si différent que leur valeur intrinsèque en doit nécessairement être affectée. La connaissance d’observation est lente, laborieuse, perpétuellement en quête de toute épreuve contradictoire, tenue en échec, dans ses efforts de pénétration, aussi bien par les enchevêtrements des activités cosmiques que par les mouvements de notre sensibilité, d’autant plus digne d’inspirer confiance après vérifications, qu’elle laissera toujours la marge ouverte à tous contrôles de tous moments. Toute la probité d’une certitude relative, toute la part d’incertitude faite aux énigmes de l’inconnu, cela ne peut-il pas expliquer les oscillations naturelles du doute, qui frappe la connaissance humaine du sceau de ses propres relativités pour lui ouvrir le champ indéfini d’une grandeur en devenir, au delà des conditions passagères de la présente journée.

D’une autre procédure, les mouvements d’émotivités, spontanément jaillis des sensations de choses, font facile confiance aux interprétations imaginatives, par la loi de la moindre résistance, et s’emparent des directions de la vie humaine, sans s’inquiéter des comptes ultérieurs de l’observation. Plus de lenteurs, plus d’hésitations, plus de doutes : rien n’en peut subsister dans la triomphante énergie des affirmations, où se dépense d’un coup la somme des émotivités disponibles en réaction du heurt des activités cosmiques sur nos surfaces de sensibilité. Le doute ici serait un contresens, puisqu’il n’aurait où se prendre dans le champ de la positivité. Aussi triomphe-t-on de n’avoir pas à subir son épreuve. « La grande raison, nous dit le Père Canaye, est qu’il n’y a pas de raison. » Le doute que nous invoquons comme fondement de notre investigation, n’est donc, pour les « penseurs » de l’émotivité, que la forme la plus insinuante, et, partant, la plus dangereuse de la mortelle hérésie. Le coup de génie de Montaigne fut de le retourner contre ceux qui se vantent de l’ignorer. Le doute des philosophies antiques n’était rien qu’une position prise contre les fantaisies des mythes légendaires. La prise d’armes du « Que sais-je ? », en attendant les jours de l’observation positive, fut d’interroger innocemment au passage le cortège sans fin des questions mal posées.

Quelle que soit la place philosophique de l’émotion dans les cadres de la connaissance venue ou à venir, il faudra toujours lui reconnaître le mérite incomparable d’avoir magnifiquement suscité en nous des convictions capables de nous élever aux actes du don total de nous-mêmes en témoignage de ce que nous tenons pour la vérité. Voyez mourir les chrétiens du cirque, avec l’ultérieure contre-partie des « hérétiques » pieusement massacrés par la légitime descendance des martyrs, tandis que l’expérience positive, avec ses interprétations légitimes, produira plus aisément, dans les foules, une quiétude d’acceptation sereine qu’un acte d’héroïsme pour l’appuyer. Cependant, sous l’action complémentaire de la plus haute émotivité, l’élite des martyrs de la connaissance positive aura péri dans les tortures sous la main de l’Église, comme pour attester que la science, à son tour, peut susciter des sacrifices de désintéressement supérieur, avec cet avantage de n’avoir jamais livré ni un homme, ni même un livre, à la main du bourreau.

C’est que nous évoluons. En attendant le soutien de l’expérience, l’imagination primitive s’est donné pleine carrière dans tous les domaines, au delà de nos relativités. Cependant, l’observation laborieuse a jalonné ses premiers repères, non sans une dépense d’émotions superficielles ou profondes à base de positivité. Libre course au clocher dans les carrières de l’inconnu. Vanité des formules de verbalisme hors des solides fondements de l’expérience vérifiée. Parce que toujours révisable, la connaissance ne cesse de nous offrir, en tous temps, le point d’appui nécessaire pour les plus beaux développements de la vie. Si cette plate-forme de positivité s’élargit par l’évolution de la connaissance, plus étendu, plus grand, plus fécond en heureuses initiatives, sera notre champ d’envolées. Observer pour agir. Imaginer, s’émouvoir, pour devancer la connaissance dans les voies de l’idéal, pour espérer, pour vivre au plus haut de nos rêves : cela vous paraît-il à dédaigner ?

Donc, l’homme, activé d’émotions successivement élargies, pourra suivre l’élan de toutes ses puissances pour entreprendre au delà de lui-même et en réaliser quelque chose dans la droiture de ses moyens. Donc l’évolution des sociétés humaines, partagée entre les activités du développement organique et les inconscientes résistances d’un atavisme obstiné, connaîtra le secours décisif des émotivités d’idéalisme, hélas ! combattues par qui départagera les deux tendances contraires pour en composer une moyenne d’évolution héréditaire en direction d’un accroissement humain ? L’expérience prononcera, pour des temps de passages. Cependant, les mouvements liés de notre évolution progressive nous enseignent chaque jour qu’il est une marge éventuelle de doute, imposée par la relativité de nos connaissances positives aux formules ingénument absolues de l’imagination.

Doute philosophique.

« Qu’est-ce que la vérité ? » Quand cette question fut délibérément posée par Pilate à jésus, qui s’en disait porteur, l’Évangéliste ne dit pas que celui-ci ait tenté de faire une réponse. Jamais plus belle occasion d’une parole retentissante ne fut plus fâcheusement perdue[42]. Les mots vérité et erreur sont d’abstraction nécessaire pour les généralisations de la connaissance. Il faudrait seulement que nous puissions nous rendre compte de la valeur conventionnelle qui s’attache à ces figurations d’absolu où nous ne pouvons réaliser que des constructions de relativités. C’est pour nos chances de méprises en ce domaine, sous le couvert des plus grands mots, que tant de sang a été versé.

Non que des esprits supérieurs n’aient eu conscience de la vanité de nos affirmations dogmatiques. Mais comment aborder le problème en des temps où la formule même d’une autre interprétation ne pouvait se présenter aux contrôles d’une expérience indéterminée ? La première ressource des intelligences inquiètes fut, naturellement, d’une affirmation moins caractérisée. Une moindre certitude avait humainement fait place à la primitive « connaissance absolue », incompatible avec nos relativités organiques. Un doute d’imagination, ou d’observation, commençait de se faire jour. Ce fut une évolution décisive de comprendre qu’on pouvait méconnaître ou même ignorer. Plus d’un, encore aujourd’hui, en demeure confondu. On n’en alla pas moins jusqu’à brûler le douteur tout vif, pour venir à bout de sa détestable hérésie. Hélas ! Cela même fut insuffisant. Le « mal » venait du fond même de la nature humaine. Il s’aggrava démesurément. Les plus beaux hymnes du Rig-Veda s’achevaient en de redoutables interrogations. Par un syncrétisme d’innocence qui devint plus tard quelque chose comme un raffinement d’ironie, on n’avait pas plus tôt chanté le Dieu qu’on lui demandait compte de lui-même en des termes qui le laissaient sans réponse. De pareils sentiments n’avaient pu se faire jour jusque dans les invocations cultuelles, sans s’être préalablement frayé leur voie au travers des méditations.

En des formes multiples diversement répandues dans les écoles philosophiques de l’antiquité, s’accomplit la migration du doute aryen jusqu’aux creusets de l’Hellénisme où s’épurèrent les hautes pensées qui nous tiennent encore en suspens. On était allé si loin dans l’audace des affirmations intempérées que bientôt des échelles de croyances parurent s’installer. L’Asie ni la Grèce, pas plus que la Rome antique même, n’ont connu la foi au sens implacable où le christianisme a pu provisoirement l’imposer. Crois ou meurs furent les deux branches de son dilemme. Par bonheur, il ne dispose plus que des chaudières de l’autre monde depuis que le doute, solidement établi, l’a contraint de renoncer aux flammes d’ici-bas.

En présence du « dogme », cependant, le doute n’en demeure pas moins l’hérésie par excellence, puisque c’est différer : vouloir comprendre, au lieu d’accepter, les yeux clos, des formules qui ne se peuvent vérifier. Doctriner la thèse sacerdotale, n’est-ce pas suggérer l’antithèse, pousser l’aventure des oscillations de la connaissance jusqu’aux criminelles allégations d’un système indépendant de penser ?

Face à face avec l’observation, le doute est ainsi devenu l’agent primordial, l’agent nécessaire de toute compréhension. C’est bien le doute, en effet, qui éveille en nous le besoin de connaître, c’est-à-dire de nous assimiler, de faire nôtre ce que nous pouvons saisir de l’objectivité des choses, dans les relations sensorielles de notre subjectivité. C’est bien le doute qui nous harcèle, à toute heure, de ses interprétations vacillantes dont notre inquiétude de l’univers ne verra jamais la fin. C’est bien le doute qui, dans toutes les rencontres de l’homme avec le monde, nous anime au scrupule de chercher toujours l’éventuel manquement de toute affirmation d’expérience, dans l’espoir, toujours renaissant, de précisions mieux assurées. N’est-ce pas encore par l’interrogation du doute, représentant les sollicitations de l’inconnu au travers des connaissances relatives, que la connaissance elle-même ne sera pas sans nous laisser la sensation d’un élément dubitatif en liaison de coordinations provisoirement tenues pour fixées. La meilleure preuve de la méconnaissance est qu’on nous interdise d’en douter.

Et puisque le doute s’en prend avec audace aux interprétations sensorielles, qui, dûment vérifiées, réalisent ce que nous pouvons connaître directement du monde et de nous-mêmes, puisqu’il ne nous laisse point de relâche dans le labeur sans fin de la connaissance toujours accrue, toujours renouvelée, comment concevrait-on qu’il ne demandât point leurs titres aux dogmes apportant, pour toute preuve, le refus d’un débat ? Aussi la procédure dubitative entretenue par les travaux des chercheurs, est-elle canoniquement honnie de tous les dogmatiques qui sont d’intuition, de Révélation, et se gardent de tous contacts avec les relations d’expérience. Je ne dis rien des fantaisies du sceptique professionnel qui s’amuse à douter de son doute, dans la crainte d’une rencontre de positivité.

En dépit de l’astucieux effort des esprits apeurés pour dénaturer le doute, en le faisant glisser, comme Montaigne, aux pentes d’une simple commodité de négation déguisée, il demeure la source vive des plus hautes activités mentales de l’espèce humaine. Hors des raffinements du douter, l’animal ne peut guère que passer d’une sensation à l’autre, pour en tirer profit s’il peut les lier, ou les laisser tomber en rebut si elles échappent aux procédures incertaines de son observation. Quiconque a vu le chien rectifiant ses voies, à la poursuite de son gibier, interrogeant tour à tour la feuille, le bois, la pierre, et reprenant, par une série de déductions, la piste perdue, reconnaîtra les œuvres du doute dans les passages de la pensée à l’action. D’attentives observations classeront définitivement le doute parmi les opérations élémentaires de l’entendement en évolution dans la série pensante. À sa juste place au cours des opérations de l’intelligence, le doute philosophique n’est et ne peut être qu’une sur-épreuve de probité. Légitimement contenu dans le juste rôle de l’aiguille indicatrice des oscillations de la connaissance, il nous apporte un puissant régulateur de pensée. Qui l’invoque est secouru par le moyen de recherches nouvelles. Qui le répudie avoue sa crainte d’être détrompé.

Je considère seulement ici le doute investigateur, — pierre de touche de la connaissance — dont le mérite est de toutes les réactions de contrôle que l’enquête peut susciter, et non pas un doute métaphysiquement doctriné à mi-distance de l’affirmation et de la négation. Loin d’une telle proclamation d’impuissance, le doute philosophique s’attache à déblayer tout problème humain des traces d’incertitude qui, d’ailleurs, ne seront jamais complètement anéanties, en raison de la relativité de nos moyens. Qu’importe, s’il n’y a ni premier, ni dernier mot des choses, en dépit de la Révélation ! C’est assez que le doute intervienne dans la recherche des approximations de connaissance par des déterminations de tangentes constituant les cadres de notre compréhension.

Le conflit.

Notre christianisme dont l’initiale propagande fut d’émotivités plutôt que de dogme, ne s’embarrassa, pas plus que son prophète, d’aucune théorie. Quand survinrent les conciles pour construire la doctrine, la revendication chrétienne de la liberté des croyances céda soudainement aux décrets d’une autorité infaillible[43], et le doute, maudit en conséquence, reprit la suite de ses oppositions aux présomptueux décrets, sans étai d’expérience, qui ne pouvaient répondre que par les flammes éternelles, après l’excommunication suivie du dogmatique bûcher. Ainsi, le doute, désormais fauteur d’hérésie, fut-il proclamé diabolique, canoniquement personnifié par l’archange déchu, puisque le sort des créations divines fut de tromper l’attente de l’infaillible Créateur. Le « doute philosophique » de l’Asie expirait dans les chambres de torture de la « Sainte Inquisition ». Mais comme il n’était point de décret des « Pères » pour changer les conditions de l’esprit humain, le doute, fécond en diableries, se fit ermite avec Rabelais et Montaigne pour détourner de nous les supplices sans fin devenus la loi suprême du Dieu d’amour.

Prendre position à mi-chemin de l’expérience et de la Révélation, pour osciller savamment de l’un à l’autre thème, devint une gymnastique d’intelligence recommandée comme le signe d’une puissance humaine d’arbitrage intellectuel. Dire : « Je doute » devint même, à bon compte, le facile équivalent d’un certificat de pensée. Sans délinéations précises, le mot exprime en même temps la recherche et l’insuffisance des moyens, ce qui explique toutes réserves, de style ou de fond, puisque notre connaissance n’est que d’approximation. Par de telles procédures, on trouvait surtout l’avantage de ne mécontenter totalement personne, et de satisfaire, même, à peu près tout le monde en se donnant pour tâche de faire la part de toutes contradictions. Le sacerdoce de la « Révélation » voyait ainsi reconnaître sa décisive suprématie par les réserves de pure forme dont il pouvait se contenter. Succès du pour et du contre momentanément assuré, puisque le savant lui-même ne demandait le plus souvent qu’à se mettre en règle avec les puissances dogmatiques par des formules d’adhésion banale servant de laissez-passer à tous labeurs d’observation. Le malheureux Lamarck lui-même ne s’en est pas fait faute, sans avoir jamais pu réussir à vaincre sa cruelle destinée.

Le jour est enfin venu où, sans les instruments de conviction du tourmenteur, les hommes de la science positive ont pu faire de décisives conquêtes sur l’absolutisme des oligarchies dogmatiques, pour la libération mentale de l’humanité. Combien ont douloureusement vécu les plus cruelles, les plus nobles pages de l’histoire ! Combien ont donné le plus beau de leur vie sans autre récompense que d’avoir bien fait ! Redoutés de la foule pour leurs « sortilèges », et des maîtres du monde qu’ils inquiétaient dans leurs murailles, maudits et livrés au supplice pour avoir cherché au delà des rites du sacerdoce, ils ont tout sacrifié à l’espérance du mieux comprendre et du mieux faire, au risque d’expier l’enivrement de leur glorieux effort dans les geôles de tortures ou sur les échafauds.

Vous êtes-vous arrêté, dans notre Louvre, à la muette épopée des « philosophes » de Rembrandt ? Un antre d’obscurité symbolique, troué d’une flèche de soleil irradiant d’effluves dorées l’éclat de visages placidement résolus, tout en joies d’héroïsme dans une paix de sérénité. Des griffes de lumières s’accrochent aux spirales d’une échelle de Jacob qui monte vers le ciel pour y chercher le secret des choses, tandis que sous la voûte, dans les combats du jour et de la nuit, émergent les ardeurs vivantes des drames de la pensée. Celui-ci, soudainement raidi par les difficultés du livre. Celui-là, tout au vol de l’idée, tout à la triomphante émotion de la connaissance prochaine. L’un et l’autre étrangers au dehors, auréolés d’une splendeur d’idéal, oubliant que là-bas de saintes gens, doux envers qui se plie à leurs méconnaissances, préparent pieusement des bûchers. Les plus grands moments de l’homme au plus haut de lui-même, fixés magnifiquement par la sublime audace du génie. Dites-vous bien qu’il y a quelque chose de cette indicible noblesse en chacun de nous, et qu’il appartient aux hommes sans peur de l’en dégager.

Nous sommes tous dans la dépendance plus ou moins étroite des milieux sociaux, qui sont de défaillances mutuellement étayées plutôt que d’énergies désintéressées. En tous lieux, à toute heure, il peut être dangereux de parler trop clairement. Aussi trouve-t-on plus profitable de se mettre en règle avec le monde par les moyens termes d’un doute d’élégance intellectuelle — d’autant plus acceptable que ceux qu’il prétend désarmer ne se font pas faute de pratiquer mêmes feintes à l’égard d’autrui. Par chance, ce déguisement du doute philosophique, dont l’objet initial fut de prolonger la suprématie du dogme par l’équivoque, en est venu, sous le couvert d’un verbalisme d’orthodoxie, non seulement à préparer (avec Montaigne), la place aux connaissances d’observation, mais encore à substituer d’une façon décisive, aux balbutiements de la « Révélation », des vues d’une synthèse expérimentale dont nul ne pourra plus se détacher.

Sous l’aiguillon.

C’est grâce à l’arme à deux tranchants de ce doute conventionnel que la Renaissance, opposant aux dogmes de l’Église la tolérance païenne de penser, put, avant la constitution de la science moderne, barrer la route à l’absolutisme cultuel, au nom de l’hellénisme porteur d’une philosophie de l’humanité. Les noms de Rabelais, de Montaigne, de Descartes, de Pascal, de Voltaire, jalonnent puissamment chez nous le cours de cette histoire. Ils marquent des moments de l’évolution du doute, dans les mouvements de la pensée où se révèlent toutes les puissances de l’homme en effort de connaître par toutes formes d’interprétations vérifiées.

Voltaire nous apparaît comme un puissant railleur de comédie qui renverse les temples de son Dieu pour l’amusement de lui en élever un de sa façon. Qu’il croie ou non, cela n’a pas plus d’intérêt pour nous que pour lui-même. Point de doute cruel qui le hante. Les raisonnements à deux fins de Montaigne, le rire dévergondé de Rabelais, la sèche tension de Descartes, les tortures de Pascal lui sont étrangers. Il raconte. Montaigne aussi raconte, mais moins pour raconter que pour suggérer à autrui, et peut-être à lui-même, des conclusions qui le font obscurément tressaillir plus qu’il ne consentirait à l’avouer.

Montaigne est un pêcheur de propositions qui ne garantit pas sa pêche, et se gausse, faute d’oser davantage, de lui-même et de son client. On voit assez qu’il ne lui en coûte rien de se mettre verbalement en règle avec l’Église, maîtresse de la journée. Mais, sans disposer des balances divines, qui donc voudrait se contenter d’une parole dont le métal ne rend pas le son décisif qui, plus tard, déterminera l’action ? Le principal de sa pensée, l’incomparable écrivain le laisse transparaître sans même feindre de s’en soucier. S’il s’est proposé quelque chose au delà (ce qui n’est pas certain), il en laisse le soin, pour l’avenir, à qui voudra. Peu lui en chaut l’événement. Le doute, ainsi manié, ne peut pas être une école d’activité morale. Il est surtout un art ingénieux, une facilité. Une facilité pour l’artiste qui pourra tout dire grâce aux ressources de son procédé, une facilité pour ses lecteurs qui pourront, à leur choix, s’y reconnaître ou s’y tromper, ou même feindre de s’y tromper. C’est de là qu’est venu le grand succès du Gascon supérieur qui ne compromet ni lui-même, ni ceux qui le fréquentent, parce que les sacro-saintes convenances théologiques ont été verbalement sauvegardées.

Pour tout dire, la diffusion générale de l’œuvre s’en est trouvée, pour de longs temps, plus fortement assurée. On a lu avec avidité, on a goûté avec délices le divin poison qui fait douter de tout, sans rien compromettre des formes à sauver. De quelle ardeur Pascal lui-même — qui est tout l’opposé de Montaigne, et le juge sévèrement, bien qu’en ayant beaucoup profité — s’y est-il, corps et âme, arrêté dans l’angoisse du problème où le Judéo-Gascon s’amusait. Ainsi, rencontrons-nous le nom de Montaigne dans le Dictionnaire des Athées, tandis que d’authentiques croyants lui font une place d’honneur parmi les apologistes de leur foi. Précieux effet de l’ambiguïté du discours dans un mouvant équilibre d’insinuations à toutes fins. Douter de tout, ou tout croire, sont deux opérations intellectuelles procédant d’une même forme d’émotivité.

L’Église fut indulgente à l’homme qui écrivait : « C’est mettre ses conjectures à un très liant prix que d’en faire cuire an homme tout vif ». Elle pardonna à ce fils d’Israël de ricaner aux bourreaux, et même, en un cas difficile, s’en rapporta à lui-même du soin de remplacer, dans ses œuvres, le mot de « fortune » par celui de « Providence », parce qu’il déclara d’abord se soumettre totalement. S’il ne s’était pas dit, à tout propos, fils soumis de l’Église, peut-être n’eût-on pas douté de son orthodoxie. Qu’importe : Rome pouvait lui faire confiance. En des temps de guerres religieuses, il n’eut jamais rien d’un homme d’action. Le « seigneur de Montaigne » quittant son nom de famille, qui trahissait l’origine judaïque, pour travestir en figure « d’ancêtre » son grand-père, authentique marchand de toutes denrées, laisse voir des mouvements qui ne sont pas de philosophie. Maire de Bordeaux, fuir sa ville désolée par la peste[44], demeure un fâcheux trait de biographie dont les Essais ne disent rien. Aucun doute sur les exigences du devoir ne put alors prévaloir sur les timidités de son courage. Suffit-il donc de s’embusquer aux carrefours de la pensée pour lancer des flèches acérées à la fortune des rencontres[45] ? Ce n’est point ainsi que Rabelais conçut sa vie de combativité.

On ne pourrait rattacher l’œuvre de Rabelais à une monographie du doute que par voie de contraste, car s’il fût jamais pages où retentit, au-dessus des tumultes humains, la clameur des virilités de la connaissance, ce furent certainement celles-là. La pensée capitale n’est rien de moins que d’une complète révolution mentale. Et laquelle ? La subversion totale de l’ordre institué sous la main de l’Église implacable. L’avènement d’un monde nouveau de liberté. Sans doute avait-il fallu d’héroïques douleurs pour préparer les voies. Montaigne montre assez, par l’art suprême d’un doute de convention, combien nous étions encore loin des entreprises de la connaissance positive. Rabelais, lui, ne prend pas le temps de douter. Le bûcher n’est pas loin. Il en sentit le vent d’assez près, puisqu’il fallut le roi pour le sauver. Mais le grand moine ne doute ni de lui-même ni des futures destinées de la connaissance humaine. Il pense, il sait, il veut, il va, s’escrimant d’estoc et de taille, à la façon de frère Jean, et faisant voir à Montaigne lui-même que la hardiesse est un plus sûr conseiller que la peur. Quand l’homme des Essais fit son entrée dans la carrière, le champ de bataille, pour une grande part, se trouvait déjà déblayé.

Incapable de feindre le doute, dans sa puissante sécurité du connaître, Alcofribas, pour toute précaution, eut recours à l’allégorie. Seulement, il fit l’allégorie si claire qu’aucune bonne ou mauvaise foi ne pouvait s’y tromper. Grâce à quoi la critique formidable dans l’énorme raillerie de toutes les méconnaissances, put se risquer jusqu’à la construction méthodique de connaissances où devait se développer l’éducation d’expérience du jeune Gargantua. À cet excès d’audace, Montaigne ne sut opposer que l’ironie de son sourire. Il n’est pas inutile de rapprocher les deux leçons.

Au doute des Essais allait maintenant se joindre le doute de Descartes, comme celui de Pascal, pour en tirer pensées et émotions fort éloignées de Rabelais. De la hardiesse de son soc, le bon Tourangeau avait ouvert l’avenue ou pouvaient se construire des synthèses de généralisations sur la table rase nécessaire à l’établissement de la connaissance positive. Rien de moins que d’enlever à l’Inconnu la direction de nos propres affaires ! La faillite des Dieux ! Prendre, nous-mêmes, en main, la fortune de nos destinées. La victoire de l’homme, en possession de lui-même, dans le monde des sensations vécues, pour achever, de son effort d’évolution personnelle, la part d’évolution universelle qui lui est échue.

À Descartes, mathématicien hors des voies de l’évolution organique, la gloire d’avoir inauguré les champs de l’investigation moderne en cherchant une conception rationnelle de l’homme et du monde dans les données de l’expérience et de l’induction. La pensée fut très haute et très belle, demandant le courage de rompre avec toutes les conventions mentales du passé. Et parce que le contrôle expérimental faisait encore défaut, la périlleuse entreprise, en ce temps, devait plutôt inaugurer des espérances que les réaliser.

Cependant, l’esprit cartésien, tout à l’absolu de sa mathématique, demeurait confiné loin encore des directions de la positivité. Je ne dirai rien des fameux « tourbillons » qui, sous des aspects nouveaux, se sont rappelés naguère à l’attention du monde savant. Quand on demande « matière et mouvement » pour construire le monde, on pose les questions plutôt qu’on ne les résout, puisque personne n’a jamais vu matière sans mouvement, ni mouvement sans matière, pour ne rien dire de la fameuse « chiquenaude » qui, à l’origine du mouvement, place l’immobilité.

La méprise initiale de Descartes fut de prendre parti contre lui-même, au sortir du doute philosophique, en commençant son étude de l’univers par le phénomène de l’homme qui en est issu, tandis qu’il en doit découler par voie de coordinations. De cette fatale méprise, le malheureux « Je pense, donc je suis »[46], où nos écoliers peinent encore en vue de sorbonnifiques examens. Pascal nous dit que le texte formel s’en rencontre pour la première fois dans saint Augustin, de quoi personne d’abord ne vit matière à émerveillement. D’un Père de l’Église, cela ne peut surprendre. Du rationaliste qui entreprend de révolutionner la philosophie, le cas est fort différent.

En vérité, trouver le courage d’écarter l’idée préconçue pour ne s’arrêter qu’à l’évidence d’observation, c’était fonder la connaissance positive, en ruinant l’autorité du dogme prétendu souverain. Mais prendre le Moi pour fondement de la reconstruction cherchée, ce Moi dont la connaissance suppose la connaissance préalable du monde qui l’a produit, ce Moi d’ignorance première, initiateur de la méconnaissance des choses, ce Moi d’incompréhension originelle, de qui nous tenons des siècles d’attentats à la liberté d’observer, de juger, de penser, toujours en compte avec le bourreau, quelle déroute de l’entreprise aux premiers pas du libre examen !

La cause de cette radicale méprise n’est pas difficile à reconnaître. C’est assez d’interroger le philosophe lui-même au moment où il nous expose les principes de « morale » sur lesquels il se fonde pour rebâtir son logis après le déblaiement des décombres. « Mon premier principe, écrit-il, est d’obéir[47] aux lois et aux coutumes de mon pays, retenant constamment la religion en laquelle Dieu m’a fait la grâce d’être instruit dès mon enfance, et me gouvernant en toute chose suivant les opinions les plus modérées, etc… Après m’être ainsi assuré de ces maximes et les avoir mises à part avec les vérités de la foi qui ont toujours été les premières en ma créance, je jugeai que, pour tout le reste de mes opinions, je pouvais librement entreprendre de m’en défaire. »

Ainsi Descartes, voulant douter de tout, commence par mettre hors de cause les vérités de la foi[48], avec les lois et coutumes qui leur servaient de commentaires empiriques, punissant de tortures et de mort cette liberté d’examen que son propos précisément était de doctriner. Du premier coup se trouvait ainsi ruinée, avant que d’apparaître, l’éventuelle construction d’une positivité sans fondements. Comme on ne pouvait pas faire sortir Dieu de l’observation directe du monde, source de la connaissance positive, il n’y avait qu’à interroger le Moi décevant, création et créateur de métaphysiques fumées, dont l’emploi ingénu était de construire l’univers éternel à la mesure d’un état d’entendement passager.

Or, cette loi et ses coutumes, expressément réservées par Descartes, venaient de faire étrangler Vanini, après qu’il eut subi l’arrachement de la langue par les tenailles du bourreau sur la grand’place de Toulouse[49]. Voilà des œuvres de ce Dieu, de ce Roi devant qui le doute de Descartes s’arrêtait effondré. Le soldat philosophe, dans son « poêle », avait lieu de songer. N’en vint-il pas à essayer de donner le change sur son adhésion au système de Copernic[50]. La leçon du procès de Galilée n’avait point été perdue. Descartes préférait abjurer d’avance. « Je nie, dit-il, le mouvement de la terre » avec plus de soin que Copernic, et plus de vérité que Tycho. Si nous semblons attribuer quelque mouvement à la terre, il faudra penser que c’est en parlant autrement… Je n’assure ici aucune chose et je soumets toutes mes opinions au jugement des plus sages et à l’autorité de l’Église… » Moyennant quoi, un bon pasteur protestant, ministre de l’université d’Utrecht, prit la peine d’expliquer que « le cartésianisme conduit au scepticisme, à l’athéisme, à la frénésie », et la théologique Sorbonne interdit Descartes dans tout le royaume. Tout cela n’est-il pas d’un assez bel enseignement ? Quelle entreprise est-ce donc d’obtenir de l’homme pensant qu’il en vienne à l’audace de parler sa pensée ?

Pascal est un croyant, l’un des plus beaux croyants qui aient été. Il a voulu fonder sa foi sur son intelligence. Il la fonde, avant tout, sur les ressauts de son émotivité. Le malheur est que sa mentalité de mathématicien exige une démonstration en règle dont, en grand sensitif, il excelle à se passer. À qui, à quoi faire confiance ? À la sensation du Dieu qu’il trouve directement en lui, ou à l’épreuve d’un raisonnement qui s’achève par la poignante recommandation de « s’abêtir » — le plus cruel aveu.

La lutte s’engage au plus profond du croyant, du penseur, et jusqu’à son dernier souffle l’homme s’en trouvera cruellement déchiré. Toute sa vie sera des convulsions de sa chair endolorie dans les combats de la foi, du doute et de la raison. Jamais il ne s’avouera à lui-même qu’il doute. Le doute, en soi, lui paraît une suprême injure à l’être, à la vie, au sentiment qui s’impose. Et sa vive douleur est de se demander si sa propre croyance est d’émotivité ou de logique élémentaire. Notre sentiment, sans autre étai que de lui-même, est-il ou n’est-il pas une pierre d’épreuve aussi sûre que notre raison raisonnante avec ses appareils de démonstration ? Et si le penseur trouve la raison à ce point insuffisante, qu’il en vienne à nous conseiller de nous abêtir, c’est-à-dire de la laisser là, que lui restera-t-il sinon de faire aveuglément confiance au sentiment dont la puissance vient hélas ! de ce qu’il se passe de démonstration. Combien nous voilà près d’une équivalence d’effondrement ! Tout cela en vue d’un bonheur ou d’un malheur éternels au premier rang de nos préoccupations.

Il se comprend trop bien que Pascal, mathématicien, mais émotif par excellence, s’affole à l’idée (même s’il n’a pas besoin qu’on lui démontre) de ne pouvoir rationnellement démontrer. C’est alors qu’il se réfugie dans le fameux argument du pari qui n’est qu’une manière de sauver les chances de l’indémontrable dans la faillite du rêve mise au compte de la raison.

On a tout écrit du pari de Pascal pour en dénaturer le sens. Jamais, pourtant, le puissant écrivain ne fut si clair ni si hardi. Il a dit, et très bien dit, ce qu’il voulait dire : rien de moins, rien de plus. M. Brunschwigg, savant commentateur, a pris la peine de nous expliquer que lorsque le penseur nous recommande de nous « abêtir », il nous demande « le sacrifice d’une raison artificielle faussement érigée en faculté de vérité absolue… qui n’est, en définitive, qu’une somme de préjugés ». Non, le pari pour ou contre Dieu ne peut, à aucun moment, suggérer ces trop subtiles tentatives d’atténuations. Jamais trahison de traducteur n’aura trouvé plus beau modèle. Si Pascal avait voulu exprimer la pensée que lui impute M. Brunschwigg, il était de taille à le faire. Il a employé le mot propre. C’est la raison raisonnante qui lui fait obstacle. Il n’a cessé de l’humilier, de la proscrire et conclut droitement que nous devons nous en passer au risque de nous « abêtir ». Qu’on ne lui enlève donc pas le bénéfice de sa témérité.

On nous dit que la suggestion du pari est peut-être venue du chevalier de Méré évoquant, dans une lettre à Pascal, l’idée d’un calcul des probabilités. Il se peut. Rien d’ailleurs ne serait plus conforme à l’esprit mathématicien. « Pesons le gain et la perte, en prenant croix que Dieu est. Estimons ces deux cas : si vous gagnez, vous gagnez tout ; si vous perdez, vous ne perdez rien. Gagez donc qu’il est, sans hésiter. » Ces paroles sont authentiquement consignées. On n’a pas plus le droit de les reprendre que de les dénaturer.

Comment induire de ce texte la somme approximative de doute qui put se maintenir, à son insu peut-être, dans l’esprit de l’auteur ? Je ne l’essaierai point. Le génie de Pascal fut d’une méthode mathématiquement rigoureuse, en même temps qu’une rare puissance d’analyse le portait aux décompositions des problèmes. Point de paresse d’esprit, ni d’imagination défaillante pour l’arrêter en chemin. Que faire quand deux solutions s’opposent, et que le choix, comme il le répète si souvent, « ne peut être évité ? » La preuve que nous offre ce sentiment serait-elle qu’il ne demande point de preuve ? Notre penseur consentirait peut-être d’en rester là. Mais le même homme est un savant qui se répand en expériences de physique, lesquelles n’ont de sens que par la contre-épreuve. Où s’arrêtera la loi de la preuve, et comment ?

Le même penseur peut-il librement exiger ou non, la confirmation d’expérience selon l’état mouvant de sa sensibilité ? Ou, peut-il essayer de sortir d’embarras par des raisonnements ? Pascal, à cet égard, ne fera ni mieux, ni plus mal que tout autre. Mais il voudrait pouvoir aussi topiquement raisonner à la satisfaction d’autrui qu’à la sienne propre, et s’il ose répudier la raison, qu’il juge périlleuse, combien d’autres feront appel à ce chanceux recours ! Pascal, avant tout, voulait croire, et l’absence de preuves l’embarrassait moins que l’idée d’une preuve rigoureuse à fournir. Pouvait-il donc éviter qu’une inquiétude persistante ne lui laissât, au plus profond d’une sensibilité maladive, un trouble douloureux dont rien ne put l’affranchir ?

Pitoyable victime d’une absolue probité de conscience, ballottée du « miracle » de la Sainte-Épine aux amulettes mystiques, au cilice qui déchirait sa chair, des crises d’indicibles tourments marquèrent cruellement la fin d’un des plus grands esprits qui aient vécu. On discutera longtemps sur la leçon. J’ai dit ce que je croyais voir en tout désintéressement de pensée. Croire émotivement et douter intellectuellement à la fois, ne fût-ce qu’en des parties d’un doute à peine saisissable, sont d’une grandiose mais redoutable tragédie. Convulsé de scrupules, Pascal n’a point laissé d’ultimes confidences. Sut-il même jamais s’il avait un secret ?

Dans tous les cas, son doute fut d’une qualité si subtile qu’on n’y découvre rien d’une procédure d’école. L’homme sentait trop vivement pour s’interroger librement tout au fond. Le doute philosophique, de phénomène à phénomène, est ici hors de cause. Pascal le manie aussi bien et mieux que quiconque. Il s’agit plutôt là d’un doute inexprimé, inexprimable, mais senti tout aigu, jailli d’émotivités cruelles, aux contacts simultanés de l’expérience et de la foi. Si je me vois tenu d’en prendre note, c’est que Pascal est une personnalité qui s’impose, et aussi parce que je ne serais pas surpris que ces mêmes sensations d’obsédantes discordances fussent encore le cas de consciences silencieuses auxquelles il n’est pas donné de s’analyser de trop près, encore moins de s’élever jusqu’aux tortures du génie.

  1. Le télescope ne nous offre que des images d’astres. Cela ne suffit-il pas pour en inférer les réalités de leur existence et de leurs mouvements ?
  2. Le mot de représentation serait plus exact, car il peut s’appliquer aux réactions de tous les sens. Je maintiens le mot image, parce qu’il se rencontre dans les ouvrages sur la matière, et que la compréhension s’en trouve simplifiée. La phénoménologie doit être nécessairement de même ordre pour toutes les sensations dérivées des ondes vibratoires.
  3. Le mot est impropre. C’est lumière invisible qu’il faudrait dire.
  4. Quand un pendule (escarpolette, cloche, etc.) est écarté de l’équilibre et abandonné à lui-même, il oscille avec un rythme qui est le même, quel que soit l’écart. Par exemple, il « bat la seconde » aussi bien pour de faibles oscillations que pour de fortes. Cette même loi se retrouve en un grand nombre de systèmes de genres très différents : par exemple pour l’oscillation de l’électricité dans un conducteur donné.

    Soit donc un objet capable d’un rythme fixé — disons une cloche — ayant, par exemple, le rythme d’une seconde. Le sonneur donne une impulsion : la cloche s’ébranle — très peu — mais déjà oscille, presque inappréciablement, avec le rythme d’une seconde. Si le sonneur donne au hasard une deuxième

    impulsion, l’effet de cette impulsion ne s’ajoute pas en général à l’effet de la première. Après une suite d’impulsions données au hasard, le mouvement reste très faible. Mais si le sonneur donne la deuxième impulsion juste au moment où la cloche repasse, et dans le sens voulu par sa position initiale, l’effet de la deuxième impulsion, au lieu de contrarier celui de la première, s’y ajoute et l’amplitude va être doublée.

    De même la troisième impulsion pourra ajouter son effet, et ainsi de suite, à la condition que le sonneur ait exactement le rythme propre de la cloche. Alors, il y a résonnance, et le mouvement de la cloche va croissant, jusqu’à ce que les frottements imposent une limite à l’amplitude.

    La théorie est la même pour toute résonnance, pour les oscillations électriques par exemple. La photographie ne serait que la fixation d’un phénomène de résonnance visuelle. (Note bienveillamment communiquée par un éminent physicien.)

  5. À rapprocher de cette remarque l’emploi du mot connaître dans la Bible pour exprimer l’union, la fusion complète des deux sexes. L’amour est, en effet, un phénomène de résonnance, une identification d’organismes.
  6. Sans s’arrêter aux longueurs d’onde, il suffit de rappeler que la vitesse de propagation de l’onde sonore, pure vibration mécanique, est de 340 mètres à la seconde, tandis que la vitesse de propagation de l’onde lumineuse (d’origine électro-magnétique) est de 300 000 kilomètres à la seconde. La lumière se propage dans « le vide », ce que ne fait pas le son. Le « vide » étant théoriquement « rempli » d’un on ne sait quoi impondérable et élastique que nous dénommons éther, la lumière est le produit de ses vibrations périodiques, et les compositions des différents phénomènes vibratoires font que la rencontre de deux phénomènes lumineux peut donner de l’obscurité.
  7. C’est ce qui a permis à Herbert Spencer de se mettre en règle avec l’orthodoxie anglaise, en plaçant au-dessus de l’observation positive la réserve d’une Puissance inconnue dont le sacerdoce peut faire son domaine intangible.
  8. On peut supposer, même dans l’inorganique, toutes nuances de réceptivité physico-chimiques qui échapperaient aux grossières mesures de nos sensations organiques.
  9. Voyez plutôt Descartes lui-même entreprenant de raisonner le monde, et excluant d’abord Dieu et le Roi du cercle de ses « raisonnements ».
  10. Voyez les « catégories » d’Aristote.
  11. L’Imagination créatrice.
  12. Pour préciser, M. Th. Ribot nous annonce qu’il va « rechercher les conditions fondamentales de l’imagination créatrice, et montrer qu’elle a son origine et sa source principale dans la tendance naturelle des images à s’objectiver — plus simplement dans les éléments moteurs inhérents à l’image — puis de la suivre dans son développement, sous la multiplicité de ses formes, quelles qu’elles soient. » Tout cela me paraît assez loin de l’idée primitive de création.
  13. « La métaphysique commence où finit chaque science particulière. Or, celles-ci ont pour limites des théories, des hypothèses. Ces hypothèses deviennent la matière de la métaphysique, qui, par suite, est une hypothèse bâtie sur des hypothèses, une conjecture greffée sur des conjectures, une œuvre d’imagination superposée à des œuvres d’imagination. » (Th. Ribot, l’Imagination créatrice.) On voit le rôle de l’imagination dénaturé dès qu’elle prétend échapper au contrôle de l’observation.
  14. La mathématique est une écriture de valeurs, c’est-à-dire de rapports, dont les signes suscitent des réalisations comme il arrive pour les mots, avec cette différence que le signe exprime nécessairement une rencontre de positivité.
  15. Sans effort, puisqu’il n’est pas besoin de démonstration, et que rien n’est si odieux que l’onus probandi, la charge de la preuve, à qui se contente de l’esquiver.
  16. Le mot atome représente, sous un même nom, deux choses fort différentes pour Épicure ou pour M. Jean Perrin.
  17. Pour s’accommoder, vaille que vaille, aux données de l’expérience, M. Bergson, rénovateur de la métaphysique, en est réduit à chanter l’évolution avec un entrain de fossoyeur.
  18. À noter comment le miracle théologique de la pensée humaine ne se peut réaliser que par le long développement d’un organisme évolué de l’animal à l’humain, hors de la survenue, à aucun moment précis, d’une apparence d’entité.
  19. Le mot penser signifie mesurer (sanscrit, « man » qui nous est demeuré pour désignation d’humanité), ce qui indique apparemment une règle, un jugement des sensations et de leurs interprétations. D’autre part, le mot parler, où se retrouve parabole, implique assez clairement une transposition de l’idée en des formes de verbalisme propres à la fixer. Il semble ainsi que les premiers entretiens des primitifs, comme des enfants et de nos sauvages, purent être de fables, d’allégories, par l’effet desquelles parler fut conter.
  20. Traité de pathologie médicale et de thérapeutique appliquée. Neurologie, t. I. Revue française de médecine et de chirurgie, numéros 3, 4, 9.
  21. Ce qui a conduit Cuvier à vouloir une création séparée pour chaque espèce, considérée comme une entité.
  22. La note, si finement nuancée, du crapaud gradue musicalement tous passages d’émotivité, tandis que la paisible grenouille se répand en des discordances, qui n’en ont probablement pas moins de signification.
  23. Encore n’est-ce pas certain. J’ai connu, dans mon village natal, un bouvreuil qui, lorsqu’on entrait dans l’appentis du sabotier, son maître, disait et répétait en sautillant : « Y a quêqu’un dans la boutique. » Il y avait certainement pour lui un rapport nécessaire entre la venue d’un étranger et le besoin d’un avertissement.
  24. Quand, au lieu de a, b, x, nos primitifs se trouvèrent en présence de l’inconnu (innommé) des mouvements élémentaires, le nom ne se fit pas attendre, pas plus que la figure d’une entité. J’en ai montré le spectacle au chapitre Les Hommes, les Dieux.
  25. Avant Locke, cette aberration avait été expressément signalée par Voltaire.
  26. C’est sur le même modèle que, dès les premiers âges, se sont installées, dans l’ordre social, nos monarchies absolues, aujourd’hui surannées, mais jadis, sans doute, progrès notable sur la dispersion incessante des groupements de naturelle grégarité. Nous flottons tumultueusement aujourd’hui, pour un nombre inconnu de siècles, dans l’ère des oligarchies désordonnées.
  27. C’est l’histoire des néologismes plus ou moins heureux, devenus foule innombrable, et des extensions de sens, promptement vulgarisés. Depuis cinquante ans seulement, voyez déjà combien de lacunes au dictionnaire de Littré, demeuré une œuvre admirable.
  28. Tradutore, tradittore.
  29. « Un peu de folie ne gâte rien », observe Montesquieu. Encore faut-il que le navigateur n’ait pas jeté sa boussole par-dessus bord, puisqu’il en faudra toujours revenir au repère de l’aiguille obstinée.
  30. La Chine, en ce sens, a devancé tous les penseurs en nous fixant, pour suprême atteinte, la découverte de la « Voie » (Tao).
  31. M. Henri Poincaré s’adressant aux « gens du monde », plus traitables que le clergé, s’applique à démontrer, par une longue suite d’exemples, que les interprétations scientifiques dépassées se débitent en des matériaux utilisables, et même nécessaires, pour les constructions qui vont leur succéder, jusqu’au jour où des développements d’expérience viendront à demander de nouvelles formes d’interprétations. Je ne puis que renvoyer au chapitre X de la Science et l’Hypothèse, où chacun pourra voir, dans la succession des théories, comment des contingents de précisions nouvelles peuvent s’incorporer aux fondements acquis des anciens jours. Loin qu’une erreur d’observation soit toujours vaine, il n’est pas jusqu’à sa trace même qui ne puisse nous offrir un meilleur conditionnement de vérités.
  32. Laplace nous avait déjà fait tressaillir en nous annonçant que la gravitation se transmet un million de fois plus vite que la lumière. Et ce nombre, si j’en crois les livres, est aujourd’hui même reconnu comme inférieur à la réalité.
  33. Ce spectacle est de tous les jours, L’homme commence nécessairement par s’assimiler les croyances générales qui l’accueillent à sa naissance, avant de vivre de sa propre intellectualité.
  34. Mallarmé.
  35. Ce sont surtout les formes qui ont changé.
  36. Quoi de plus simple pour la Divinité que de se manifester aux incrédules, ne fût-ce que pour sauver tant d’innocents blasphémateurs des tourments éternels qu’il n’était nul besoin de susciter ?
  37. Il est assez significatif qu’originairement le mot ne signifiait rien qu’opinion. Il fallut l’implacable logique de la Révélation pour lui faire exprimer une sorte d’opinion particulière qui ne pouvait s’abaisser à l’expérience de la preuve. C’est l’aveu.
  38. Aussi arrive-t-il que notre croyant, perdu dans l’appareil polythéiste d’un monothéisme verbal, en vient à se faire, pour son usage personnel, un culte à la mesure de ces moyens, sous l’égide d’une de ces demi-Divinités en lesquelles s’est résolu le Père invisible du malheureux Crucifié.
  39. Il peut y avoir, aussi, divers états de condensation de l’éther.
  40. Ce fut déjà un grand progrès d’avoir créé un nom hors d’une objectivité d’expérience, pour l’usage de nos inductions, et de ne l’avoir pas divinisé.
  41. Les mouvements de la connaissance supposent une inquiétude organique qui est le grand ressort de l’intelligence humaine.
  42. JÉSUS. — Je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité. Quiconque est pour la vérité écoute ma voix.

    PILATE. — Qu’est-ce que la vérité ? Et, quand il eut dit cela, il sortit…

    Saint JEAN.
  43. Le mystère en est simple : les minorités étaient devenues majorités.
  44. Sollicité par les jurats de venir présider, suivant la coutume, à l’élection de son successeur, il refusa de rentrer dans sa ville « vu le mauvais état où elle est ». — « je m’approcherai le plus près de vous que je pourrai, répondit-il, c’est-à-dire à Feuillasse si le mal n’y est arrivé. »
  45. Il n’est jamais trop tard pour s’amender. Un ami, que je tiens pour l’une des plus hautes intelligences de notre temps, me dit une fois de plus que j’ai mal jugé Montaigne, et voici qu’à l’heure du bon à tirer, une crainte me vient décidément de me trouver en faute. Peut-être ai-je exprimé d’une façon trop brutale les réactions de ma propre sensibilité sur la sensibilité d’un temps dont les formations et le caractère ne me sont pas suffisamment familiers. Je ne me pardonnerais pas d’avoir trop facilement laissé courir ma plume à l’occasion d’un personnage de cette puissance et de cette qualité, qui honora son temps et son pays comme l’un des, plus grands serviteurs de la pensée. Pascal s’est nourri de Montaigne : cela en dit assez. Ce qui me choque dans le penseur de Gascogne, c’est peut-être sa crainte des sommets, son parti pris de ne jamais viser trop haut, quelque chose comme une défiance des lointains de l horizon. Il n’en est pas moins vrai que Montaigne fut, par excellence, un puissant libérateur. Il n’eut pas la vision scientifique, mais il dégagea, d’une main hardie, les abords de toute libre construction de pensée. Cette œuvre le met vraiment hors de pair. N’est-ce point assez pour nous tenir en garde contre un excès de sévérité ?

    Quant à la fâcheuse attitude de Montaigne dans le désarroi de la peste de Bordeaux, je n’y vois point d’excuses. Mais je ne puis me dispenser de citer un fait qui m’était inconnu. La Boétie serait mort de la peste, et Montaigne, jusqu’à la fin, ne l’a pas quitté d’un moment. Gardons-nous des jugements absolus.

  46. Je suis pensant, donc je suis. Il n’y a pas de tautologie plus évidente.
  47. Cette anticipation d’obéissance fausse délibérément la position du problème puisqu’il s’agit d’abord de reconnaître le fondement des lois.
  48. Descartes n’en vint-il pas à alléguer que puisque nous concevons Dieu, il faut qu’il soit. Comme si articuler un son, c’était proprement concevoir une somme de connu, alors que tout vocable peut être un signe de méconnaissance ou d’inconnaissance acceptée. « L’impossibilité où je suis de démontrer que Dieu n’est pas, me démontre son existence », disait encore plus absurdement La Bruyère qui, dans la parfaite ignorance du phénomène organique de la pensée, concluait : « Je pense, donc Dieu existe ». Il est vraiment heureux, pour l’honneur de notre intelligence, que nous n’en soyons pas restés là.
  49. Et cela simplement parce qu’un « témoin » déclarait lui avoir entendu proférer des « paroles impies ».
  50. Hélas ! Pascal lui-même n’a-t-il pas modifié sa propre phrase pour revenir de Copernic à Ptolémée.