Augusta Holmès et la femme compositeur/22

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Librairie Fischbacher (p. 94-100).


XXII

« La Montagne noire » — Le libretto


La Montagne Noire, plus que les trois poèmes symphoniques précédents, prête le flanc à la critique ; néanmoins cet opéra, dont les représentations sur notre première scène lyrique font foi de l’estime en laquelle était tenue son auteur, prouve une capacité de travail non dépourvue d’envergure et de souffle ; de plus il montre nettement ce que produit, même avec un bon appareil, un cliché brutal, sans retouche, sans précaution, et nous rend très sensible le résultat d’un labeur en surface sous une direction peu clairvoyante.

Scénario et musique observent, dans la Montagne noire, la coupe traditionnelle : chœurs d’entrée et de fin d’actes, morceaux développés pour les principaux personnages, ballet, duos, trios, déploiement de mise en scène et hécatombe finale. Un beau ténor amoureux, un sévère baryton, une basse sacerdotale, une soprano enchanteresse, une austère contralto et, comme sujet supplémentaire, une deuxième soprano, sacrifiée celle-là, la pauvre, à son irrésistible rivale !

L’idée première du poème de la Montagne noire dut être suggérée à l’auteur par une coutume en honneur chez certaines peuplades à demi-sauvages de l’Orient, et qui était celle-ci. Quand, à la suite de victoires communes ou de dévouements réciproques, deux jeunes hommes échangeaient un serment de fraternité, rendu sacré aux yeux de tous par un rite, variant selon les contrées, ils devaient marcher au même but sans jamais s’écarter l’un de l’autre, demeurant solidaires dans l’honneur ou l’opprobre, dans la gloire ou la défaite, et résolus, chacun de son côté, à sacrifier, s’il le fallait, sa vie pour le frère choisi, accepté, sous ces conditions, en toute liberté. Ce serment à peine prononcé par les deux frères d’armes, Mirko et Aslar, guerriers monténégrins qui viennent de vaincre les Turcs envahisseurs, une jeune Turque, Yamina, poursuivie par les Montagnards prêts à la mettre à mort, fait irruption en demandant grâce. Mirko, pourtant fiancé à Héléna, subit le charme de l’étrangère et use en sa faveur du droit de sauver une ennemie en la gardant prisonnière sous son toit. Héléna, puis Aslar, s’aperçoivent du trouble où l’aspect de Yamina plonge Mirko, et Aslar déclare : « Frère, il eût mieux valu la tuer tout à l’heure ! » Le fait est que cette dévorante passion ne représente pas une sinécure pour le pauvre ami, qui tout le long de l’ouvrage va s’efforcer d’arracher Mirko à la fatale séduction. C’est l’éternelle lutte entre le bien et le mal, le devoir et l’amour, l’ange et le démon. Augusta Holmes a doublé l’une des parties adverses au moyen d’Aslar et d’Héléna, — personnifiant la Patrie et la Fidélité, — liguées, contre la féline Yamina. Naturellement ce renfort ne peut contrebalancer la Passion Toute-Puissante, et Aslar se voit dans la triste nécessité de poignarder son frère pour ne pas l’abandonner à l’ignominie. Divers épisodes relient le point de départ à la conclusion, et quelques fluctuations se produisent avec l’intention de maintenir l’auditeur indécis sur le résultat final. Ce but n’est pas atteint : Dès l’entrée de Yamina nous savons que Mirko lui sacrifiera tout ; les semblants d’indécision du jeune homme, la timide tentative d’Héléna pour reconquérir son fiancé, les grandes phrases rééditées à tout moment par Aslar, nous laissent l’impression d’être de simples prétextes pour prolonger le spectacle et permettre à l’opéra de dérouler tous ses morceaux et tous ses effets ; donc l’intérêt languit ou est nul.

Ce défaut provient moins des situations elles-mêmes, elles sont soutenables, que de la façon dont elles sont traitées et dont sont traités les personnages qu’il eût fallu moins conventionnels pour nous attacher. Nous ne comprenons pas l’esclave turque, principale héroïne ; d’emblée, elle pense à séduire Mirko pour se soustraire à la captivité, soit ; mais ensuite, sa liberté reconquise, pourquoi s’obstine-t-elle à retenir le fiancé d’Héléna et à le rendre parjure envers tous ? L’aime-t-elle ? Veut-elle en faire un allié pour ses compatriotes les Turcs ? Ou agit-elle par perversité, uniquement ? Rien ne nous instruit sur la version à adopter.

Héléna apparaît aussi bien flou, bien peu énergique pour défendre son bonheur ; une seule fois elle s’approche de son fiancé, lui rappelle sa tendresse et les
La Montagne Noire (3e acte)
Un village dans le montagne
                                        (Décor de M. Jambon. — Cliché Laffargue).
promesses échangées, puis, l’ayant décidé à chanter avec elle une prière en duo, s’éloigne, toute tranquille, laissant Mirko aux prises avec Yamina, qui, elle, traite des sujets infiniment plus capiteux qu’une invocation à la Vierge.

Après cela, nous ne savons plus trop ce que devient la douce sacrifiée qui reparaît juste pour voir fuir son promis et Yamina tendrement enlacés, pousse des cris perçants, — auxquels accourent Aslar et compagnie, — dénonce la félonie de Mirko et s’abat, évanouie ou morte.

Et Mirko, tiraillé en tous sens ? Mon Dieu, il se prête assez volontiers à ces exercices d’élasticité, ce qui est très humain et surtout très masculin ! Cependant, ayant vu son frère d’armes poignardé par Yamina — rassurez-vous, le coup n’est pas mortel, nous ne sommes qu’au troisième acte et il y a en a quatre ! — il a laissé fuir sa maîtresse, pour se lamenter et se faire tuer près de son ami ; puis cet ami ressuscitant, Mirko lui rejure soumission et tendresse à toute épreuve. Et voici qu’à l’acte suivant, sans que nous ayons rien vu ou entendu de nature à motiver ce regrettable revirement, nous retrouvons le versatile Mirko irrémédiablement traître envers les siens, et livré à la belle courtisane Turque, dont il partage la vie voluptueuse. L’arrivée d’Aslar, en ce lieu de débauche, est dramatique, mais son dernier stratagème, consistant à tuer Mirko pour lui garder au moins sa réputation sauve, ne nous touche pas, car il ne s’immole pas lui-même pour le bien de son frère, et s’il tombe aussitôt, frappé à mort, c’est au hasard d’une balle de ses propres soldats venant mettre à feu et à sang le palais de l’ennemie.

Autre défaut du livret : Les situations et les personnages s’apparentent à Tannhaüser et à Carmen. De Tannhaüser, c’est le même conflit entre le ciel et l’enfer se disputant une âme. Dans la Montagne noire, Vénus est devenue Yamina ; Elisabeth, Héléna, et Wolfram, Aslar. Mais combien les « sujets » de Wagner, malgré le côté fabuleux de l’aventure, apparaissent humains et vrais de tout temps : Elisabeth, si « jeune fille », tendre et dévouée ; Tannhaüser, si fier et sensible malgré ses erreurs. Quelle émotion nous étreint pendant le défilé des pèlerins absous, parmi lesquels Elisabeth cherche en vain celui qu’elle attend, pour qui elle a tant prié et va offrir sa vie à Dieu ! Combien est poignant, un peu après, le récit de Tannhaüser, apprenant à Wolfram la malédiction éternelle qui l’accable, et quand, par désespoir, il va retourner à Vénus, que l’intervention de son ami est touchante d’après la tendresse devinée pour Elisabeth ! Enfin, le drame wagnérien nous laisse sur une impression pure et consolante ; Tannhaüser est sauvé du Vénusberg par le cher nom d’Elisabeth, et son âme rachetée par la pieuse fille donnant sa vie en expiation des péchés de celui qu’elle adore. Que nous sommes loin de ce mouton devenu enragé, nommé Héléna, dans l’opéra d’Holmès, de ce fâcheux Aslar, et de toutes les marionnettes de la Montagne noire !

Voyons maintenant les similitudes avec la Carmen de Bizet.

Mirko, comme don José, est aimé d’une charmante fille, qu’il aime, et sa vie coulerait heureuse sans une passion soudaine, irrésistible pour une créature perverse. Comme Micaëla, Hélena tâche de ramener à elle son fiancé. Comme don José, Mirko a des remords, mais Yamina, de même que Carmen, survient, elle danse, se montre amoureuse, excitante… toutes les belles résolutions de don José, ou de Mirko, s’évanouissent, la passion néfaste mène jusqu’au crime ou jusqu’à l’ignominie celui qui dans la vertu eût trouvé le bonheur durable.

Seulement, les personnages de Mérimée, si puissamment el profondément rendus par Bizet, sont pleins de vie : nous les voyons, nous les comprenons, nous agirions comme eux. Carmen est la bohémienne indépendante et passionnée, jouant avec la même virtuosité des castagnettes ou du couteau ; fataliste, disputeuse, inconsciente, coquette et sujette à caprices violents ! Le beau brigadier, don José, puis le prestigieux toréador, Escamillo, en bénéficieront. Don José, lui, est un simple et brave garçon, il subit une sorte d’ensorcellement émanant de l’impudente cigarière ; peut-être, néanmoins, finirait-il par lui échapper, s’il n’était point jaloux. Malheureusement, la jalousie le tenaille ; elle l’a armé contre son supérieur ; plus tard elle le retient, plus que l’amour, quand il suppose que sa maîtresse souhaite la liberté pour courir à de nouvelles aventures. À la fin, la pensée que Carmen le repousse afin de rejoindre un autre amant l’affole et le conduit au meurtre.

Tout cela nous émeut parce que nous sentons la souffrance du malheureux envoûté, parce que le drame final est la conséquence fatale des natures et des situations. Nous l’avions pressenti dans la scène des cartes, nous l’avions vu s’approcher à la crise de violence de don José, quand, brutalisant Carmen, il lui dit — et avec quel accent musical ! — : « La chaîne qui nous lie nous liera jusqu’à la mort ! » Et lorsque, après Carmen énamourée au bras d’Escamillo, arrive don José, malgré ses pitoyables supplications, nous savons qu’il est à bout, et, connaissant l’inflexible caractère de la Zingara, nous éprouvons le frisson d’angoisse devant le drame que plus rien ne peut éviter ou repousser.

C’est donc la prévision d’une conclusion tragique qui augmente l’intérêt de Carmen, en la rendant si dramatique ; une conviction analogue enlève au contraire l’intérêt à l’intrigue de la Montagne noire. Cela semble singulier, mais s’explique à la réflexion. Premièrement Holmès, en grandissant et grossissant ses héros, les a déformés ; ensuite ce qui était naturel, pathétique entre des êtres en chair et en os, vibrant aux heurts de la vie, devient invraisemblable et surtout ne nous touche plus de la part d’espèces de fantoches dont nous voyons tirer les ficelles. La menace, dans Carmen, est graduée ; les scènes où l’on sent l’orage s’amonceler, préparant le terrible coup final, sont variées, animées ; celles de la Montagne noire semblent figées : de la première à la dernière, c’est, avec une voix caverneuse : « Le renoncement ou la honte ! le devoir ou la mort !! »