Auguste Laugel (Prosper de Barante)

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Auguste Laugel (Prosper de Barante)
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 25 (p. 388-398).
AUGUSTE LAUGEL

Auguste Laugel s’éteignait, il y a trois mois, dans le silence de l’extrême vieillesse. Mais l’heure était trop menaçante pour tenter de distraire un moment l’attention des champs de bataille si rapprochés où se comptaient tant d’autres morts. Le péril n’est plus maintenant le même, et la Revue des Deux Mondes peut rappeler à ses lecteurs d’aujourd’hui le savant, le philosophe, l’historien, le polémiste, le poète que fut son ancien collaborateur de quarante ans. Nombre d’entre eux ne l’ont pas oublié ; quelques-uns toutefois ne l’aperçoivent surtout que dans la pénombre d’une illustre intimité.

Fils d’un officier des dernières armées du premier Empire, Auguste Laugel, après des études longtemps légendaires au collège de Saverne et au lycée de Strasbourg, sortait le cinquième de l’Ecole polytechnique. Ingénieur au département minéralogique comprenant l’Eure-et-Loir et l’Eure, placé auprès d’Elie de Beaumont pour travailler sous sa direction à la carte géologique détaillée de la France, il devint tout de suite un de ses plus utiles auxiliaires. Aussi, lorsque M. de Chancourtois, qui le suppléait dans son cours à l’école des Mines, se vit nommé chef de cabinet du prince Napoléon, ministre de l’Algérie et des colonies, Elie de Beaumont s’empressa-t-il de confier cette suppléance à Auguste Laugel, hier encore élève de cette école où il rentrait presque aussitôt comme professeur. Sa parfaite connaissance de l’anglais et de l’allemand lui avait permis d’étudier très complètement les mémoires des géologues de ces deux pays et de donner ainsi une documentation plus étendue à un enseignement dont les auditeurs se mêlèrent bientôt à de très réputés savans. Mais M. de Chancourtois reprenait à bref délai sa chaire, et Auguste Laugel consacrait les loisirs que lui laissaient ses autres fonctions à écrire assidûment dans les grands périodiques des sciences physiques et naturelles et dans la Revue des Deux Mondes, où il débutait en 1855.

Son œuvre très vaste de cette époque y fut surtout une œuvre de critique scientifique et philosophique. Il est peu de problèmes de la nature, puis de la vie, que Laugel n’y discute : la paléontologie et les révolutions du globe avec Agassiz, l’origine des espèces avec Darwin, l’anthropologie avec Lyel et Huxley, la philosophie chimique avec Berthelot, la chimie physiologique avec Pasteur, l’esprit physique moderne avec Grove. Les problèmes de l’âme sont sa préoccupation constante et en lui le savant ne se sépare jamais du philosophe.

Sans doute l’actualité des questions traitées, la publication des volumes étudiés président à la chronologie de ses essais plutôt qu’à leur ordre méthodique. Mais il est aisé d’en dégager l’ensemble et les déductions de sa doctrine. La paléontologie et la zoologie, les seuls témoins que la stratigraphie ne peut récuser, montrent, selon Auguste Laugel, que les révolutions du globe n’ont été ni aussi totales ni aussi fondamentales qu’on le présumait autrefois. Chacune d’elles n’a point entraîné la destruction radicale et le renouvellement complet des êtres vivans. Cette continuité n’indiquerait-elle pas une loi générale dans le développement de cette multitude de toutes les classes et de toutes les familles ? Les formes organiques ne se seraient-elles pas modifiées de par une cause inhérente, attribut même de la vie ? Ne doit-on pas préférer à la théorie d’une création unique avec extinctions successives, ou à celle de créations multiples avec négation de tout progrès organique, la transformation des êtres due à l’œuvre lente soit des évolutions de la nature physique, soit de l’action même des forces vitales ? C’est cette force mystérieuse et inconnue que Darwin croit avoir trouvée dans la sélection naturelle. Les modifications du monde physique ont pour effet d’arrêter le processus de certains êtres et de favoriser au contraire celui d’autres variétés mieux adaptées aux circonstances actuelles. Nulle solution de la transformation des espèces ne semble plus séduisante ; mais si Darwin confirme le système de la création continue, le fil de la création n’en reste pas moins suspendu à l’inconnu. L’hérédité conserve les formes organiques, elle ne les crée pas, la sélection naturelle ne façonne pas les matériaux de la vie, elle exclut les uns et perpétue les autres.

La physiologie qui prend la vie à ses sources mêmes, la chimie qui pénètre dans ce que la matière a de plus profond et de plus spécifique en sa substance organisée comme en sa substance inerte, complètent l’œuvre de Darwin. Toutefois la chimie organique n’étudie et ne compose que les élémens de la vie sans s’occuper de l’être vivant lui-même. Elle ne fait ni une fleur, ni un fruit, ni un muscle ; elle fabrique uniquement les principes chimiques que nous pouvons en extraire. Or l’homme, auquel la science nous ramène toujours parce qu’il est le point culminant de ses recherches, n’est pas seulement un poids, une réunion d’atomes chimiques, l’assemblage le plus délicat d’instrumens physiques, il est encore une force personnelle. Et ici, la métaphysique établira les rapports de la substance corporelle avec la substance cachée qui en règle le mouvement. Qui a raison des matérialistes qui identifient la matière à l’esprit, des vitalistes qui interposent la vie comme un lien entre le corps et l’âme, des animistes qui font de l’âme la source et le principe non seulement des phénomènes intellectuels, mais encore des fonctions organiques, telles sont les questions que pose Auguste Laugel avec Tissot, Vohgt, Moleschott, Buchner, Schopenhauer, Fichte, Carus, Hirn, et il répond qu’en face des phénomènes de la volonté et de la liberté il sent le besoin de croire à autre chose qu’à la matière tangible, à des mouvemens atomiques, à des forces serviles. Les fatalités du monde physique, l’inaltérable impassibilité de ses modes ne contrastent-ils pas avec la lutte de la volonté, la liberté de la pensée, les agitations de la conscience et tous les sentimens qui constituent le drame humain et nés » peuvent naître que d’une substance spirituelle. La préoccupation du passé comme de l’avenir, la recherche du redoutable secret de notre sort, sont-ils le fait de la matière qui n’agit que dans le présent ? Qu’importe alors que les formes primordiales ne soient, selon Darwin, que trois ou quatre tout au plus, et que l’homme, dernier venu, se rattache, par une filiation naturelle, aux êtres antérieurs dont les caractères organiques sont les plus rapprochés des siens ? Qu’importe la parenté humiliante qui nous serait infligée ? Le souffle sacré déposé en nous sera-t-il moins divin parce qu’il aura été immédiatement communiqué, suivant le beau mythe biblique, à une statue d’argile ou parce qu’il nous sera médiatement arrivé de plus en plus affranchi à travers une série d’organismes divers ? Dieu ne peut-il présider au développement de la nature organique par la force qu’il a placée en elle comme il dirige celui du monde physique par les seuls effets combinés de l’attraction et de l’affinité ?

Auguste Laugel ne subit jamais d’influence confessionnelle ; aucune théologie ne l’a guidé ; la métaphysique seule l’a conduit vers ce spiritualisme dont sont imprégnés ses très remarquables traités : La Voix, L’Oreille et la Musique, L’Œil et la Vision, L’Optique et les Arts. L’esthétique s’y joint à la physiologie pour nous apprendre que l’auteur n’est étranger à , aucune des sensations d’art et leur demande la révélation de la beauté, comme à la philosophie et à la science celle de la vérité.

Ses enquêtes embrassaient en outre et l’astronomie et la géographie. Les grandes entreprises industrielles et techniques intéressaient l’économiste auquel la politique et la sociologie n’étaient pas indifférens. La France politique et sociale devait en être plus tard un nouveau témoignage.

Toutefois Auguste Laugel ne se spécialisait point, ne s’enfermait point dans la science. Le savant, chez lui, se doublait d’un historien, qui aimait à traiter ces grands sujets d’histoire contemporaine dont les lecteurs d’une grande revue sont toujours curieux. On ne peut relire, sans être saisi de la perspicacité prophétique de l’auteur, son premier essai de ce genre : L’Allemagne en 1860.

Mécontente de son organisation fédérale qui la condamne à l’impuissance, sa préoccupation constante est l’unité qui lui donnera la domination à laquelle le génie intellectuel, industriel et commercial de la race a, d’après elle, un incontestable droit. Si la révolution de 1848 n’a pas réalisé ce rêve, une grande lutte européenne sous l’hégémonie de la monarchie du Nord, la Prusse, à l’exclusion de l’Autriche, sera le remède héroïque aux divisions de l’Allemagne. Le fantôme de l’Allemagne unie n’apparaît à ses fils qu’à travers la fumée des combats ; ils désirent la guerre pour la guerre et se résignent d’avance à des défaites nombreuses dans l’espoir d’un triomphe suprême et définitif, signal de la régénération. La France est l’ennemie à qui on ne pardonne pas la conquête et l’assimilation de l’Alsace dans le passé. Ses assurances pacifiques ne sont reçues qu’avec d’injurieux soupçons : nombre de brochures paraissent où tantôt on traite de la manière de combattre l’armée française, tantôt on trace un plan d’invasion de la France avec toutes les étapes marquées jusqu’à Paris.

Mais c’est de la guerre civile des Etats-Unis que Laugel est surtout l’historien. Pendant cinq ans, il en étudie, en de fréquens articles, la cause et le caractère, et en suit les opérations. Un séjour en Amérique lui a même permis d’assister à toute une période de la lutte dans l’intimité du Gouvernement fédéral des Lincoln, des Seward, des Sumner, des Quincy, et aux côtés des meilleurs généraux ; nul n’est mieux informé sur les partis et leurs principaux représentans. Puis il a épousé, en 1854, Miss Chapmann, d’une famille de Boston aussi considérable que cultivée, fort dévouée à l’abolition de l’esclavage, et dont le rôle ne fut pas sans importance avant comme pendant la guerre de Sécession. Aussi l’élite politique et littéraire des Etats du Nord de passage à Paris, se retrouve dans le salon du jeune ménage avec M. et Mme Mohl, la marquise de Montagu, Lady Elgin, l’auteur anglais Mrs Gaskell, les Quatrefages, Villemain, Collegno, Ampère, Loménie, Souvestre, Tourguénef, Geoffroy Saint-Hilaire et beaucoup d’autres habitués non moins goûtés, non moins connus.

Mme Laugel était nièce de M. Sylvain Van de Weyer, ministre de Belgique à Londres dès la création du royaume belge : esprit charmant, élevé, très instruit de toutes questions politiques, sociales. et mondaines des divers pays et pour qui la Grande-Bretagne en particulier ne possédait pas de secret. Le Duc d’Aumale, depuis son arrivée en Angleterre, avait en lui un guide précieux sur cette terre d’exil, et un inépuisable interlocuteur. Car ce prince, maintenant inoccupé, tentait au moins de chercher une issue à l’activité de son esprit dans l’expansion de sa pensée, qui savait embrasser de vastes horizons, aussi bien que se livrer aux études les plus spéciales et les plus variées.

Dès ses premières rencontres chez M. Van de Weyer avec Auguste Laugel, venu voir à Londres ce proche parent, le Prince avait singulièrement goûté la conversation de l’ingénieur érudit pour qui, non seulement les sciences, mais les lettres et les arts étaient sujets d’entretiens animés. Puis, Laugel ne faisait-il pas partie de cette jeunesse française de belle culture et de brillans labeurs dont l’indépendance évoquait contre le régime impérial les souvenirs d’un passé de liberté cher aux proscrits et les espérances d’un avenir qui leur rouvrirait un jour les portes de la patrie !

La séduction fut égale de part et d’autre, de plus fréquens rapports désirés. Un voyage en Amérique avec le Comte de Paris et le Duc de Chartres en aurait été la première conséquence ; mais accompagner ces princes après avoir refusé d’aller au Palais-Royal et aux Tuileries où l’invitaient ses fonctions, c’était la révocation assurée et le terme d’une carrière d’autant mieux aimée que ses débuts y avaient été plus heureux. L’année d’après, on se revit souvent chez M. Van de Weyer où les mêmes devoirs rappelaient Laugel, et l’attirance de l’un vers l’autre s’accentuait encore. Aussi, en 1862, Auguste Laugel répondait-il à l’appel réitéré d’un prince dont la personnalité seule séduisait ce jeune homme qu’aucune tradition de famille, qu’aucune conviction dynastique n’amenaient au sein d’une maison royale, dont toutefois rien, certes, ne l’éloignait.

Auguste Laugel devenait le compagnon d’Henri d’Orléans. Nulle fonction ne lui incombait, toutes pouvaient lui être confiées. Et alors commença pour lui une vie partagée et diverse comme celle du prince. Aujourd’hui à Orléans-house ou à Wood-Norton ; tantôt dans l’intimité familiale des princes et des princesses de deux générations ; tantôt mêlé aux hommes d’Etat, aux lettrés, aux savans, aux artistes qui s’y pressaient en foule. Le lendemain, à Windsor, à Buckingham Palace, dans les châteaux de la haute aristocratie anglaise où il prenait part, avec les aptitudes voulues, aux plaisirs de la chasse et autres sports. Puis sur les chemins de l’Europe en voyageur, en hôte de cours amies et parentes du prince, qu’il accompagnait sur les champs de bataille où le conduisaient ses études historiques, et dans ses visites aux musées et aux monumens, ainsi que dans les recherches de ces objets d’art, de ces livres rares, de ces tableaux que nous admirons aujourd’hui à Chantilly. Partout on l’accueillait avec une particulière considération pour sa personnalité, qui savait ne pas se confondre avec celle du prince.

Auguste Laugel gardait dans son cottage de Richmond l’autonomie de son foyer, l’indépendance de ses mouvemens, et continuait le cours de ses travaux dans la Revue comme dans de grands journaux étrangers dont il était le correspondant. Son influence y fut notable aux heures de l’Union libérale où il créait le Temps avec ses amis d’Alsace : Nefftzer, Schérer, Dolfus, quelques autres, parmi lesquels Eugène Forcade et le très jeune Adrien Hébrard. Il donnait ainsi aux républicains, maintenant alliés des libéraux à préférences monarchiques, un organe qui devenait pour eux ce que les Débats étaient alors pour ceux-ci : un journal autorisé, considéré, derrière lequel se grouperait toute l’élite à préférences républicaines. Il fondait aussi, dans ce même dessein et en ces mêmes années, l’Étoile Belge, à Bruxelles, et on y lisait ses Lettres de Verax, virulentes satires du second Empire, longtemps attribuées au Duc d’Aumale, malgré ses démentis répétés.

Ce pacte de l’Union libérale répondait singulièrement à l’état d’esprit orléaniste, car l’Orléanisme n’était pas un parti organisé et délimité, mais un carrefour où se rencontraient les tendances des groupes sociaux et politiques les plus variés : aristocratie, haute et moyenne bourgeoisie, intellectuels, droite républicaine, gauche monarchiste et religieuse, voire quelques serviteurs de l’Empire. Cet état d’esprit subordonnait toute arrière-pensée au fait libéral.

Quel serait l’avenir : républicain ou monarchique ? Auguste Laugel appréciait trop les sentimens intimes des princes pour ne pas les croire à la hauteur de la mission dont on les pressentait capables, et ne pas espérer les en voir définitivement investis par l’alliance qui se constituait, s’il lui advenait de triompher. Léon Gambetta lui-même ne lui avait-il pas dit : « Nous pourrions vivre avec la dynastie d’Orléans ? » Puis l’allié vainqueur ne ferait-il pas l’accueil le plus empressé aux tenans de l’autre solution, dont le ralliement serait assuré d’avoir une large part à la conduite des affaires ? Le rêve était permis : l’heure des réalités s’annonçait lointaine.

Le Journal de Laugel racontera un jour les premiers heurts entre coalisés et avec quelle rapidité les événemens mirent à l’épreuve l’associé qui, arrivé au pouvoir le lendemain de son vote au Corps législatif contre les lois d’exil, demandait aux princes, descendus à Paris le 6 septembre chez leur ami, de quitter la France à laquelle ils venaient offrir leur épée et leur vie. Des anecdotes curieuses, des dialogues révélateurs et les commentaires du moraliste avisé qui les recueillait, nous feront encore mieux connaître tous les dessous de la scène politique de 1871 à 1873. Les ambitions des uns, les irrésolutions des autres, les intransigeances de beaucoup écartèrent Henri d’Orléans de la présidence : transaction où l’appoint républicain nécessaire ne vit qu’un acheminement vers la monarchie et où l’appoint monarchiste n’aperçut que le maintien d’une république, loyalement servie selon des intentions formellement exprimées. L’union libérale ne put renaître. Auguste Laugel était encore déçu dans ses espérances comme dans ses efforts, car, s’il ne faisait pas partie du Parlement, il inspirait la campagne de presse dont Laurence Oliphant avait été dans le Times l’important leader.

Le 24 mai assurait l’exclusion du Duc d’Aumale de tout rôle politique, sur l’ordre exprès de Frohsdorf. Le prince se renferma uniquement dans les fonctions de commandant de corps d’armée qu’on lui confiait. Il ne s’entoura plus que d’aides de camp et d’officiers d’ordonnance choisis parmi les meilleurs sans acception d’opinion. Sans doute Auguste Laugel se rendait quelquefois à Besançon et le général, lors de ses fugues rapides à Paris, le rejoignait. Mais leurs entretiens, comme leur correspondance, n’échangeaient que des impressions. La reconstruction et les embellissemens de Chantilly appelaient surtout leur attention : le Duc d’Aumale consultait souvent le technicien et l’homme de goût.

En 1872, l’Italie et Sicile, Notes de Voyage paraissait, et Auguste Laugel commençait dans la Revue une série d’études sur l’Angleterre. Il s’attachait à définir les origines et le caractère de son aristocratie ainsi que de son pouvoir parlementaire. La puissance de l’aristocratie anglaise n’était pas, comme celle de certaines autres, une puissance d’imagination, elle se fondait sur les réalités de la richesse ; plutôt politique que militaire, elle avait créé et modelé l’idéal de la nation et su conserver la primauté intellectuelle et morale, avec un prestige social supérieur encore à son pouvoir. Les parlemens anglais eurent, malgré l’impureté fréquente de leurs collèges, l’incomparable mérite, que ce fût avec ou contre le roi, de gouverner dans l’intérêt du pays. Ils ne se considéraient que comme des instrumens de sa prospérité, de sa sécurité. C’était le vrai mérite de Palmerston, dont Laugel traçait le portrait en 1876. Ce grand ennemi de la France ne connut ni la justice, ni la liberté, ni la morale ; son pays a été la seule passion de son patriotisme, toujours jeune et ardent. Lord John Russel, lui aussi, nous disait-il, l’année précédente, aima l’Angleterre d’un amour assez exclusif pour ne concevoir l’univers que comme l’ouvrier de sa grandeur ; mais il ne sépara jamais sa cause de celle de la justice et de la liberté dont il fut le vaillant et souvent téméraire soldat à l’extérieur et dans le Royaume-Uni.

Laugel, en sa critique historique, se tenait au courant de toutes les publications, mémoires, correspondances, etc., et reconstituait avec leur aide les événemens, les mœurs, les caractères d’autrefois. Si les contemporains l’attiraient souvent parce qu’il se savait mieux éclairé sur eux, les principaux personnages du XVIe siècle ne tardèrent pas à lui devenir presque aussi familiers. Le Duc d’Aumale travaillait de son côté à son histoire des premiers Condé. Assez sûr de sa composition et de sa langue pour n’accepter de ses amis que leurs impressions sur un travail déjà achevé, il les associait cependant à ses recherches dont l’abondante moisson enrichissait encore les belles archives de Chantilly. Auguste Laugel trouvait ainsi le précieux complément des matériaux que lui avait légués Charles de Loménie sur cette même période historique et il réunissait, dans Fragmens d’Histoire et La Réforme au XVIe siècle, des essais consacrés entre autres à Philippe II, à Don Juan d’Autriche, à Alexandre Farnèse, à Jean de Barneveldt, à Catherine de Médicis, à Coligny, au duc de Bouillon, à Jeanne d’Albret, à Eléonore de Roye, à Gustave-Adolphe, etc., parus de 1874 à 1886 dans le Revue, à qui il offrait aussi la primeur des maîtres chapitres de l’important ouvrage consacré à Henri de Rohan. Henri IV, Louis XIII, les guerres de religion, la guerre de Trente Ans, Richelieu, la Cour, les Partis, formaient le fond de cette vaste toile d’où se détachait au premier plan la grande figure d’Henri de Rohan que l’histoire laissait jusque-là dans un jour indécis. « Cependant Rohan avait donné sa mesure, écrit Laugel en sa dernière page. Avec de petits moyens, il avait fait de grandes choses. Parmi les hommes de guerre protestans, il a sa place au-dessus de Coligny, pas bien loin de Turenne, et il ne lui manqua peut-être que l’occasion pour rendre à la France des services aussi grands que ce dernier. Qui fut plus fécond en ressources ? Qui sut mieux proportionner les moyens au but, sortir d’un mauvais pas, tromper un ennemi par la rapidité des mouvemens, tenir une troupe allègre ? Qui montra plus de constance dans la mauvaise fortune, et plus de ténacité dans les desseins ? Quand on le voit, pendant les guerres civiles, tour à tour soldat, tribun, négociateur, calme au milieu des agitations populaires, serein dans la bataille, guidé dans la confusion des haines, des jalousies, des trahisons, par la lumière fixe et tranquille de sa foi, ne doutant jamais de lui-même ni de la sainteté de sa cause, disputant le terrain pied a pied, combattant encore le genou en terre et ne s’avouant jamais vaincu, on ne peut lui refuser le caractère du véritable héros. »

Si la science, en la rapidité de sa course, abandonne souvent derrière elle ceux qui dans le passé ont le mieux noté ses progrès, l’Histoire est plus fidèle aux écrivains qui ont fixé ses traits avec autant de vérité que de talent. L’érudition d’Auguste Laugel, experte entre toutes dans l’appréciation et le judicieux emploi des documens, le jeu si vivant des acteurs qu’il met en scène, le coloris et l’émotion de ses récits, l’indépendance de ses jugemens, la philosophie des conclusions, ne lui assurent-ils pas cette fidélité ?

L’Académie française sembla un instant sur le point de lui ouvrir ses portes. Mais elle aurait paru déférer au vœu d’un prince académicien, et celui-ci se serait fait scrupule de l’imposer en le laissant pressentir. Il n’est pas d’amitié et de dévouement qui ne comportent de sacrifices.

L’ingénieur des mines, lui, était nommé membre des conseils d’administration du Paris-Lyon-Méditerranée, des Docks de Marseille, des Mines de la Loire. Il leur apportait, avec le concours de ses lumières professionnelles, la pondération et l’expérience d’une vie qui n’ignorait plus rien des choses et des hommes. Il la vivait vraiment en sage. Aussi secret que prudent dans la conduite des intérêts de tout ordre, il n’en avait pas moins un cœur ouvert à toutes les sensibilités. Il ne connaissait pas la haine, tout au plus le dédain. L’aménité et la distinction de ses manières ne rendaient que plus séduisant encore le causeur recherché partout où le commerce de l’esprit était en faveur.

Le second exil d’Henri d’Orléans, en 1886, rejeta son fidèle compagnon d’autrefois sur les chemins de Londres et de Bruxelles. Il se voua surtout à la tâche de faire rouvrir au prince les portes de la patrie. Il rencontrait au Temps, dont il était resté le chroniqueur scientifique, des puissans du jour, d’anciens alliés de l’époque lointaine de la coalition libérale. Sans doute l’aujourd’hui les séparait, mais sans amertume et sans rancune. Il sut les associer à la campagne de l’Institut en faveur de ce membre de trois de ses sections, et le prince rentrait en 1889 consacrer ses dernières années aux lettres et aux arts dans ce palais de Chantilly, déjà leur domaine, et qu’il ornait toujours avec la même sollicitude.

Quelques années s’écoulaient ; le Duc d’Aumale mourait. Le souvenir d’Henri d’Orléans, l’intérêt, l’espérance de la jeunesse, de la maturité d’Auguste Laugel, allait être le culte de sa vieillesse ! Les deuils se précipitaient. Après les princes s’égrenait leur groupe de si haute valeur, dont l’erreur fut de croire que la France entière pouvait former un cénacle délicat et choisi à qui la liberté suffirait, sans passions et sans appétits à satisfaire. Des amis étrangers, Reeves, Klaczko, La Rive, Lord Acton, Stanley, lord Lytton et tant d’autres, qui n’oubliaient ni la plaisance ni la cordialité de leurs rapports avec Auguste Laugel, disparaissaient un à un.

Puis une santé très chère vacillait pour lentement s’éteindre, et le bibliophile ne retrouvait plus à son foyer solitaire que ses livres aimés. Il relisait aussi et publiait sous le titre de Flammes et Cendres l’œuvre de ses heures émues : premiers et derniers chants du poète qu’ils nous révélaient. L’Alsace, dont ses vers semblaient refléter la douce lumière comme le charme de ses vallées et la noblesse de ses sommets, y était toujours présente : jamais elle ne quittait sa pensée, et, s’il ne lui fut pas permis de la revoir française, il crut entrevoir de son lit de mort l’aube à peine naissante du jour qui nous la rendrait.


BARANTE.