Auguste Strindberg et La Confession du fou

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Auguste Strindberg et La Confession du fou
Revue des Deux Mondes3e période, tome 120 (p. 213-224).




M. AUGUSTE STRINDBERG



ET



LA CONFESSION D’UN FOU




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« Pour tous ceux d’entre nous qui désirent respirer à l’aise, écrivait dernièrement un Suédois, M. Ola Hansson, il est difficile de rester chez eux : la nostalgie de l’étranger s’impose à nous tous. Moi-même je vis depuis cinq ans en exil, et je suis forcé d’écrire en langue étrangère. Et l’exil était plus grand encore lorsque j’étais chez moi. » La nouvelle littérature Scandinave n’a rien de national : c’est, comme le dit M. Hansson, une littérature d’exilés. Les idées dont elle se nourrit n’ont pas crû sur le sol de la Scandinavie : elles ont été importées d’Angleterre, d’Allemagne, de France. Les écrivains qui, répudiant les vieilles croyances, s’étaient passionnés pour les théories de Darwin ou de Spencer, de Haeckel, de Nietzsche ou de Taine, s’aperçurent bientôt que les dogmes modernes ne pouvaient s’accorder avec les traditions, les mœurs, les institutions de leur pays et ne seraient jamais pour la foule que des folies dangereuses. Cependant les plus braves ne désespéraient pas de propager autour d’eux le nouvel évangile ; ils ne tardèrent pas à revenir de leur illusion. Les uns s’en allèrent, et il leur en coûta, car ils aimaient leur pays ; ceux qui n’eurent pas le courage de le quitter se résignèrent à vivre en quarantaine. Comment s’étonner que la nouvelle littérature scandinave soit triste ? Les exilés et les solitaires sont rarement gais.

Le plus célèbre des écrivains suédois contemporains, M. Auguste Strindberg, est aussi celui qui s’est fait le plus d’ennemis parmi ses compatriotes. Cet homme de grand talent, qui a écrit des drames, des nouvelles, des romans, des poèmes, des satires, n’a jamais su commander à sa plume ni ménager les gens qui ne lui plaisaient pas ; et on l’a traité à son tour sans ménagement : peu s’en fallut qu’en 1884 il ne fût condamné à quelques années de travaux forcés. Ses admirateurs l’ont comparé à Ibsen, auquel il ne ressemble guère, à cela près que, comme le dramaturge norvégien, il fut jadis un démocrate convaincu et qu’il est aujourd’hui le plus superbe des aristocrates. Il a répété plus d’une fois à sa façon ce que disait l’un des personnages d’Ibsen, le docteur Stockmann : « Les ennemis les plus dangereux de la vérité et de la liberté, c’est la majorité, la maudite majorité compacte et libérale. Elle a pour elle la force, mais elle n’a jamais raison. En tout pays, elle se compose d’imbéciles, et c’est un enfer pour tout homme intelligent d’être gouverné par des imbéciles. » Comme l’Ennemi du peuple, M. Strindberg pense que les vérités auxquelles tout le monde croit ou feint de croire ne sont que des mensonges officiels. « Quelle nourriture peut-on trouver dans ces alimens ? Ils ressemblent aux harengs salés de l’année précédente, à des jambons rances et moisis. Et voilà l’origine du scorbut moral qui ravage toutes les sociétés. »

C’est un grand mystère que la liberté. On a vu des pays soumis au bon plaisir d’un souverain absolu, où chacun était libre de penser à sa guise et, moyennant quelques précautions, d’écrire à peu près tout ce qu’il pensait. Il y a en revanche des monarchies constitutionnelles où l’on ne peut s’écarter des opinions reçues sans être traité en suspect et dénoncé comme un mauvais citoyen. Ces monarchies possèdent toutes les libertés, hormis celle de l’esprit, et c’est le cas de la Suède. La réforme parlementaire de 1865, qui transforma l’ancienne représentation par états en un parlement formé de deux chambres, excita tout d’abord l’enthousiasme des libéraux. Les dispositions de la nouvelle loi ne laissaient en apparence rien à désirer. Le cens était réduit à peu de chose, et il suffisait d’être âgé de 25 ans et d’avoir une année de domicile dans la commune pour devenir électeur. Les libéraux furent prompts à se dégoûter de cette réforme, qui avait trompé toutes leurs espérances ; ils découvrirent qu’elle n’avait abouti qu’à faire des paysans les maîtres de la vie publique. « Les deux chambres qui remplacèrent les quatre états, a dit M. Strindberg, se composaient en grande majorité de cultivateurs, qui convertirent le parlement en un conseil municipal où ils s’occupaient tout à leur aise et sans pudeur de leurs affaires particulières ; tout progrès utile était pour eux lettre close. Dès lors la politique ne fut plus qu’un compromis d’intérêts locaux et personnels. Ajoutez la réaction religieuse qui se produisit après la mort de Charles XV et dès l’avènement de la reine Sophie de Nassau : n’en était-ce pas assez pour justifier le pessimisme de tous les esprits éclairés ? »

La suprématie du paysan, gouverné lui-même par une église d’État jouissant de grandes prérogatives et s’arrogeant le droit d’exercer une sorte de censure sur les mœurs et les opinions, est un régime dont s’accommodent difficilement les esprits libres. Ils se voient condamnés, pour parler comme Ibsen, à mener la même existence que les carpes de l’étang : « Elles vivent à deux pas du fiord où vont et viennent des milliers de poissons de mer, et elles ne s’en doutent pas dans leur eau douce. » — « Ah ! la pleine mer ! s’écriait Ellida : que n’y peut-on voguer librement ! que n’y peut-on vivre toujours jusqu’à en faire partie ! » — Croirons-nous comme elle que l’homme a fait fausse route en devenant un animal terrestre au lieu de devenir un animal marin, que la mélancolie de l’humanité vient de là ? Le fait est qu’il est dur pour des disciples de Darwin et de Haeckel de recevoir la loi d’un rustre qui ne reconnaît pas d’autre sagesse que celle qu’enseigne une église d’État. Heureux, mille fois heureux les libres penseurs français du XVIIIe siècle ! Les paysans ne les tenaient pas en tutelle, et ils pouvaient compter sur les complaisances secrètes ou avouées d’une aristocratie amoureuse de nouveautés, qui ne demandait pas mieux que d’apprendre le chemin de la mer, dût-elle y périr corps et biens.

Quelques raisons que puisse avoir M. Strindberg de se plaindre du destin et des hommes, il avoue sans détour qu’il tient à la vie, que son intention est d’habiter le plus longtemps possible ce triste monde. Il reproche au sot vulgaire de confondre le pessimisme avec l’hypocondrie. Les vrais pessimistes, nous dit-il dans ses momens de belle humeur, s’arrangent pour voir les choses par leur côté gai et consolant. S’étant convaincus que le grand tout n’est qu’un grand rien, ils ne s’émeuvent que médiocrement des catastrophes de l’histoire et prennent sans peine leur parti des misères de l’existence. Au surplus ils n’ont garde de se mettre l’esprit à la torture pour découvrir la vérité. Ils savent que la vérité d’hier sera la folie de demain et que dans l’incertitude universelle il n’y a de certain que la mort. Mais avant de mourir, il faut vivre et s’appliquer même à se survivre dans ses œuvres et dans ses enfans. L’homme, selon lui, est capable de devenir père jusqu’à l’âge de quatre-vingt-dix ans : c’est une grande consolation.

Quoi qu’il en dise, M. Strindberg n’a jamais pris la vie comme un jeu, et c’est sur un ton fort triste qu’il nous engage à être gais. Son scepticisme, tous ses livres en font foi, est morose, âpre, amer. Les peuples du Midi ont une singulière facilité à se passer de croire, et cela tient peut-être à ce que leur incrédulité est le plus souvent incomplète et qu’ils continuent de croire à moitié ce qu’ils ne croient plus. L’homme du Nord ne connaît pas de milieu entre la, foi du charbonnier et la négation résolue, farouche et tragique. Lorsqu’il s’est défait de ses vieilles croyances, il les prend en haine, mais il faut à tout prix qu’il les remplace. Il songe aux conséquences ; les théories pures ne lui suffisent pas longtemps, il entend pratiquer ses nouvelles maximes. Il éprouve le besoin de raisonner ses actions, de donner une règle à sa vie, de se conduire par réflexion et par principes. M. Strindberg professe un hautain mépris pour la morale du paysan libre, électeur et député ; mais il lui en faut une, et il la cherche, sans être bien sûr de la trouver jamais. Tel Napolitain s’en consolerait facilement. Le Scandinave a été pétri d’un autre limon, et les sapins donnent d’autres conseils que les orangers. M. Strindberg devrait se faire violence pour se laisser vivre au jour le jour, sans penser à rien.

L’héroïne de son dernier roman, intitulé la Confession d’un fou, est une baronne finlandaise, femme de conduite légère, aux grâces serpentines, aussi dangereuse que charmante. Un ingénieur, homme très moderne, qu’elle a rencontré sur le pont d’un bateau à vapeur, s’est appliqué à lui démontrer que le péché n’est qu’une fiction théologique, qu’une jolie femme peut tout se permettre, que ses fautes ne lui sont point imputables, que les intéressés doivent s’en prendre aux circonstances, à la fatalité. Cette doctrine accommodante produit sur le cœur de la baronne une vive impression, dont elle s’empresse, par un caprice étrange, de faire part à son mari. — « Fort bien, mon enfant, lui répond-il ; toutefois il est bon de considérer que toutes nos actions ont des suites. En supprimant le Dieu personnel, nous avons supprimé le péché ; mais nous demeurons toujours responsables envers ceux à qui nous avons fait tort. D’ailleurs, s’il n’y a plus de péchés, aussi longtemps que la loi subsistera, certaines actions seront des crimes, et en ce qui me concerne, malheur à qui m’offense ! Je rendrai coup pour coup. » Après avoir gardé quelques instans le silence : — « Il n’y a que les méchans qui se vengent, répliqua la baronne. — À la bonne heure, mais il faut compter avec les méchans, et on n’est jamais sûr de ne pas avoir affaire à un être fort, qui ne se laisse pas braver impunément. — Vous savez bien, dit-elle encore, que c’est le destin qui gouverne nos pensées et nos actes. — Assurément, et c’est aussi le destin qui met le poignard dans la main d’un homme résolu à venger son injure. »

Ce mari raisonne à merveille, mais dans la pratique il se montre inconséquent. Lorsqu’il croit s’apercevoir que sa femme le trompe, il ne tente pas de la poignarder, mais il l’écrase sous son mépris, il lui reproche sa perversité, il lui déclare qu’elle manque absolument de sens moral, qu’elle n’a ni foi ni loi. À la vérité, ne croyant plus au péché, il ne la traite pas de pécheresse, mais il la considère comme une vile et odieuse criminelle. En a-t-il vraiment le droit ? Sans doute l’adultère est condamné par les lois ; mais, comme M. Strindberg, ce mari, qui lui ressemble beaucoup, estime que, si la loi divine est une chimère, les lois humaines ne sont que de vaines conventions. Sa femme pourrait lui répondre : « Vous m’avez dit cent fois qu’elles sont faites par cette majorité compacte qui, se composant d’imbéciles, a toujours tort, par ces carpes qui ne connaissent que l’eau croupissante de leur étang et n’ont jamais nagé dans les eaux libres d’un fiord ou de la haute mer. » Il faut en conclure que les infortunes conjugales troublent et démontent les plus fermes cerveaux, que, dans certains cas, libres penseurs ou paysans, tous les hommes portent les mêmes jugemens et prononcent à peu près les mêmes paroles.

M. Strindberg nous apprend dans son autobiographie qu’ayant commencé d’écrire à une époque de transition, il a payé d’abord son tribut au romantisme, mais que dès ce temps on pouvait deviner en lui le futur naturaliste, « que les pattes du lézard se trouvaient en germe sous la peau du serpent ». Peu à peu le serpent s’est fait lézard, et M. Strindberg se vante d’avoir introduit le premier le réalisme moderne dans la littérature suédoise et mérité le surnom de « photographe » que lui ont donné ses admirateurs. Ce remarquable écrivain a fait, nous dit-on, tous les métiers : il a été tour à tour maître d’école, acteur, employé au télégraphe, journahste, médecin, peintre, précepteur, bohème et bibliothécaire. Ayant mené coup sur coup tant d’existences diverses, et possédant au plus haut degré le don de l’observation, on pourrait s’attendre à trouver dans ses romans une grande variété de figures et de types. Il n’en est rien : le monde où il promène et retient ses lecteurs est un monde fort borné. Le vrai réaliste joint une souveraine impartialité à des curiosités infinies ; le vrai photographe a un goût égal pour tous les visages qui posent devant lui. M. Strindberg est le moins impartial, le plus passionné et le plus subjectif de tous les Scandinaves, et, comme le dit M. Hansson, « absorbé dans son idée, elle l’hypnotise à ce point que le reste de l’univers n’existe plus pour lui ». Il n’a jamais pris la plume sans avoir une thèse à soutenir et un ennemi à pourfendre ; qu’il compose des drames ou des nouvelles, il polémise toujours. Parmi les personnages qu’il se plaît à mettre en scène, il en est un le plus souvent qui lui ressemble beaucoup et qu’il charge d’exprimer ses ressentimens, ses rancunes, ses colères ; les autres ressemblent, selon toute apparence, à certaines gens qu’il a des raisons particulières de haïr ou de mépriser.

M. Strindberg n’est pas un vrai réaliste ; mais, par son éloquence dure et acerbe, par ses réquisitoires contre la société, par le goût qui le porte à peindre sans ménagement, et parfois sans vergogne, les laideurs de la vie et de l’âme, il mérite de prendre place parmi les maîtres de la littérature cruelle. Il est permis de remarquer que la littérature cruelle, qui se pique de faire la guerre à toutes les conventions, ne laisse pas d’avoir les siennes ; qu’à certains égards elle est aussi fausse que les bergeries et les berquinades. Brutes, gredins, femmes coquettes ou dépravées, tous les personnages de M. Strindberg ont ceci de particulier qu’ils sont absolument sincères, qu’ils ont l’âme transparente et le cœur sur la main : ce sont les ingénus du vice, et sa méthode consiste à leur faire dire tout haut tout ce qu’ils pensent. Ce procédé d’art aussi commode que cruel me paraît fort arbitraire, et c’est faire bon marché des vraisemblances. Je doute qu’une baronne qui, après avoir trompé son premier mari, se dispose à tromperie second, l’avertisse charitablement qu’elle ne croit plus au péché et se croit tout permis. Je doute aussi qu’une petite bourgeoise telle que Mme Brunner se donne le plaisir de dire tranquillement à son débonnaire époux, dont le seul tort est d’être amoureux d’elle après quinze ans de mariage : « Je ne te hais pas, je te méprise, par la raison qui fait que je méprise tous les hommes dès qu’ils sont amoureux de moi. C’est ainsi, ne m’en demande pas le pourquoi. — C’est une remarque, répond M. Brunner, que j’avais faite depuis longtemps, et je voudrais pouvoir te haïr pour te contraindre à m’aimer. Malheur à l’homme qui est amoureux de sa femme ! J’ai fait tout ce que j’ai pu pour m’éprendre d’une autre femme, et n’y ai pas réussi. » Tout cela peut être vrai, mais il y a des vérités qu’on ne se dit qu’à soi-même.

M. Strindberg a trop de talent pour ne pas réussir momentanément à persuader à ses lecteurs tout ce qu’il lui plaît ; ils l’en croient sur parole : après quoi ils se reprennent, ils se ravisent, ils réfléchissent, ils se réveillent, et s’aperçoivent que le monde tel qu’il le voit ressemble fort peu au monde où nous vivons. À l’entendre, il n’y aurait ici-bas que des cyniques, et en réalité les cyniques sont une exception. Par instans il en convient lui-même : « Le mensonge, nous dit-il par la bouche d’un pasteur, est vraiment le péché originel, et je crois que tous les hommes mentent. Enfant, on ment par crainte ; plus tard, par intérêt, par nécessité, par instinct de conservation ; je connais même des gens qui mentent par humanité, pour obliger leur prochain. »

La vérité est que la plupart des malhonnêtes gens sont des inconsciens, faisant le mal par une sorte de penchant aveugle, tenant leurs vices pour des vertus, se croyant économes quand ils sont avares, généreux quand ils sont prodigues, justes quand ils sont durs et impitoyables, et pensant réclamer leur droit lorsqu’ils font tort aux humbles etaux timides. Aux inconsciens ajoutez la foule des hypocrites. N’est-il pas naturel à l’homme de s’appliquer à embellir son être, de déguiser ses iniquités, de sauver ses vilenies en les expliquant par des motifs nobles, de paraître mépriser ce qu’il aime et aimer ce qu’il hait ? Ne médisons pas trop de l’hypocrisie. Eh ! bon Dieu, qui voudrait vivre avec les hommes s’ils se donnaient toujours pour ce qu’ils sont ? Supprimez l’hypocrisie de la société, et elle deviendrait insupportable ; supprimez l’hypocrisie de la littérature, elle devient fort monotone. — « La sincéritéj disait Walter Scott, est une flûte d’enfant qui n’a que deux notes : elle dit oui, et elle dit non. Les quakers eux-mêmes y ont renoncé, et ont mis en place un vieux procureur, nommé hypocrisie, qui tâche de ressembler à la sincérité, mais dont la voix a bien plus d’étendue et embrasse tout le clavier. » — La littérature cruelle, représentée par un écrivain de grand talent, ressemble à cette princesse des contes de fées qui, belle comme le jour, ne pouvait ouvrir la bouche sans qu’il en sortît un crapaud. Eh ! oui, il y a beaucoup de crapauds dans les cœurs comme dans les jardins ; mais on les devine plus qu’on ne les voit : ils se rendent justice, ils se cachent.

Si Pétrarque n’avait jamais aimé, il n’aurait pas composé des sonnets ; tout porte à croire que, si M. Strindberg ne haïssait rien ni personne, il n’aurait jamais écrit. Ce qu’il hait à l’égal du profane et insolent vulgaire, c’est la femme, cette ennemie naturelle de l’homme. Heureuses les sociétés où on la réduit à ses véritables fonctions, où elle n’est qu’un instrument de plaisirs ou une ménagère dont l’unique souci est de bien tenir sa maison et d’obéir à tous les caprices de son maître ! Elle a aujourd’hui de bien autres prétentions ; elle réclame sa liberté et elle ne se croira libre que le jour où l’homme sera sous ses pieds.

On assure que nombre de Suédoises sont trop disposées à se convertir en amazones et particulièrement en amazones de lettres, « aux cheveux courts, aux manières toutes masculines, qui donnent des poignées de main en vrais garçons et regardent l’homme, — l’homme à la mauvaise conscience, naturellement ! — droit dans ses yeux intimidés ». Elles prennent leurs inscriptions, elles font des discours, elles fondent des journaux, elles revendiquent leurs droits et maudissent la servitude où on les tient. M. Strindberg a la sainte horreur des amazones de lettres, et j’aime à croire qu’à l’aversion qu’il leur a vouée ne se mêle aucune jalousie de métier. Il déclare que l’émancipation des femmes mettrait en péril le peu de bien qui existe encore dans l’univers. Son cœur se serre à la pensée que ces créatures imbéciles aspirent à détrôner le roi de la création, l’être noble qui a découvert tous les arts, toutes les industries, toutes les sciences, à qui le monde est redevable des bienfaits de la civilisation et de tout ce qui donne quelque prix à la vie. Qu’est-ce que la femme ? Elle a la dose d’intelligence qu’on pouvait avoir dans l’âge de bronze. C’est un demi-singe anthropomorphe, un animal rapace, féroce et dévorant. La seule supériorité qu’ait sur nous cette bête de proie, c’est qu’elle est absolument dépourvue de sens moral, et voilà ce qui la rend si dangereuse. — « Étant prouvé, s’écrie M. Strindberg dans la Confession d’un fou, que dans un combat à mort entre deux peuples, le moins scrupuleux, le plus corrompu a le plus de chances de vaincre, qu’enchaîné par son respect inné et superstitieux pour la femme, l’homme est toujours tenté de la ménager, et qu’au surplus elle a l’avantage de se faire nourrir et entretenir, ce qui lui laisse son temps libre pour la bataille, je prends la question au sérieux, je m’arme pour la lutte. »

Mais de tous les griefs qu’il peut avoir contre la femme, voici le plus grave : si elle nous inflige d’intolérables souffrances, c’est qu’elle a une façon d’aimer et de concevoir l’amour qui n’est pas celle de l’homme, et que par une fatalité de nature elle est incapable d’en changer. M. Strindberg est revenu plus d’une fois sur ce triste sujet, et avant d’écrire la Confession d’un fou, il l’avaittraité avec une sombre éloquence dans son drame des Créanciers, qui a obtenu à Berlin le plus vif succès. Cette pièce contient plus d’un passage qui ressemble à une confidence, et on ne peut douter que l’homme qui l’a écrite n’ait beaucoup souffert.

Le libre penseur le plus affranchi de toute superstition éprouve l’impérieux besoin de vénérer, d’adorer quelque chose ou quelqu’un ; il y a en lui comme une religiosité naturelle dont il ne peut jamais se dépouiller entièrement. Il a destitué son Dieu, il l’a fait descendre de l’autel ; mais l’autel est toujours là, il y fait monter la femme. Elle lui est apparue comme une madone, devant laquelle il a courbé la tête et plié le genou. Sans doute, à l’adoration qu’il a pour elle s’ajoutent bientôt des sentimens d’un autre ordre ; il découvre que l’amour chaste est impossible, il aspire à posséder ce qu’il adore. Mais il se mépriserait lui-même s’il ne réussissait à idéaliser ses joies, à mêler un peu de poésie aux plaisirs des sens, à y mettre un peu de son âme. Grâce à l’amour, il a retrouvé le ciel sur la terre, et dans sa reconnaissance pour la femme qui lui a procuré le complet et parfait bonheur, il lui en coûte peu de se donner tout entier. Hélas ! il s’aperçoit bientôt qu’il a affaire à une créature d’une autre espèce que lui, infiniment personnelle et qui, incapable d’idéaliser ses sentimens, de poétiser ses sensations, ne voit dans l’homme qui l’aime qu’une proie. Du jour où elle se sait aimée, la madone a disparu, et la femme se révèle, « artificieuse, rusée, perfide, montrant ses griffes ». Son bonheur est de vouloir, ses volontés sont des fantaisies, et la seule joie qu’elle demande à l’amour est celle d’avoir un esclave à qui tous ses caprices soient sacrés. « Pour l’homme, nous dit M. Strindberg, aimer, c’est donner ; pour la femme, aimer c’est prendre et exploiter. »

Le chêne des forêts a pris plaisir à sentir grimper le long de sa tige une liane dont les enlacemens lui causaient de voluptueux frissons. Il découvre que ce parasite vorace, glouton, insatiable, absorbe toute sa sève et ne l’embrasse que pour l’étouffer. La femme ne se contente pas de prendre, son amour tue ; c’est une mangeuse d’hommes. Ne raisonnez pas avec elle, ne discutez pas ses caprices ; elle vous dira : « Tu ne m’aimes plus ; je le savais depuis longtemps. » Elle a horreur de tout ce qui est fort, de tout ce qui lui résiste. Faites-vous petit, tout petit ; soyez humble jusqu’à la bassesse ; implorez-la, trainez-vous à ses pieds, dites-lui : « Je suis, grâce à toi, le plus malheureux des « hommes. » Elle s’attendrira peut-être, elle vous fera grâce, elle vous consolera par ses chansons comme une mère console son enfant ; c’est le seul genre de tendresse que son cœur ait jamais connu. Mais l’homme ne peut toujours implorer et gémir ; il a ses retours de fierté, il se redresse. Il se souvient de tout ce qu’il a donné ; son cœur, son esprit, sa raison, sa volonté, son orgueil, le meilleur de son sang, il a tout sacrifié. La femme au front d’airain nie impudemment sa dette ; la liane déclare à l’arbre qu’elle n’a rien reçu, que c’est elle qui le fait vivre.

Le jour du règlement des comptes est venu, et dès lors l’amour se change en haine, mais la haine n’est pas l’indifférence, elle ne tue pas l’amour, on continue d’aimer en haïssant, et c’est le plus affreux des supplices. On avait jadis, à l’heure des illusions, goûté des joies ineffables, dont l’âme et les sens se souviennent ; que ne peut-on les recouvrer ! La vie est si peu de chose sans elles ! — N’y a-t-il donc qu’une femme dans le monde ? dira un philosophe. Aimez ailleurs. — Hélas ! certains hommes sont condamnés par la nature à l’éternelle monogamie du cœur ; ils ne peuvent aimer qu’une fois, et il n’y aura jamais pour eux qu’une femme, celle qui fait des plaies à l’âme, celle qui leur a ouvert tour à tour les portes du ciel et les portes de l’enfer. Il n’y a pas de fierté qui tienne, on retourne à sa madone et, fût-elle une infâme, on adore son infamie.

« Cette femme n’est plus à moi, s’écrie douloureusement le peintre Gustave dans la première scène des Créanciers. — À quoi te servait-elle ? lui demande son ami. — Elle était pour moi ce que fut dans ma jeunesse le Dieu de là-haut, aussi longtemps que j’ai pu croire en lui : elle me servait à satisfaire mon besoin d’adoration. — Enterre-le, et fais croître autre chose sur ce tombeau, un sain mépris par exemple. — Je ne peux vivre sans adorer. — Esclave ! — Je ne peux vivre sans adorer une femme. — Au diable ! réplique l’ami. Retourne plutôt à ton Bieu d’autrefois ! » Mais on ne renoue pas si facilement avec un Dieu auquel on a cessé de croire. Que faire ? Se tuer ? Non, ce serait procurer un trop grand plaisir à la femme aimée et haïe, qui peut-être souhaite secrètement votre mort. D’ailleurs la vie nous retient à elle par un charme inexplicable. Il y a dans les jardins et dans les prairies des fleurs qui sentent bon, et le ciel est plein d’étoiles douces à contempler. Et puis on a dans la tête des sujets de pièces, de romans. Que deviendrait la littérature si on l’abandonnait aux femmes ! Encore un coup, quel parti prendre ? — Esclave, tâche de rattraper tes illusions perdues, ou, pour mieux dire, retourne à ton vomissement, et, quand tu seras las de t’avilir, que tu n’auras plus la force de dévorer tes dégoûts et que ton cœur souillé aura une odeur de mort, emploie ta plume à délivrer ton âme et à te venger.

C’est ce que fait Axel, le héros de la Confession d’un fou, dramaturge et romancier de grand mérite, qui, comme M. Strindberg, était bibliothécaire à Stockholm. La charmante femme qui devait le rendre le plus heureux et le plus malheureux des hommes avait épousé un baron suédois, officier dans la garde royale. Elle lui a donné une fille, et cette jeune mère, à la chevelure dorée, au corps merveilleusement proportionné, aux yeux candides et pudiques, séduit Axel dès le premier jour par ses grâces virginales. Aux sentimens que lui inspire cette vierge-mère ne se mêle aucun désir profane : « Je veux l’adorer, se dit-il ; je veux me sacrifier, je veux soulîrir, sans espérer d’autres joies que celles de l’adoration, du sacrifice, de la souffrance. « Cette résolution héroïque lui fait honneur, mais il a trop présumé de lui : il s’aperçoit à l’user que sa madone est une vraie femme, que les affaires d’ici-bas l’intéressent beaucoup plus que les choses du ciel, que dans l’occasion son regard candide et pudique devient provocant et voluptueux. Il s’obstine à l’adorer ; mais ses sens ont parlé : désormais il la désire autant qu’il l’adore.

Il connaissait le mot de Napoléon, que dans les campagnes amoureuses on ne triomphe qu’en fuyant. Il se décide à s’enfuir ; il s’embarque sur un vapeur et part pour la France. À peine est-il parti, le courage lui manque et il maudit sa vertu. Ne plus voir cette femme c’est ne plus voir le soleil ; plutôt mourir ! Il se fait débarquer dans une île et retourne bientôt à Stockholm. Un soir, il était seul avec la baronne, qui tricotait à la clarté d’une lampe. Il aperçoit sous le tapis de la table une pantoufle de Cendrillon, un petit pied et une jambe fine, que la jupe laissait à découvert. Cette jambe était enfermée dans un bas blanc bien tiré et maintenu sous le genou par une jarretière brodée. « Il est un muscle adorable, nous dit cet idéaliste, qui permet à l’imagination de reconstruire le corps tout entier. » C’en est fait, il s’abandonnera à sa passion. La baronne essaie ou feint de résister ; elle lui rappelle qu’ils se sont promis de n’être jamais l’un pour l’autre qu’un frère et qu’une sœur. « Sotte plaisanterie ! s’écrie-t-il : corps et âme, je vous adore ; j’adore vos cheveux blonds et votre âme ingénue, les plus petits souliers de la Suède et votre candeur, vos yeux qui étincellent jusque dans l’ombre d’une voiture fermée, votre sourire ensorcelant, votre bas blanc et votre jarretière rouge… Ne vous récriez pas, ma princesse adorée : j’ai tout vu. Je vous mordrai le cou, je vous serrerai dans mes bras jusqu’à vous faire perdre le souffle, je vous étoufferai sous mes baisers. Je me sens fort comme un Dieu, et je vous avalerai tout entière. Défiez-vous du lion malade, n’approchez pas de sa tanière : ses caresses vous tueraient. Que m’importe l’amitié de votre baron ! Je ne suis qu’un bourgeois, un provincial, un déshérité. Il me déteste, et je l’exècre. » Voilà une déclaration à la hussarde, et il paraît que l’homme, quoi qu’en dise M. Strindberg, n’a pas toujours le don d’idéaliser ses amours. Mais il faut excuser Axel, il avait tout vu. Après avoir été la maîtresse de ce bibliothécaire orageux, la baronne, qui a obtenu son divorce, le somme de l’épouser. Quoiqu’il commence à la connaître, il se résigne, il s’exécute, et il expie des joies trop courtes par de longues et indicibles souffrances. Il a acquis la conviction qu’elle le trompe indignement ; il n’a rien vu, mais il a tout deviné, et il y a des indices qui sont des preuves. Ils ont ensemble de terribles explications ; il la traite de vampire, de courtisane, de chienne, et, après ces ouvertures de cœur, on reprend la vie commune comme si rien ne s’était passé. Il la soupçonne non seulement d’infidélités, mais de turpitudes qu’il nous raconte dans le plus grand détail, avec une déplorable précision ; et quand l’heure du berger sonne, il mendie ses faveurs comme les grâces du ciel. « Dans les momens où elle s’apprivoise, où elle me permet de poser sur ses genoux ma tête brûlante et où ses doigts jouent avec ma crinière de lion, tout est oublié, effacé, pardonné, et je suis heureux, et je confesse que ma vie est suspendue à un fil de soie, dont l’écheveau est dans sa main. » Il croit savoir qu’elle nourrit le projet de le faire enfermer dans une maison de fous ; il la soupçonne aussi de vouloir l’empoisonner, et quand il est malade, il exige qu’elle goûte avant lui à la potion qu’elle lui présente. Et cette courtisane, cette chienne le reprend toujours. « Mon bras enlaçait sa taille, ma tête reposait sur son sein, je ressemblais au Christ de la Pietà de Michel-Ange. Je lui disais que j’étais son enfant ; quand l’homme redevient enfant, la femme se sent devenir mère. Elle me regardait tour à tour avec un sourire d’indulgence ou de triomphe. C’était l’araignée femelle qui dévore le mâle après qu’il l’a fécondée. » Désormais elle lui vendra ses caresses : il devra les acheter par des humiliations sans nom ; il lui dira qu’elle est une sainte immaculée, qu’il est un misérable, un vil calomniateur, indigne de pardon. Elle sourit, elle pardonne, et il est heureux.

Cependant il s’indigne parfois de ses lâchetés. Il part pour ne plus revenir, et, à peine a-t-il quitté la femme qu’il méprise, elle lui apparaît sous les traits de sa madone d’autrefois, et il lui écrit des lettres de tendresse et d’adoration. Plus souvent il pense à son petit pied, à sa jambe fine, à son bas blanc ou noir, et il accourt en disant : « Tu es plus forte que moi, je me rends ! »

Mais plus il sent qu’il lui est impossible de ne pas l’aimer, plus il la hait. — « Un dimanche, nous étions assis, elle et moi, dans un bosquet. Le fluide électrique qui s’accumulait dans mon cœur depuis dix ans se déchargea subitement ; le motif de ma colère était assez futile, et je la battis. Je fis pleuvoir sur son visage une grêle de soufflets. Elle tenta de me résister, je la jetai à terre. Elle poussa un cri terrible. Il me sembla que le soleil se cachait derrière les nuages, et je pris la vie en dégoût. Cependant, à la tempête succéda le calme, et, comme après l’accomplissement d’un saint devoir, j’éprouvai un sentiment de douceur et de repos. J’avais des regrets, je ne me repentais point. Le soir, elle alla se promener au clair de lune. J’allai au-devant d’elle, je l’embrassai. Elle ne me repoussa point, elle fondit en larmes. Après une courte explication, elle m’accompagna dans ma chambre, où les jeux de l’amour se prolongèrent jusqu’à minuit. Étrange vie domestique ! je l’ai battue à midi, et nous passons la nuit ensemble. Étrange femme ! elle embrasse son bourreau. Que ne l’ai-je battue il y a dix ans ! je serais aujourd’hui le plus fortuné des maris. » Il paraît que les idéalistes battent quelquefois leur femme : pourquoi méprisent-ils les paysans ?

Axel est un inconscient. Il estime que la femme est un être inférieur, né pour la servitude, et il convient que, dans la conduite ordinaire de la vie, elle est une force, que l’homme n’est que misère et faiblesse. Il s’est proposé d’écrire un réquisitoire en forme contre la chienne qui l’a trompé, contre l’araignée qui l’a mangé, et il ne semble pas se douter que du même coup il a écrit l’histoire de son propre avilissement. Il se donne pour un souffre-douleurs héroïque, et il avoue lui-même qu’il n’a jamais été que le martyr de sa brûlante sensualité. Il juge, et il n’a plus le droit de juger ; il condamne, et il a toute honte bue. Il se flatte de nous intéresser ; tout au plus pouvons-nous le plaindre. C’est un malade, et sa maladie est cette monstruosité de cœur qu’un romancier contemporain a fort bien définie, quand il a dit que rien n’est plus dégradant pour l’homme que « l’union du plus entier mépris et du plus passionné désir physique pour une femme définitivement jugée et condamnée ».

Toutefois Axel s’est souvenu qu’il était homme, qu’il était Suédois, qu’il avait une crinière de lion, et il s’est vengé. Un jour, sa femme fut saisie de terreur en s’avisant qu’il n’avait plus au doigt son anneau nuptial. — « Où est ton alliance ? demanda-t-elle. — Je l’ai vendue à Genève, et avec l’argent du marché je suis allé chez une fille. — À cette heure, nous voilà de pair, nous pouvons recommencer. » Mais Axel trouvait qu’il n’en avait pas fait assez, et il écrivit son livre, qui se termine par ces mots : « L’histoire est finie, ma bien-aimée : je me suis vengé, et cette fois nous sommes quitte à quitte. » Les ennemis de M. Strindberg ont fait courir le bruit qu’en racontant les infortunes conjugales d’Axel, il a entendu raconter les siennes et se venger de la mère de ses enfans. Je suis résolu à n’en rien croire, quoique nous vivions dans un temps où la passion de dire ses secrets à l’univers est une fureur, et où le respect silencieux de soi-même est de toutes les vertus celle qui semble la plus dure à pratiquer.


G. Valbert.