Aurore (Beltjens)

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AURORE. idylle.


Mauno flourido, ur de fourtuno
Qu’i pacan coume i reï Dièu li mando abaundous.
Mistral. Mirèio Cant. V.


 
Les bras nus, le teint frais, et la lèvre vermeille,
Dans son berceau d’azur l’Aurore encor sommeille ;
Le jeune Crépuscule, espiègle et triomphant.
Ainsi qu’un frère aîné près d’une sœur enfant.
Sur la pointe des pieds, et le doigt sur la bouche,
Furtif, s’avance, et glisse en riant vers sa couche,
Écarte les rideaux, se penche, va poser
Sur son beau front qui tremble un rapide baiser,
Et fuit. — Elle s’éveille, et feint d’être en colère ;
De ses charmants regards tout l’horizon s’éclaire ;
La nuit rentre chez elle, et, père souriant,
Le soleil de sa gloire emplit tout l’orient.

De son ordre du jour une brise légère.

Près la gent emplumée alerte messagère,
Parcourt les bois, les champs, les vergers, les hameaux,
Sans pitié des donneurs, cogne à tous les rameaux,
Et souffle à tous les coins, dans la langue des brises :
« Grand concert matinal à six heures précises !
Avis aux musiciens : par ordre exprès du roi. » —
On s’éveille, on s’habille, avec ce désarroi
Dont on est coutumier les jours de grande fête ;
La toilette en ces cas n’est jamais trop bien faite,
Car le bonheur voulant qu’on ait un air bissé,
À bon chanteur convient plumage bien lissé.
Donc à l’étang voisin on se mire au passage,
Et pour gagner du temps, on déjeune en voyage.
De la sorte on s’assemble, on arrive en causant,
Et, lorsque vient l’appel, on peut dire : présent !

C’est la veille de Mai. — Maître Avril, gentilhomme
S’il en fut, en dépit de plus d’un astronome,
Veut fêter dignement le jour de ses adieux.
Pour se désennuyer dans les jours pluvieux,
Et combattre le spleen, dont la bise cruelle
Souvent des gens d’esprit taquine la cervelle,
Cet hiver, dans sa grotte, il composa sous main
Une grande cantate, un morceau surhumain,
Où la romance alterne avec des barcarolles ;
Le poète Ariel en rima les paroles ;
C’est vous dire que texte et musique, sortie
Des mains de gens pareils et si bien assortis,
Feront une œuvre d’art en tous points sérieuse.
Plus d’un corbeau, le soir, en cause avec l’yeuse.

Du nord au sud, de l’est à l’ouest, en tous lieux,
Les veufs en ont semé tant de bruits merveilleux.
Que l’école Avenir tout entière en frissonne.
D’ailleurs le maître vient diriger en personne,
Et voici ! c’est lui-même ; un Mozart de vingt ans,
Chevalier grand cordon de l’ordre du printemps,
Couronné de lilas mêlé de tubéreuse,
Et coiffé par les doigts d’une fée amoureuse,
En grand gala vert-pomme à ganse de carmin.
Et sa flûte — enchantée à coup sûr — à la main.

Il fait les trois saluts. Hêtres, chênes, érables,
Les vieux de la forêt, graves et vénérables,
Se penchent pour le voir ; on cause, on s’entretient
De son air grave et doux, de son noble maintien.
Les buissons muscadins, coquetant dans leur loge,
Quoiqu’en secret jaloux, tout haut font son éloge.
L’ondine aux flots du lac soupire : Est-il charmant !
La sylphide gémit : Que n’est-il mon amant !
Même la vieille ortie et la ronce chagrine
Murmurent : Qu’il est bien ! et l’une à sa voisine
Demandant : Quel est-il ? — un tilleul, un ancien.
Dit : Mais c’est maître Avril, le grand musicien !
Les vieux saules pleureurs cessant leur élégie,
Vont discutant tout bas sa généalogie.
Certains vents étrangers, on ne sait d’où venus,
Prétendent qu’il est fils de Mars et de Vénus.
Paix ! riposte un sapin, laissons-là ce chapitre
Et, galant, de ses bras il lui fait un pupitre.
Le Maître en souriant y pose son cahier ;

Un tout petit Zéphyr, sans se faire prier.
Accourt auprès de lui, frais, joufflu comme un page,
De sa partition prêt à tourner la page.
Lui regarde l’orchestre, et d’un geste nerveux,
Après avoir passé la main dans ses cheveux,
Il donne le signal.

L’alouette commence :
Sa voix d’un joyeux trille emplit le ciel immense :
Elle monte, elle monte, en un chant vif et clair
Monte encor, puis soudain descend comme un éclair.
Le maître dit : C’est bien. — À l’instant l’auditoire
De la jeune soliste applaudit la victoire,
Laissant dans les blés verts la caille et la perdrix
Du duo concertant se disputer le prix.
Et maintenant à vous, faites vos chansonnettes,
Chardonnerets, bouvreuils, sveltes bergeronnettes,
Rouges-gorges, verdiers, mésanges, sansonnets,
Fauvettes qui mettez de travers vos bonnets,
Roitelets pétulants, sémillantes linottes,
Et toi, charmant moqueur, effroi des croque-notes ;
Pinsons dans le jardin, martinets sur la tour,
Fredonnez, babillez, et laissez vos ramages,
Sinon les surpasser, égaler vos plumages !
Et pas tous à la fois ! En son petit solo
Que chacun se conforme au conseil de Boileau :
Hâtez-vous lentement ; redoutez la censure,
Et surtout, et partout observez la mesure !

La science du maître a d’ailleurs tout prévu.
Si tel jeune premier de bon goût dépourvu,

Veut que de ses talents chaque belle s’étonne.
Et d’un maigre fausset ou criaille ou détonne ;
Si tel autre, jaloux, le voulant corriger,
Dans le bel art du chant ne fait que patauger,
Si messieurs les canards et mesdames les canes,
Du lac, séjour du cygne, envahisseurs profanes,
Barbotant dans la vase, ou fiers de leurs plongeons,
De leurs cris nasillards épouvantent les joncs ;
Si le dindon bouffi, dont le gosier s’enroue,
Chicane l’aigre accent du paon qui fait la roue.
Et si le geai glapit : Vous manquez de brio
Tous deux ! si dans un coin, à ce charmant trio
On entend riposter le coq d’Inde imbécile :
La critique est aisée et l’art est difficile !
Si ma commère l’oie est prise tout-à-coup
D’un frisson historique, et, dressant son long cou,
Se met à trompeter de sa voix la plus folle :
Mon aïeule autrefois sauva le Capitole !
Si maître Aliboron fermant l’œil, et, vainqueur,
Montrant à tous qu’il sait sa romance par cœur,
Fait entre deux chardons qu’à son aise il savoure,
D’un hi-han trop pompeux retentir la bravoure,
Le merle, adroit siffleur, à leurs couplets ratés
Mêle son gai refrain disant : Vous m’embêtez !
Et l’écho dans sa grotte, où tout ce bruit l’éveille,
En éclatant de rire, y répond : À merveille !

Pourtant si le combat, s’animant un peu trop,
Sort des bornes de l’art, l’illustre maestro,
Élevant son bâton, — je veux dire sa flûte,

Ramène tout au calme et fait cesser la lutte.

Au tumulte succède un doux decrescendo
Qui laisse la parole au moindre filet d’eau.
De cent joyeux discours enjolivant son thème,
Le frais ruisseau vient dire à sa rive : Je t’aime !
Pendant que sous l’azur, parmi les verts sillons,
Le gai soleil badine avec les papillons ;
On dirait un entr’acte. En suaves murmures,
L’air timide ose à peine effleurer les ramures.
Entendez-vous monter ces légers cliquetis ?
Abeilles, moucherons, c’est le chœur des petits,
Musiciens furtifs que sous l’herbe on devine.
Le silence qui dort au fond de la ravine
Se réveille charmé de leur chuchotement ;
L’orchestre se repose, et la brise gaiement,
D’un voile de parfums couvrant le paysage,
Vient du maître en sueur essuyer le visage.

Maintenant, écoutez !
Rossignol, chantre exquis,
Toi qu’Orphée, empereur, ferait au moins marquis,
Toi qui sais, doux rêveur, quand ta voix charmeresse
D’un poème d’amour enivre ta maîtresse,
Tenir toute une nuit de la belle saison
Le clair de lune assis sur un banc de gazon,
Et faire, au balcon d’or où l’ombre étend ses toiles,
Venir, pour t’écouter, se pencher les étoiles,
Mais qui ne sais pas moins, dès que le jour paraît,
Garçon spirituel, aux sots de la forêt,

Aux cuistres, écorcheurs de la sainte harmonie,
Décrocher l’épigramme et lancer l’ironie,
Voici ton tour ! D’abord un prélude badin,
Comme pour essayer ton instrument ; soudain
L’arpège éblouissant part, éclate en fusée,
Se disperse en éclairs ; la cadence rusée,
Vole après eux, les suit, les rattrape aussitôt,
Les saisit, les suspend au bout du staccato,
Jongle avec eux, les lance en roulade hardie,
Et les fait retomber, perles de mélodie !
Le chant monte et s’accroît ; comme un flot suit le flot,
De la strophe achevée une autre strophe éclot ;
L’air est comme ébloui d’un amoureux vertige ;
Le rosier voit la rose émerger de sa tige ;
Le ramier confondu n’ose plus roucouler ;
Le vieux roc attendri sent ses larmes couler,
Tant l’aimable enchanteur, qu’il rie ou qu’il soupire,
Sur l’assemblée entière exerce un tendre empire ;
Et pendant qu’un ensemble un instant l’interrompt,
Les vieux chênes entre eux, en agitant le front,
Se murmurent tout bas : « Comme il monocordise !
Après tout, c’est bien lui le plus fort, quoiqu’on dise. »
Et le maître enchanté, rayonne ; seulement,
Il en veut, par endroits, à l’accompagnement ;
Le ruisseau ralentit, la source précipite
La mesure indiquée ; il s’indigne, il palpite,
D’une main il apaise, et l’autre avec hauteur
Du chantre paresseux gourmande la lenteur ;
Il se penche en avant, se rejette en arrière,
Au souffle inspirateur donne pleine carrière.

Si l’on manque un passage, il le fait répéter ;
Plusieurs lui font la moue ; alors de s’irriter,
Fougueux, l’œil pétillant comme le vin qui mousse,
Il relève sa manche, il gronde, il se trémousse,
Tape des pieds, des mains, branle du corps entier,
Comme tout chef-d’orchestre expert en son métier.
Aussitôt du ravin la profondeur tressaille,
Une brusque secousse émeut chaque broussaille ;
La forêt tout entière aux souffles du matin,
Se met à bourdonner comme un orgue lointain.
Voici le chœur final. Dans l’azur qui s’effare,
Les coqs, joyeux clairons, entonnent leur fanfare.
Tout s’ébranle à la fois ; l’eau tournant les moulins
À ses vives chansons fait hennir les poulains ;
Les grands bœufs mugissants sortant des métairies,
Avec leur basse énorme emplissent les prairies,
Tandis que les bergers à la voix des troupeaux
Mêlent allègrement leurs agrestes pipeaux.
La nature au soleil, étonnée et ravie,
De ses robustes flancs sent déborder la vie ;
Une immense rumeur, tumulte harmonieux
De murmures confus, d’appels, de cris-joyeux,
Comme le chant lointain des vagues sur la plage,
Roule à flots éperdus de village en village ;
Et les coteaux boisés, les vallons aux prés verts.
Le fleuve, les ruisseaux, d’un brouillard d’or couverts.
Chantant tous à la fois la terre au ciel unie,
Élèvent leur paisible et vaste symphonie.
Par moments on croirait au fond du bois sacré
Voir passer, grave, auguste et le front entouré

D’un nimbe éblouissant de gloire sidérale,
L’ombre de Beethoven rêvant sa pastorale.

Et moi, fuyant la ville et ses mille soucis,
Pendant ces doux concerts au pied d’un chêne assis,
À toi je songe, à toi, ma jeune fiancée,
Aurore de mes jours, printemps de ma pensée ;
Toi que je vis surgir dans mon obscur destin,
Avec tes yeux plus beaux que l’astre du matin,
Ton sourire plus frais que la rose vermeille,
Et la voix aux chansons des fontaines pareille !
Tes lettres à la main, je pleure et je souris ;
Quand je lis en tremblant la page où sont écrits
Tes serments de tendresse et d’amour éternelle.
Un nuage céleste obscurcit ma prunelle ;
Le parfum pénétrant du tiède renouveau
Comme un divin nectar m’envahit le cerveau ;
Dans le souffle embaumé qui monte de la plaine
Il me semble à longs traits aspirer ton haleine ;
D’extase, de bonheur je sens mon cœur ployer ;
Et je rêve ; et déjà, reine de mon foyer,
Et reine de mon cœur enchanté de sa chaîne,
Par la grâce de Dieu doublement souveraine,
Je te vois jeune épouse et jeune mère aussi :
Deux enfants, une fille, un garçon, cher souci,
Dans le frais clair-obscur où ton ombre circule.
L’une pareille à l’aube et l’autre au crépuscule,
Je les vois, je les tiens tous deux sur mes genoux.
Joyeux et beaux tous deux ; et toi derrière nous,
Au baiser du matin tes lèvres déjà prêtes,

Avec tes bras charmants tu viens joindre nos têtes !
Alors de ma tendresse ô transports infinis !
Quelle joie ineffable, et comme je bénis,
Par l’hymne intérieur qui dans mon sein bourdonne,
Dieu qui te donne à moi, comme à toi je me donne !
Accours, dis-je à la brise, accours, prends ce baiser,
Prends tous ces doux parfums et les va déposer
Au front de la beauté qui m’a sous son empire,
Pour qui seule je vis, qui pour moi seul respire,
À qui j’ai dit : accepte à jamais mon soutien,
Et qui m’a répondu : nul autre que le tien !
Qu’importe la distance à deux amants fidèles ?
Leur amour par les airs les franchit d’un coup d’ailes.
Malgré l’arrêt jaloux du sort injurieux
Partout ta chère image est présente à mes yeux ;
Et ces lieux ravissants chers à mes rêveries,
Ces bois ont moins d’oiseaux, moins de fleurs ces prairies,
Moins d’épis dans ces champs vont dorer les moissons
Que mon cœur et ma tête ont pour toi de chansons !
Comme un triomphateur qui de pourpre étincelle,
Je retourne à la tâche où mon devoir m’appelle,
Et certes un empereur, un empereur romain,
Pendant que je m’en vais, m’accostant en chemin,
Avec toute sa cour que la gloire environne,
Je lui dirais : Va-t-en ! s’il m’offrait sa couronne,
Son char et ses drapeaux, son peuple de valets,
Et son sceptre et son trône avec tous ses pains
Pour l’humble fleur des champs qui brille à ta ceinture. —
— Il fait beau dans mon cœur comme dans la nature.

Charles Beltjens