Autour d’une Colonie autonome/02

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Autour d’une Colonie autonome
Revue des Deux Mondes3e période, tome 109 (p. 634-663).
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AUTOUR
D'UNE
COLONIE AUTONOME

II.[1]
L’ÉTABLISSEMENT DE L’ALLEMAGNE DANS LE SUD-OUEST AFRICAIN. — L’ÉTAT DE DÉFENSE.


IV. — L’ETABLISSEMENT DE L’ALLEMAGNE DANS LE SUD-OUEST AFRICAIN.

Personne, certes, ne montrera que l’Allemagne eût jamais des projets de conquête du Cap et de l’Afrique du Sud. Si cela était, les preuves manqueraient. Mais un protectorat allemand aux portes de la colonie du Cap, pour quelques missionnaires qui ne couraient pas de dangers et pour quelques négocians qui ne font pas, peut-être, beaucoup d’affaires, dans la plus ingrate contrée du monde, celle dont un Allemand dit qu’à la regarder un chien hurlerait de tristesse, nous comprenons que les gens du Cap se soient mis, pour cela, martel en tête. On honnit Voltaire parce qu’il a traité le Canada de « quelques arpens de neige. » Le mot n’est pas de lui, mais d’un personnage de son roman de Candide ou l’Optimisme. S’il avait traité le Damaraland de « quelques arpens de sables et de pierres, » le honnirait-on ? Quand vous prenez possession d’un pays comme celui-là et quand vous le gardez sans trop en rien faire, ne donnez-vous pas le droit de penser que vous y entrez comme dans une : salle d’attente, que c’est un seuil ; quel seuil et où mène-t-il ? Dire qu’il faut se défier de l’affinité de race et de langue entre Allemands et Hollandais austraux, ce serait plutôt une phrase anglaise. Ces affinités ne suffiraient nullement pour donner aux gens du Cap la plus légère envie de devenir Prussiens. Elles suffisent tout au plus pour qu’un journal paraissant à Pretoria et réputé organe officieux du gouvernement de la République du Transvaal insiste sur les avantages d’une immigration allemande au pays des boers. Elles suffisent aussi pour qu’à Berlin, à Hambourg et à Cologne, ces boers, comme enfans de la famille germanique, éveillent de l’intérêt.

Enfin, s’il y a un grand nombre d’Allemands répandus dans la colonie et dans les pays circonvoisins, ce n’est pas là le vrai sujet de crainte. Au temps de la guerre de Crimée, l’Angleterre avait soudoyé une légion germanique dont les membres licenciés obtinrent des terres en Cafrerie ; pour renforcer cet élément de colonisation militaire, des agriculteurs furent appelés de l’Allemagne du Nord, de la Prusse et du Mecklembourg, avec leurs familles. Voilà comment, il se fait qu’aujourd’hui, dans l’est du Cap, on a une population allemande assez considérable et que la locomotive s’arrête à des stations comme Berlin, Potsdam ou Braunschweig. Mais ces colons se sont afrikandérisés comme les autres, tout en conservant leur langage, ce qui ne les empêche point de parler anglais et hollandais et cafre. Il y en a aussi dans les environs de Cape-Town, où ils cultivent les flats, plaines sablonneuses, et nous avons maintes fois fait la causette avec eux. Ce sont d’excellens travailleurs, de braves gens auxquels un Français peut cordialement serrer la, main. Ils ont tiré grand parti de leurs lots de terrain maigre. Cette présence d’un élément allemand agricole n’a rien de dangereux ; on s’en félicite même. En somme, si l’Allemagne officielle n’avait pas pris pied au Damaraland, tout cela ne signifierait rien.

On se figure, nous ne savons trop pourquoi, qu’un doute plane sur ses intentions. L’absence de tout négoce dans la direction nord lait supposer que : le véritable objectif est ailleurs, peut-être sur des plateaux susceptibles de peuplement par une race européenne, comme on l’a déjà vu par l’exemple des boers. Dès lors, le bruit mené autour de quelques gîtes aurifères, l’inertie relative, l’extension sur le papier, — autant de symptômes, — suppose-t-on, d’une volonté de marquer sa place, sans doute, par un drapeau accroché à un mât, comme qui dirait par un chapeau déposé sur une chaise, mais de ne point aller où l’on dit et d’attendre son heure pour aller où l’on ne dit pas. A l’abri du fortin de Tsaobis, dans les montagnes du Damaraland, le minuscule corps d’occupation devient pour ces esprits méfians une simple garde de l’étendard : il a l’air de veiller sur un sphinx dont les paupières closes ne s’entr’ouvrent que rarement et dont la bouche ne se desserre que pour bâiller, mais avec à-propos, lorsqu’il va y tomber quelque chose.

Voilà comme l’énigme allemande dégénère en cauchemar afrikandériste. Ce qui se brasse là-bas, à Berlin, pense-t-on, bien fin qui le révélerait : mais il faut se signer à tout hasard.

Chose sûre, de la crise constitutionnelle du Cap datent les premiers indices d’un travail politique de l’Allemagne en Afrique australe. Ils se manifestent deux ans après Sadowa, quand commencent les désaccords de sir Philip Wodehouse avec son parlement.

Depuis d’assez longues années, la Société des missions évangéliques de la Prusse rhénane échelonnait ses stations d’une base voisine de Cape-Town jusqu’au fleuve Orange, en suivant la côte. Même elle avait déjà franchi la limite nord du territoire colonial pour s’installer chez les Namaquas indépendans. Une autre société missionnaire allemande, celle de Berlin, opérait dans l’est, rayonnait sur la Natalie et les républiques hollandaises. En 1868, la rhénane décida de s’attaquer au Damaraland, l’arrière-pays de la baie Valfich, et envoya un renfort de seize personnes. Ce fait n’aurait pas eu à lui seul grande importance ; mais le ministre prussien des affaires étrangères, alors comte de Bismarck, avait donné aux membres de l’expédition le conseil de se présenter d’abord au foreign office de Londres et de s’entendre avec lord Stanley, devenu plus tard lord Derby. On désirait savoir si l’Angleterre ou le Cap exerçaient une juridiction sur les côtes du Namaqualand et du Damaraland.

Ce littoral n’appartenait à personne ; toutefois les gouverneurs du Cap avaient souvent cherché à le faire déclarer anglais, crainte d’intrusion européenne, et sans vouloir ni pouvoir prendre sur eux de l’annexer. Ils s’étaient heurtés à l’abstentionnisme des cabinets libéraux. Londres n’avait consenti, à grand’peine, que pour les îles voisines, où il y avait du guano ; le déploiement des couleurs britanniques sur la terre ferme, à Angra-Pequeña, venait encore d’être désavoué en 1866. Lord Stanley aurait peut-être suivi en cela une politique différente de celle de son prédécesseur si le ministère conservateur dont il faisait partie n’avait pas été près de sa chute. Actuellement il ne pouvait s’engager en rien au nom de l’empire. Les missionnaires allemands n’obtinrent aussi qu’une réponse évasive dans leur entretien avec le gouverneur Wodehouse. On le voit, dès cette époque, l’Allemagne prend soin de faire constater officieusement que ni l’Angleterre ni sa colonie n’entendent accepter une responsabilité dans la région d’Angra-Pequeña et de la baie Valfich.

Quinze ans plus tard, quand les missionnaires auront achevé leur œuvre, le négociant brêmois Lüderitz surgira tout à coup comme inventeur breveté du sud-ouest africain, et la marine allemande se chargera du reste. Mais que ce soit l’effet d’un plan mûri d’avance ou du train naturel des choses, le germe en est semé à l’heure juste où le Cap va recevoir son autonomie, c’est-à-dire entrer dans une ère d’embarras.


L’Allemagne aurait-elle poussé cette affaire avec la même vigueur sans les perplexités de la colonie et l’abstentionnisme de la métropole ? On ne sait.

En 1874, M. Disraeli formé son grand cabinet, celui qu’il va illustrer comme comte de Beaconsfield. Il ne goûte pas la réserve excessive des théoriciens de la décentralisation à outrance et de l’économie à tout prix ; il croit peut-être à un secret dessein de la politique allemande, il s’en inquiète, et, bientôt, le commandant Dyer, de la marine britannique, prend possession de la baie Valfich au nom de l’empire. Simultanément, le Cap s’annexe les îles côtières déjà proclamées anglaises, celles, entre autres, qui ferment le havre d’Angra-Pequeña. De cette manière on croit tenir les clefs du littoral. Roastbeef-Island méritait bien de devenir anglais !

Vienne le printemps de 1880 et le retour de M. Gladstone, la presse allemande, qui ne souillait plus mot de ces questions, annonce des projets à l’étude pour la mise en valeur du sud-ouest africain. L’été finit à peine que le foreign office fait sonder M. de Bismarck par son ambassadeur, lord Ampthill. Réponse : nous ne songeons pas pour l’instant à faire là-bas de la colonisation, si utiles qu’en principe puissent paraître des entreprises d’outremer. Pendant qu’un intérimaire de l’ambassadeur confirme les déclarations précédemment recueillies, M. Lüderitz achète à un roi nègre toute une province maritime. Ce ne fut pas, comme on l’a dit, pour une boîte à musique jouant la Wacht am Rhein. Ce fut contre cinq mille francs et deux cents fusils, ou quelque chose d’approchant, et peut-être une boite à musique par-dessus le marché.

Le dénoûment est curieux. On avait pour secrétaire d’État aux colonies lord Derby, passé avec armes et bagages dans le camp libéral, et comme premier ministre du Cap, sir Thomas Scanlen, syndic un peu découragé de la faillite militaire et diplomatique au Bassoutoland. A la date du 3 février 1884, le colonial office demande par le câble sous-marin si le Cap se chargerait du contrôle d’Angra-Pequeña au cas où ce port serait déclaré britannique. Dans la négative, il serait difficile de résister aux remontrances de l’Allemagne, car elle fait observer que, faute de protection autrement assurée à ses sujets dans cet endroit, — l’expression est à souligner, — elle devra y assumer la juridiction. « Dans cet endroit » manquait de justesse ou péchait par trop de précision. Il s’agissait bel et bien d’un vaste territoire, fort difficile à surveiller. Le Cap, certainement, ne pouvait pas alors s’imposer pareille tâche. Le 7 mai seulement, après trois mois d’attente, on reçoit à Londres, enfin, une lettre. Sir Thomas Scanlen a taillé sa meilleure plume pour écrire que ses jours ministériels sont comptés. Le parlement colonial va entrer en session ; mieux vaut lui laisser la décision en si grave matière. Pour dire cela, il n’était pas besoin, en effet, de recourir au télégraphe. Mais lord Derby s’impatiente. Câblegramme du 9 mai : Il est nécessaire de faire connaître à l’Allemagne les intentions du gouvernement de Sa Majesté sur Angra-Pequeña. Si la colonie veut se charger du contrôle, qu’elle s’explique au plus vite. Même jour. Le premier ministre, déjà démissionnaire, se voit forcé de répondre qu’en principe il n’aurait pas été partisan de l’annexion, vu l’état des finances ; néanmoins, en raison des circonstances, il l’aurait recommandée, — s’il était resté aux affaires ! Vingt jours plus tard, — vingt jours, et il n’y avait pas une minute à perdre ! — un cabinet présidé par sir Thomas Upington finit par formuler cette proposition du Cap : Si le gouvernement britannique ne veut pas proclamer toute la côte possession de l’empire et y exercer le contrôle, ce qui serait la meilleure solution, alors la colonie s’en annexera une moitié ou les trois quarts, jusqu’à la baie Valfich et celle-ci comprise ; mais dans l’intérieur, elle ne s’engage à rien, hors un rayon de dix milles ; et encore elle compte que l’empire établira son autorité au nord de la future limite ; coloniale jusqu’aux territoires portugais., Dans le cas où l’on accepterait cet arrangement à Londres, une proposition serait faite au parlement du Cap. Ainsi, la colonie déclinait toute responsabilité quant au hinterhand. Mais cet arrière-pays, cet intérieur, c’était précisément la région habitable, celle où résidaient la plupart des sujets allemands. On ne consentait qu’à la possession nominale d’un littoral désert, assuré comme on l’était que la police y serait faite par la marine, aux frais du trésor britannique.

C’était maintenant le tour de lord Derby. 18 juin. — Vous ferez mieux d’attendre. Il faut éviter tout malentendu avec Berlin. Les négociations se poursuivent. — 25 juin. — Le gouverneur du Cap accuse réception de la précédente dépêche. On ne fera rien, on attend. — 6 août. — Le commandant de la corvette allemande Elizabeth plante le drapeau de son pays à Angra-Pequeña, tandis que la canonnière Wolf remonte vers le nord pour en faire autant dans toutes les anses praticables jusqu’au cap Frio. Le Wolf n’évite que la baie Valfich, où flottent les couleurs de la Grande-Bretagne.

Ce chapitre d’histoire diplomatique est instructif. L’Allemagne avait mené son jeu avec une habileté qui n’excluait pas la décence. Correcte jusqu’au bout, elle avait montré une grande sûreté de coup d’œil, et, au moment critique, une décision digne d’éloge au point de vue de l’art. Que disait-elle, en somme ? Protégez mes nationaux ou sinon je les protège. Mais le Cap était impuissant, l’Angleterre dégagée. Leur inaction allait devenir une cause d’inextinguibles regrets pour l’un et de continuels tracas pour l’autre.

Tous les événemens qui ont marqué dans la trame des six dernières années, au sud-Afrique, dérivent de celui-là ou y ramènent.

Au Cap règne une doctrine, l’afrikandérisme, tendant à unifier l’Afrique australe par une fédération. L’entrée d’un nouveau personnage, et d’un personnage comme l’Allemagne, dans le cercle qu’embrasse cette expression géographique, troublait un rêve cher. On juge que « grand-maman, » — lisez l’Angleterre, — n’est plus une métropole gênante et que sa protection peut encore être utile. Mais que faire de l’Allemagne ? Pour descendre sur le terrain des intérêts les plus pressans et des questions les plus actuelles, comment rendre efficace l’union douanière, prélude d’un pacte fédéral, si une contrebande passait à l’aise par une frontière terrestre autrement difficile à garder que le littoral perdu ? Si du moins on savait au juste pourquoi l’Allemagne s’est fourrée dans ce coin et pourquoi elle y reste ! Pour se réserver, sans doute, un article de troc diplomatique. Soit ; qu’elle s’explique alors ! Seulement, dit-on, l’oracle ne parle pas, ou bien c’est pour réclamer une extension de sphère. Un sentiment tout pareil règne dans la république hollandaise de l’Orange. Celle du Transvaal ne s’y associe pas. Elle repousse l’union douanière comme un leurre et la fédération comme une duperie tant qu’un habit rouge montera la garde au pied de la montagne de la Table. Ce protectorat inquiète donc surtout les politiciens du Cap, et nous concevons, après tout, qu’ils ne s’y résignent pas, bien que l’Angleterre ait strictement le droit de leur dire : « C’est peut-être une chose fâcheuse ; mais vous avez, autant que moi, failli à l’empêcher. » Voici comment M. Cecil Rhodes, premier ministre, s’exprimait le 1er août 1890, dans une séance du parlement colonial : « Je suis sûr que la chambre pense avec l’honorable député de Caledon que c’est grand’pitié pour la colonie d’avoir perdu la côte occidentale. Je ne suis pas de l’avis de ceux qui disent qu’il y a place sur cette côte pour nous et le gouvernement allemand ; il faut tenir compte de l’intérêt énorme qu’elle aura pour nous dans l’avenir, malgré le peu de valeur intrinsèque du pays. »

On se figure aisément les ennuis que cette réclamation tardive, mais déjà ancienne pourtant, attire depuis plusieurs années au cabinet de Londres. Il y a d’abord une question ouverte, pleine de difficultés : est-ce le possesseur actuel de la baie Valfich qui aura le hinterland situé derrière, ou est-ce, au contraire, le maître de ce hinterland qui doit obtenir cession de la baie Valfich ? Quand le littoral fut pris par l’Allemagne, en 1884, le Cap voulut sauver, du moins, cette épave, que lord Beaconsfield avait réservée et marquée britannique. Par acte du parlement local et proclamation du gouverneur, elle fut déclarée possession du Cap, avec le consentement de la métropole. Elle n’appartient donc plus à l’empire, mais à la colonie. C’est une grosse différence. Après cela, jusqu’à quel point la colonie possède-t-elle en propre un territoire qui ne cesse pas d’être partie, avec elle, de l’empire ? C’est une autre affaire et une belle amusette pour les casuistes en droit public. Cette baie, quelle importance a-t-elle ? Une bien médiocre à première vue. Simple havre du littoral peu fréquenté que les anciens géographes appelaient Cimbébasie. Une langue de sable, terminée par la pointe du Pélican, abrite contre les vents du large cette rade spacieuse, pas assez profonde partout, néanmoins commode et sûre. Jadis, paraît-il, les baleines australes, et, à leur poursuite, les baleiniers, fréquentaient ce refuge en grand nombre. Les Hollandais écrivent Walvisch buai, ce qui, dans leur langue, signifie « baie des baleines ; » les Anglais Walfish bay ou Walwich bay, ce qui, dans la leur, ne veut plus rien dire. S’ils traduisaient le vieux nom, ils adopteraient celui de Whale bay. Les Allemands devraient écrire Wallfisch Bucht. C’est une station bien située pour la pêche de plusieurs sortes de poissons et le seul bon mouillage d’une longue côte. Quelques baraques en planches, à toits de tôle, logent une petite communauté européenne de dix à douze familles. Un village d’indigènes, plus loin, groupe ses misérables huttes autour d’un puits d’eau saumâtre. Séjour peu enchanteur dont l’heureux magistrat, M. Rolland, fils d’un ancien missionnaire français au Bassoutoland, disait dans son laconique rapport de 1887 : « Je n’ai, au point de vue officiel, rien à mander de non satisfaisant, comme aussi rien d’important, de l’insignifiante étendue de sable nu qui est décorée du titre de district, »

C’est pour ce lieu digne de servir à la déportation, et qui n’est même pas fortifié, que s’est élevée une dispute presque aussi vive que celle du French-Shore. Le Cap, en se l’appropriant, l’appréciait peut-être à sa juste valeur. C’était le port d’entrée du Damaraland. Les importations d’armes de l’Allemagne allaient avoir à passer par là. Ni Angra-Pequeña où l’eau manque, ni la baie Sandwich qui s’ensable, ne pouvaient le remplacer. Et les armes devaient venir, soit en guise de monnaie, soit parce qu’on songerait à organiser une force indigène ou à utiliser certaines tribus contre certaines autres. Et maintenant voici la situation : tout à l’entour de cette enclave de quatre cent trente milles carrés, l’Allemagne exerce son protectorat, compris comme souveraineté, sur une immense région dont la porte est précisément la baie Valfich. Il semble assez naturel qu’elle dise à l’Angleterre : — Faites-nous donc l’amitié de vous ôter de là ; en quoi cette baie vous intéresse-t-elle ? Vous n’y avez pas de station navale, vous n’en tirez nul parti, et il nous la faut. — Mais l’Angleterre de répondre : — Pas si vite ! La baie Valfich n’est plus ma propriété : elle dépend du Cap. Si le Cap, colonie autonome, ne veut pas s’en dessaisir, qu’y puis-je ?

En 1887, le schooner Meta, frété par la compagnie allemande de colonisation du sud-ouest africain, jetait l’ancre à la baie Valfich avec une cargaison de fusils. Il existait déjà en dépôt, dans les magasins de l’endroit, une assez grande quantité de munitions appartenant à la même société. En outre, la canonnière Habicht avait débarqué des armes de guerre et cinquante mille cartouches pour le compte du département de la marine à Berlin. Un chef namaqua, Hendrik Witbooi, qui avait des raisons de craindre ou d’espérer, suivant que ces moyens d’action lui seraient destinés ou tournés contre lui, s’approcha de la baie avec ses hommes et adressa au magistrat résident une curieuse épître pour demander s’il était vrai que l’enclave coloniale dût passer prochainement sous la juridiction de l’Allemagne, comme il l’avait entendu dire. Il s’informait aussi de l’état des approvisionnemens en fait d’armes de chasse ou de guerre, et manifestait l’intention d’en acheter, si possible. M. Rolland, le fonctionnaire placé là par les autorités du Cap, crut, sans doute, que la colonie et la métropole se souciaient également peu de ce « carré de sable nu. » Les envois d’armes lui faisaient-ils soupçonner quelque arrangement déjà conclu ou à conclure bientôt entre Berlin et Londres pour la cession du territoire ? Sa réponse au chef Witbooi trahissait-elle une perplexité, d’ailleurs, excusable ? Il se déclarait sans informations, mais il ne repoussait pas comme inadmissible la prévision qui lui était soumise. Insistant même sur l’excellent état des rapports diplomatiques entre l’Allemagne et l’Angleterre, il conseillait surtout au principicule sauvage de ne pas se brouiller avec le commissaire du protectorat germanique ; enfin, il offrait de lui ménager une entrevue avec ce résident, le docteur Goering. Le fait est que dans l’entourage de M. Rolland on redoutait fort des troubles pouvant mener à une attaque des Namaquas et au massacre de la petite colonie européenne. Pour ce motif, peut-être, il convenait de ne pas laisser Hendrik Witbooi sous l’impression d’une querelle aiguë entre les Anglais et les Allemands ; toutefois, le gouvernement du Cap trouva que son représentant avait dépassé la mesure et le rappela quelques mois après, pour raisons de santé. Il approuva seulement l’attitude générale de ce fonctionnaire, qui avait cru devoir renvoyer le schooner Meta, en priant le capitaine de débarquer ses armes ailleurs, et qui avait été jusqu’à faire mettre hors de service les fusils appartenant à l’administration allemande de la marine, par l’ablation des parties essentielles. A Cape-Town, cette occasion parut favorable pour affirmer solennellement qu’on entendait bien conserver la baie Valfich. On mena grand bruit du péril créé par le passage d’armes et de munitions allemandes ; Hendrik Witbooi devint une façon de mahdi hottentot prêt à soulever le Namaqualand et à exterminer les blancs. Vingt-cinq mounted riflemen, avec un petit canon, furent temporairement détachés sur les lieux. En même temps, les archives compulsées donnaient une base historique aux droits de la colonie : on prouva qu’en 1793 le vaisseau hollandais Meermin avait planté tout du long de la côte jusqu’à « Walvisch baai, » des stèles à l’écusson de la compagnie néerlandaise des grandes Indes. Dans cette théorie, le Cap semblait un héritier plus direct que l’Angleterre. Enfin, le premier ministre, sir Gordon Sprigg, rédigea une note qui fut remise au gouverneur avec prière de la transmettre à Londres. Il s’agissait d’obtenir du foreign office qu’il fit entendre quelques remontrances à Berlin. Ce document, comme le remarqua un journal anglais du cru, était conçu en termes qu’on qualifierait de forts, si on les rencontrait dans une pièce émanée de quelque chancellerie européenne. Cependant, la véritable question ne s’y posait pas encore avec netteté. Le protectorat purement nominal de l’Allemagne, disaient en substance les ministres du Cap, laisse le pays sans personne pour veiller à l’ordre, et nous voici contraints de mettre garnison là-bas pour tenir en respect des tribus censées sous la juridiction d’une grande puissance ! C’était avoir l’air d’admettre que tout irait mieux du jour où ce protectorat paraîtrait moins en l’air.

Le gouvernement britannique n’accusa réception de la note du Cap que pour faire comprendre l’inutilité d’une démarche comme celle qu’on attendait de lui. Sur ces entrefaites, Kamaherrero, chef des Damaras, convoqua le docteur Goering à un grand palabre et lui signifia en paroles imagées son intention de le mettre à la porte. On prétendit qu’il avait été poussé à cet acte par un traitant, M. Robert Lewis, sujet britannique, lequel, au nom d’un syndicat de Cape-Town, disputait aux Allemands la concession de certaines mines d’or. L’alerte fut chaude : non-seulement le commissaire de l’empire d’Allemagne, mais tous les employés de la compagnie de colonisation se réfugièrent à la baie Valfich ; une partie du personnel s’embarqua sur un petit voilier, pour prendre le chemin du retour. Il est probable qu’à la suite de cet événement, le foreign office reçut de Berlin quelques observations. En Allemagne, le ministère du Cap semblait presque suspect de connivence avec M. Lewis : comment cacher cette fâcheuse impression au gouvernement métropolitain ? Alors aussi fut décidé le remplacement de M. Goering, fonctionnaire civil, par un militaire. On fit choix du capitaine von François, officier de l’armée prussienne, et on le mit à la tête d’une très petite troupe. Il fut spécialement chargé d’arrêter et d’expulser le conseiller anglais de Kamaherrero, mais ne put qu’infliger une nuit de prison à deux sous-agens du syndicat Lewis, également Anglais. L’oiseau s’était envolé. Tout cela jetait de l’aigreur. Il y avait maintenant une police du protectorat, et les anciennes critiques n’étaient plus de saison ; oui, seulement cette police commençait par appréhender au corps des gens de Cape-Town. On se vengeait innocemment en imprimant que l’Allemagne partait à la conquête du Damaraland avec vingt uhlans et un chameau. Depuis, cette affaire est entrée dans une nouvelle phase. Le cabinet de Londres s’était constamment dérobé quand celui de Berlin parlait cession ou échange. Mais on pouvait discuter une rectification de frontière : ceci regardait le gouvernement britannique et non plus le gouvernement colonial. Autrement où irions-nous ? La délimitation exécutée en 1885, par M. Wrey, arpenteur au service du Cap, fut contestée par l’Allemagne, qui réclamait un plateau servant de terrain de pâture au bétail du village indigène de Schepmansdorp. C’est, paraît-il, le seul endroit où les voyageurs venant du port allemand de Sandwich-Hafen et allant à Okahandja puissent trouver de l’eau, sans la chercher à la baie même de Valfich. La route de l’intérieur passe donc, pour les Allemands, sur ce plateau, et ne peut passer que par là. De l’autre côté, on objectait que la frontière proposée séparerait le village de Schepmansdorp de ses terrains de pâturage : les naturels relèveraient ainsi de deux juridictions. Deux fois l’Angleterre et l’Allemagne ont nommé des commissaires pour régler ce différend, sans parvenir à s’entendre. Quant au Cap, il a toujours soutenu qu’en fait la frontière Wrey est la seule possible, et qu’en principe rien ne se fera de valable sans son aveu. Finalement, les cabinets de Berlin et de Londres ont réservé cette délicate question par l’article 3 de leur convention du 1er juillet 1890. Si l’affaire n’est pas arrangée par consentement mutuel dans un délai de deux ans, on aura recours à l’arbitrage international, et, en attendant, les puissances contractantes s’engagent à considérer comme neutre le territoire litigieux.

C’est au lendemain de cet accord que le parlement de Cape-Town tint deux remarquables séances, le 29 juillet et le 1er août, deux séances où se formula, comme jamais auparavant, une doctrine de Monroe sud-africaine. A son banc de député, le brillant avocat qui s’appelle sir Thomas Upington et qui ne s’est pas plus consolé de la perte du littoral sud-ouest que Marie Tudor de celle de Calais, instruisit avec une fougue tout irlandaise le procès rétrospectif de lord Derby. Il exposa aussi le sentiment du Cap au sujet de son territoire de la baie Valfich. Il se plaignit très haut de ce que l’Angleterre, loin d’encourager l’espoir d’une renonciation de l’Allemagne au pays environnant, tolérait l’expansion de cette puissance jusqu’au Zambèze. M. Cecil Rhodes appuya le discours de son collègue comme chef du cabinet, et la chambre, par assis et levé, à l’unanimité des membres présents, vota la motion suivante : Ce parlement déclare : « Toute proposition empiétant sur le contrôle direct du territoire de la baie Valfich par le parlement de cette colonie sera profondément ressentie par la population coloniale ; cette colonie est fortement opposée à toute modification des limites du territoire en question, fixées par M. P.-B. Wrey ; il est désirable que l’attention du gouvernement colonial soit appelée sur les droits de douane à percevoir à la baie Valfich ; cette chambre regrette que le gouvernement de ce pays n’ait pas été directement représenté dans les récentes conventions entre le gouvernement britannique et l’empire d’Allemagne, en tant qu’elles affectent des territoires au sud du Zambèze ; et elle est d’opinion que le gouvernement de cette colonie doit avoir une voix à l’avenir dans tout nouvel arrangement proposé des frontières au sud du Zambèze. »


Depuis la disparition de son grand collègue et ami, lord Beaconsfield, le marquis de Salisbury a tenu deux fois la présidence du conseil, avec le portefeuille des affaires étrangères. Sept mois d’abord et quelques jours, du 24 juin 1885 au 6 février 1886. Après un court intermède Gladstone, il est redevenu premier ministre le 3 août 1886 ; il l’est encore. Sous ces deux cabinets a été inaugurée dans l’Afrique du Sud une politique impériale cherchant le juste milieu du laisser-faire des anciens libéraux, qui avaient probablement trop sucé le lait des économistes, au go ahead des anciens conservateurs, sans doute trop nourris de la moelle des lions. Elle parut partir du principe que l’atterrissement de l’Allemagne à la côte sud-ouest créait une situation digne de sollicitude et qu’un danger pouvant naître de discussions au sujet de la baie Valfich, il fallait, avant tout, franchement accepter le fait accompli ; puis localiser l’inconvénient, s’il y en avait un, le circonscrire, lui ouvrir au besoin des canaux dans une certaine direction ; enfin, soi-même agir, acquérir, dépenser même, montrer en un mot que le gouvernement britannique se sentait encore chez lui, mais tout cela d’accord avec la colonie du Cap, et, le plus possible, de compte à demi. Cela donné, la chose la plus urgente était de s’entendre avec l’Allemagne sur une limite d’influence au nord de l’Orange. Dans son cours inférieur, ce fleuve formait la frontière commune de la colonie du Cap et du protectorat germanique ; si les Allemands faisaient un pas de plus, absorbaient le Betchouanaland et soudaient leur nouveau domaine aux territoires des républiques hollandaises, la colonie se trouverait cernée. Il faut dire que déjà M. Gladstone avait été induit et même obligé à intervenir dans le. Betchouanaland, pour supprimer un état de trouble et de guerre propice à toutes les intrigues. La passion d’autonomie que le libéralisme anglais avait inoculée aux colons du Cap se retourna contre lui ; elle fit accuser M. Gladstone de violer ce grand principe : l’Afrique du Sud aux sud-Africains ! C’était presque de l’ingratitude : ainsi va le monde. Mais l’anarchie au Betchouanaland ne promettait rien de bon. Des boers y avaient fondé deux républiques, Stellaland et Gochen ; ils venaient surtout du Transvaal où leurs entreprises, favorisées, servaient une pensée d’agrandissement ; des chefs nègres se chamaillaient avec ces étrangers ou se battaient entre eux, aidés par des aventuriers européens. Le désordre avait pris de telles proportions qu’on ne crut pas trop faire en expédiant des ports du royaume-uni un corps de 5,000 hommes pour occuper la contrée, dans les derniers mois de l’année 1884. Et il s’en était suivi la proclamation d’un protectorat britannique, enfoncé comme un coin entre le Namaqualand, terre désormais allemande, et le Transvaal.

Lord Salisbury fit plus : un tiers environ du Betchouanaland protégé fut annexé ; on en fit une « colonie de la couronne » ou « en tutelle, » indépendante de ses voisines, sous la surveillance du colonial office, et l’on enchâssa ainsi, en pleine mosaïque de possessions autonomes et semi-autonomes, de républiques souveraines ou vassales, de principautés noires, de protectorats et de pseudo-protectorats, un carreau simplement marqué V. R. — Victoria Regina. Mais ce compartiment distinct, on le riva au Cap par un gouverneur commun, vice-roi constitutionnel dans la colonie autonome, préfet dans la réserve du pouvoir métropolitain. Le génie administratif des Anglais ne répugne pas aux combinaisons subtiles et complexes : il se pique rarement d’une belle ordonnance logique, s’il atteint son but. On voulait, en un mot, rendre au gouvernement de l’empire une base d’opération sans alarmer ni froisser le Cap, et, d’ailleurs, il était de part et d’autre compris que tôt ou tard le Betchouanaland britannique, — comme s’appelait cette province, — deviendrait un district colonial.

Les deux autres tiers du protectorat restèrent protectorat.

Cette importante mesure, du 30 septembre 1885, contenait en germe tout le programme : concours de la métropole et de la colonie.

Or, ce qu’on va voir, c’est qu’il y avait bien à cela quelques petites difficultés.


Le Cap a une politique extérieure ; il en a une forcément, et bien entendu ses intérêts ne sauraient s’harmoniser toujours avec ceux du gouvernement métropolitain. Cette colonie a elle-même des possessions : la baie Valfich et le port Saint-John. Elle traite directement avec des États voisins ; elle a deux ou trois fois envoyé des personnages, ministres ou députés, en mission diplomatique, à Pretoria, et il n’y a pas très longtemps, elle songeait à y instituer une agence permanente. Là-bas, tout au bout de l’Afrique, il s’échange, comme en Europe, des notes de pays à pays, il se tient des conférences internationales, il se signe des conventions, on voit se nouer et se dénouer des alliances. C’est une contrée où ce genre de relations tient d’autant plus de place qu’un besoin d’unité la travaille et qu’elle brille par le nombre des divisions comme par la variété des formes de gouvernement. Où trouver ailleurs un aussi curieux pêle-mêle ? Physiquement, l’Afrique du Nord a bien des traits communs avec celle du Sud ; politiquement, la différence est grande. Vous n’y alignerez jamais, tout compté, qu’un empire musulman, une colonie française, un protectorat, une province turque et un État vassal ; ajoutons, si l’on veut, les Maures nomades. Prenez maintenant le triangle au sud du Zambèze : vous avez là trois et même quatre espèces de possessions britanniques, la colonie à self-government, c’est le Cap ; la colonie relevant de Londres, c’est le Betchouanaland ; un échantillon du genre intermédiaire, c’est le Natal ; un spécimen mal défini, c’est le Bassoutoland. Vous avez une république absolument indépendante, l’État libre de l’Orange, et une à moitié sous le contrôle de l’Angleterre, le Transvaal. Vous avez deux protectorats anglais, l’un effectif, dans le Betchouanaland nord, l’autre nominal, sur la côte du Pondoland. Vous avez enfin des royaumes nègres, un protectorat allemand, une possession portugaise, et, brochant sur le tout, trois sphères d’influence : Grande-Bretagne, Allemagne et Portugal ! C’est un vrai musée de types politiques et administratifs. Et ce musée n’est pas, comme d’autres, mort et silencieux. On s’y démène ; on y fait un vacarme du diable, à étourdir le visiteur qui, la veille, aurait chevauché par les rues étroites, fraîches et calmes d’une ville marocaine, l’oreille tendue au mystérieux bourdonnement de quelque école mahométane, une de ces écoles où des enfans aux yeux de gazelle ou de lion épèlent le Coran près d’un jet d’eau, sous l’ombre tremblante d’un platane, autour d’un prêtre à barbe blanche et en lunettes ! Il faut mettre le nez dans les recueils statistiques pour voir qu’en définitive plusieurs de ces constructions édifiées sur le sol de l’Afrique australe ont des façades imposantes, et, derrière, assez peu de choses, — comme certaines églises des missionnaires jésuites au Brésil ou au Paraguay. Mais que voulez-vous ? Un État de 500,000 âmes est toujours un État. Il doit avoir sa politique au dehors. A côté, une colonie de 1 million 1/2 d’habitans a presque l’air d’une grande puissance. Elle doit avoir sa politique au dehors. Et dans ce milieu si varié ce sera, en petit, la même concurrence que dans notre vieille Europe, la même lutte d’ambitions, les mêmes chocs d’amour-propre, avec les mêmes raisons de ne pas s’entre-dévorer et de chercher à vivre en paix.

Voici où la politique extérieure du Cap se sépara un peu de celle de l’Angleterre. Un document avait fait grand bruit dans la presse de Cape-Town. C’était une lettre adressée de Berlin à un journal de Hollande, le Wereldburger (Cosmopolite) et qui, insinuait-on, devait émaner des alentours de l’ambassade anglaise : « L’article 4 de la Convention de Londres, » écrivait-on, « laissait à la république sud-africaine (Transvaal) une porte d’expansion ouverte au nord, et le gouvernement britannique n’aurait certainement pas songé à fermer cette porte s’il n’avait pas acquis la preuve que le Transvaal, égaré par des intrigues, avait en vue un futur protectorat de l’Allemagne… Le plan était que la république passerait un traité avec Lobengoula, chef des Matébélés, dont les prétentions s’étendent aussi sur le pays du Khama. Ceci aurait mis le Transvaal en contact avec le protectorat allemand de la côte ouest. La république sud-africaine aurait alors annulé la Convention de Londres et se serait placée sous l’égide de l’Allemagne, pour finalement se déclarer indépendante. Ces intrigues avaient déjà commencé à l’époque où l’Allemagne mit la main sur Angra-Pequeña… Le gouvernement britannique savait une ou deux choses, mais il n’y attachait pas grande importance, jusqu’à ce qu’enfin, en 1887, le chemin de fer transvaalien tombât dans les mains de banquiers berlinois… Lobengoula devait prendre l’engagement de placer 20,000 hommes à la disposition de la république sud-africaine, ostensiblement pour rejeter les Cafres du district de Zoutpansberg au-delà du Limpopo. Les armes et les munitions seraient fournies par le Transvaal. »

Ce fut un peu, sans doute, pour obvier à ces périls probablement très exagérés, que le commissaire-adjoint du protectorat britannique, M. Moflat, négocia une convention avec Lobengoula dans le premier trimestre de l’année 1888. C’était un simple pacte d’amitié, mais avec la clause essentielle que toute cession ou vente du territoire malébélé dépendrait du consentement de l’Angleterre. Ainsi fut créée, au nord du protectorat, une sphère d’influence. Sir Hercules Robinson saisit l’occasion d’un banquet, à Kimberley, pour annoncer une politique « d’en avant, » — forward policy ; — il montrait du doigt le chemin du Zambèze.

Mais alors s’élevèrent de grosses difficultés avec le Cap.

À ce moment, la colonie ne désespérait pas encore d’attirer le Transvaal dans une alliance sud-africaine dont le Tolverbond (Union douanière) serait le premier gage. L’État libre consentait ; il fallait beaucoup de prudence pour ne pas effaroucher l’autre république. Il ne fallait pas trop encourager la métropole anglaise. Puis, certaines tendances du public, à Londres, indisposaient le parti afrikandériste. C’était M. Mackenzie, ancien missionnaire, peu ami des boers, qui voulait faire disjoindre les offices de gouverneur du Cap et de haut commissaire impérial dans l’Afrique du Sud, pour donner plus de liberté au représentant de la reine ; c’était M. Chamberlain qui s’inquiétait de la parenté des Allemands avec les colons d’origine hollandaise ; c’était le chancelier de l’Échiquier lui-même, M. Goeschen, qui paraissait assez enclin à recommander une politique purement métropolitaine, et, langage significatif dans la bouche d’un grand juge des finances, parlait à Birmingham de sacrifices nécessaires. Tout ceci détermina le plus étrange, le plus inattendu des reviremens alors imaginables.

La presse locale hollandaise, tout à coup, sembla presque faire des avances à l’Allemagne. Elle conseillait au docteur Goering d’appeler des boers dans le Damaraland : « Vous ne coloniserez, disait-elle, qu’avec nos hommes. » Elle se mettait aussi en frais d’amabilité avec le Portugal, déjà sur le qui-vive à Lourenço Marques. Un beau jour, à la chambre, on vit le premier ministre se lever de son banc pour préconiser, au milieu de l’étonnement général, l’accession éventuelle de l’Allemagne et du Portugal, avec les Algarves, à l’Union douanière, c’est-à-dire au système des États-Unis de l’Afrique du Sud ! Après cela, il n’y avait plus qu’à tirer l’échelle. On ne put voir sans surprise le même ministre exprimer à quelques minutes d’intervalle, dans une même enceinte, le déplaisir que lui causait le voisinage des Allemands et l’espoir qu’il nourrissait de les avoir pour confédérés. Un déplorable accident faillit brouiller les cartes sans remède. M. Grobbelaar, consul transvaalien à Gouboulouvayo, résidence de Lobengoula, en revenait avec quelques hommes d’escorte ; il se heurta, dans un territoire contesté, aux soldats du chef Khama, qui prétendirent lui barrer le passage : il le prit de très haut, fut entouré, traîtreusement assailli et tué dans la bagarre. Cette mort tragique fit sensation au Cap comme à Pretoria. On s’en émut par esprit de solidarité afrikandérienne ; Khama, responsable de l’assassinat, était un protégé, presque un sujet de l’Angleterre : l’activité politique de cette puissance ne devait-elle donc aboutir, demandait-on, qu’à surexciter l’insolence des noirs vis-à-vis des blancs ? En avril 1889, l’hostilité du sentiment colonial devint assez inquiétante ; les têtes s’échaufïaient visiblement. Le journal hollandais Zuid-Afrikaan soutenait avec insistance que, si le gouvernement de Londres envoyait une expédition au Betchouanaland, celui de Cape-Town aurait le droit et le devoir de s’opposer au passage des troupes britanniques. On répondait dans le Cape-Times : « Soit ; supposons l’arrivée de 10,000 hommes. Quelle serait la suite, d’après notre collègue ? Une défense de débarquer, probablement sous la forme d’un acte signé par les ministres coloniaux. Bien entendu, vu l’urgence, le gouvernement impérial de Sa Majesté devra ignorer les ordres du gouvernement colonial de Sa Majesté. Mais après, quoi ? Il faut bien que la colonie fasse respecter sa décision. Et comment ? On n’arrête pas des troupes avec une feuille de papier ! Pour que des soldats ne passent point, besoin est d’employer des soldats. En d’autres termes, et pour trancher le mot, les carabines coloniales se trouveront en face des carabines impériales. Pour dire les choses encore plus simplement, la guerre civile éclatera aussitôt. Espérons que le Zuid-Afrikaan ignorait parfaitement où mène le chemin qu’il foule si aveuglément. »

Pratiquement, tout se ramenait à ceci : un chemin de fer stratégique, désiré par l’Angleterre, était repoussé par le Cap. Ou plutôt, rien ne semblait moins facile que de construire une voie ferrée en plein Betchouanaland, en territoire impérial, si la colonie n’accordait pas les facilités voulues sur son propre réseau et se refusait au raccordement des lignes. Or elle paraissait intraitable sur ce point. La jonction à faire n’était que de 50 kilomètres, de Kimberley au fleuve Vaal. On se décida pour une route carrossable, mais défense de poser des rails ! Les locomotives passeraient comme elles pourraient. Quelqu’un suggéra l’idée d’acheter les terrains intermédiaires et d’y faire courir un chemin de fer d’intérêt privé. Le gouvernement colonial laissa entendre qu’à ses yeux un particulier n’a pas le droit de s’offrir des voies ferrées sans autorisation. Donc, l’associé criait sur tous les tons : « Halte ! on ne passe pas. « Il barricaderait sa porte contre les troupes, il ne voulait pas du chemin de fer. Le gouvernement anglais fut habile et conciliant, tout s’arrangea.


V. — L’ETAT DE DEFENSE.

Au lendemain de la guerre franco-prussienne parut en Angleterre un piquant opuscule, dont le succès fut des plus vifs : la Bataille de Dorking. C’était le roman prophétique ou la prophétie romanesque d’une invasion allemande au foyer même de la race anglo-saxonne, en pleines campagnes des comtés de Kent, de Sussex et de Surrey. Par quel miracle les Allemands, dans cette entreprise renouvelée des projets de Napoléon au camp de Boulogne, avaient-ils réussi à déjouer la vigilance des croisières anglaises ? Peu importe. Ils avaient abordé aux mêmes rives que Guillaume le Conquérant, marché sur Londres, écrasé l’armée de défense à trente kilomètres de la capitale. La petite ville de Dorking, renommée pour ses volailles, devenait un nouvel Hastings. Ce badinage vieux de vingt ans, où de vagues inquiétudes politiques se mêlaient au souci fondé, plus fondé alors qu’aujourd’hui, d’une certaine insuffisance militaire et même navale, a tenté maints imitateurs : il reste le modèle d’un genre empruntant ses procédés à Jules Verne, confinant à l’apologue par les hautes moralités qu’il se flatte de répandre pour l’instruction des peuples, des hommes d’État et des stratégistes. Un peu partout on a régalé le public de ces essais d’histoire conjecturale : quelqu’un, en Allemagne, a narré les suites d’une descente de troupes françaises sur les littoraux de la mer du Nord et de la Baltique ; quelqu’un, chez nous, s’est amusé à dire les origines, les péripéties et les conséquences de la bataille de Peluse, gagnée par les Russes sur les Anglais en Égypte.

La veine n’en est pas épuisée, et c’est encore l’Angleterre qui nous esquissait tout récemment un tableau de la dernière guerre maritime, ou plutôt de la prochaine, par la plume d’on ne sait trop qui, car M. Nelson Seaforth porte au front le sceau du pseudonyme. L’heure de cet écrivain retarde sur celle de Portsmouth. On s’en aperçoit. Il fait battre l’amiral Gervais, en vue de Ténériffe, par les marins qui fraternisèrent si bien avec les nôtres sur la rade de Spithead. Sans reproche, un épisode curieux de la grande lutte qu’il raconte semble lui avoir totalement échappé. Si les secrétaires de M. Nelson Seaforth avaient mieux dépouillé certains journaux du Cap, cela lui aurait procuré l’occasion de faire un peu plus d’honneur à nos qualités d’initiative et de ne pas supposer qu’à part les opérations d’escadre, nous bornerions nos entreprises à un coup de main sur Aurigny, à un autre sur l’île Maurice et à un troisième sur Sierra-Leone[2]. S’il est des pages plus héroïques dans les fastes de la marine française, il n’en est guère de plus satisfaisante par la décision, la promptitude, l’habileté dont elle témoigne. Elle mérite donc de ne pas rester perdue pour notre amour-propre national, non plus que pour la gouverne de nos amis d’outre-Manche. On ne sait pas ce qui peut arriver, ni quels autres, après nous, seraient tentés de refaire la campagne qui nous a si bien réussi, peu connue d’ailleurs, pour d’excellentes raisons.


Comme en Europe, il se livre à l’extrême bout du continent africain des batailles de Dorking. Voici donc celle qu’un témoin oculaire, habitant de Port-Elizabeth, décrivait par lettre à l’éditeur du Cape-Times dès le 6 avril de cette année. Le 1er avril, date certainement conforme aux données recueillies par M. Nelson Seaforth, on apprit, dans ce port de commerce, que toute communication télégraphique avait cessé entre le bureau de Londres et ceux de l’Afrique du Sud. Les deux câbles, de la côte est et de la côte ouest, étaient rompus. Depuis assez longtemps l’entente des puissances libérales, comme disaient des politiques, ne battait plus que d’une aile. Rien pourtant ne faisait supposer que la France venait de choisir le jour consacré aux plus vulgaires mystifications pour se fâcher sérieusement avec son émule en libéralisme et pour couper la parole au télégraphe en la passant à ses marins. Mais advint alors une chose étrange : dans la nuit du 3, à Durban, port du Natal, 850 milles plus loin, sur la même côte, le paquebot Moor, de l’Union Line, avait disparu du mouillage. Ce magnifique vapeur devait partir pour Southampton le lendemain matin, avec le courrier, en touchant à Port-Elizabeth et à Cape-Town. Il emportait une forte consignation d’or en barres.

Que signifiait ce départ anticipé, nocturne, cette soudaine évaporation, ce congé pris, comme nous l’aurions insinué, à l’anglaise, cette manière française, selon les Anglais, de brûler la politesse, french leave ? L’énigme devait s’éclaircir plus tard, cruellement.

Entre chien et loup on avait vu arriver sur la rade de Durban un steamer de haute taille. Personne n’y fit attention, lorsqu’il mit à la mer trois canots qui s’approchèrent du Moor. Ils furent hélés par l’officier de quart et donnèrent la réponse usuelle : Aye, aye. Cela signifie en anglais : Oui, oui. Malheureusement, ceux qui les montaient n’étaient pas de nationalité anglaise, et, dans leur langue, Aïe ! aie ! offrait un tout autre sens. Certes, l’équipage du Moor aurait crié avec plus de raison : Aïe ! aïe ! aïe ! car, en un clin d’œil, le pont du bâtiment fut envahi par des Bretons de la petite espèce, des Provençaux de la bruyante et des Gascons de la pire : tous ces corsaires, avec des gestes expressifs, laissèrent entendre que le beau vapeur de l’Union line avait changé de maîtres. Il venait d’être capturé par le Jean Bart, paquebot des Messageries maritimes, armé en croiseur.

Ce nouvel Alabama sortait d’un port de Madagascar. Il y a plus de 800 milles nautiques de la baie Saint-Augustin, le plus proche havre malgache, à Durban. La déclaration de guerre étant du 1er avril, deux jours avaient suffi au Jean Bart, évidemment bon marcheur, pour franchir cette jolie distance. C’est, disent des esprits chagrins, à peu près le double de la vitesse ordinaire sur notre grande ligne de l’extrême Orient. Succès de premier ordre. Mais, en outre, aucun fil sous-marin ne met Paris en relation avec Tamatave et Tananarive, ni avec la station navale de Diego-Suarez, et c’est dommage. Pour recevoir, à la baie Saint-Augustin, ordre de se porter sur la côte anglaise et de la désoler, le commandant de notre croiseur devait donc avoir ouvert, ce jour-là, un pli cacheté qu’il gardait en poche depuis un mois au moins. Preuve que nous savons prévoir les événemens, cacher nos projets militaires et mûrir nos coups dans le silence.

Les Français, toujours avisés, mirent l’or en lieu sûr, dans la cale du Jean Bart, et le remplacèrent à bord du Moor par des canons, des obus à la mélinite, de la poudre et des balles. L’équipage du paquebot anglais fut transféré sur une goélette prise au sortir de la rade ; après quoi les deux navires firent route de conserve, battant pavillon tricolore par-dessus l’Union Jack. Le 5 avril, dans la soirée, ils se présentaient au mouillage de Port-Elizabeth, après avoir d’abord amené les couleurs françaises. Personne, à terre, ne se méfiait du Moor, visiteur bien connu. Comme de coutume, le bateau de la santé alla s’informer de celle des arrivans, mais on ne vit pas revenir cette embarcation. Confisquée, dégarnie de ses fonctionnaires, qui furent faits prisonniers, et montée par des Français, elle sillonna la baie pour signifiera tout vapeur ou voilier britannique, en usant du porte-voix, qu’on les coulerait dans vingt minutes. Les équipages pouvaient déguerpir. Attention délicate, car, bientôt après, le Jean Bart et l’ex-Moor tenaient leur parole : rien ne flottait plus sur la plaine liquide qu’eux seuls et quelques rares coquilles de noix, chargées de matelots en train de gagner le rivage à grand’force d’avirons.

Cependant la défense s’organisait. En fait de troupes, il n’existe à Port-Elizabeth qu’un corps de volontaires, — Prince Alfred’s volunteer guard, — cinq cents hommes sur le papier. Comme protection, un fortin armé de deux pièces, le fort Frédéric. D’après le correspondant du Cape-Times, on ne pouvait que se résigner. Les édiles tinrent conseil avec le major des volontaires, appelé en toute hâte de la campagne, où il réside. Quel parti prendre ? Parlementer ? agir ? Mais la ville, d’abord, serait-elle bombardée ? Un manque de réflexion faillit causer les plus graves malheurs. L’ennemi, on le connaissait maintenant. On devait se dire qu’au bout du compte la France n’était pas en guerre avec le Cap, qu’elle ne l’avait jamais rencontré sur le chemin de ses intérêts ou de ses ambitions pour lui barrer le passage, comme il fait à l’Allemagne ; qu’elle avait entendu parler de ce pays autonome, vivant de sa vie propre, étranger aux querelles de l’Europe, qu’elle ne lui en voulait nullement. Détruire Port-Elizabeth, le port le plus commerçant de la colonie, chose facile : seulement les bombes se tromperaient d’adresse, elles frapperaient des innocens et des quasi-neutres, sans atteindre l’Angleterre.

Le malheur est que dans cette cité prédomine, paraît-il, un esprit anglais spécifique, chauviniste, et qu’on y trouve de nombreux Allemands attirés par le négoce. Ces étrangers, sûrement, ne manquèrent pas de souffler sur le feu. Il fallait montrer aux pirates de quel bois on se chauffait. Quelques anciens artilleurs qui n’avaient pas trop oublié leur métier se réunirent donc au fort Frédéric, et le plus adroit de la bande manœuvra si bien de la moins mauvaise pièce, il la décrassa si parfaitement à triple renfort d’écouvillon, tira tant sur l’amorce, que le coup partit. Mais la nuit était venue, noire comme cinq cent mille Cafres. Allez donc viser, à l’obscure clarté des étoiles, une lumière qui bouge, là-bas, sur l’eau ! Cette inutile provocation risquait d’attirer sur la ville tous les foudres du Jean Bart et de sa prise. Nos marins se montrèrent généreux. Ils encadrèrent la petite batterie de quatre obus, fort bien dirigés, comme pour dire : « Trêve de malentendus ; les gens du Cap, pour nous, ne sont pas des Anglais. » Puis ils firent danser sur le fort Frédéric, pareils à autant de lucioles, de menus rayons électriques, aveuglans et capricieux, ce qui signifiait peut-être : « On n’y voit goutte ; pourquoi brûler de la poudre ? »

A l’heure où le correspondant rédigeait ses notes, les roses clartés de l’aube illuminaient une baie déserte, mais une ville intacte, et, vers l’horizon, légère fumée, disparaissait l’ennemi. Les fonctionnaires de la santé rentraient au bercail, sur leur bateau. Ils déclaraient qu’à part l’émotion tout s’était admirablement passé. Leurs geôliers d’une nuit les avaient comblés de prévenances et le commandant du Jean Bart leur avait dit en les congédiant : « Je regrette, messieurs, le moment d’inquiétude qu’il a fallu imposer à vos familles. Mais, vous le voyez, nous n’avons pas voulu devenir les bourreaux de votre ville et nous ne sommes pas les adversaires de votre libre colonie. Le jour où il vous plairait de renoncer aux avantages de la protection britannique, » — ceci fut accompagné d’un sourire narquois, — « si vous n’aviez que nous à craindre, vous pourriez d’un cœur tranquille affronter les aléas de l’indépendance plénière. »

Voilà un beau chapitre omis par M. Nelson Seaforth dans son histoire de la dernière guerre maritime. Tout se borne assurément, parce qu’on l’a voulu, à quelques pertes matérielles subies par des armateurs du royaume-uni. La leçon, néanmoins, est saisissante, et le public anglais l’aurait jugée instructive. D’autres commandans que celui du Jean Bart pouvaient ne pas user des mêmes ménagemens ni raisonner de la même manière. Quelle occasion de lever un fort tribut sur les habitans de Port-Elizabeth ! Échec, pour l’Angleterre, purement moral, mais sensible. Si l’histoire n’est pas vraie, on retiendra qu’il se publie au Cap des fantaisies du genre mi-sérieux, trahissant une médiocre croyance à l’ubiquité de la flotte britannique en cas de péril, même dans la seule région des mers sud-africaines. Et, en effet, des bouches de l’Orange, sur l’Océan-Atlantique, à l’embouchure de l’Oumtata, dans l’Océan-Indien, se développe un littoral plus long que de Dunkerque à Saint-Jean de Luz et de Port-Vendres à Villefranche. Bien garder ces deux mille kilomètres de rivage ne serait pas une bagatelle. En temps de paix la station navale du Cap, qui dessert aussi toute la côte occidentale d’Afrique, se compose d’une douzaine de bâtimens, deux de second ordre, le reste du troisième, croiseurs et canonnières. Au besoin, évidemment, on la renforcerait. Toutefois il faudrait savoir quel serait l’ennemi, à quelle heure de la lutte il surgirait dans ces parages, quelle serait alors la distribution des escadres anglaises à travers le globe, quelles qualités de navires se rencontreraient sur tel ou tel point, quelle stratégie attirerait des forces d’un côté pour mieux frapper de l’autre. La meilleure garantie de ces plages et de ces falaises, c’est encore le vent de sud-est, avec la mer énorme qu’il soulève. Elles en ont une autre, le manque de cités populeuses. Il y aurait vraiment trop peu de choses à bombarder. Cape-Town possède de quoi tenir l’agresseur à distance. Reste Port-Elizabeth, ville de treize mille âmes, et East-London, de six mille. Maigres proies. Le procédé que M. de Moltke lui-même trouvait « toujours désagréable » prendrait ici quelque chose de particulièrement odieux puisqu’on ferait payer à une colonie les torts de sa métropole.

Ce qui se comprendrait mieux, ce serait une descente ; mais pareille opération supposerait des arrière-pensées de conquête. On n’a pas encore conté cette bataille de Dorking. A cela il y a peut-être un motif : elle se livre tous les ans et forme le thème obligé des grandes manœuvres, — en miniature, — que les vacances de Pâques ramènent avec les premières fraîcheurs de l’automne austral. Si quelqu’un s’avisait d’en faire une prédiction habillée en récit, il pourrait mettre à la tête des troupes de débarquement un officier-général, mais il ne lui donnerait pas pour sûr l’uniforme français. Ce serait par trop invraisemblable. Il l’appellerait peut-être baron Münchhausen, comme l’émule prussien de M. de Crac.

Les angoisses patriotiques du Cap remontent au lendemain de l’année 1886, qui lui donna une voisine, l’Allemagne. Elles ne datent nullement de notre protectorat sur Madagascar. Quant au gouvernement anglais, nos expansions, comme d’autres, le préoccupèrent, et pour les mêmes raisons. A une époque où tout le monde cherche des colonies, impose des protectorats, se taille des zones d’influence, la première et la plus vieille des puissances maritimes put se croire un peu menacée. De là cette conférence coloniale de Londres, en 1887, où les représentans de nombreuses possessions britanniques furent appelés à délibérer avec la direction centrale de l’empire sur des nécessités de défense commune et d’appui réciproque. En ce qui concerne l’Afrique du Sud, on y tomba d’accord sur un point, non sans quelques marchandages : les colons fourniraient de l’argent pour fortifier Cape-Town, port de commerce, et Simon’s-Town, port militaire qui se trouve à côté ; la métropole se chargerait d’armer les ouvrages dans le style le plus moderne. Port-Elizabeth attendrait un peu, et c’est bien pourquoi l’on y crie au Jean Bart. Cet arrangement convenait fort à la Grande-Bretagne, car son intérêt propre, c’est de protéger son arsenal et son dépôt de charbon. Il y a, en outre, dans les docks de Cape-Town, une forme de radoub extrêmement précieuse, la seule de ces mers lointaines et salissantes, pratiquée tour à tour par les navires de guerre anglais, allemands et portugais qui viennent s’y nettoyer de toute la flore sous-marine, de toutes les incrustations ramassées sous les tropiques. La colonie avait davantage à sauvegarder, mais elle ne pouvait que faire un choix et commencer par les choses les plus urgentes. Ses délégués, M. Hofmeyr et sir Thomas Upington, revinrent donc avec le sentiment d’un devoir accompli, d’un premier résultat gagné, sans perdre de vue la tâche des jours suivans, le développement graduel des forces militaires du Cap.

On s’est proposé depuis lors, dans cette colonie, de prédisposer les esprits, les cœurs et les bourses à l’indispensable réorganisation d’une petite armée visiblement insuffisante. C’est là une affaire toute domestique, sans lien direct avec les besoins de la puissance navale qui se juge satisfaite quand elle a consolidé une importante position maritime. Nous ne savons trop si le Cap mettra jamais un régiment de marche au service de l’Angleterre, comme il semble en avoir eu l’intention dans les circonstances imaginées par M. Nelson Seaforth, — peut-être pour remplacer l’escorte de notre résident-général à Tananarive. Mais nous croyons qu’il songe à en former quelques-uns à seule fin de défendre son territoire, et que ce ne serait pas contre la France. Il trouverait même à les utiliser sans autre objet que l’avancement de l’afrikandérisme. Quoi qu’il en soit, les discours tenus depuis quelques années dans les solennités militaires, banquets d’armes ou distributions de prix aux corps francs, autour de la montagne de la Table, ont propagé cette impression qu’on ne verra plus les volontaires du Cap engagés contre des sauvages ; ceci pourra regarder certaines troupes spéciales ; il faut compter sur d’autres ennemis, à peau blanche, et comme ceux-là viendront peut-être par mer, on devra tenir prête, pour les recevoir, une armée nationale. Cet avertissement s’est fait entendre plusieurs fois, un ministre de la colonie l’agrémentait volontiers de complimens à son auditoire. « Je sais, disait-il un jour, que l’étranger a les yeux sur nous, je sais qu’il nous lorgne et que tel ou tel ne détesterait pas de nous prendre ; mais je sais aussi que les nations étrangères, quand elles regardent vers le Cap, n’oublient pas qu’il y a au Cap des gens capables de défendre leur bien ! »

C’était beaucoup d’appréhension ou beaucoup de confiance. Il paraît, d’ailleurs, que des personnes imprudentes avaient autrefois contribué par leurs allures à exciter la suspicion des colons. Ainsi, on lisait dans le Zuid-Afrikaan, le journal hollandais de Cape-Town, en octobre 1890 : « Voici déjà beau temps que des officiers étrangers, très désireux de se familiariser avec notre région, allaient répétant : nous serons maîtres ici dans une couple d’années. La couple d’années est allée rejoindre les autres ; mais, vu l’état de l’Europe, si une guerre éclatait, la première menacée des possessions britanniques serait le Cap. » A qui le Zuid-Afrikaan faisait-il allusion ? Était-ce, par hasard, à des officiers de la marine allemande ? Les bâtimens de guerre russes allant à Vladivostok passent quelquefois par le cap de Bonne-Espérance et ils touchent alors à Cape-Town pour se ravitailler ou pour réparer des avaries ; mais ces visites n’ont rien d’inquiétant. Les nôtres sont bien rares ; ce n’est certainement pas d’elles qu’il s’agit. Celles des Allemands, fréquentes et prolongées, répondraient plutôt au signalement de la feuille afrikandériste. S’il se peut qu’une hâblerie quelconque de jeune aspirant ne sachant pas tenir sa langue soit revenue aux oreilles des rédacteurs de ce journal, et qu’ils y aient attaché trop d’importance, la situation, néanmoins, expliquerait leur nervosité. Entre la colonie du Cap et l’Allemagne, il n’y a même plus d’océan, il n’y a désormais que le fleuve Orange. Ce n’est certes point comme si d’ores et déjà, sur chaque rive, se déroulait une ligne de sentinelles et de bureaux de douane. Des sentinelles ! on ne les relèverait guère souvent du côté germanique, car cinquante, c’est peu pour 500 kilomètres de frontière, et la garnison du protectorat ne dépasse pas encore ce modeste chiffre. Mais, se dit-on, les Allemands auront des difficultés, ils en ont dès aujourd’hui ; certaines populations les repoussent ; ils prendront tôt ou tard de nouveaux contacts, ce qui probablement éveillera des conflits : de fil en aiguille, qui sait, ils finiront peut-être par entretenir dans ces contrées une force respectable, ils recruteront des troupes indigènes, et, alors, nous aurons toujours là, près de nous, quelque chose de gênant, avec un simple cours d’eau pour nous en séparer. Gardons-nous bien de céder la baie Valfich, puisqu’elle nous reste. Aussi longtemps que nous tiendrons cette enclave, nous serons les portiers du fâcheux protectorat, et, pour y monter commodément par l’escalier principal, du niveau de la mer, il faudra nous crier : cordon, s’il vous plaît !

Excessives ou non, pareilles craintes menaient à penser que ce serait peu de fortifier la côte ou quelques places de la côte. Puisons dans le journal précédemment cité un nouvel extrait. « Cape-Town, disait le Zuid-Afrikaan, est le siège du gouvernement, mais non, pour nous, comme Paris pour la France. Et cependant, le blocus de Paris n’a pas empêché un gouvernement de se reformer ailleurs… La prise de Cape-Town n’entraînerait pas une révolution, et, si elle semblait inévitable, il appartiendrait à notre gouvernement colonial de prendre position en quelque autre endroit pour ne pas laisser l’ennemi se mouvoir à l’aise sur le reste du territoire… Qu’on presse donc la mise en état des forts de la péninsule, nous serons loin d’y contredire. Ce qu’il convient toutefois que l’on sache, c’est que, Cape-Town occupé, il y aurait encore une colonie, et qu’elle ne se soucie nullement de tomber au pouvoir de la première puissance venue. Aussi voudrions-nous voir poser une autre question encore : notre gouvernement a-t-il à l’étude d’autres plans de défense que ceux qui concernent la presqu’île du Cap ? »

Cette idée qu’on se forme d’une convoitise toujours aux aguets et d’une sorte de fascination exercée par soi-même paraîtra, sans doute, exagérée. Mais après cela chacun se demande en quoi consistent actuellement les moyens de défense de la colonie autonome.


Le littoral est ouvert à tout venant, sauf en deux points de la presqu’île qui se termine par le cap de Bonne-Espérance. Du côté regardant l’Atlantique, la baie de la Table, avec Cape-Town au fond, a été pourvue d’ouvrages à peu près achevés ; on y a mis une artillerie assez puissante pour empêcher un bombardement. Au pied de l’autre versant de cette péninsule montagneuse, sur un golfe censé dans l’Océan-Indien, l’arsenal maritime de Simon’s Town a également reçu les fortifications nécessaires.

Il ne peut être question de créer là un second Gibraltar, pour deux raisons. Gibraltar est si petit, si étroit, si escarpé, si fortifié par la nature, que les hommes depuis Tarik, le général barbaresque, jusqu’aux ingénieurs anglais de nos jours, en passant par Charles-Quint, n’eurent pas trop de peine à le rendre imprenable de vive force. Ici on devrait barrer par des forts un isthme large de vingt à vingt-cinq kilomètres, hérisser de redoutes une périphérie d’environ quatre-vingts. Deuxième obstacle, si les colons tiennent à la protection navale de l’Angleterre, ils se soucieraient médiocrement de voir leur capitale prisonnière dans un formidable camp retranché avec une nombreuse garnison. L’intérêt de la défense se heurte à celui de l’autonomie.

C’est, d’ailleurs, chose curieuse que le partage de cette œuvre entre deux gouvernemens dont les vues politiques et militaires ne s’accordent pas toujours, puisqu’on a vu les organes du ministère du Cap contester au cabinet de Londres le droit de faire passer des troupes sur le territoire colonial sans son aveu. La Grande-Bretagne n’a rien déboursé pour la construction des forts, et, en un sens, certainement, elle gagnait beaucoup à éviter de si gros frais. Mais l’administration coloniale, qui a tout payé, se tient pour propriétaire, naturellement. Cela pourrait devenir matière à conflits assez graves. L’empire a fourni les canons ; il a l’air d’avoir donné ses meubles en nantissement de sa location.

Voici maintenant la grosse question, et pourquoi, malgré tous ces travaux de défense, un journal du pays se croit obligé de raisonner sur l’hypothèse de la prise de Cape-Town. Les batteries et les casemates des deux ports, très belles, sont faites pour répondre à une attaque partie du large. Elles ne serviraient pas contre un ennemi débarqué, par le simple motif que, tournées face à la mer et abordées de dos, écrasées sous les feux des hauteurs environnantes, elles ne sauraient résister. Il se livrerait un combat dont la répétition générale eut lieu en 1889, celui de Constance pour ne pas dire de Dorking, car cette fois c’en est un authentique, quoique simulé, une opération de petite guerre. Dans une partie de la péninsule qu’aucun ouvrage ne protège, s’ouvre une baie large et profonde, parfaitement abritée, d’où partent deux routes superbes, conduisant l’une à Cape-Town, l’autre à Simon’s-Town par le col de Constance et des pentes aux vignobles fameux. Ce col fut le principal théâtre de l’action ; l’envahisseur venait de la baie et se replia, mais c’était dans le programme. Vainqueur, il entrait dans les forts. Cape-Town, peut-être, changeait de nom et s’appelait Capstadt. Ce débarquement s’accomplirait tout aussi bien en n’importe quel lieu du littoral proche ou éloigné.

Les seules troupes anglaises qu’il y ait dans la colonie sont cantonnées à Cape-Town et à Wynberg, bourgade voisine : un bataillon et un détachement d’infanterie, soit dix compagnies ensemble ; deux batteries d’artillerie de forteresse, une compagnie du génie et des services auxiliaires. A peu près douze cents hommes en tout. Le Natal, qui n’est pas autonome et qui a charge du Zoulouland, possède une garnison plus considérable ; mais l’effectif des forces de toutes armes placées sous les ordres du général de division (lieutenant-général) commandant en chef dans l’Afrique du Sud avec résidence au Cap, n’équivaudrait chez nous qu’à celui d’une moitié de brigade d’infanterie au complet.

C’est encore bien plus qu’au Canada et surtout en Australie.

Or, au Canada, il existe une milice territoriale de soixante mille hommes avec une réserve, dit-on, de six cent cinquante mille. Si ce pays, de cinq millions d’âmes, a pu se donner une pareille armée, le Cap, comptant quinze cent mille habitans, dont les deux tiers, il est vrai, sont de race noire, devrait avoir une milice blanche de six mille hommes sur le pied de paix et d’au moins soixante mille en temps de guerre. Ceci constituerait déjà une sérieuse garantie, car il n’est guère probable qu’une puissance européenne encourrait volontiers les chances de durée d’une lutte non circonscrite aux environs de Capo-Town ; l’enjeu même n’en vaudrait plus le risque. Lorsqu’ensuite la fédération des États sud-africains sortirait du domaine des vœux et des rêves, ses forces réunies ne manqueraient pas d’une certaine importance.

En 1873, une loi minutieuse avait réglé l’organisation de milices sur la base du service universel et obligatoire, de dix-huit à cinquante ans ; mais elle ne fut jamais mise en pratique. Cet acte dépassait un peu la mesure du possible. Et d’abord, à côté de la garde nationale blanche, — continuation de l’ancienne Burger-macht hollandaise, sous le nom de Burgher force, — il en instituait une noire. La première était alors évaluée à quarante-six mille hommes ; la seconde dite « levée » (levy) ne comportait pas moins de soixante-dix-sept mille individus à inscrire. C’était un système bien dangereux, et quand les colons d’origine hollandaise devinrent prépondérans en politique, ils combattirent ce principe. En outre, on n’avait pas assez tenu compte des difficultés, ni surtout de la dépense. Depuis 1884, la tenue au net des listes de milice est tombée en pleine désuétude.

On renonçait à la nation armée dans le moment même où l’Allemagne posait son pied sur la rive d’Angra-Pequeña, et on allait essayer le système anglais des volontaires. La vraie cause en était la pénurie d’argent, ce qui n’empêche pas que, dès cette époque, le Cap employait chaque année six ou sept millions de francs à l’entretien de son état de défense. Un petit budget ne va pas loin avec les hautes paies de corps spéciaux, encore bien plus onéreux que des régimens de ligne britanniques. Lorsque défense signifiait uniquement garde de la frontière contre les Cafres et surveillance intérieure des tribus, le seul genre de troupes utile et nécessaire était une force permanente de soldats réguliers, bien choisis, recrutés par voie d’engagement à long terme, aimant à se réengager et acquérant ainsi une expérience consommée, locale. Aujourd’hui la question change d’aspect. Ces professionnels, on ne peut les obtenir qu’à un prix exorbitant. La colonie possède un bataillon d’élite d’infanterie montée, les Cape mounted riflemen, stationné sur les confins orientaux. Voilà huit cents hommes, levés en Angleterre, qui lui coûtent deux millions sept cent mille francs par année. À ce compte une armée de quinze mille hommes coûterait cinquante millions. Un soldat touche de cinq francs soixante à sept francs cinquante par jour, selon sa classe, sauf des retenues de masse individuelle et de masse générale qui ne peuvent, réglementairement, s’élever au-dessus de cinquante francs par mois. Les hommes achètent leurs chevaux et reçoivent pour cela une prime de deux cent cinquante francs. La solde d’un sergent varie entre huit francs soixante-quinze et onze francs vingt-cinq par jour ; celle d’un capitaine est de trente, avec augmentation progressive jusqu’à cinquante. Le lieutenant-colonel a quinze mille francs fixes et sept mille cinq cents casuels, mais ceux-ci assurés. Les soldats et sous-officiers rengagés après cinq ans de service touchent un supplément quotidien d’un franc vingt-cinq, qui s’accroît encore au bout de trois nouvelles années. En sorte qu’un simple sergent rengagé peut jouir, toutes retenues faites pour équipement, armes, chevaux, rations, etc., d’un traitement annuel de quatre mille francs, et se trouve en partie défrayé. Nous avons des sous-préfets plus malheureux.

Il y a encore une police à pied et à cheval, distincte de la police civile, utilisable en cas de guerre. Son effectif est de sept cents hommes, avec trente-huit officiers. Goût : plus de quatre millions. La cherté d’entretien de ce corps tient à ce que son service exige de continuels déplacemens.

Par l’institution des volontaires on espérait obtenir de suite une petite armée à peu de frais, et on y a réussi en apparence. Le chiffre total des inscrits est d’environ trois mille sept cents hommes, car nous ne comptons pas quelques bataillons scolaires ; mais ce régiment possède, tout comme un corps d’armée, son infanterie, son artillerie, son génie et même sa cavalerie, de soixante et onze sabres. Premier effet du système, il a fallu se résigner à voir le volontariat devenir l’amusette des populations citadines sans exercer le plus léger attrait sur celles des campagnes. En effet, les boers, les ruraux, n’y prennent aucune part. Séparés par de grandes distances, ils ne veulent pas être fréquemment dérangés pour assister à des revues, exercices et manœuvres. Cet élément s’abstiendra toujours tant qu’on n’aura point voté une loi pour lui imposer un certain temps de service ou une période annuelle d’instruction militaire. Il y a donc des corps francs à Cape-Town, à Kimberley, à Port-Elizabeth, à Grahams-Town et dans quelques autres petits centres ; mais ceux des colons qui feraient les meilleurs soldats, c’est-à-dire les bons tireurs, les hardis cavaliers, les hommes habitués aux fatigues et aux intempéries, restent hors du mouvement. De là vient aussi que la plupart des volontaires sont gens d’origine anglaise, écossaise, irlandaise, ou même des étrangers ; la race dominante se tient à l’écart. Rien ne ressemble moins à une armée nationale.

Un autre résultat était à prévoir. Sur les 3,700 enrôlés, on n’en trouverait peut-être pas 1,000 prenant leur mission à cœur. Aux dernières manœuvres de Pâques, sur 1,500 volontaires que pourrait fournir la région de Cape-Town, il en vint moins de 500. Dans une occasion analogue, le corps franc du génie, un des meilleurs pourtant, créé par un ancien officier de l’armée française, mit en ligne 97 hommes : son effectif nominal était de 250. Et ainsi du reste. Les choses allèrent si loin qu’un beau soir, le général anglais commandant en chef, humilié de faire manœuvrer en rase campagne moins de soldats qu’un simple colonel, se fâcha : « Il me serait bien agréable, disait-il dans son ordre du jour, de complimenter les volontaires de Cape-Town ; mais, vraiment, c’est impossible. »

Ces corps portent des uniformes variés, généralement coquets. Il y a des highlanders de Cape-Town, aux jambes nues, avec des cornemuses et le cerf classique précédant la colonne. Il y a la cavalerie des champs de diamans, avec plus de cavaliers que de chevaux. Il y a une section de torpilleurs ; elle réclame à grands cris des torpilles : c’est, en effet, la seule chose qui lui manque. On ne compte pas moins de vingt-trois unités dans cette organisation complexe qui permet de multiplier les grades, nonobstant le chiffre dérisoire des effectifs. Les élections d’officiers provoquent des scènes fâcheuses. Bref, cela n’est pas très sérieux, et le gouvernement colonial, qui verse chaque année de 500,000 à 600,000 francs pour encourager les volontaires, sous forme de subsides, fournitures d’armes et de munitions, distributions de récompenses, a fini par s’en émouvoir. Une enquête officielle fut prescrite l’année dernière : elle prouva que l’autonomie, fort belle chose en politique, porte des fruits désastreux dans le service militaire. On se fait inscrire, on parade cinq ou six fois, puis on se dégoûte ou l’on disparaît. L’uniforme qu’on restitue n’habillera pas une autre personne. Il a été payé par la caisse commune. Il restera en magasin. Souvent le franc-fileur oublie l’arriéré de sa cotisation ou ne rend point ce qu’il a reçu. La loi fournit des moyens de poursuivre, mais ordinairement le jeu n’en vaut pas la chandelle, les frais de justice seraient trop lourds. La discipline n’existe pas ; le tir est mauvais. Affligées de ces révélations, les personnes qui ont quelque souci de l’avenir proposent des réformes. Les trop nombreux petits corps seraient fondus autant que possible en régimens ou bataillons. Hélas ! des bataillons, des régimens avec 3,700 hommes dont un tiers travaille ! On attacherait aux nouvelles formations tactiques des adjudans payés, empruntés à l’armée anglaise. Les volontaires, munis de certificats, obtiendraient de préférence certains emplois civils. Enfin, et c’est ici que la saine doctrine commençait à montrer le bout de l’oreille, ils seraient un tant soit peu soutenus par la loi dans l’exercice d’une volonté faiblissante. Ils ne s’engageraient pas pour moins d’une année et ne quitteraient leur corps avant ce terme que dûment autorisés. Leur présence aux manœuvres périodiques deviendrait obligatoire, quitte à les indemniser.

Nous ignorons si cela suffirait pour donner au Cap une armée capable de gagner la bataille de Constance. Mais lorsqu’on aspire au titre et aux privilèges d’une nation, il faut prendre bravement son parti de sacrifier quelques libertés personnelles sur l’autel de la patrie, orné de canons, d’obus et de carabines. L’afrikandérisme se fera milicien ou il ne sera pas. Et nous lui souhaiterons alors une autonomie de taille à punir les Jean Bart comme à écarter les Münchhausen.


CHARLES DE COUTOULY.

  1. Voyez la Revue du 1er décembre 1891.
  2. L’ouvrage dont il s’agit a été analysé dans un article du Temps du 28 août 1891.