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Autour de la maison/Chapitre VIII

La bibliothèque libre.
Édition du Devoir (p. 30-33).

VIII


Les bonnes femmes du village tricotaient, assises sur leurs perrons, ou sur leurs chaises au bord de la rue, les pieds sur le trottoir. Elles causaient avec leurs hommes, ou entre elles, ou avec les passants : « Eh bien, monsieur Baptiste, une bonne journée ? Le foin est beau ? » Et soudainement arrivaient, au coin de la rue, petites filles et garçons à la douzaine, roulant leurs cerceaux de fer, qui dansaient sur les planches inégales du trottoir. Le soir qui venait, calme et lent, était un instant troublé par cette troupe « à l’épouvante » qui passait en lançant des hourrahs et des bravades aux bonnes femmes qui disaient : « Oh ! les petits bonjours, qu’ils en font du train. Et regardez-moi toutes ces petites garçonnières. »

Mais les cerceaux couraient toujours. Par moment ils zigzaguaient, tombaient ; relevés prestement, ils recommençaient à rouler, en hésitant d’abord, penchant d’un côté, de l’autre, puis, comme s’ils eussent suivi une lice, ils filaient tout droit, en parfait équilibre. Un clou, qui sortait du trottoir, les faisait dévier de nouveau ; ils sautaient brusquement, échappaient à leurs conducteurs et traversaient en biais la petite rue de sable. On les rejoignait. Ils repartaient, dociles à la baguette de bois qui les guidait.

Ils faisaient un bruit de forge, nos grands cerceaux de fer, et nos rires tintaient, éclatants. On s’en allait par la rue de l’église. On passait devant le couvent. Les religieuses, dans leur parterre, se promenaient, et l’on criait fièrement : « Bonsoir, Mère S.-Anastasie ! » parce que c’était alors les vacances. En temps scolaire, on eût plutôt baissé la tête, pour qu’elle fût cachée par la haie de cèdres qui fermait le jardin du couvent. Songez donc ! À la lecture des notes, s’entendre dire devant Mère Supérieure et toutes les grandes : « J’ai de mauvaises nouvelles à donner de Michelle. Elle court les rues avec les petits garçons. » J’ai si souvent rougi sous l’accusation ! Pourtant, Toto et Pierre, et Jean, et Jacques, où était le mal ?

Nous descendions la côte en face du couvent. C’était extrêmement agréable. Les cerceaux devenaient des balles ; ils bondissaient, prenaient une allure plus vive, et l’on courait à perdre haleine pour les suivre ! On ne voyait plus rien que le cercle qui roulait, roulait, et arrivait souvent dans les jambes d’une passante qui allait à l’église ou en revenait… Alors, on se faisait secouer un peu rudement par le bras ; on prenait des visages contrits et… souriants. « Excusez-nous, madame, on l’a pas fait exprès. » La madame partie, on éclatait de rire.

Et l’on repartait au galop, repassant par les mêmes petites rues, où les bonnes femmes causaient maintenant sans tricoter, le soleil ayant dit « bonsoir ». C’était l’heure des « chars ». Des couples s’en allaient. Un soir, petit Pierre, du haut de ses sept ans, avait crié à des amoureux qu’on avait un peu bousculés : « Ah ! que c’est beau, la jeunesse ! »

Nous étions l’enfance, l’enfance qui jouait au cerceau ! L’enfance qui riait à tout, qui se dépensait de toute âme et à… toutes jambes.

On courait plus vite, en voyant de loin la haute clôture brune de la cour de chez nous, et les cerceaux arrivaient les premiers, pèle-mêle, se frappant dans le parterre. Ils roulaient sur l’herbe, en se balançant et allaient tomber un peu partout comme fatigués d’avoir tant tourné !

On se précipitait dans le hamac. Les garçons se mettaient à cheval sur le bras de la galerie, et essoufflés, l’on se reposait en regardant au ciel s’allumer les étoiles.

Au bout d’un temps, on chantait « Malbrough », en chœur ; ensuite, on improvisait des couplets fous sur des airs faux — et l’on riait, on riait encore jusqu’au coucher !