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Autour de la maison/Chapitre XIV

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Édition du Devoir (p. 53-57).

XIV


Sur la rive, la première gelée avait attendri les cenelles, et les graquias se détachaient facilement des arbustes séchés. On descendait à même la côte, en se tenant aux branches de saules et aux framboisiers, parce qu’avec l’erre d’aller on eût plongé dans la rivière ! Les garçons ramassaient les graquias dans leurs chapeaux de paille ; Marie et moi, dans nos tabliers blancs ! L’eau coulait à nos pieds, pailletée d’argent. La campagne était paisible et fraîche et l’on était heureux d’être chez nous, sur cette rive qui était devant la maison.

La moisson terminée, on remontait la côte, et les mottes de terre se détachaient sous nos pas et dégringolaient vers la rivière. On allait s’asseoir sur les marches de la galerie, et l’on se mettait à l’œuvre. Il y avait des graquias qui étaient déjà tout jaunes, d’autres, encore verts, avaient à leur tête la petite touffe duvetée et violette. Marie et moi, nous faisions des paniers à anse pour envoyer nos poupées au marché. Côte à côte, les graquias unissaient leurs piquants. Nous choisissions les plus beaux pour le fond, en mettant les touffes fleuries en-dedans ; de la sorte les provisions auraient reposé sur une mousse violette et veloutée, si les paniers eussent été jusqu’au marché ! Mais voilà ! Ces petits paniers si amoureusement travaillés étaient fragiles comme des rêves et il fallait les contempler sans presque les toucher !

Les garçons eux, faisaient des clôtures, trois ou quatre graquias de hauteur, entourant un pied carré de galerie. Quand cette espèce de clos était fini, ils se demandaient ce qu’ils allaient mettre dedans. Ils se construisaient une petite auge. Ils allaient au jardin, cherchaient dans les concombres grimpants ceux que la graine n’avait pas encore crevés. Ils leur mettaient quatre pattes, et des oreilles en bouts d’allumettes ; leur perçaient des yeux, une bouche et un nez ; alors, ils étaient propriétaires d’une belle… soue bien habitée ! Toto et Pierre imitaient à s’y tromper les gémissements des animaux de soie ! Et c’était un concert, accompagné des faits et gestes batailleurs des bêtes vertes, en concombres piquants, dans la jolie soue en graquias ! Quand tous les petits cochons étaient meurtris à mort, il arrivait que les garçons, fatigués de leurs graquias, les lançaient d’abord au hasard sur le gazon du parterre, puis sur ces pauvres Marie et Michelle qui recommençaient toujours leurs paniers avec une inlassable patience ! Alors, c’était tragique, parce que les filles ont de grands cheveux, et quand les graquias s’y mettent !… Souvent, il fallait couper une mèche…

Mais, parfois, à notre premier cri de détresse, les garçons envoyaient tout d’un paquet leurs graquias et les nôtres par-dessus la clôture de la cour, et ils disaient : « Asteure on va jouer à autre chose. » À quoi ? à la cachette, au but volé, aux quatre coins ? Et l’un de nous s’écriait : « Jouons au loup ! »

Toto se cachait derrière le plus gros érable, dans un coin du parterre. Marie, Pierre et moi, nous tenant par la main, nous avancions vers l’arbre, et reculions en mesure, en chantant très fort, puis « diminuendo », toujours sur la même note :

« Promenons-nous — dans le bois, — tandis que le loup y est pas ! — Si le loup y était, — il nous mangerait. »”

Nous recommencions ensuite le refrain, simulant la peur quand on entendait grouiller en arrière de l’arbre ! Soudain, retentissait un cri formidable, qui nous faisait frissonner des pieds à la tête : « Boeu ! » et nous nous sauvions à toutes jambes, effrayés comme si un vrai loup nous eût poursuivis !

Le loup rugissait, criait : « ça sent la chair fraîche », ouvrait la bouche avec gourmandise, grognait avec fureur ! On courait un grand bout de temps en suivant le bord de beau ; essoufflé, l’un de nous tombait en se roulant dans l’herbe, et le loup le mangeait !

Celui qui avait été mangé devenait le loup, et la course recommençait. Pour fuir l’animal féroce, on s’élançait des fois du côté de la cour, et les poules se sauvaient en piaillant. On montait sur la galerie, on entrait dans la cuisine, on renversait des chaises en criant : « le loup ! le loup ! » et bon ressortait par la porte de l’office qui donnait dans le jardin. Comme on était en automne, on foulait librement les plates-bandes ; on courait jusqu’au pommier. Là, le loup ayant dit : « j’joue pus », on finissait la partie à cheval sur la clôture en mangeant les pommettes qui restaient encore à l’arbre.

« Si l’on se contait des contes ? » Toto prétendait qu’il en savait un neuf, un beau.

Il commençait, nous décrivait des barbes-bleues qui étaient en même temps rhinocéros ou hippopotames ; des princesses qui étaient belles comme Peau-d’âne, qui avaient les pieds de Cendrillon, chaussées de souliers en diamants ! des châteaux remplis de chocolats, d’or et d’argent ! et des jouets merveilleux pour les enfants ! Il inventait une intrigue, des péripéties, et au moment où, embarrassé, il ne savait plus s’il devait faire manger sa princesse par son monstre, ou faire apparaître une fée bienfaisante qui changerait le monstre en prince charmant, Julie nous appelait pour le souper.

Durant le repas, Toto refusait obstinément de finir son fantastique récit. En rêve, Marie et moi nous terminions parfois le conte, toujours à notre avantage : nous étions la princesse et le loup nous mangeait !

Et maman, ayant entendu crier : « bœu ! » montait voir si nous étions malades…