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Autour de la maison/Chapitre XL

La bibliothèque libre.
Édition du Devoir (p. 140-143).

XL


C’était le temps des balounes, ou des braillardes, si vous aimez mieux…

Avant qu’une heure sonnât la rentrée en classe, les petites filles qui jouaient dans la cour du couvent en avaient presque toutes, — des ballons rouges ou verts qu’on souffle avec précaution pour qu’ils ne crèvent pas, et qui se dégonflent ensuite en gémissant.

Or, il arriva qu’un bon matin, une compagne apporta une baloune splendide, en forme de saucisse, longue d’un pied et plus. Elle coûtait douze sous, exactement ; la petite fille nous l’apprit avec orgueil. Elle était verte, transparente, et elle montait au vent une fois soufflée, un peu au-dessus de nos têtes ; puis, glissant le long du trottoir, elle savait se dégonfler avec art, sans se ratatiner. La petite fille nous faisait aussi remarquer qu’elle allongeait de plus en plus et qu’elle ne crevait pas. Elle avait, je vous assure, une mine à exciter l’admiration !

Si bien que j’en fus malade et en souhaitai impérieusement une pareille. Mon premier mot à la maison, le midi, fut de demander la permission de m’en acheter. J’avais de l’argent dans une tire-lire de grès qui représentait une énorme tomate. Cet argent, c’était entendu, devait servir à contenter mes désirs. Cependant, on me raisonna. Ah ! j’étais libre, oui, mais je regretterais sûrement de dépenser tant de sous pour une misérable baloune qui ne durerait pas deux heures. On me fit comprendre que c’était un caprice ridicule.

Mon Dieu, j’essayai de me rendre à tant de sagesse, et je partis pour la classe résolue à me priver de ce plaisir. Alors, elle se mit à tourbillonner dans mon imagination, la belle saucisse verte. Elle ne me quittait pas, que je récitasse un verbe ou une table. Elle habitait ma pensée. Je me disais bien que j’étais libre de l’acheter, mais je ne voulais pas, puisqu’on m’avait conseillé le contraire. Allons, je pouvais m’en passer. Qu’est-ce que ça me donnerait de l’avoir, puisqu’elle crèverait tout de suite ?

Elle continuait cependant à voltiger devant mes yeux, et les meilleurs raisonnements du monde ne l’auraient pas chassée de mon esprit. Deux jours durant, ce fut une obsession, une lutte incessante dans ma pauvre petite personne. Puis, je n’y tins plus, je sortis des sous de mon tronc sans dire un mot, et j’allai la chercher, la baloune de mes rêves !

Je la cachai dans ma poche de sœur. Personne ne sut que je l’avais. J’étais honteuse de ma faiblesse, mais était-ce ma faute si je n’avais pu résister ?… Pendant que Marie, Toto et Pierre s’amusaient dehors, je me sauvais dans la chambre aux jouets et, là, je savourais mon bonheur.

Je m’asseyais à la fenêtre qui donnait sur le jardin désert. J’étais seule, en face des arbres bourgeonnants et des champs, là-bas, où aucun homme ne travaillait. Je soufflais ma baloune. Je la soufflais et, bouchant de mon doigt le trou de son sifflet de bois teint, je la regardais ! N’allez pas croire que j’étais déçue. Je l’avais, je l’adorais ! Soufflée le plus possible, je la laissais se dégonfler dans la chambre, et elle glissait sur le plancher avec une plainte faible, car ce n’était pas une braillarde gémissante comme celles d’un vulgaire sou ! Je la ramassais et me réinstallais à la fenêtre. Je la soufflais encore, et je recommençais à l’admirer. Je la tournais et retournais. Je regardais au travers, je la touchais, je la flattais et sa surface d’élastique tendu crissait drôlement. Durant un quart d’heure, cette baloune remplissait tout mon être de joie. Ensuite, à mon grand regret, je la cachais de nouveau dans ma poche, et descendais rejoindre les autres qui jouaient dans la rue ; car une trop longue disparition aurait pu faire naître des inquiétudes…

Elle dura quatre jours ; quatre soirs, je l’eus en mes mains, et je l’aimai en secret ! Elle allongeait comme celle de ma petite amie. Chaque fois que je la soufflais, je me hasardais à l’emplir un peu plus, et elle devenait plus belle, plus grosse, plus transparente.

Elle creva avec un bruit sec. Je restai stupide, mais ne pleurai pas. C’était fini. Cela devait être ainsi, je le savais. Je poussai un soupir en jetant au vent les débris du tissu vert ; puis, je m’en allai tout simplement retrouver Marie dans la cour.