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Autour de la maison/Chapitre XXIX

La bibliothèque libre.
Édition du Devoir (p. 107-110).

XXIX


Pendant qu’on récitait la grammaire, ou le catéchisme, ou le chapelet, je n’avais eu qu’une idée fixe tout l’après-midi : me rendre, la classe finie, jusqu’à l’arbre du pinbina et en manger au moins une grappe. Vous connaissez ces petits fruits rouges au goût aigre ? Il y en avait un arbre au bout du jardin, dans le coin opposé au pommier. On s’y était rendu un soir, au commencement de l’hiver, et il m’était venu tout à coup un désir fou de manger encore de ces graines rouges, sûres à point. Mon Dieu, il n’en restait peut-être plus, mais je n’y pensais pas, et je me laissais tenter, et j’avais hâte…

Enfin, on fit la prière du soir, et l’on passa la porte du couvent, disant d’une voix claire et gaie, tout en inclinant la tête pour le salut traditionnel : « Bonsoir, mère Sainte-Anastasie ! »Je demandai à Marie : « En mangerais-tu, toi, du pinbina ? » Elle haussa les épaules, manifestant ainsi la plus complète indifférence. Puis, comme elle se mit à courir sur le banc de neige qui bordait le trottoir, je l’imitai…

À la maison, je trouvai les confitures de la collation fades, et je sortis pour attendre Toto et Pierre qui seconderaient peut-être mon tenace et agaçant désir… En effet, mon bon petit Toto cria tout de suite à ma proposition : « Trois gros rats pour nous autres, on s’en va au pinbina ! » La neige atteignait le quart du bras de la galerie, et c’était invitant, cette expédition difficile.

Julie, quand elle nous vit partir, tenta de nous faire retourner : « Vous ne serez pas capables. La neige “pelotte”, vos jambes vont se prendre ! » Ses conseils et ses prophéties se perdirent dans l’espace, et Toto répéta son cri de joie, en ajoutant : « Y a pas d’soin, on va se rendre ! »

Mais on avançait péniblement, et il fallait de grands efforts pour retirer ses jambes des trous qu’elles creusaient dans la neige collante. Au milieu du jardin, par un caprice du vent, il y avait un énorme banc, et l’on enfonça si profondément qu’on ne pouvait plus en sortir !

Le soir venait. On ne voyait pas les graines rouges sur l’arbre, trop loin de nous. Toto me dit : « Veux-tu, on va s’en retourner ? » Je ne répondis pas, et me dégageant, je pris les devants. Mais, à trois pieds de là, une de mes jambes cala, et je tombai et ne pus me relever. Toto vint jusqu’à moi, essaya de me déprendre, n’y réussit pas et poussa de grands cris pour appeler au secours. Un homme, qui fendait du bois dans le hangar, vint me retirer du trou, et… je n’osai pas l’envoyer jusqu’au fond du jardin me chercher du pinbina !

Vous le croirez si vous voulez, mais j’en voulais encore. Au souper, je fus maussade et dis en grimaçant au-dessus de mon assiette :

« Je mangerais du pinbina ! du pinbina ! »

Et vous m’en apporteriez ce soir, pendant que je vous griffonne ces riens, une corbeille remplie que je n’y toucherais peut-être pas. Je crois que ce n’est pas très bon. Seulement, parce que j’en voulais, j’imaginais que c’était délicieux, et je goûtais d’avance un fruit idéal, qui était mille fois meilleur que le véritable.

Dites que vous en avez eu, vous aussi, de ces idées fixes, lancinantes ? Dites que vous avez désiré des choses embellies par votre imagination et devenues si tentantes que vous les attendiez et y pensiez sans cesse, malgré vos essais de vous en distraire ? J’ai beau lutter encore contre ces désirs irrésistibles, qui me choquent, et me font gémir sur mon imperfection, ils ne m’abandonnent pas. Si bien que, pour avoir la paix intérieure, je me cède à moi-même, je me contente ! Comme nous sommes de pauvres choses. Et penser que presque toujours les réalités nous déçoivent, et que nous ne pouvons pas nous retenir de dire : « Ce n’était que ça ? » Par contre, quand nous sommes calmes, sans impatience, sages, le bon Dieu nous envoie parfois des bonheurs ou des sentiments inattendus qui nous comblent de joie et nous font avouer : « J’aime la vie »…

Oui, j’aime la vie. J’aime la vie pour ce qu’elle a de beau !… pour cette grosse étoile qui vient de s’allumer sur le ciel encore clair, là-bas, au bout de la montagne, et qui est une lumière. Vivent toutes les lumières et toutes les étoiles : petites joies, paix, pensées divines, élans de l’âme vers un but sacré, amitiés, amours… et désirs fous, étoiles filantes qui enseignent la modération, le contentement !