Autour du continent latin/06

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Général Mangin
Autour du continent latin
Revue des Deux Mondes7e période, tome 14 (p. 721-747).
AUTOUR DU CONTINENT LATIN
AVEC LE « JULES MICHELET » [1]

VI [2]
CHEZ LES INCAS


EN BOLIVIE


23-25 août

Au jour, nous sommes dans le golfe fermé qu’on nomme le lac de Vinamarca. Mais une légère brume nous voile les montagnes ; nous voyons une côte basse, avec des collines légèrement arrondies, qui nous surprennent un peu après les paysages aux formes abruptes auxquels les Andes avaient commencé à nous habituer. Une foule d’embarcations flottent dans nos eaux ; ce sont des radeaux plats, dont la proue et la poupe sont un peu relevées, faits de joncs comme les voiles qui leur permettent de naviguer lentement ; ce jonc, le « totora, » est une plante aquatique qui parait particulière à cette région ; il rend les mêmes services que l’ambatch dans l’Afrique centrale, au Tchad et au Bahr el Ghazal, et permet aux indigènes de pêcher et de transporter des charges très lourdes, malgré l’absence de bois de construction.

A huit heures, nous arrivons à Guaqui, port bolivien, tête de la ligne ferrée qui mène à La Paz. De loin, nous avons reconnu notre ami le général Baldivieso, ministre de la Guerre, entouré des officiers du régiment de cavalerie qui tient garnison à Guaqui. Le ministre de France, M. Tinayre, est venu à notre rencontre avec trois officiers de réserve qui ont revêtu leurs uniformes de la guerre, qui contrastent avec l’allure allemande des uniformes boliviens.

Escortés d’un escadron, nous nous rendons au Cercle des officiers, très confortable, puis au quartier de cavalerie vaste, très aéré, bien construit par les hommes du régiment qui l’habitent. Le général Baldivieso l’a commandé pendant cinq ans comme colonel et a procédé à cette installation simple et bien comprise, dont le pays a fourni à peu près tous les matériaux. Il me dit qu’il en est de même dans toute la Bolivie pour tous les postes détachés, et je remarque que nous procédons ainsi dans nos colonies, où, sauf dans les villes, nos fantassins ont élevé en Afrique et en Asie des constructions innombrables, généralement confortables et parfois même élégantes. Le général Baldivieso a formé et instruit ce régiment, qui continue à manœuvrer fort bien. Je m’informe de la remonte, qui est belle ; ce sont des chevaux argentins, dont l’acclimatement aux hautes altitudes ne dure pas moins de six mois ; au début, ils s’essoufflent et ne peuvent fournir aucun effort. Le fait est à retenir : au début d’une campagne dans l’Altiplaine de la Bolivie et du Haut-Pérou, les troupes d’invasion, si elles n’avaient pu être soigneusement entraînées, seraient en notable infériorité devant les défenseurs. Mais le dressage des chevaux est maintenant excellent et nous voyons des pelotons sauter des obstacles assez durs et franchir une forte banquette irlandaise.

Nous déjeunons au mess des officiers, où la réception est des plus cordiales, et nous montons dans notre train spécial vers une heure trente. A ce moment, le ciel s’est découvert ; son azur clair est d’une limpidité cristalline et nous voyons de la Cordillère orientale la partie la plus élevée et la plus belle, magnifique muraille de neige qui porte sa crête à 6 000 mètres d’altitude, sur une longueur de 200 kilomètres. Les pics les plus septentrionaux, ceux de l’Illampu, dépassent 6 700 mètres ; le plus méridional, l’IIlimani, 6 400 mètres, domine La Paz, et nous nous dirigeons vers lui.

Mais après moins d’une lieue, nous nous arrêtons à la station de Tihuanaco, où nous allons visiter des ruines imposantes et mystérieuses, les plus anciennes de l’Amérique et peut-être du monde. Le savant M. Arthur Poznansky, conservateur du musée de La Paz, les étudie depuis vingt ans, et c’est lui qui va nous les présenter. Tout d’abord, il nous conduit devant un édifice de 135 mètres de long sur 118 de large, nettement orienté Est-Ouest ; c’est le palais ou temple de Kalasasaya, dont la construction indique, parmi les populations qui l’ont édifié, des connaissances étendues en architecture, et qui seraient tout à fait surprenantes en astronomie, ajoute M. Poznansky.

L’observateur placé au milieu du côté Ouest voit le soleil se lever dans l’angle droit le 22 décembre, et dans l’angle gauche le 21 juin ; le 23 septembre et le 21 mars, l’astre apparaît droit devant lui, au centre d’un colossal escalier dont chaque marche est faite d’une seule pierre. Sur cette façade, des monolithes s’élèvent, alignés Nord-Sud, et le soleil levant, en projetant leur ombre dans l’édifice, y déterminait les dates de l’année religieuse, astronomique et agricole. Nous sommes dans le temple du Soleil, gigantesque almanach qui est au cadran solaire comme l’année est à l’heure.

Tout près de l’édifice s’élève la Porte du Soleil, ouverture de proportions normales, mais taillée dans un monolithe de 3m,50 de haut sur 5 mètres de large. C’était évidemment l’accès d’un sanctuaire aujourd’hui disparu, et qui faisait partie du temple. Dans le trachyte foncé, d’une extrême dureté, de fines ciselures encore intactes, ont placé au centre un personnage qui paraît représenter le Soleil, et domine une frise où l’on imagine indiqués les douze mois de l’année. De chaque côté du motif central, des cartouches figurent les jours du mois ou bien les membres d’une famille nombreuse. La figure humaine et les têtes d’animaux, — condor, puma, lama, poisson, — sont curieusement stylisées ; la frise est le plus bel exemple de l’emblème mystérieux de Tihuanaco, le signe en escalier, signo escalonado, où l’on suppose synthétisés la Terre, le Ciel, et le Monde souterrain, que ses fréquentes manifestations rappellent à la vénération des hommes. Mais la rareté des documents ne permet pas de trouver la clé de ce symbolisme obscur.

M. Poznansky suppose que le rapport entre la longueur et la largeur du temple a été calculé de telle sorte qu’il correspondait à l’angle maximum de la déclinaison solaire entre les deux solstices : du milieu du côté Ouest, on voit le côté Est sous l’angle de 47° 14′ 17″, dont la moitié, soit 23° 37′ 8.5″, représentait l’obliquité de l’écliptique à l’époque où le temple fut construit, et nous pourrions ainsi calculer la date de cette construction. M. Arthur Poznansky affirme positivement qu’il faut placer cette époque quatorze mille ans avant nous... Mais il faudrait admettre que les éminents architectes, assurément très versés en astronomie, étaient aussi bien outillés que nous-mêmes pour déterminer le tracé du plan de l’écliptique ; son obliquité est actuellement de 23° 26’ 50"2 ; il s’agit donc d’une différence de 10’18"2 ; et l’oscillation qui résulte des mutations et de la précession des équinoxes revient tous les dix-huit ans deux tiers, à raison de 48 dixièmes de seconde par an. On se refuse à établir une évaluation même approximative sur des mesures qui eussent demandé une telle précision, et il est déjà merveilleux de constater que les ingénieurs de l’époque ont pu établir leur calcul à un sixième de degré près.

Néanmoins, M. Poznansky est très intéressant et il poursuit son idée avec une argumentation impressionnante. La race qui a bâti ces édifices est aujourd’hui disparue et n’a laissé aucun souvenir chez les habitants actuels, et ils l’ignorent comme les Arabes qui campent à Ninive et à Babylone ignorent les Assyriens ; les Incas, qui ont bâti sur les constructions à partir du XIIe siècle de notre ère, étaient dans la même ignorance absolue de leurs devanciers ; Tihuanaco est le magnifique et unique vestige d’une longue civilisation, séparée de nous par de terribles cataclysmes sismiques, qui paraissent avoir suivi le soulèvement des Andes. M. Poznansky nous montre un autre temple, beaucoup plus petit, qui représente un premier stade dans la civilisation. Nous trouvons là comme une grossière ébauche de l’œuvre remarquable que nous venons de visiter ; le plan général est le même, mais les proportions sont moins exactement calculées et l’exécution montre un art embryonnaire : l’enceinte a été plus creusée que bâtie, l’homme sort à peine des cavernes ; les monolithes sont des blocs naturels, réunis par des murs de fondation en pierres de toutes formes et de toutes dimensions, entassées, avec des joints en argile, au lieu que dans le temple de Kalasasaya ce sont des pierres rigoureusement équarries dont les surfaces polies joignent parfaitement. Dans d’autres constructions, cette civilisation mystérieuse montre une architecture encore plus avancée, avec des tours énormes, dont le diamètre est plus petit à la base qu’au sommet, bâties en pierres de taille, dont chacune a nécessité un rayon de courbure particulier, et que réunissent intérieurement des tiges de cuivre.

Le lac Titicaca baignait le temple du Soleil, et c’est lui qui a permis le transport de ces blocs énormes ; la carrière d’où elles viennent est à la même altitude, à 80 kilomètres d’ici. Il a fallu un bouleversement formidable pour le vider aux deux tiers, pour le moins. Voyez ces plantes tropicales dégénérées et rabougries, reconnaissables pourtant ; leurs germes n’ont pu être apportés par les vents régnants ; ils viennent de cette terre, autrefois dans un climat torride, qu’un soulèvement formidable a portée à une hauteur où le climat est à peine tempéré. Et comment imaginer que les foules nécessaires à de telles œuvres se sont rassemblées pour des efforts impossibles à cette altitude ? A l’âge tertiaire, semble-t-il, le dernier des grands soulèvements qui ont bouleversé la planète a produit la chaîne des Andes. Puis, au début de la période quaternaire, un nouveau cataclysme y a détruit une humanité qui était arrivée à un degré de civilisation alors inconnu sur le reste de la terre. Cette race semble avoir dominé dans toute l’Altiplaine actuelle, et on retrouve les mêmes constructions le long du Desaguerede, déversoir du Titicaca vers le Sud, et vers le Nord à Cuzco, où la dernière dynastie des Incas a bâti sur les constructions du type Tihuanaco, mais par des procédés entièrement différents.

Nous visitons une demeure de l’homme primitif ; c’est un trou de deux mètres de profondeur, dont le fond a 1 m. 30 de long sur 1 m. 20 de large ; il servait uniquement comme gite nocturne et l’on n’y peut coucher que recroquevillé ; mais les murs sont en pierre de taille parfaitement jointives et l’intérieur est à l’abri de toute humidité.

Une colline artificielle, palais ou citadelle, domine la plaine ; on y accède par un magnifique escalier de pierre ; en recherchant des trésors, on a creusé à son centre une vaste excavation. Tout le terrain a d’ailleurs été bouleversé, et beaucoup de statues, ou plutôt de stèles à tête d’hommes ou d’animaux ont disparu. Quantité de pierres taillées ont servi aux constructions de La Paz, aux stations, ou tout simplement au ballast de la voie ferrée. Des photographies qui datent d’une dizaine d’années nous montrent le mal fait par le vandalisme contemporain, qu’aucune autorité ne maîtrise ici : « Quelques pièces sont dans les musées d’Europe. Au Trocadéro peut-être ? » me dit-on. Mais nous sommes au-dessus de ce soupçon : il n’y a au Trocadéro que quelques moulages, des photographies et des pièces insignifiantes ; médiocres et morcelés, ces documents ne donnent aucune idée des ensembles grandioses que nous venons d’admirer, qui évoquent des perspectives indéfinies dans le temps, où l’on voit les sociétés humaines se former d’après les mêmes lois dans les Andes que sur les bords heureux de la Méditerranée. Sur toute la surface du globe, l’homme se révèle comme un animal grégaire et religieux.

Nous poursuivons notre route à travers le paysage désolé des collines qui dominent l’Altiplaine, et nous ne cessons de monter jusqu’à un plateau assez étendu qui porte trace de quelques cultures. Nous descendons du train pour aller sur le rebord du plateau où il vient de s’arrêter, devant une faille assez étroite avec des pentes à pic. De cette terrasse, comme d’un aéroplane, la capitale de la Bolivie se déroule à nos pieds ; nous survolons ses maisons, ses édifices publics, ses jardins et toutes ses rues, où nous voyons circuler tramways, voitures et piétons. Le sénateur Abel Iturralde, qui, comme ambassadeur extraordinaire aux fêtes de Lima, a négocié ma visite en Bolivie, est venu à notre rencontre avec les ministres d’Angleterre et des Etats-Unis, et le représentant du ministre des Affaires extérieures de Bolivie,

C’est un petit chemin de fer électrique qui nous amène à La Paz, avec des lacets en pente fort raide, où l’on sent pourtant que la machine reste maîtresse de la vitesse. A l’arrivée à La Paz, je trouve sur le quai les officiers de la garnison et les membres de la colonie française, et la foule acclame l’ambassade de France. Nous sommes conduits à notre hôtel, près de la Présidence de la République et de la Chambre des députés, et nous y dinons avec le général Baldivieso et le ministre de France ; nous y arrêtons la journée du lendemain, qui sera particulièrement chargée, et je m’instruis sur le pays où je vais faire un trop court séjour.

La Paz a plus de 100 000 habitants, et c’est la capitale la plus élevée du monde : 3 600 mètres. Elle doit à ce site un état sanitaire exceptionnel : il semble que la plupart des maladies contagieuses ne peuvent se propager dans cet air raréfié. Mais si les microbes n’y vivent pas, les humains y vivent assez mal et les maladies de cœur sont fréquentes ; elles exigent des cures de descente qui rendent les mêmes services que les cures d’altitude en d’autres climats pour d’autres affections. De fait, on nous conseille d’éviter tout effort. Le tennis est interdit même aux Anglo-Saxons les plus fanatiques de ce sport ; beaucoup de Boliviens s’arrêtent pour reprendre haleine en montant un escalier.

Les officiers de réserve venus en tenue à ma rencontre sont des ingénieurs français ; une entreprise française a en exploitation des chutes d’eau qui fournissent à la ville force motrice et éclairage : toutes les voies ferrées pourraient utiliser l’électricité, car les torrents des Andes recèlent des forces pratiquement indéfinies et faciles à capter. Leurs mines d’étain et de métaux rares, — (tungstène, antimoine), — ont eu un rendement excellent pendant la guerre, mais la crise actuelle a une telle répercussion que l’exploitation a dû s’arrêter. Ils ont dans ce pays une situation excellente à tous égards.

Le lendemain matin je vais visiter le Couvent des Sacrés-Cœurs où les sœurs françaises donnent aux jeunes filles des meilleures familles une bonne éducation et leur apprennent à devenir bonnes patriotes tout en aimant la France ; je constate que l’enseignement du français y donne d’excellents résultats. Pour cette visite, le ministre des Etats-Unis a tenu à se joindre à moi, et sa présence est très remarquée [3]. Puis je vais au Club français ou je retrouve rues amis de la veille, et je dis à tous l’intérêt que notre pays commence à porter à son action extérieure, dont l’utilité lui échappait en grande partie. J’assiste au défilé d’un bataillon bolivien, dont l’allure est très alerte : les soldats, presque tous Indiens, sont allégés de la chaussure européenne, et cette mesure économique donne de bons résultats.

Le déjeuner à l’Hôtel de Paris réunit les ministres d’Angleterre, des Etats-Unis, du Pérou, avec le ministre de France et M. Iturralde. Je visite ensuite l’Ecole militaire, dont l’installation est bien comprise. Intelligents et éveillés, les élèves-officiers ont fort bonne mine.

L’Ambassade est ensuite reçue en audience par le Président de la République, M. Batista Saavedra, qu’assiste le ministre des Affaires extérieures. L’entretien se prolonge, très cordial. Puis nous visitons le Musée de La Paz, qu’a organisé le Dr Ballévian et que dirige M. Arthur Poznansky, qui redevient notre guide. L’édifice est d’un style curieux, qui rappelle dans la mesure du possible celui de Tihuanaco. Les collections sont très intéressantes et le savant conservateur les présente admirablement.

Puis nous nous rendons au Club anglo-américain, où les ministres des deux Nations nous reçoivent. Beaucoup d’anciens officiers anglais ont repris leur uniforme pour faire honneur à leurs compagnons d’armes français. Le plus qualifié des assistants me porte un toast émouvant, où il rappelle la fraternité des armes qui nous a réunis pour la défense d’une cause sainte. Il évoque les morts « qui regardent les vivants, » dit-il d’une voix profonde qui s’élève tout à coup pour lancer ces paroles vibrantes : « Si par malheur un Gouvernement britannique les oubliait, il serait honni par la vieille et fidèle Angleterre qui le rejetterait de son sein ! » Un tonnerre de hourras fit explosion, et, après le toast à la France, tous les assistants chantèrent la Marseillaise en français. Vraiment il y a eu la guerre et beaucoup de nos amis s’en souviennent : il faut que nous le sachions.

La nuit est venue, mais notre programme n’est pas terminé : je vais visiter l’usine électrique qui, dirigée par des ingénieurs français, fournit à la capitale la force motrice et l’électricité. Puis il faut endosser la grande tenue pour dîner à la Présidence de la République. Dans le court trajet que nous parcourons pour nous y rendre, la foule, massée sur la place, nous acclame avec enthousiasme. On nous dit qu’à ces altitudes de telles manifestations sont très rares ; mais la France est la première grande Puissance qui ait reconnu la Bolivie, en 1831, et ce peuple ne l’a pas oublié. Aussi la Bolivie est-elle la première Puissance du Sud-Amérique qui ait déclaré la guerre à l’Allemagne : souvenons-nous aussi.

Les membres du Gouvernement, les présidents des Chambres et M. Iturralde, le corps diplomatique sont invités à cette réception ; il y manque évidemment le chef d’état-major de l’armée, le général Kundt, qui commandait ici la mission militaire allemande en 1914 ; il est alors revenu en Europe et a servi sur le front russe jusqu’en 1918 ; le traité de Versailles ayant interdit à l’Allemagne d’envoyer des missions militaires à l’étranger, c’est avec la nationalité bolivienne que le général Kundt a repris ses fonctions à la paix. Un officier de son état-major est venu me témoigner tous ses regrets d’être obligé de s’éloigner de La Paz au moment de mon arrivée, mais il n’a pu différer une inspection urgente. J’ai répondu que je partageais tous ses regrets, mais que je comprenais fort bien la sérieuse raison de service qui l’éloignait de La Paz à ce moment. La presse a commenté cette absence sans aucune aménité et, feignant d’ignorer la loi Delbrück, a demandé une fois de plus si le général Kundt est Bolivien ou Allemand. Quelle que soit sa nationalité du moment, il est préférable que le général Kundt n’ait pas assisté à ce dîner, où s’échangèrent des toasts qu’il eût entendus sans plaisir.

Le ministre des Affaires extérieures parle au nom du Président, selon le protocole local, et m’adresse ces paroles :


« Messieurs,

« Le Gouvernement de la République et le peuple bolivien s’honorent en recevant la visite du général Mangin qui vient d’accomplir une ambassade diplomatique de courtoisie internationale et qui représente les gloires militaires de la France.

« Il n’y a aucun concept humain qui éveille en nous plus d’exaltation civique que la gloire militaire qui consiste non seulement dans les attributs de la valeur, de l’abnégation et de l’esprit, mais aussi dans les attributs les plus élevés du droit et de la justice. Quand nous eûmes compris dans une heure critique pour la paix du monde que c’étaient là les enseignements qui brillaient sur nos drapeaux, nous passâmes par dessus les conventions de la neutralité pour faire cause commune avec les défenseurs des principes tutélaires de la civilisation. Ce souvenir donne une intensité particulière à notre hommage et porte facilement à nos lèvres ce qui vibre dans nos cœurs. L’épopée récente encore de la Marne et de Verdun provoque sur ces hauts plateaux andins les mêmes enthousiasmes que ce qui, en d’autres temps, nous fit lutter pour conquérir notre indépendance politique ; nous comprimes que le principe des autonomies se trouvait en danger.

« Les armes de la France conjurèrent ce péril gigantesque et nous vous devons pour cela autant de gratitude que pour ce que le génie français fit en faveur de notre indépendance. Dans ces solitudes abruptes naquit l’idée et se traduisit dans la pratique l’œuvre transcendantale de la liberté de l’Amérique et ce furent les penseurs de France qui inspirèrent les idées de liberté à notre jeunesse lettrée, imbue des enseignements de Rousseau et des encyclopédistes. L’indépendance une fois conquise, ce furent vos codes, vos idées, votre poésie immortelle qui dirigèrent notre développement social et politique.

« Nous savons, monsieur le général, que dans votre carrière glorieuse, vous avez parcouru toutes les zones de la planète et que vous avez vu de près les régions torrides du Tonkin et du Soudan. Vous n’aurez pas vu, sans doute, comme dans ces latitudes, une mer intérieure qui s’étend à 4 000 mètres d’altitude et des chaînes de montagnes gigantesques qui forment le panorama le plus imposant de la création. Nous, sommes flattés de cette idée que ce cadre magnifique a été digne de votre personne et que pour la première fois vous êtes arrivé près des nids des condors, où l’esprit acquiert des lucidités transparentes et où les cœurs accélèrent leurs palpitations. A défaut d’autre hommage de plus de valeur, acceptez, monsieur l’ambassadeur, celui que vous offre la nature de nos plus hauts plateaux andins où vibrent les grandes sympathies de tout un peuple pour votre patrie glorieuse et pour les idéals qu’elle a défendus dans les lettres et sur les champs de bataille : le Droit et la Justice.

« Profondément reconnaissants de l’honneur de votre visite, nous avons voulu nous réunir un moment pour rendre notre hommage aux gloires de la France et aux généreux idéals qu’elle défend, tant par la propagande de ses grands penseurs que par les sentiments de son peuple, qui, aux heures d’épreuve, supprima les limites de l’abnégation humaine.

« Messieurs, je bois en l’honneur de Son Excellence le Président de la République française représenté en ce moment par l’illustre général Mangin et en l’honneur de la prospérité et de la grandeur de la France. »

J’ai répondu :


« Monsieur le Président de la République.

« C’est pour moi une joie en même temps qu’un honneur d’apporter le salut de la France au Gouvernement et au peuple boliviens. En aucune région du monde, la nature n’offre à l’homme un spectacle plus imposant et plus grandiose. A de pareilles altitudes, le cœur bat plus vite et la vision est plus claire, ainsi que Votre Excellence vient de le remarquer ; il est donc naturel que la Bolivie ait été la première, parmi les libres Républiques de l’Amérique méridionale, à rompre la neutralité et, dans une heure solennelle, à se ranger avec les défenseurs de la civilisation menacée. Déjà ses enfants, n’écoutant que la générosité de leur cœur, avaient versé leur sang dans les rangs français, et j’ai eu la joie de serrer la main à plusieurs de mes compagnons d’armes. Dans la chaleur de la lutte, tous les masques étaient tombés et vous avez aperçu le vrai visage de ceux qui se croyaient déjà les nouveaux maîtres de la terre. La façon dont ils conduisaient la guerre vous montrait les principes qui allaient diriger leur hégémonie et vous avez senti que l’indépendance de toutes les patries était menacée.

« Combien je suis touché que la reconnaissance pour ma Patrie ne s’adresse pas seulement à son rôle dans la victoire d’hier et qu’elle s’adresse aussi à la pensée française, à nos philosophes du XVIIIe siècle qui ont allumé le grand flambeau de la Liberté. La force de la matière, la puissance de l’esprit elle-même ne fondent rien de durable sans la grandeur morale : voilà l’éclatante vérité que la Grande Guerre vient d’établir une fois de plus. La Bolivie, sœur latine de la France, ne l’a jamais oublié.

« Je lève mon verre en l’honneur de Son Excellence monsieur le Président de la République et du Gouvernement bolivien, au développement et à la prospérité du peuple bolivien. »

Le ministre du Chili, dont j’ai manqué la visite pendant mes courses de la journée, me propose, de la part de son Gouvernement, un train spécial sur la ligne chilienne d’Arica, où le Jules Michelet pourrait venir me prendre. Mais je décline cette très aimable invitation, car on m’attend à Cuzco.

A minuit, après avoir pris congé en regrettant que notre séjour fut si court, nous sommes à la gare, où des groupes d’indiens nous donnent une sérénade accompagnée de danses locales. Ce sont des amusements satiriques qui datent de l’époque espagnole, où l’on voit les autorités affublées de grotesques costumes Louis XV, avec un rôle assez ridicule, mais non odieux.

Mais il est une heure du matin, et le train nous attend. Les représentants de la Grande-Bretagne, des Etats-Unis, du Chili, du Pérou, se sont joints à M. Tinayre ; le général Baldivieso est là avec de nombreux officiers ; nous nous embarquons comblés d’aimables attentions, en regrettant très sincèrement de nous séparer si vite.


Au jour, nous voici à Guaqui sur le pont de notre petit vapeur, qui pousse aussitôt, et le soleil dissipe rapidement la brume. Nous revoyons l’imposante Cordillera Real, ce massif formidable de 200 kilomètres de long qui ferme l’horizon de sa barrière toute blanche, à 6 000 mètres d’altitude ; sa masse colossale est éloignée de cent kilomètres en moyenne, avec des collines étagées qui marquent les distances. C’est vraiment un tableau bien composé, où tout est en valeur. Bientôt nous voici dans le détroit de Tiguina, large de 600 à 700 mètres, qui met en communication le petit lac de Vinamarca et le grand lac ; nous allons d’une rive à l’autre et nous voyons les caravanes de lamas arriver au bord et se présenter pour embarquer dans le bac. L’église de Capocavana apparaît sur la rive Est avec ses tuiles brillantes, vert et jaune, qui rappellent les mosquées marocaines ; elle contient une statue miraculeuse, et ce sanctuaire, dédié à Notre-Dame de la Chandeleur, est le pèlerinage le plus fréquenté du Sud-Amérique ; on y vient du Mexique et même d’Europe. — Cette petite presqu’île, dominée par un volcan éteint, a toujours exercé une attraction singulière ; cinq sièges de pierre polie y évoquent le tribunal de l’Inca, et des idoles très anciennes, objets de cultes oubliés, y ont été retrouvées.

Nous débarquons dans l’ile du Soleil, sur la côte Est, et nous gravissons rapidement une colline rocheuse d’une centaine de mètres. Près du sommet, des mines très différentes de celles que nous avons visitées à Tihuanaco : ce sont des maisons d’habitation, dont les deux étages se sont écroulés. Les murs sont en pierres naturelles, assemblées sans grand art, dont la face plane forme la muraille extérieure de la maison. Des pièces nombreuses toutes petites communiquent entre elles par d’étroits passages. Quantité de niches en ornent les murs, emplacements de statues ou simplement placards. C’est le Chingana ou Labyrinthe. Bientôt nous arrivons sur un plateau, que termine un large rocher à pic sur le lac : c’est le Roc Sacré, aujourd’hui solitaire, où tant de générations sont venues, en longues théories, célébrer les fêtes religieuses dont le souvenir vit encore dans la mémoire des populations. Au fronton de la pierre, des lignes naturelles jaunâtres dessinent grossièrement la tête d’un chat sauvage ; — en aymara, titi ; dans la même langue, roc se dit kala ou kaka, d’où le nom du lieu Titicaca, puis de l’île, qui serait devenu celui du lac lui-même.

Un peu plus loin, on distingue sur un autre rocher des empreintes de pas dues à la pluie qui a usé les parties les plus tendres de la pierre ; il faut y voir les traces des pieds laissées par le couple divin le Soleil et la Lune, descendus des cieux, frère et sœur en même temps qu’époux, qui ont eu pitié de la barbarie des hommes et leur ont laissé leurs enfants Manco Capac et Marna Occlo, frère et sœur en même temps qu’époux, pour leur enseigner les arts et la vertu. C’est donc d’ici qu’est parti le premier couple inca, pour aller à Cuzco fonder l’empire dont le quinzième héritier Atahualpa tomba sous les coups des Espagnols.

Près du Roc sacré se trouve une large dalle qu’on suppose sans preuve avoir servi aux sacrifices humains, — si tant est que les Incas aient jamais sacrifié des hommes, fait qui reste douteux. En tout cas, le culte du Soleil déroulait en ce lieu ses cérémonies les plus sacrées. Aussi, l’Inca, fils du Soleil, avait-il dans l’Ile un palais dont nous ne pouvons malheureusement pas aller visiter les ruines.

Nous reprenons notre vapeur et nous voici au milieu du lac, dont les rives disparaissent au-dessous de l’horizon. Mais les montagnes restent visibles et la transparence de l’air en dessine tous les détails, mieux encore qu’au départ, et le panorama s’agrandit. Le Mont Blanc est très beau, vu du lac de Genève ; mais c’est une masse isolée, qui ne serait pas à l’échelle de ces grandeurs. Puis le Léman a 70 kilomètres de long sur 12 de large, le Titicaca 200 kilomètres sur 60 ; nous sommes à 4 000 mètres d’altitude et non à 375... Et c’est le soleil des tropiques qui éclaire la scène. On conçoit que les peuples des Andes aient adoré cet astre. Mais tandis que notre ciel reste d’un bleu gris très pale et très profond, voici que les nuages s’amoncellent vers l’Est entre deux blancs massifs ; ils s’épaississent, deviennent gris, puis noirs, et la foudre éclate : c’est le drame de l’orage, presque quotidien, qui anime le décor gigantesque, spectacle d’une écrasante beauté.

Le soleil couchant vient y jeter des couleurs nouvelles, dispersant les nuages, et nous revoyons d’un seul regard, comme dans une féerie, tout ce massif dont la base est rose et le sommet d’un rouge ardent.

Le lac, dont l’agitation nous a donné un mouvement de roulis très sensible, se calme. Le soleil embrasé disparait sous l’horizon. Alors les montagnes s’éteignent et, sous une lumière bientôt blafarde, apparaissent comme de blancs fantômes.

Nous voici à Puno, où les autorités viennent prendre congé de nous avant que nous montions dans notre train.


AU PÉROU


26-29 août.

Notre train part à dix heures du soir, par une nuit assez noire ; le soleil en se levant nous montre les hautes montagnes que la ligne escalade pour s’élever jusqu’au col de la Raya, à 4 430 mètres. Nous quittons alors le bassin intérieur du lac Titicaca pour longer un affluent de l’Amazone. Le col est un large dos d’âne où passait la grande route des Incas, dont il ne reste trace que dans les bas-fonds marécageux, sous forme de chaussée magnifique ; il montre la Sierra de Vilcanota, où s’unissent les deux Cordillères à 6 000 mètres de hauteur, pour se séparer ensuite autour du bassin intérieur du grand lac ; le charme de ces montagnes inexplorées, la vue de ces glaciers et les eaux thermales du voisinage devraient attirer ici nombre de touristes, d’alpinistes et de malades.

Le Vilcanota est le pendant du Cerro de Pasco, que nous avons approché la semaine précédente, et entre les deux s’étend la Sierra, le vrai pays des Incas, qui jouit d’un climat tempéré et constitue en somme la région la plus peuplée du Pérou. La vallée que nous suivons est en effet cultivée et les villages se multiplient ; quelques maisons couvertes de chaume, les plus nombreuses de teinte rouge. Des arbres fruitiers font leur apparition, et même des eucalyptus, apportés d’Australie ; mais nulle part une essence indigène : les forêts, s’il y en a, ont été détruites depuis longtemps.

A Sicuani, vers 9 heures du matin, nous voici dans une petite ville de 5 000 habitants, dont les autorités nous attendent et nous conduisent à l’Hôtel de Ville, où une belle réception nous a été préparée. Le colonel Ernesto Montagne, jeune d’âge et d’allure, qui a fait ses études militaires à Saint-Cyr, me présente son régiment ; la tenue est moins soignée ici que sur la côte, et il y aurait avantage à la simplifier pour les troupes de montagne qui seraient plus alertes en sandales, culotte et bandes molletières. Mais l’instruction paraît bonne. La Municipalité très patriote avait voté d’initiative un crédit pour l’achat d’un avion ; l’heure de l’aviation n’a pas encore sonné ici, et elle fournit maintenant un terrain et des matériaux pour la construction des casernements par la main-d’œuvre militaire : c’est une des tâches que remplit fort bien le colonel. Il est intéressant de constater cette survivance de la vie municipale, transplantée d’Espagne dans le Nouveau Monde, et de la voir s’exercer dans un sens national. Sicuani est dominé par une chaîne de six ou sept petits cratères où des traînées de lave, toutes noires, paraissent le résultat d’éruptions récentes.

Après Sicuani, la vallée s’élargit, les cultures s’étendent, les centres habités se multiplient. Nous brûlons presque toutes les stations, mais à hauteur d’Urcos il faut nous arrêter, la foule des Indiens se presse ; après les compliments de l’alcade, l’instituteur, avec quelques précautions oratoires, m’interroge en français sur la bataille de Verdun et m’étonne par la précision de ses questions : je voudrais que tous les nôtres fussent aussi bien instruits des événements et les eussent aussi bien compris. La station est au pied d’une colline qui la sépare du lac où les Indiens ont jeté, dit-on, la lourde chaîne d’or qui entourait la place centrale de Cuzco afin de la dérober à la rapacité des conquérants.

Enfin, à 3 heures, nous arrivons à Cuzco, sans avoir rien vu de la ville ; la foule se presse, très enthousiaste ; beaucoup d’indiens en poncho ; leur présence donne à cet accueil une note nouvelle. Les autorités nous conduisent dans le vieil Hôtel de Ville, à la Préfecture, puis à la Commendencia, siège du commandant militaire. Du balcon, nous assistons au défilé des troupes, un régiment d’infanterie, un régiment d’artillerie, une compagnie de mitrailleuses.

Puis je visite des casernements de la troupe, dispersés ; ces allées et venues me font prendre contact avec cette ville étonnante, unique au monde.

Nous sommes dans un des lieux les plus anciennement habités, où l’on retrouve le squelette de l’homme tertiaire, puis des débris qui paraissent antérieurs à la civilisation de Tihuanaco. La seconde période de Tihuanaco est représentée par des édifices importants ; une grande tour s’élève dans le temple du Soleil, et ses assises d’une douzaine de mètres, arrondies, forment une surface conique parfaitement lisse, qui a exigé une taille spéciale pour chaque pierre qui se joint étroitement avec ses voisines. Sur cette base s’élève la construction de l’époque incaïque, du style de la pierre enchâssée, de surface assez irrégulière, et dont les joints seuls sont lisses. Enfin, le cloître espagnol de Saint-Dominique domine le tout avec une colonnade de trois arcades surmontée d’un étage que couvre un auvent de tuiles. Le couvent de Saint-Dominique est dans le temple même, et il utilise les anciens murs où l’on voit encore la trace des crampons qui soutenaient une armature d’or et d’argent.

Cette construction apparaît comme le symbole des trois civilisations qui ont dominé la contrée.

Toute la ville moderne est bâtie sur les ruines incaïques, et l’on retrouve le plan de l’ancienne capitale, avec sa muraille extérieure de plusieurs kilomètres, ses rues étroites, qui se coupaient à angle droit, et sa place centrale, d’où partaient les quatre voies principales de l’Empire. Les murs sont formidables ; leurs pierres montrent une surface polygonale irrégulière de quatre à douze côtés ; les plus grandes, 6 à 8 mètres dans chaque dimension, ont des saillants où s’emboîtent leurs voisines ; toutes les surfaces intérieures sont parfaitement planes et jointives, à tel point qu’une lame de couteau ne peut s’introduire entre elles ; l’ensemble tient par la masse comme dans les constructions cyclopéennes, mais aussi par l’adhérence.

Du peuple qui éleva ces monuments, nous savons tout ce qu’en virent et comprirent les conquérants espagnols, rien de moins, mais rien de plus. Car les investigations modernes ne nous ont guère apporté d’éclaircissements nouveaux. Beaucoup d’entre eux ont écrit, et parmi eux d’honnêtes légistes, de saints prêtres, se sont indignés du traitement infligé aux Indiens, et leur voix s’est élevée jusqu’au pied du trône ; ils ont obtenu des ordonnances royales dont les intentions étaient pleines d’humanité, des ordres réitérés pour faire cesser les abus ; très souvent les vice-rois et les hauts dignitaires de Lima ont essayé de suivre ces directions : mais jamais ces instructions n’ont été appliquées. Les écrits de ces premiers conquérants témoignent d’une grande admiration pour les vaincus, qu’ils cherchent à comprendre, et c’est là une mine de précieux documents à consulter. Grâce à eux, nous connaissons les traditions qui, en l’absence de toute écriture, se transmettaient de génération en génération, les croyances, les institutions, l’état matériel et moral des populations.

Sur la dernière dynastie Inca, venue avec Manco Capac des bords du lac Titicaca, nous sommes très renseignés, mais nous ne savons rien de celles qui l’ont précédée, et bien peu de choses sur la civilisation de Tihuanaco.

Les Espagnols trouvent dans les Andes un peuple doux, policé, heureux de son sort, soumis à une autorité parfaitement régulière, où le crime, presque toujours puni de mort, reste à l’état de très rare exception ; grâce aux sages précautions des gouvernants, la famine, fléau qui sévit fréquemment à cette époque dans le monde entier, reste ici inconnue. Une autorité tutélaire fixe le travail de chacun et chacun reçoit la quantité de richesse de toute nature qui lui est nécessaire ; dans tout l’Empire, les habitations sont de même appareil, de même contenance, et paraissent représenter toute la solidité et tout le confortable possibles à l’époque, car elles durent encore ; les biens sont tous en commun, et le paupérisme n’existe pas ; le socialisme moderne verrait là l’application de ses principes fondamentaux : « De chacun selon ses facultés, à chacun selon ses besoins. » Aussi, pas de monnaie, car l’application de ces principes rend inutile tout échange. L’agriculture est une science qui permet la culture des terres les plus arides, grâce à des canaux qui ont parfois plus de cinquante lieues de longueur, les moins fertiles par l’emploi de guano venant de la côte et sur les pentes les plus abruptes où des murs forment des terrasses élargies. Des routes bien construites traversent les chaussées, les marécages et les ravins. Partout se dressent de puissantes constructions qui, en l’absence de l’outillage européen, révèlent une main-d’œuvre nombreuse et des travaux patiemment poursuivis pendant plusieurs générations. L’or et l’argent sont répandus avec une incroyable prodigalité sur les murs des temples et des palais, et embellissent des instruments de l’usage le plus courant ; à défaut de fer, le cuivre reçoit une trempe dont le secret, maintenant disparu, lui donne une dureté comparable à celle de l’acier : il sert à tailler les roches les plus dures et même les pierres précieuses comme l’émeraude et la turquoise. L’art du tissage forme les étoffes nécessaires à toutes les circonstances de la vie, les vêtements de travail et de grand luxe, grâce à la mise en commun de tous les efforts. Dans chaque terrain de chasse, tous les deux ou trois ans, sept ou huit mille Indiens rabattent plusieurs milliers de vigognes, qui sont tondues et remises en liberté ; leur laine est ensuite livrée aux tisseuses qui fabriquent les étoffes, et les étoffes aux tailleurs qui confectionnent les habits ; chacun reçoit ensuite les vêtements correspondant à sa condition et à son genre d’existence.

Ces résultats extraordinaires d’une organisation si parfaitement réglée ne sont obtenus que par une discipline sociale minutieusement observée. Ce communisme est basé sur la théocratie la plus pure. Le chef suprême, l’Inca, n’est pas seulement le représentant du Ciel, il est le fils du Soleil, dieu lui-même, et la moindre désobéissance à ses ordres est un sacrilège puni de mort. Les dépositaires de son autorité sont les princes de sa famille, revêtus comme lui d’un caractère sacré. Pas de pouvoir hors de l’Inca, car le rôle des prêtres est strictement borné à la célébration du culte et il n’existe d’autre loi que sa volonté suprême, qu’entourent un majestueux appareil et une force imposante. Car l’Empire est forcément conquérant et il se doit à lui-même de s’agrandir sans cesse pour faire participer des populations sans cesse plus nombreuses aux bienfaits de la religion solaire et de sa parfaite organisation. C’est le premier Inca Manco Capac qui s’est établi à Cuzco ; ses successeurs n’ont cessé d’arrondir l’Empire : le treizième Inca a étendu sa puissance jusqu’à Quito, sur l’Equateur, à 2 500 kilomètres au Nord, et le quatorzième sur tout le Chili, à 1 000 kilomètres au Sud ; le quinzième Inca, Atahualpa, dont l’Empire est actuellement partagé entre les quatre républiques du Pérou, de la Bolivie, de l’Equateur et du Chili, fut traîtreusement mis à mort par les Espagnols.

Ainsi, la politique et la guerre ne cessaient d’étendre les frontières ; les peuples de récente annexion étaient gouvernés avec sagesse et humanité ; leurs dieux prenaient place dans le Panthéon de Cuzco, et ils pouvaient continuer à les adorer, tout en reconnaissant la souveraineté divine du Soleil. Pour propager la langue et l’esprit de la race dominante, les époux étaient invités à séjourner quelques années à Cuzco et à y faire élever leurs enfants. Des populations entières étaient transportées, mais toujours dans le même climat, échangeant sans murmures leurs terres et leurs biens ; ainsi des noyaux fidèles s’établissaient au centre des contrées récemment conquises, et les tribus de fidélité douteuse, transportées dans le territoire proprement national, étaient mises hors d’état de nuire. L’unité de croyance, de langage, de race s’établissait et, sous la domination de l’Inca, une grande nation se créait ; au moment de l’arrivée des Espagnols, on peut évaluer sa population à environ 15 millions d’habitants, dont 8 millions sur le territoire actuel du Pérou.

L’isolement de cet Empire explique sa formation et son institution. Il semble bien que la civilisation des Incas dans les Andes ne doive rien à celles qui se sont développées chez les Astèques du Mexique, — et antérieurement, chez les Toltèques dans la même région, ainsi que chez les Maïas de l’Amérique centrale. Ces peuples s’ignoraient et l’absence de navigation les tenait isolés du reste du monde. Cet isolement, qui paraît absolu, explique bien des anomalies ; métallurgistes assez avertis, les Incas n’ont pas su extraire le fer, dont les Andes contiennent le minerai en abondance. Ces puissants architectes ont ignoré la voûte ; leurs palais aux murs lamés d’or sont recouverts en paille, et les appartements sont éclairés uniquement par la porte d’entrée, car ils ne connaissent pas les fenêtres. Grands constructeurs de routes, ils ne font pas de ponts, mais seulement des chaussées où les torrents se sont frayé maintenant un passage. La charrue est inconnue de ces savants agriculteurs et ils ouvrent leur sillon au moyen d’une lourde poutre armée, que traînent six ou huit hommes.

Dans le domaine de l’esprit, l’isolement a produit des conséquences plus importantes. Les seules comparaisons possibles sont offertes par des peuplades primitives dont l’infériorité manifeste frappe le peuple des Incas : l’origine divine de ses institutions, que soutient d’ailleurs une force invincible, ne provoque aucun examen, aucune tentative de scepticisme. L’Inca lui-même croit à sa propre divinité ; sa seule règle morale est le respect de cette divinité et des traditions de ses aïeux. C’est pourquoi il n’éprouve pas le vertige des sommets dont l’atmosphère lui est naturelle. Sa conduite ne rappelle en rien celle qui a terni presque tous les Césars de la décadence, ces parvenus ; ni même ce déséquilibre mental dont sont victimes certains contemporains arrivés trop vite, à partir du moment où ils se croient au-dessus de tout contrôle. L’Etat, c’est lui, et son universelle bonté n’est qu’un égoïsme à la taille de sa grandeur. La paix à l’intérieur et la guerre aux frontières, mais une guerre bien organisée, avec une intendance prévoyante et de fréquentes relèves, et dont les hostilités ne durent jamais assez longtemps pour fatiguer les peuples. Il faut s’arrêter un instant pour contempler ce magnifique équilibre du souverain et de la nation.

Mais quand des rivages de l’Océan mystérieux ont surgi les hommes blancs rendus invulnérables, portant dans leurs mains le tonnerre et montés sur des animaux étranges, la foi s’évanouit, qui était à la base de l’édifice, et il s’écroula d’un seul coup ; il n’en reste rien aujourd’hui, ni tradition, ni foi religieuse ou morale, ni arts, ni lettres, rien, sinon les ruines imposantes que nous admirons ici.

Aussi quels souvenirs se pressent sur cette grande place de Cuzco, qui dit la fondation de l’Empire, les cérémonies triomphales de sa puissance sans cesse croissante, le coup mortel qu’il reçut à l’arrivée de Pizarre, et les dernières convulsions de son agonie ! Là défilèrent pendant des siècles des bataillons de l’Inca, avec leur uniforme particulier et leur bannière provinciale, la garde avec l’étendard arc-en-ciel du souverain, et l’Inca lui-même, avec ses ornements hiératiques, dans sa litière d’or massif… Puis l’entrée de Pizarre et de vieux routiers d’Italie et des Flandres, avec leurs armures, leurs arquebuses et leurs chevaux, objets d’une stupeur indicible. Ici fut décapité le cadavre du vieil Almagro, après que le compagnon d’armes et le rival de Pizarre eût été étranglé dans sa prison. Décapité aussi le frère de Pizarre, après sa rébellion contre la couronne.

Mais je revois surtout l’exécution du dernier Inca Tupac Amara : quand se lève le glaive du bourreau, un tel murmure d’horreur parcourt la foule que l’évêque de Cuzco et ses chanoines se rendent chez le vice-roi pour implorer la grâce du condamné. La sentence inflexible est maintenue, et la tête de l’Inca tombe, pour être ensuite exposée sur l’échafaud. Et dans la nuit un cavalier espagnol, du balcon où je suis, voit la place remplie d’une foule d’indiens à genoux, qui pleurent silencieusement en contemplant la face du dernier de leurs princes... Mais, plus de deux cents ans après, cette place vit une scène encore plus effroyable ; un descendant très éloigné de la noble race, élevé dans un couvent de Cuzco, fait marquis par le roi d’Espagne, prit en pitié son peuple et tenta de l’arracher à l’oppression qui pesait sur lui. Ses doléances et ses protestations restant vaines, il reprit le nom de Tupac Amara et il en appela aux armes, non contre l’autorité du Roi, qu’il ne cessa de reconnaître, mais contre les exactions de ses agents. Vaincu dans une lutte inégale, trahi par l’un des siens, il fut livré aux Espagnols. En vertu d’un jugement rendu dans les formes par le juge José Antonio de Arèche, le nouveau Tupac Amara vit ici même, amenés devant lui, son oncle, son gendre et sa femme ; le bourreau leur coupa la langue et les supplicia ; lui-même eut ensuite la langue coupée et fut écartelé à quatre chevaux ; sa tête et ses membres dispersés furent exposés dans les bourgades qui s’étaient révoltées avec lui. Ces horreurs rallumèrent l’insurrection sous le commandement du métis Andrès, neveu de Tupac Amara, et pendant plusieurs années les combats, les massacres et les supplices se multiplièrent, avec une égale férocité de part et d’autre ; la rébellion ne prit fin qu’après la soumission d’Andrès, qui fut d’ailleurs assassiné. Mais la domination espagnole touchait à son terme néfaste, et n’avait été sauvée que par la fidélité des Espagnols nés en Amérique, les créoles, qui allaient se soulever et proclamer leur indépendance.

Les vieux hôtels de l’époque dite coloniale abondent à Cuzco ; je suis logé dans le Palais de l’Amiral. L’Infant Don Felipe, amiral de Castille, fut exilé ici par son cousin Philippe II, qui en aurait été jaloux, me dit-on. L’Amiral bâtit cette vaste demeure, de grande allure ; un lion héraldique, monumental, porte au pied de l’escalier d’honneur un écu aux armes royales d’Espagne. Le « patio » est entouré d’une colonnade élégante, dont les chapiteaux sont ornés du buste do l’Amiral et de sa noble épouse. Dans les salons, beaucoup de meubles de l’époque, très curieux. Dans un coin de l’entrée, un croc élevé â bonne hauteur : c’est un gibet. Ici, on pendait à domicile. Je couche dans la chambre de l’Amiral, et dans son lit somptueux : contre le mur, une superbe pièce de velours grenat brodé d’argent ; au plafond, éclairé par un jeu de lumière électrique, le portrait du seigneur de ces lieux me regarde sans aménité, mais sans toutefois troubler mon sommeil.

Le lendemain matin, par des chemins escarpés, des chevaux au pied très sûr nous conduisent à la citadelle de Sacsahuaman, qui domine Cuzco de 200 mètres, modèle formidable de l’architecture militaire à l’époque incaïque. Longue d’environ 250 mètres, elle est formée de trois enceintes superposées ; l’enceinte extérieure a 8 à 9 mètres de hauteur, les enceintes intérieures 5 à 6 mètres ; le flanquement est assuré par un curieux tracé polygonal. Un cavalier parait tout petit près des blocs énormes qui forment ces murailles de rochers gris-bleu, de dimensions irrégulières, mais toujours parfaitement joints entre eux.

Dans toutes les constructions de cette époque, l’ensemble vaut par la masse, par le caractère de puissance, et autrefois il se rehaussait par la prodigalité des métaux précieux ; mais on cherche vainement l’expression d’un sens artistique, l’élégance des formes générales ou des détails dans l’ornementation. On n’admire pas, on est saisi par l’évocation de l’effort colossal et continu.

Il est impossible de concevoir par quel procédé le peuple des Incas arrivait à mettre en place des blocs de plusieurs centaines de tonnes.

Tout près de la citadelle, sur une élévation naturelle, les rochers ont été taillés en sièges et en gradins disposés en amphithéâtre ; on suppose que l’Inca et sa cour venaient s’asseoir ici pour assister aux exercices militaires, au déploiement des pompes religieuses et aux jeux populaires. Un autre rocher en pente a été poli en glissoir — le Rodadero.

Dans l’après-midi, nous visitons la ville. J’ai déjà parlé du temple du Soleil qui est le monument le plus extraordinaire de la capitale. La cathédrale est assez curieuse, surtout par les portraits que renferme la sacristie ; le plus frappant est celui de Valverde, le chapelain de Pizarre, qui fut le metteur en scène du guet-apens où fut capturé Atahualpa. Il faut voir surtout l’église de la Compagnie, — la compagnie de Jésus bien entendu, — dont les sculptures sont vraiment intéressantes, et la chaire de l’église Saint-Blaise. Le recteur de l’Université, Américain du Nord, est un érudit intelligent et spirituel ; il nous conduit dans son établissement, et, comme nous traversons la grande place historique, je crois pouvoir me permettre de déplorer devant lui qu’elle soit déshonorée par un énorme et affreux zinc d’art qui représente un guerrier Sioux ou Huron, sauvage dont l’inesthétique présence est particulièrement déplacée ici. Il m’approuve, mais ajoute : « Je suis d’autant plus désolé de voir cette horreur que c’est un cadeau de mes concitoyens du Nord. » Dans la grande salle, les professeurs et les étudiants m’accueillent chaleureusement. Après un échange de discours, un Indien en costume inca nous déclame avec beaucoup de feu des vers qu’il a composés en Quetchua : c’est tout à fait une nouveauté.

Le jour de notre arrivée, nous fûmes reçus à dîner par le préfet : aujourd’hui, nous déjeunons chez notre hôte au Palais de l’Amiral, l’aimable M. La Torre ; ce soir, ce sont les officiers de la garnison qui nous invitent à diner à l’hôtel, avec tous les personnages officiels, toutes réceptions de la plus grande cordialité.

A minuit, nous remontons dans notre train ; nous parcourons de nuit le paysage que nous avons vu de jour avant-hier. Dans la matinée, un arrêt bien placé nous permet de voir Juliaca, la petite ville où se trouve la bifurcation sur Aréquipa et sur Puno. C’est précisément dimanche, jour de marché, et dans tous les pays du monde le marché populaire est un spectacle instructif et intéressant. Ici, c’est la prise de contact avec l’élément indien, la fouille grouillante des campagnards en costume national, venus sur des ânes avec leurs caravanes de lamas qui portent les produits du sol et de l’industrie villageoise. Hommes et femmes portent le poncho, en laine grossière de couleur écrue ou brun clair, de forme rectangulaire, percée au centre d’un trou pour laisser passer la tête ; c’est le plus pratique des manteaux. Les jupons des femmes sont au contraire de teintes très voyantes, rouge, jaune vif, vert clair ; leurs chapeaux sont de grands feutres blancs qui paraissent vernis, avec un ruban tissé d’or ou d’argent ; elles ont des parures en graines blanches, noires, rouges, venant de la plaine tropicale, ou des verroteries brillantes. Sous le chapeau des hommes, qui est plus petit, une sorte de passe-montagne laisse voir ses oreillères rouges. Les races semblent fort mélangées, et les tailles extrêmes sont communes. Le teint est d’ordinaire couleur rouge brique, mais tire parfois sur le jaune ; le profil le plus répandu montre le nez aquilin, très prononcé, et le menton peu proéminent.

C’est dans un marché de village qu’on voit d’ordinaire la foule la plus exubérante, et le bavardage le plus assourdissant, dominé parfois par les exclamations et même les cris aigus. Ici, c’est un murmure continu et régulier comme celui d’un ruisseau ; les visages sont impassibles. Les Indiens se rangent poliment, sans obséquiosité, devant les Européens et devant leurs alcades qui circulent avec un air de dignité, appuyés sur leurs cannes de commandement ornées d’argent.

Les transactions sont assez actives ; beaucoup de soles péruviens en argent circulent, très peu de billets. J’achète bon marché quelques étoffes en pure laine tissées dans le pays, sur des modèles européens, des cache-nez et des écharpes de vigogne. Mais ma visite à un magasin pour touristes me montre des prix exorbitants.

Nous repartons pour Aréquipa à travers les Andes. Je revois la Puno désolée et les étangs ; à Crucero Alto, point culminant de la ligne, le paysage est d’une tristesse infinie ; c’est la caractéristique de cette nature. Puis nous descendons vers Aréquipa.

L’herbe apparaît bientôt sur les pentes, avec quelques couples de vigognes. Ces cousins sauvages des lamas sont plus petits que leurs parents domestiques, et beaucoup plus gracieux ; leur couleur est café au lait, avec le ventre blanc ; la vue du train les laisse à peu près indifférents. Nous voyons une horde d’une trentaine de vigognes s’arrêter après quelques foulées de galop et nous regarder tranquillement ; elle anime un peu ce paysage si triste.

A Aréquipa, je retrouve M. Dupeyrat et quelques officiers que j’y ai laissés, ainsi que mon fidèle noir Baba Coulibaly, mon ordonnance soudanais, qui me suit depuis seize ans et qu’une menace d’anévrisme m’a empêché d’emmener dans la montagne. Il a galopé dans les environs et demandé l’hospitalité dans les villages indiens ; Baba, qui a beaucoup voyagé, a trouvé les hommes hospitaliers, polis et assez travailleurs ; il dit que les femmes sont chastes, et c’est un hommage assez rare dans sa bouche. Mais il est scandalisé par la saleté générale : « Ces gens-là ne se lavent jamais, même s’il y a de l’eau pour se baigner quatre fois par jour, même au bord de la rivière. »

Je reçois à dîner les officiers de la garnison, et je fais mes adieux à l’armée péruvienne, non sans quelque émotion, je l’avoue. J’ai vu la plus grande partie des troupes, et je puis féliciter leurs officiers de la façon dont ils comprennent leurs devoirs militaires et me réjouir de savoir que mes camarades de l’armée française les aident dans la préparation et l’exécution de leur tâche.

Il savent que, en aucun cas, la pénurie momentanée de matériel ne doit empêcher l’instruction militaire ; ils ont à défendre le sol natal et à soutenir les antiques et glorieuses traditions de tous les éléments qui forment leur peuple. Mais leur rôle ne se borne pas à la prévision d’une guerre toujours possible ; pendant la paix, ils sont les éducateurs qui créent l’unité nationale. Quand la population est groupée, c’est l’instituteur primaire qui a le devoir de former des citoyens en enseignant la langue et l’histoire du pays, le respect des lois et de la morale, les droits de l’homme et ses devoirs envers la collectivité. Mais ici, la dispersion sur de grands espaces rend impossible la fréquentation de l’école pour le plus grand nombre des Péruviens. Comment l’exiger quand la densité descend à deux habitants au kilomètre carré ? C’est au régiment que l’Indien apprendra l’espagnol, qu’il prendra conscience de cette magnifique unité de la Patrie. Il faut donc que l’officier connaisse le quetchua pour enseigner le castillan, il faut qu’il se donne de tout cœur à cette grande œuvre. Le Pérou possède en Amazonie un domaine colonial immense, d’une extrême richesse, dont un réseau fluvial magnifique permet la mise en valeur ; l’armée aussi collaborera à cette tâche en reconnaissant ces régions, en y traçant les routes nécessaires, en prenant contact avec des tribus encore sauvages, qu’il faut comprendre et aimer pour pouvoir les apprivoiser et les élever vers la civilisation. L’armée accroîtra ainsi la richesse et la puissance du pays. Mais que ces tâches civiques ne l’entraînent jamais sur les pentes glissantes de la politique ! Elle y trouverait sa perte. Sans doute, il arrive que les troupes, régulièrement requises par les autorités civiles, doivent intervenir pour assurer le respect de la loi, et d’ordinaire le déploiement de la force disciplinée et sûre d’elle-même suffit pour maintenir l’ordre ; mais là se borne la tâche de l’armée dans les discordes civiles et elle doit toujours rester en dehors des partis, — j’oserai dire au-dessus des partis.

L’attitude de mes auditeurs, les conversations qui ont suivi m’ont montré que j’avais été parfaitement compris.

Le lendemain, après des adieux émus à Aréquipa et à Mollendo, nous nous rembarquons sur le « Jules Michelet » qui, pendant notre voyage en Bolivie et à Cuzco, avait exécuté des manœuvres et des tirs dans la rade d’Ilo, où les populations firent le meilleur accueil à l’état-major et à l’équipage. Nous appareillons à quatre heures. Je me sépare avec peine des officiers péruviens attachés à l’ambassade, le colonel Ponce, les les commandants Zarate et Heredia. Leur dévoué concours m’a été très précieux pendant ces six semaines que je viens de passer dans leur magnifique pays.

Car ce pays est vraiment magnifique par les splendeurs de ses beautés naturelles, par les richesses latentes de son sol et par les souvenirs de sa longue histoire. Sans doute, un voyage aussi rapide ne permet pas de porter des jugements décisifs et j’emporte surtout des visions fragmentaires, sorte de clichés photographiques pris en hâte. Mais il est bien difficile au voyageur de s’empêcher de réfléchir entre le ciel et l’eau, de chercher à mettre un peu d’ordre dans ses impressions, et même de conclure, en traçant toutefois quelques points d’interrogation.

Il me semble que le Pérou manque avant tout de voies de communication. Si le plan tracé dès 1870 était achevé, un chemin de fer transaméricain irait de l’Equateur au Chili entre les deux Cordillères, en utilisant les deux importants tronçons Cerro de Pasco-Oroya-Jauja-Huancayo, d’une part, Cuzco-Juliaca-Puno, d’autre part, qui forment près de la moitié du transaméricain. Aux deux transandins : Callao-Lima-Oroya et Mollendo-Aréquipa-Puno, un troisième s’ajouterait vers le Nord, puis deux ou trois voies reliant la ligne centrale avec le réseau fluvial de l’Amazone. A ce moment, les tarifs de transport diminueront, parce que l’augmentation très importante du fret diminuera les frais généraux. Les céréales de la Sierra, les bois de la Montana, remplaceront sur la côte les denrées et les matériaux qui y arrivent actuellement par mer. Des Andes et do la côte viendront le charbon et le pétrole, en même temps que tous les métaux précieux ou utiles. Les produits des tropiques afflueront par la mise en valeur de l’Amazone, qui est une tâche essentiellement militaire. Il est permis de prévoir pour ce pays un admirable essor.

En janvier 1920, il s’est donné une constitution qui contient en germe tous les progrès sociaux et économiques. Le texte proposé par M. Mariano Cornejo, actuellement ministre du Pérou à Paris et alors président de l’Assemblée Nationale, ne décide pas seulement des formes constitutionnelles ; il indique les garanties de chaque corps de l’État et de chaque citoyen ; il amorce un système financier qui cesse d’être établi uniquement sur les droits à l’entrée et à la sortie ; il prévoit l’instruction primaire obligatoire. La stabilité dans les institutions libérales paraît dès maintenant acquise au Pérou, qui a tant souffert autrefois de ses révolutions périodiques, Il semble bien que le développement des principes inscrits dans la Constitution de 1920 assurera définitivement cette stabilité, assoiera le crédit public nécessaire aux grandes entreprises et permettra tous les progrès.


Général MANGIN.

  1. Copyright by général Mangin.
  2. Voyez la Revue des 15 septembre, 1er octobre, 1er décembre 1922, 15 janvier et 1er février 1923.
  3. J’ai reçu récemment la lettre suivante de la sœur supérieure du Collège des Sacrés-Cœurs ! « Vous n’aurez pas oublié, je l’espère, le Collège des Sacrés-Cœurs qui eut l’honneur de vous recevoir lors de votre trop court passage à La Paz. et où les Sœurs de Picpus travaillent depuis quarante ans à faire aimer leur Patrie.
    « L’éducation française que nous y donnons, fort estimée avant la guerre, a été très combattue depuis par des collèges étrangers (dont des allemands). Mais votre visite changea notablement les choses : à la première rentrée scolaire qui la suivit, nous notâmes un désir général de voir les enfants parler français, et je puis dire que presque toutes les familles le demandèrent avec instance en les faisant inscrire. Maîtresses et élèves s’y mirent donc avec ardeur ; des récompenses mensuelles encouragèrent les efforts ; en outre, chaque semaine, l’élève qui s’était distinguée au français était décorée de notre cocarde tricolore et devenait chef pour huit jours.
    « L’étude de notre belle littérature développa le goût de nos plus grandes jeunes filles, et leur enthousiasme fut tel qu’à l’occasion de la fête annuelle offerte à leurs parents, elles voulurent une séance exclusivement française, et nous eûmes l’audace de représenter Esther ! « Nous restions un peu inquiètes sur l’accueil que ferait le public à notre grand classique, mais le succès fut complet et tel, que nous dûmes donner deux représentations pour lesquelles la salle ne suffisait pas à contenir le public. Au premier rang des spectateurs était M. le Ministre de l’Instruction, très Français de langue et de cœur, et ii vient de nous le prouver en nous annonçant qu’à la prochaine rentrée scolaire, en janvier, la langue française sera obligatoire dans tous les collèges de La Paz. Voilà une décision fort importante et dont les conséquences ne peuvent manquer d’être très heureuses pour le maintien et l’augmentation de l’influence française en Bolivie.
    « Nos examens de fin d’année ne pouvaient manquer de donner la note française.
    « Au commencement de cette année scolaire, le collège ayant été officiellement déclaré établissement de secondaire, les examens furent présidés par le Ministre de l’Instruction et le recteur de l’Université. Le premier avait en outre désiré que la directrice du Lycée de filles y assistât, et lui-même voulut faire les examens de français. A sa grande satisfaction, nos élèves de 6e année lui parlèrent de tous nos classiques et lui récitèrent des morceaux choisis avec une aisance qui ne permettait pas de douter de l’étude sérieuse qu’elles avaient faite de notre langue et de notre littérature. Le recteur de l’Université voulut pousser plus loin un examen dans lequel il était maître et exigea des règles subtiles de grammaire, qui n’intimidèrent point nos Françaises-Boliviennes. Mais la directrice du lycée crut devoir protester aimablement, déclarant qu’on prenait des examens de diplomates.
    « L’exposition des travaux d’art qui termine les épreuves scolaires, fut le triomphe du goût français.
    « Votre Excellence me trouvera peut-être fort naïve de lui conter ainsi les succès de la maison, mais je m’en excuserai en vous déclarant, général, qu’il s’agit de vous prouver un résultat auquel vous n’êtes pas étranger ; car, en effet, nos efforts existaient sans doute autrefois, mais ils ont été vraiment connus et appréciés depuis votre visite. »