Aux Disparus - Le Chanteur - Daphnis...

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Aux Disparus - Le Chanteur - Daphnis...
Revue des Deux Mondes5e période, tome 23 (p. 678-685).


POÉSIES


Aux Disparus


Ô frères plus nombreux que nous,
Foule immense, armée infinie,
Mer aux mystérieux remous

Dont, pendant nos nuits d’insomnie,
Nous écoutons monter les flots,
Juges qu’on ignore ou qu’on nie,

Pâles témoins dont les yeux clos
Lisent jusqu’au fond de notre être,
Vous qu’implorent tant de sanglots,

Ou qu’on tremble de voir paraître,
Chers souvenirs, esprits jaloux,
Voix dont la douceur nous pénètre.

Ou fantômes pleins de courroux…
Votre heure en vain semble passée,
O frères, plus puissans que nous !

Notre faiblesse est oppressée
Par vos invisibles essaims ;
Vous remplissez notre pensée,

Vous nous inspirez vos desseins,
Et votre flamme nous dévore,
Prophètes, héros, martyrs, saints,

Vous qui nous condamnez encore,
Vous par qui nous sommes absous ;
L’un vous hait, l’autre vous adore,

Et nos fronts subissent vos jougs ;
Nous cherchons vos pas sur la route,
O frères plus sages que nous !

A travers la brume du doute,
Quand, épuisés, nous chancelons
Près des gouffres que l’on redoute,

Dissipant l’ombre où nous tremblons,
Votre clarté nous illumine ;
Dans ses combats rudes et longs,

Notre âme n’est pas orpheline :
Nous ne sommes pas loin de vous,
Mais votre amour vers nous s’incline,

Lorsque nous pleurons à genoux,
Avec une pitié divine,
0 frères plus heureux que nous !

Nos sens que la douleur affine
Perçoivent votre appel clément,
Et notre cœur brûlant devine

Que vous venez à tout moment,
Près de notre toit solitaire,
Planer silencieusement.

Dans la nuit sombre et le mystère,
En vain vos corps se sont dissous,
Vous n’êtes pas restés sous terre,

O frères plus vivans que nous !


LE CHANTEUR


Sur les quais où le tremble au souffle du Nord ploie,
Où l’eau verdâtre fuit vers l’Océan lointain,
J’erre ; le vent grandit, le jour pâle s’éteint,
Et la dernière feuille éperdument tournoie.

Et, tout à coup, j’entends une clameur de joie,
Un oiseau célébrant la splendeur du matin,
Les profondes forêts, les monts semés de thym,
Dans un étroit cachot suspendu sur la voie.

Je lui criai : « Pauvre insensé, pourquoi ces chants ?
La nuit tombe, l’hiver dépouille bois et champs ;
D’où te vient cette folle et sonore allégresse ? »

Le rossignol me dit : « Je ne suis pas joyeux,
Je tâche d’échapper à ma sombre détresse :
Il faut bien que je chante, on m’a crevé les yeux. »




Les pierres du chemin blesseraient tes pieds nus ;
Laisse-moi te porter dans mes bras, ma charmante ;
Viens cueillir dans mon pré l’anémone et la menthe,
Les dieux chez les mortels ne sont-ils pas venus ?

Le ciel attique luit en tes yeux ingénus,
Ton sourire est couleur d’aurore, ô jeune amante ;
Je t’offrirai ce soir, pour te rendre clémente,
Des fruits au goût de miel et des chants inconnus.

Comme nous serons las, tous les deux, de la course,
Nous nous reposerons à côté de la source,
Sous les pins où le vent fait le bruit de la mer.

Sur nos doigts enlacés luira le flot rapide,
Et j’oublierai les jours où mon sort fut amer,
En buvant dans tes mains l’eau joyeuse et limpide.


ACIS ET GALATÉE


Voici qu’est revenu le mois clair où l’on aime.
Galatée aux bras blancs, Acis aux cheveux bruns,
Vous savourez, cachés aux regards importuns,
Votre ivresse infinie et votre joie extrême.

Soyez heureux en paix : c’est votre heure suprême !
Enivrez-vous encor d’amour et de parfums !
Car vous n’entendez pas soupirer les défunts,
Et vous ne pensez pas au monstre Polyphème.

Mais avec lui la mort vous guette… Lourdement
Le rocher va sur vous tomber dans un moment,
Vos beaux corps deviendront une effroyable chose,

Votre sang rougira les flots, miroir vivant,
Et les marins croiront, comme au soleil levant.
Voir trembler sur la mer des pétales de rose.

LE HÉROS


(Sur un bas-relief du musée d’Athènes.)


Jeune soldat vainqueur, qui tombas dans la plaine,
Où planent, nuit et jour, les aigles assouvis,
Toi, le plus cher des biens que le sort m’a ravis.
Je t’offre cette palme et cette amphore pleine.

Ton front inanimé, ta bouche sans haleine
Semblaient sourire encor, lorsque je te revis,
Et maintenant auprès des immortels tu vis,
Comme tant de héros, gloire du sang hellène

Tel tu m’es apparu, tel, impassible et beau,
On t’a représenté sur le mur du tombeau ;
Mais vainement vers toi mon cœur triste s’élance,

Tu ne me réponds pas, tu n’es plus en ce lieu,
Et, sans oser gémir, je contemple en silence
Mon fils perdu, l’enfant dont la mort fit un dieu.


LE SCULPTEUR


Dans un roc de Paros, doré comme l’ivoire,
J’ai sculpté la splendeur et le sublime effort
Du héros que soudain divinise la mort,
Du vainqueur qui succombe, offrande expiatoire.

A l’heure où les bergers mènent leurs troupeaux boire
Où les rameurs lassés se tournent vers le port,
Pour moi, bon travailleur éprouvé par le sort,
Au ciel d’or luit aussi l’aile de la Victoire.

Mon marbre est achevé… Là-bas, près du chemin,
Qu’on le pose à la place où je serai demain ;
C’est mon dernier désir et mon unique envie,

Et l’avenir saura que mon rêve était beau,
Que j’ai fait sagement de lui vouer ma vie,
En voyant son image au seuil de mon tombeau.

AUX PASSANS


(Épitaphe antique.)


Evasi, effugi ; spes et fortuna valete.

Je ne connaîtrai plus le mal dont vous souffrez.
Pareille au papillon qui peu d’instans se pose,
Mon âme a fui la chair qui la tenait enclose
Et plane sur le gouffre immense où vous irez.

Mes biens s’étaient flétris, comme au soleil les prés,
Mon amour fut la fleur qui meurt à peine éclose ;
J’ai pris mon vol : adieu l’ambition morose,
L’inconstante fortune et ses hochets dorés !

Tous les désirs qui me troublaient ont dû se taire,
Depuis que je me suis évadé de la terre
Et trouvé face à face avec la vérité.

La soif qui dévorait mes jours est assouvie ;
Je repose à jamais dans la sérénité,
Guéri de l’espérance, affranchi de la vie.


NOSTALGIE


Depuis longtemps captif au pays sans soleil
Et brisé par le joug barbare que j’endure,
Je pense tristement, dans les nuits de froidure,
Aux rivages dorés par le couchant vermeil.

Je hais les grands glaciers pleins d’un morne sommeil,
Les forêts de sapins à la sombre verdure ;
Il semble que l’hiver éternellement dure
Dans cet obscur vallon au noir Hadès pareil.

Le gigantesque mur des montagnes m’écrase.
Les jardins embaumés que, le cœur en extase,
Je regardais fleurir près des mers, où sont-ils ?

Quand, libre de nouveau, pourrai-je entendre encore
Sous les bosquets ombreux, aux arômes subtils,
Le doux clapotement de la vague sonore ?

VILLA ALDOBRANDINI


Dans l’antique villa, sous les vieux chênes verts
Où fleurit le laurier, où renaît la pervenche,
L’eau des montagnes fuit sans fin, rapide et blanche,
Et de narcisses d’or les prés se sont couverts.

Le bosquet, sur lequel ont pleuré tant d’hivers,
S’incline au bord de la terrasse où je me penche ;
La brise qui l’agite écarte mainte branche
Et toute la beauté du jour luit à travers.

On dirait qu’une immense et sublime harmonie
Tombe du ciel profond sur ta plaine infinie :
Je vois la mer lointaine, au grand soleil du soir,

Dans la brume briller comme un trait de lumière,
Et sur les champs romains, tel qu’un céleste espoir,
Planer en plein azur le dôme de Saint-Pierre.


PRINTEMPS LUMINEUX


L’ardent soleil rayonne au loin sur la bruyère,
La mer sourit dans la lumière
Au vent vif, aux oiseaux légers ;
Voici parmi les fleurs blanches, les fleurs vermeilles
Un bruit d’abeilles
Dans les vergers.

Les oliviers, qu’en les touchant la brise argente,
Effleurent d’une ombre changeante
Les verts épis des jeunes blés ;
Les papillons errans, ailes fraîches écloses,
Aux champs de roses
Sont rassemblés.

L’eucalyptus, aux longs rameaux souples, s’incline
Sur les jardins de la colline ;
Les narcisses, vers l’eau penchés,
S’ouvrent aux prés que le ruisseau rapide arrose,
Et l’herbe est rose
Sous les pêchers.

L’air nous enivre, ainsi qu’un philtre de jeunesse ;
Il semble que l’âme renaisse
Avec le printemps vif et clair ;
La sève ardente qui remplit les bois d’arômes,
Répand ses baumes
Dans notre chair.

Comme la mer, dans la clarté resplendissante,
Brille et sourit retentissante,
Notre cœur nouveau chante et rit
Au soleil jeune, au gai printemps qui nous éclaire ;
C’est pour nous plaire
Que tout fleurit.

Nos vœux d’amour ont la douceur des violettes
Délicieuses et discrètes,
Les ardeurs des narcisses d’or,
Et, plus hardis que les mouettes sur les grèves,
Tous nos beaux rêves
Prennent l’essor.


VEGA.