Avant l’amour (1903)/1

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 1-7).


I


J’avais huit ans. Je venais de perdre ma mère et j’arrivais à Paris.

La main dans la main de mon tuteur, je descendais l’escalier de la gare, toute petite dans les vêtements noirs du premier deuil. De la ville énorme, des masses régulières des maisons où le couchant incendiait les enseignes dorées, des vastes perspectives rayonnant autour de la place centrale, il m’est resté de confuses sensations d’étendue, de bruit, de mouvement, et sur l’ardoise violette des toits, sur les platanes effeuillés, sur la foule bariolée ou sombre, la gloire fantastique d’un ciel vert traversé de flammes roses. Mon tuteur, déjà voûté, me conduit doucement, sa bonne face placide alourdie de mélancolie. Puis mes souvenirs deviennent vagues. Je revois un escalier, une antichambre obscure et soudain le luxe d’un salon blanc et or où une grande femme blonde tente vainement de m’embrasser.

— Ah ! la petite sauvage ! s’exclame-t-elle devant le mouvement de recul involontaire qui me rejette vers mon tuteur.

Celui-ci répond. Un colloque s’engage et, pendant ce temps, j’examine le mobilier en velours de Gênes, la photographie d’un petit garçon qui me regarde d’un air renfrogné, les beaux candélabres de la cheminée, et surtout la dame : la belle madame Gannerault, la femme de mon parrain, dont on a parlé devant moi deux ou trois fois dans ma vie. Elle ressemble, cette dame, aux portraits d’actrices entrevus tout à l’heure à la vitrine d’un papetier. Elle a cette coiffure ondulée et longue, ce décolletage encadré de ruches blanches, le médaillon d’or au cou, l’embonpoint naissant, le galbe un peu lourd des cantatrices à la mode. Sa traîne, où se mêlent des nœuds et des volants compliqués, la rend plus majestueuse encore. Des bracelets tintent dans les dentelles de ses manches. Elle sent bon la poudre de riz. Ah ! certes, dans mes songeries d’enfant, pendant le voyage d’Auray à Paris, je n’imaginais point que parrain Gannerault, humble et bonhomme, pût avoir une épouse si parfaitement imposante, digne en tout point du salon blanc et or.

— Mon ami, vous pouvez y compter. Je serai sa mère. L’enfant de cette pauvre Jeanne !… Elle a huit ans, dites-vous ? Voilà une bien petite sœur pour notre grand Maxime. Allons, ne crains rien, mignonne. Il faut m’embrasser.

— Oui, madame.

— M’aimer un peu.

— Oui, madame.

— Et m’appeler maman.

L’appeler maman ! Je ne sais quel sentiment où se mêlaient la religion de l’habitude, l’effroi du deuil récent, une antipathie inexplicable pour cette élégance, cette poudre de riz, ces grâces maniérées, me fit détourner la tête. Je me rapprochai de mon parrain et je fondis en larmes.

La dame blonde restait consternée. Pendant que M. Gannerault, ému, me consolait, cherchant de douces paroles : » Marianne, voyons, Marianne, mon enfant ! » un désespoir puéril, immense, me secouait. Maman, maman ! Non, je ne pourrais pas, je ne voulais pas l’appeler maman, cette dame trop grande, trop belle, trop élégante, près de qui j’allais vivre désormais. Il demeurerait, le nom cher et sacré, premier balbutiement des lèvres innocentes, à la pauvre morte endormie dans le cimetière d’Auray. Ce nom l’évoquait tout entière, mince, blanche sous ses bandeaux noirs, l’air délicat, la voix faible et douce, telle que je la voyais tout le jour assise à son bureau avec ses livres, ses papiers, son menu bagage d’institutrice étalé devant elle. Car elle était institutrice et de la plus modeste catégorie, suppléant les religieuses enseignantes du couvent voisin et donnant des leçons mal rétribuées dans quelques familles de vieille noblesse, altières et pauvres. Pourquoi ma mère, si jeune — vingt-sept, vingt-huit ans au plus — vivait-elle ainsi toute seule ? Pourquoi n’avais-je pas un aïeul indulgent, une tendre grand’maman toute blanche ? Je savais que mon père était mort. Où donc ? En quelles circonstances ? Il y avait dans l’histoire de ma famille un tas de noms, de détails, de mystères que je ne comprenais pas. D’ailleurs, je pensais rarement à ce père dont je n’avais gardé nul souvenir, dont aucun portrait ne m’avait révélé le visage et je savais — par instinct et par expérience — qu’il en fallait parler le moins possible, pour ne pas attrister maman.

Et voilà que la destinée agrandissait le vide autour de moi… Ma mère mourait. Les bonnes sœurs qui m’avaient emmenée dès les premiers jours de sa maladie m’appelaient à la chapelle et, avec d’infinies et maladroites précautions, m’apprenaient que maman était partie bien loin, pour bien longtemps, pour toujours peut-être. « Où donc ? ma sœur, où donc ? » Hélas ! il est un pays où s’en vont les enfants loin des mères, les mères loin des enfants et d’où les enfants et les mères ne reviennent jamais. Oui, j’avais pressenti la vérité. Maman, ma pâle petite maman aux cheveux noirs, était au ciel, avec Jésus et les anges. De là-haut, elle m’aimait encore, elle me surveillait, elle me parlerait tout bas si je savais l’écouter dans mon cœur. Mais Jésus, le ciel, les anges, tout ce merveilleux mystique dont on entourait pour le voiler et l’adoucir le sinistre mystère de la mort, rien ne pouvait me consoler, soulever le poids qui oppressait ma poitrine et sécher les premières larmes vraies qu’eussent versées mes yeux d’enfant.

Mon parrain m’avait emmenée alors, et les incidents du voyage, la patiente douceur de l’excellent homme avaient distrait mon petit esprit mobile et docile. Un mot de madame Gannerault rouvrait en moi la source des pleurs. Peu à peu, cependant, elle me consola, m’attirant sur ses genoux, apprivoisant l’oiselet sauvage. Je ne devais pas m’effrayer, ni croire qu’elle voulait me faire oublier ma mère ; mais puisque j’allais vivre auprès d’elle, dans sa maison où je serais si heureuse, où parrain me gâterait tant, où Maxime serait mon grand frère, il fallait bien l’aimer un peu, la traiter comme une tante, une cousine, une marraine. Et ravie de son idée, de ce nom qui flattait sa sensibilité de bourgeoise romanesque, elle conclut :

— C’est ça ! tu m’appelleras marraine, puis que je suis la femme de ton parrain.

Et elle ajouta :

— Cela vaut mieux à cause de Maxime. Il serait peut-être jaloux. Il m’aime tant !

C’est ainsi que je fis mon entrée dans la famille Gannerault.