Avec le feu/04

La bibliothèque libre.
Bibliothèque Charpentier, Eugène Fasquelle, éditeur (p. 77-99).

CHAPITRE IV

Ces disputes n’étaient encore que de faibles commencements, par où ces esprits turbulents faisaient comme un essai de leur liberté. Mais quelque chose de plus violent se remuait dans le fond des cœurs ; c’était un dégoût secret de tout ce qui a de l’autorité.
BOSSUET, Oraison funèbre d’Henriette-Marie de France.


Malgré l’heure tardive, Meyrargues, Brandal, Marchand et Mariette, une jolie fille, célèbre dans les ateliers de Montmartre, prenaient encore le thé, sirotaient des liqueurs et grignotaient des petits-fours tout en discutant. Robert entra dans l’atelier-salon, tiède et clair d’un jour électrique finement bluté. Peu de compliments entre intimes. À peine remarqua-t-on qu’il n’était point venu depuis trois semaines ; mais son voyage de Londres lui fut une suffisante excuse.

— Et que dit-on, là-bas ? demanda Brandal, un peintre à la figure résignée de Christ russe un peu enluminée d’alcool.

— Les camarades ont décidé d’adresser une déclaration aux jurés du procès Vaillant.

— Et si Vaillant était condamné à mort ?


— Ils porteraient leur appel et leurs avertissements à celui qui dispose du droit de grâce.

— Et si Carnot était inflexible ?

— Ce n’est pas vraisemblable.

— Mais encore ? et ne fût-ce que pour ne rien céder aux anarchistes ?

— Hum ! Vous m’en demandez trop… Je ne sais rien de plus.

— Toujours des manifestes, des appels et pas d’action, dit Brandal. Et nous blaguons les parlementaires…

— On verra bien.

Robert parla encore de son voyage et des conciliabules auxquels il avait assisté dans l’arrière-boutique d’un coiffeur du quartier français. Il disait la vie que les anarchistes, chassés de tous les pays, mènent à Londres, leur inaction forcée, la surveillance effrontée dont ils sont l’objet, l’indifférence anglaise à leur égard.

— Comment s’étonner que, dans cette colonie de révoltés, grouillante aux parages de Charlotte Street, et qui ne se mêle pas à la population, qui ne participe pas au travail collectif, les plus bizarres déformations morales se produisent ? Des hommes qui, dans leur milieu naturel, étaient des ferments d’énergie, et que leur doctrine absolue unissait entre eux par-dessus les frontières, composent là-bas une sorte de coterie où sévissent les petites passions domestiques, les cancans et les jalousies mesquines ; l’action les unissait, la critique du mal universel leur conférait une vertu ; livrés à eux-mêmes, isolés du monde, ils retombent à leur faiblesse intime ; les théories et les querelles de mots les divisent ; les discussions abstraites sur la liberté, l’autorité, la justice dévient le sens de leur activité.

— Je croirais volontiers, dit Meyrargues, que les cambrioleurs ont des idées plus nettes.

— L’attaque de Vaillant au parlementarisme, en tournant tous les regards vers le continent, fut une heureuse diversion à ces disputes byzantines.

— Quoi que vous en disiez, nous avons encore des hommes et des caractères, toute une réserve d’énergie sauvage et jeune avec laquelle le vieux monde devra compter.

— Et des talents, des hommes de science, des artistes, des philosophes, les plus beaux écrivains. Pierre Kropotkine, Elisée Reclus ne sont pas des discutailleurs.

— J’en conviens, dit Marchand. Nos amis ont apporté dans l’évolution socialiste un contrepoids nécessaire, celui de la liberté individuelle autrement comprise qu’en période capitaliste ou en système, collectiviste.

— Tout le monde, aujourd’hui, reconnaît l’importance de nos idées. Est-ce que Goncourt n’a pas invité Grave à déjeuner ?

Robert commençait à bâiller. Mariette lui ferma la bouche avec un fondant qu’il suça sur ses doigts fuselés.

— Jean Grave est un brave homme, constata Meyrargues ; Goncourt aura voulu voir un brave homme.

— On s’est payé sa tête, souligna Mariette.

— Un endormeur, dit Marchand.

— La mort seule est féconde, ponctua Robert. Ces pédagogues prêchent la vie, la moralisation, le bonheur — que sais-je ? Allons donc ! il faut rompre avec le monde actuel, et violemment, sans phrases, sans explications, quitter le spectacle odieux en faisant claquer les portes.

— Est-il beau ? dit Mariette en lui souriant de toutes ses dents, la gorge tendue vers lui dans une ligne onduleuse qu’accentuait sa jupe tortillée.

— Tiens-toi, ma fille, dit Brandal toujours rigoriste.

Meyrargues estimait que la bourgeoisie à base d’individualisme et de libéralisme hypocrite épuisait sa formule dirigeante.

— Impuissante, disait-il, à tirer d’elle-même une aristocratie, et condamnée à pressurer le peuple tout en le flattant, elle s’éteindra dans une digestion sans gloire ; elle mourra en radotant du Voltaire sans pouvoir coordonner ses éléments égoïstes émancipés par la corruption.

On en vint à parler de Cornélius Herz et d’Arton l’introuvable. Meyrargues les citait à l’appui de-sa thèse et montrait l’importance sociale de leur action dissolvante.

— Sans avoir l’anarchisme ou le socialisme en vue, ils ont attaqué l’ordre actuel dans ses assises, en ébranlant la confiance publique. Grâce à eux, la France a douté de tout, et même de la vertu de ses dirigeants. Encore aujourd’hui ils peuvent faire tout sauter.

— Ils ne parleront pas.

— Ils parleront trop tard : on ne les croira plus.

— Le pétard du scandale fera long feu.

— Quand le souffle de la trahison passa sur les faces parlementaires et craquela leur vernis, si, à la place d’un nigaud emphatique comme Delahaye, un pâle et formidable Robespierre, un flegmatique Saint-Just aux ongles rentrés, si quelqu’un enfin s’était levé, dénonçant les coupables, réclamant l’épuration… des lois de salut public…

— Et des proscriptions…

— C’était, je vous jure, la Révolution qui recommençait.

— Ces révolutions-là ne nous intéressent pas, dit Brandal, elles ne font que déplacer l’axe gouvernemental.

— Chansons ! Vos théories ne sont que de la balbutie. D’où viendrait la Révolution que vous espérez sinon d’un gâchis, d’un beau tribouil ? Si tout reste en place, si les bureaux et l’armée fonctionnent sur l’appel d’un bouton électrique, vos attentats et vos émeutes seront stériles et n’aboutiront qu’à des répressions impitoyables. Quelques littérateurs distingueront sans doute la qualité de votre énergie et le pli fatal de vos fronts ; mais ils ne pourront que comparer vos martyrs à d’autres croyants que vous n’avouez pas. Vous n’aurez été pour eux qu’un prétexte à émotions ; vous leur aurez fourni l’occasion d’affirmer la hardiesse de leurs sentiments. Les plus audacieux porteront votre exemple au théâtre où vous serez peut-être sifflés, à moins que la censure ne vous supprime.


Meyrargues voyait que Robert l’écoutait avec inquiétude, les yeux brillants ; il continua :

— Je vous accorde que douze bombes éclatant le même jour à Paris affoleraient quelques bourgeois, feraient baisser la recette des théâtres et la rente de deux centimes. Vous auriez ainsi apporté un trouble ; d’autres faits-divers s’effaceraient momentanément ; les journaux s’occuperaient de vous en première page et en troisième ; des reporters matineux iraient interviewer Zola et Jules Simon. Et puis ? Après la peur, la réaction féroce ; et au nom de la propriété, vous auriez contre vous tous les concierges. Rappelez-vous les journées de juin, la Commune, cela valait bien, comme éclat, un quintal de dynamite…

— Mais quand nous n’arriverions qu’à faire discuter nos idées, objecta Brandal, et à préciser un état de révolte très différent de ceux que vous rappelez, ne croyez-vous pas que cela serait suffisant à légitimer tous les sacrifices ?

— Oui, mettons que ce soit seulement la foi qui me manque. Vous êtes persuadés que votre formule sauvera le monde ; mais le monde ne veut pas être sauvé ; et fatalement vous êtes amenés à le convertir de force… au nom de la liberté. Je comprends bien : cela est très mystique. Oui, les fins dernières de l’humanité vous préoccupent trop. Pour vous affranchir du monde et de ses contradictions, vous avez quitté le terrain réel, vous avez glissé sur la pente religieuse.

— Que dites-vous là ? Nous sommes des antireligieux.

— Vous avez accepté jusqu’à l’idée de l’holocauste efficace.

— C’est une vérité humaine, scientifique, qui trouve son explication et sa nécessité dans la psychologie des foules.

— J’entends bien. Mais voilà, sous une autre forme, le dogme émancipateur, la contagion de la foi et ses miracles…

La discussion menaçait d’être longue et de n’aboutir jamais.

— On se croirait à Londres, remarqua Robert.

— Vous êtes rasants ce soir, dit Mariette. Je dors ! Quand vous aurez fini de vous chamailler, vous me réveillerez.

Et elle s’allongea sur le divan, les cheveux dénoués, les seins libres.

— Enfin, j’en reviens à ce que je vous disais, conclut Meyrargues dominant le bruit des voix : avant d’engager la bataille, mouillez la poudre de vos adversaires, énervez leurs troupes, jetez partout le doute et la déconsidération.

Robert s’éleva contre cette tactique.

— Aussi bien l’alcoolisme et la prostitution seraient-ils des éléments de dissolution sociale ?…

— Sans doute.

— Les pornographes deviendraient à ce compte des révolutionnaires ?

— Plus souvent !… des bourgeois pourris ! tonna Brandal.

— Ils participent à des effritements nécessaires, à la démolition des façades.

— Par la syphilis.

— Sont-ils dégoûtants ! lança Mariette en piétinant les coussins.

— Vive l’anarchie, messieurs !

— Nous y sommes.


Robert se rappela que M. Vignon n’aimait pas la lecture des gazettes, et il en comprit la raison ; la discussion ne mène à rien. Il s’abstint donc d’ébruiter ses vues et ses projets. Il se conservait intact pour l’action sans phrases, illogique même, mais fortement voulue. Il ne jugea pas plus opportun d’informer ses amis de la rencontre qu’il avait faite à la taverne, se réservant d’en parler à Meyrargues qui professait pour le vieil organiste une admiration discrète. D’autres motifs d’un ordre délicat commandèrent encore son silence et l’empêchèrent de jeter son effusion sentimentale dans l’aridité des spéculations théoriques. Au sortir de chez les Vignon, encore ému de leur accueil et de ces choses légères, irisées, à fleur d’âme, qui l’avaient surpris, il n’allait pas étaler leur intérieur et son émotion latente. Il eût craint les questions trop nettes, les mots crus. Par un instinct exquis, il se montrait déjà respectueux de son idylle.

La discussion continuait :

— Mais l’avenir, où le basez-vous ?

— Vos sociétés futures réapparaissent seulement comme des imaginations naïves, bonnes tout au plus à encourager les hésitants et à consoler les enfants peureux.

— Il y a peut-être une illusion nécessaire.

— Sébastien Faure promet le bonheur universel, ajouta Marchand, comme un prêtre « l’autre vie », et c’est encore la religion de l’espérance, la vieille chanson dont on berce l’humanité.

— Les millénaires ne parlaient pas autrement.

— Jaurès lui-même n’échapperait pas à ce reproche, applicable en somme à tous les communistes.

— Convenez cependant que celui-ci a des vues plus pratiques, une allure politique mieux déterminée.

— À bas la politique !

— Bien… mais vous ne faites que ça.

Brandal risqua encore d’un ton convaincu quelques aphorismes vieillots touchant « l’humanité harmonique pervertie par le règne des lois ».

Marchand rectifia :

— Tes idées nouvelles datent pour le moins de Jean-Jacques… Tu crois à la bonté native !

— Non, à l’harmonie des passions.

— Voyez Charles Fourier.

— Sans phalanstère.

— Parbleu ! le côté matériel d’une idée suffit à vous en éloigner. Vous avez des préjugés à rebours.

— Et tout cela c’est du romantisme !

— Explique un peu.

— Robert s’exagère la portée de l’exemple et la puissance du sacrifice. Meyrargues poétise la pourriture ; il en espère des fleurs, et tombe dans la littérature, ne voit de meilleure attaque à la famille que l’adultère.

— L’adultère est un hommage au mariage.

— Romantiques, vous dis-je ! Mais le peuple énigmatique et puissant, qui nous dépasse et nous contient, ne veut qu’une chose : vivre !

» Comme aux jours des grandes migrations, quand les hordes se bousculaient vers l’Occident et fauchaient l’herbe des steppes au pas de leurs chevaux, ce sont des questions de nourriture qui poussent les miséreux vers les villes et qui déterminent les grands mouvements sociaux. La question du pain mène le monde et domine le problème moral.

Meyrargues s’intéressa :

— L’intérêt du plus grand nombre l’emportera sur les bénéfices particuliers, c’est ce que vous voulez dire ?

— Absolument.

— Hum ! il faudrait pour cela que les hommes entendissent que leur « personne » est sociale et qu’ils acceptassent les conséquences de ce principe assez nouveau.

Robert protesta sans acrimonie.

— Les grandes forces de l’individu sont insociables ; elles sont solitaires et non solidaires.

Marchand qui était tourangeau s’expliqua en pesant sur ses mots :

— Je veux dire, ma foi, que les hommes ne sont point totalement différents. S’ils se séparent sur quelques points qui sont — comment dirais-je ?  — les sommets de leur sensibilité, ils ont encore une base commune, des besoins généraux et identiques. Je serais donc partisan de l’application d’un communisme restreint, expérimental si vous voulez, qui, par l’extension des services publics, garantirait à tout citoyen son droit strict à l’existence, droit social qu’il ne tiendrait qu’à lui de développer par son initiative personnelle. Voilà ! Oh, ce ne serait pas le confortable, mais la croûte de pain sans humiliation, sans charité, sans bienfaisance.

Meyrargues imaginait :

— Comme à Athènes du temps de Périclès, quand le droit du citoyen comportait aussi quelques oboles quotidiennes : les olives et la sardine. Après cela chacun trouvait encore le temps de rêver au pied des temples ambrés, sous les platanes, en écoutant les sophismes des rhéteurs, en regardant les éphèbes, qui s’exerçaient à des gymnastiques et les vieillards beaux et tranquilles qui parlaient et passaient. On n’avait pas encore supprimé les passions, on pouvait vivre, et les courtisanes n’étaient pas trop bêtes. Pour railler les démagogues on avait des Aristophanes, et, pour corriger l’accent béotien, des marchandes d’herbes. Et tout cela était possible avec des esclaves.

— Des esclaves, nous en avons toujours, dit Marchand. Une société comme la nôtre, qui sait contraindre par la famine ses « unités de travail », n’a pas aboli le servage.

— Bien, mais à cause de cela même, croyez-vous que cette société puisse adopter votre principe socialiste du « droit à l’existence » sans se révolutionner ?

— Je ne le crois pas.

— Vous proposez donc à nos conservateurs de se suicider par persuasion.

Brandal intervint, toujours fumeux :

— Éduquons les cerveaux : la libre entente et l’intérêt bien entendu conduiront à des résultants étonnants.

— Il n’y a point d’entente possible entre des intérêts contradictoires, dit Robert ; et la seule logique alors, c’est la force.

— Quelle force, demanda Marchand, la force du peuple ?

— Oh, peut-être… et sûrement en fin de compte ; mais d’abord il faut impressionner les hommes par la terreur ; il faut faire entendre à la société où nous sommes forcément des esclaves ou des criminels — criminels tout au moins contre nous-mêmes —, nous, pauvres et méprisés parce que nous manquons des moyens sociaux de nous réaliser, que nous n’acceptons pas qu’on asservisse le monde aux fins monstrueuses de l’argent-dieu. Vous, Marchand, avec votre génie calme, épris des belles lignes et de l’idée ingénue, vous solliciterez pour vivre des commandes bourgeoises et des commandes de l’État, vous sculpterez sans ironie des mufles ministériels, des effigies de poètes flagorneurs et des fontaines truquées d’exposition. Toi, Brandal, parce que tu n’auras pas voulu peindre des dos de femmes devant une armoire à glace, le jour viendra que, dégoûté de la ville où tu ne vois que des toits et les ailes du Moulin de la Galette, tu finiras par aller faire de la peinture au pointillé chez les nègres que tu aimes bien ; et tu diras : c’est superbe ! devant leurs nudités graisseuses et leurs paysages de zinc… Moi — il hésita —, qui sait comment je me résignerai ?…

— Toi, mon gosse, tu feras des bêtises.

— Pas avec toi, Mariette.

— Ce ne serait pas la première fois. Robert rougit.

—  Aujourd’hui la Révolution a peut-être besoin de chimistes…

— Il me semble que des êtres fiers pourraient répondre à la société utilitaire et marâtre, contemptrice de tout idéal, par un refus de vivre. Ils protesteraient contre ses laideurs et son apathie. Ils utiliseraient leur suicide.

— Croyez-vous que Vaillant osera dire cela ?

— Nous en parlions ce soir avec Meyrargues.

— Je connais Vaillant, dit Marchand ; il souffre d’une hypertrophie sentimentale ; il croit à la nature, à l’humanité, à la justice, il espère le règne des entités ; c’est un généreux. Il voulait agir ; comme un brave taureau, il a foncé sur l’obstacle imaginaire. — L’oppression est anonyme, consentie par tous. — Il souffrait ; il savait que son courage tomberait ; il avait déjà parcouru du chemin ; mais, à travers le monde, c’était, pour lui, toujours le même paysage de misère, le même horizon de désolation. Il a regardé le ciel. Hélas ! la profondeur glacée des nuits d’hiver et l’harmonie des étoiles qui chantent dans le sombre azur ne lui ont pas appris la sagesse du mage, qui se réfugie dans l’univers de son cœur, mais le mépris de la poussière humaine. Il a voulu donner un but à sa vie — il a cru qu’il y avait un but — ; il a entendu des voix ; il s’est dit orgueilleusement qu’il devait venger ses frères et mourir pour les racheter… Il a eu les fièvres…

— Sa maîtresse est sourde, remarqua Meyrargues, elle est usée par le travail, elle prise et boit, disent les reporters.

— Des croquants !

— Le soir, il lui criait son amour, après les fatigues, et, dans cette blonde trop tôt fanée, à la peau molle, aux cheveux rares, aux yeux humides, c’était le peuple qu’il aimait ! Ces baisers de misère devaient l’exalter puissamment…

— Pourquoi tout rabaisser ? Ne pouvait-il aussi bien se passionner pour la liberté, dit Brandal. La preuve que Vaillant comprenait que l’autorité est la source de tous nos maux, c’est son attaque peu équivoque aux représentants du pouvoir.

— La bombe est autoritaire, remarqua Meyrargues.

— Qui donc est libre ? dit Marchand. Quel est celui qui a rompu complètement avec le monde, avec les sentiments ? Il y a les femmes, la vie, la famille, les amis, et tant de considérations dont on ne peut faire fi… que par sécheresse de cœur.

— On peut avoir connu ces joies, dit Meyrargues, et les dépasser, en chercher d’autres, aller plus loin. Toute jouissance est une destruction ; la destruction consciente, la grande négation sans bornes, l’ivresse de la nuit définitive, c’est peut-être la plus haute jouissance ! Ne rien espérer, ne rien craindre et s’anéantir, c’est peut-être se posséder éternellement dans une minute supérieure au temps. Mon âme n’est point capable de ces mouvements, mais je les comprends. Pour ma part, j’ai choisi l’amour qui nous disperse et la critique intellectuelle qui nous éloigne des choses. La mort !… mais ce serait trop beau. Elle reste insaisissable !

Il eut, en disant cela, un sourire de mansuétude indicible, un long regard sur soi-même, les yeux mi-clos, en dedans. Sa physionomie aux grands traits asymétriques et ses petits yeux bridés reflétaient le ravissement intérieur d’un Bouddha, et la troublante componction d’un Anatole France.

Robert seul le comprit et lui répondit par une pensée italienne :


Due cose belle ha il mondo : Amore e Morte


— J’appelle ça ne pas répondre, dit Marchand en se levant. Ils se taisaient.

— Il vient un moment où il faut pourtant savoir ce qu’on veut, même si on ne veut rien.

— Nous le savons de reste, dit Brandal. Notre programme est net et flambant : « À bas l’État ! »

— C’est un état d’esprit.

Et Marchand se mit à tisonner le foyer en rassemblant les bûches et les briquettes écroulées.

Mariette, vautrée dans les coussins comme une paresseuse chatte, s’étirait, bâillait, se cambrait en poussant de petits miaulements agaçants. Elle se dressa enfin d’un bond souple.

— Bonsoir, mes gentils, je vais me coucher. M’accompagnerez-vous jusqu’aux glaciers de la rue Norvins ?

— Allons !

— Du silence dans l’escalier, recommanda Meyrargues.

— On aura des égards pour la pipelette, mais pas de chatouilles.

Dans la descente, la main à la rampe, à pas prudents, Meyrargues apportait le sérieux de son grand visage blême et la falote lumière de son bougeoir de pantomime, cependant que Mariette s’étouffait en rires menus au bruit des gros souliers de Brandal sur l’escalier ciré.

Ils se trouvèrent de front sur l’avenue noyée de brouillard, où l’on marchait comme sous un fleuve. Les becs de gaz s’éteignaient à dix pas dans un rouge halo, comme des petites lunes brumeuses. Des formes fantasques et lourdes surgissaient, disparaissaient. Ils goûtèrent la surprise de cette nuit ouatée où jouaient des ombres.

— Robert, prends-moi, dit Mariette ; là, serre-moi contre toi, garde-moi ; j’ai froid, méchant.

Ils allaient, aveugles joyeux, comme au hasard, bavards et fantoches.

Robert enserrait Mariette sous son collet d’un geste souple, liant son pas au sien d’une même allure, les doigts à la tiédeur de son aisselle — et il pensait à Laure Vignon. Elle lui apparaissait dans la brume opaque et dans le trouble de sa conscience, fée inquiétante tenant dans ses mains le fil conducteur des existences.

Il eut peur de l’aimer et voulut leurrer sa passion. Une grande lâcheté le tenta : confusion sentimentale, trahison inavouée, de l’équivoque et du brouillard. Et c’était la caresse de la chair proche qui s’emparait de lui, dominant ses pensées, la tiédeur de cette aisselle blonde qui l’empoisonnait, et jusqu’au parfum resté dans la fourrure où se frôlait sa joue.

— Mariette, dit-il, si tu savais comme je suis triste.

— Pourquoi ?

— Pour rien. Me pardonnes-tu ?

— Qu’ai-je à te pardonner ?

— Un mot. Je n’ai pas été gentil avec toi, ce soir. Il me semble que tu dois m’en vouloir. Et puis j’ai des chagrins.

— Des idées noires ?

— Oui… Veux-tu ?

— Quoi ?

— Dormir ensemble.

— Gros bête !