Aventures merveilleuses de Huon de Bordeaux/IV

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IV. LA SENTENCE




L’empereur, en voyant l’issue du combat, avait quitté les créneaux, était rentré dans la grande salle, et, morne et pensif, s’était rassis sur son fauteuil d’or. Huon et le duc Naimes, ayant fait le tour du palais, vinrent se présenter devant lui.

— Sire, dit Huon, voici la tête du traître Amauri : j’ai gagné la bataille ; j’ai prouvé mon innocence.

— Vassal, dit Charles, tout n’est pas dit. Naimes, le vaincu a-t-il avoué son parjure ?

— Je ne l’ai pas entendu, répond Naimes. Huon s’est trop hâté : Amauri n’a pas eu le temps d’avouer. — Eh bien ! dit Charles, Dieu a permis que le droit fût vaincu. Je connais Amauri : s’il avait fait la trahison, il l’aurait avoué. Tu es banni à tout jamais de la douce France, et si je te trouve dans ta ville de Bordeaux, je te ferai mourir de male mort.

— Sire, dit Huon, que dites-vous là ? Ne me suis-je pas acquitté envers vous en combat loyal ? Seigneurs barons, parlez au roi ; je suis un des pairs de France : vous devez me soutenir comme votre compagnon.

Les onze pairs se lèvent ; ils s’agenouillent devant le roi, et tous le prient pour Huon.

— Barons, dit Charles, par saint Denis, vous pourriez rester là jusqu’au jour du jugement, je ne changerais pas ma parole. Retirez-vous.

Les barons l’entendent, ils sont interdits ; ils se relèvent et vont s’asseoir sur les bancs. Mais le duc Naimes se met à s’écrier :

— Eh ! empereur, vous perdez votre part de paradis. Il est écrit dans l’ancienne loi comme dans la nouvelle que Dieu punit celui qui dépouille injustement un homme de son héritage.

— Naimes, dit Charles, veuillez m’écouter. Quand ils allèrent ensemble au champ, je leur dis, et vous l’avez tous entendu, que si celui qui serait vaincu n’avouait pas son parjure, le vainqueur perdrait sa terre. Si Amauri avait fait cette trahison, il l’aurait avoué avant sa mort. Tous les barons de France auraient beau me prier, je ne laisserai pas à Huon un pied de sa terre.

— Ah ! sire, dit Huon, je vous en supplie encore, ayez pitié de moi !

— Tais-toi, fou, dit l’empereur. Vide ma cour, fuis : je te hais tant que je ne puis te voir.

— Empereur, dit Naimes, écoutez encore une parole. Réfléchissez à ce que vous faites. Quand les nouvelles iront par le pays que vous dépouillez ainsi ce damoiseau, que diront tous vos barons ? Tous diront que la vieillesse vous a fait perdre le sens. Personne ne tiendra plus compte de vos jugements. Je vous en supplie encore, rentrez en vous-même et faites justice à ce jeune homme.

— Naimes, dit Charles, vous parlez en vain. Bientôt va venir l’hiver, et le grand jour de Noël, et ce jour-là le duc de Bordeaux doit, de par son fief, me servir à mon dîner. Comment pourrais-je voir devant moi le meurtrier de mon fils ?

— Sire, dit Huon, vous ne me verrez jamais si vous voulez. Bordeaux est loin de Paris : rendez-moi ma terre, et je renonce à mon fief de cour. Donnez-le à mon frère Gérard.

— Toutes tes paroles sont inutiles, dit le roi : jamais tant que je vivrai tu ne tiendras un pied de ta terre.

— Sire, dit Naimes, est-ce votre dernier mot ?

— Oui, dit Charles, sur mon salut.

— J’en ai grand deuil, dit Naimes. Seigneurs pairs de France, levez-vous tous et laissons là ce roi qui est retombé en enfance. Aucun loyal baron ne peut plus rester à sa cour. Puisqu’il déshérite ainsi un de nos pairs et qu’il ne veut pas en faire un juste jugement, il peut en faire autant demain à chacun de nous.

Les pairs se lèvent, ils sortent de la grande salle, le duc Naimes marchant le premier. Le roi Charles se trouve seul ; il n’a avec lui que de jeunes bacheliers. Charles voit s’éloigner les pairs ; ses yeux s’emplissent de larmes ; il s’écrie :

— Hélas ! que je suis malheureux ! Mon fils est mort, et mes barons m’abandonnent ! Il me faut faire leur volonté.

Il descend de son siège, il les rappelle.

— Barons, dit-il, revenez : je ferai ce qui vous plaît. Je le vois bien, quand je l’aurais juré cent fois, vous me forceriez à me parjurer.

Les barons l’entendent ; ils rentrent dans la salle et s’asseyent sur les bancs. Le roi reprend sa place et caresse sa barbe blanche. Huon vient humblement s’agenouiller devant lui.

— Huon, dit Charles après s’être longtemps tu, écoute-moi bien. Tu veux t’accorder avec moi ?

— Oui, dit Huon. Il n’y a peines ni fatigues que je n’endure volontiers pour cela. Pour m’accorder avec vous j’irais en enfer si je pouvais.

— Certes, dit Charles, c’est dans un lieu pire que l’enfer que je t’enverrai, car l’endroit où il te faut aller, si tu veux t’accorder avec moi, j’y ai déjà envoyé quinze messagers et je n’en ai pas vu revenir un seul. C’est à Babylone, la merveilleuse cité, de l’autre côté de la mer Rouge. Quand tu y seras arrivé, tu attendras que l’amiral Gaudise soit assis à son dîner ; alors tu entreras dans la salle, le haubert vêtu, le heaume lacé, l’épée nue à la main, et celui que tu verras assis à la droite de l’amiral, sans dire un mot, tu lui couperas la tête. Ce n’est pas tout : l’amiral Gaudise a une fille, la belle Esclarmonde ; devant tous, tu lui donneras trois baisers. Ensuite tu feras mon message à l’amiral, déporté qu’il l’entende ainsi que tous ses barons. Tu lui diras de ma part qu’il m’envoie mille éperviers ayant passé la mue, mille lévriers, mille ours enchaînés, mille jeunes bacheliers de noble famille et mille jeunes filles de grande beauté, et les blanches moustaches de sa barbe, et de sa bouche quatre dents machelières.

— Vous voulez le tuer ! s’écrient les Français.

— Par Dieu ! dit Charles, vous dites vrai.

— Sire, dit Huon, y a-t-il autre chose ? Je ferai à mon pouvoir tout ce que vous m’ordonnerez.

— C’est tout, dit Charles ; mais écoute encore. Si tu peux revenir, n’entre pas dans ta ville de Bordeaux, ni à Gironville qui se dresse sur le rocher, ni dans aucun lieu de ta terre, avant de m’avoir parlé. Prends-y bien garde : si je t’y trouvais, je t’y ferais pendre. C’est bien, sire, dit l’enfant, mais faites-moi une faveur : permettez que ces dix chevaliers que j’ai amenés m’accompagnent jusqu’au Saint Sépulcre.

— Jusqu’à la mer Rouge même, dit Charles, s’ils t’aiment assez pour te suivre. Mais qu’ils n’aillent pas plus loin.

— Grand merci, sire, dit l’enfant.

Huon fait tout préparer pour son voyage et richement équiper ses compagnons. Mais il n’eut pas la permission d’aller dire adieu à sa mère à Bordeaux : il ne devait plus la revoir. Gérard, son frère, reçut du roi en garde toute la terre de Huon pour la gouverner jusqu’au moment où son frère reviendrait, s’il devait jamais revenir.

Il y avait là un chevalier, appelé Guichard, qui était de Chartres et cousin de Huon. Il s’approcha de lui et lui prit la main :

— Cousin, dit-il, je veux aller avec vous.

— Que Dieu vous en récompense ! dit Huon.

Tout était prêt. Huon demanda congé. Il emmena avec lui les onze barons. Ils emportaient de l’or et de l’argent en grande foison, dont le duc Naimes leur avait fait présent. Ils prirent le chemin de Rome. Gérard, guéri de sa blessure, le vieux Naimes et l’abbé de Cluny les accompagnèrent ; pendant deux jours ils marchèrent ensemble et le troisième jour ils se séparèrent. Ah ! quel deuil menait le duc Naimes, et comme le bon abbé pleurait ! Huon soupire ; il les embrasse tous tendrement et part pour sa grande aventure.