Aventures merveilleuses de Huon de Bordeaux/Préface

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PRÉFACE


La chanson de geste de Huon de Bordeaux, dont j’offre au public un « renouvellement », est de la fin du douzième siècle. Elle a été composée en Picardie, ou plutôt en Artois, par un poète dont le nom n’est pas venu jusqu’à nous et qui ne songeait guère à la postérité. Il voulait simplement amuser ses contemporains, et il y a certainement réussi, puisqu’après sept siècles il nous amuse toujours. Il est un des premiers qui aient combiné les éléments merveilleux des contes venus de Bretagne ou d’Orient avec la matière sévère des vieux poèmes purement nationaux. Chanson de geste veut dire « chanson d’histoire », et en effet ces chansons, — où il faut voir non de courtes compositions lyriques, mais de véritables poèmes épiques, — n’étaient à l’origine que l’histoire en langue vulgaire à l’usage de ceux qui ne savaient pas le latin, réservé aux clercs. Notre poème lui-même a une base historique : il est probable que l’aventure d’un Huon, fils du duc Seguin de Bordeaux, obligé, — sous Charles le Chauve et non sous Charlemagne, — de s’exiler en Italie pour avoir tué un comte dans le palais même de l’empereur, s’était mêlée avec celle d’un autre personnage, qui avait tué, lui, en état de légitime défense, le jeune roi Charles, fils de ce même Charles le Chauve, et qui dut également passer les Alpes. L’histoire ainsi constituée avait un caractère sérieux et même austère : notre poète l’a complètement transformée, d’abord en rejetant dans un Orient imaginaire et fantasque la scène des aventures de son héros, mais surtout en y introduisant le personnage d’Auberon avec tous ses enchantements. Il paraît l’avoir emprunté à une tradition d’origine germanique : on retrouve Auberon dans un poème allemand du treizième siècle où il s’appelle Alberich, est roi des nains, et joue auprès du jeune Ortnit, cherchant aventure en Orient, un rôle très analogue à celui qu’il joue chez nous auprès de Huon. Mais notre « trouveur » a donné à son roi de Féerie un charme qui est bien à lui et dont la douce magie a su gagner les cœurs fort au delà du cercle d’auditeurs auquel songeait le vieux poète français. À travers les transformations des idées, des sentiments, des mœurs et des littératures, la figure du « petit roi sauvage » aux longs cheveux d’or, au visage d’enfant « plus beau que le soleil en été », — mélange exquis de force et de grâce, de puissance et de bonté, de majesté et de malice, a gardé tout son attrait et toute sa fraîcheur. Après avoir enchanté la France pendant quatre siècles, elle a plu à Spenser et à Shakspeare, elle a inspiré Wieland et Weber, et elle est capable de ravir encore l’imagination curieuse des poètes et l’âme naïve des enfants. Je souhaite qu’elle n’ait pas trop perdu de son prestige dans la forme nouvelle où elle se présente aujourd’hui.

Elle n’est pas d’ailleurs la seule qui mérite de plaire dans l’heureuse création du vieux conteur féodal. Par ses charmantes qualités, et même par ses excusables défauts, Huon n’est guère moins attrayant. C’est un type absolument français, avec son courage aventureux, sa loyauté à toute épreuve, sa générosité confiante, et aussi son étourderie, son imprudence, et cette « légèreté de cœur » que lui reproche Auberon et qui cause ses malheurs sans lui enlever notre sympathie. L’empereur Charlemagne, dans sa tyrannie capricieuse, conserve de la grandeur ; le duc Naimes nous gagne le cœur par son inébranlable attachement à la justice ; le vieux Géreaume nous plaît par sa prud’homie, et Esclarmonde, devenue chrétienne, rachète par sa fidélité la brusquerie un peu trop « païenne » de ses débuts en amour. Les figures de second plan, — comme celles du traître Amauri, du brutal et crédule Charlot, du bon abbé de Saint-Denis, du perfide Gérard, du noble Garin de Saint-Omer, du déloyal Eudes, des insolents géants Orgueilleux et Agrapart, du brave Estrument et des autres, — sont toutes marquées d’un trait rapide, mais net, qui leur donne une physionomie distincte et grave dans la mémoire chaque citoyen de ce petit peuple héroï-comique. Seuls, les compagnons emmenés de Paris par Huon sont restés à l’état de simples comparses, muets et à peu près inutiles.

Mais le principal attrait du poème est peut-être le récit lui-même, l’enchaînement facile et bien suivi des aventures dont il se compose. Il ne faut pas chicaner le poète sur les vraisemblances, lui demander, par exemple, comment il se fait que son voyageur rencontre dans le monde entier des parents ou des amis ; la naïveté même de ce procédé finit par nous amuser, et quand il rencontre, sur un rivage désert, entre les villes, inconnues aux géographes, de Monbranc et d’Aufalerne, un vieux ménestrel, nous sommes presque désappointés en voyant qu’il n’est pas son cousin germain. Une fois qu’on a fait au conteur, sur ce terrain et sur quelques autres, les concessions que ne lui marchandait pas la crédulité de ses contemporains, on reconnaît que son œuvre est bien composée et, du commencement à la fin, soutient, renouvelle et accroît l’intérêt. Les trois parties entre lesquelles elle se distribue naturellement se correspondent bien et se font un heureux équilibre. La première est purement féodale et française ; la seconde nous transporte dans le monde oriental et introduit le merveilleux avec Auberon ; dans la troisième les éléments de chacune des deux premières se fondent pour aboutir à un dénouement harmonieux, habilement mêlé d’angoisses et de sourires. Chacune des aventures en elle-même pique et satisfait la curiosité et provoque, chez des lecteurs à l’âme simple, la surprise et l’émotion. C’est d’abord l’aggression de Charlot et la grave blessure de Gérard, puis la scène vraiment épique du palais, où le corps de Charlot est inopinément apporté à son malheureux père ; ensuite le combat judiciaire où on tremble pour les jours de Huon, et enfin la sentence imprévue de Charlemagne, où apparaît déjà le fantastique qui va remplir la seconde partie. Dans celle-ci, après l’éblouissante et inquiétante apparition d’Auberon, nous avons d’abord les deux épisodes de la ville de Tormont et du château de Dunostre, peu nécessaires, si l’on veut, à l’action, mais qui, agréables en eux-mêmes, servent à mettre en lumière les divers aspects du caractère de Huon et l’efficacité merveilleuse du cor et du hanap d’Auberon. Vient ensuite l’aventure centrale, — l’exécution de l’étrange message de Charlemagne, — dans laquelle notre héros montre à la fois son courage et sa légèreté accoutumés. L’amour d’Esclarmonde, la ruse un peu bien grosse du vieux Géreaume, la défaite d’Agrapart, le pardon d’Auberon et le départ triomphal pour la France terminent la hasardeuse mission de notre héros de la façon la plus heureuse du monde. Mais, par la faute de Huon, les péripéties recommencent : voilà nos deux amants séparés l’un de l’autre et de leurs compagnons, et pour arriver à la réunion finale il faudra encore bien des aventures, dont la plus piquante est l’engagement de Huon comme valet du vieux ménestrel, avec l’épisode, inutile mais gai, du jeu d’échecs. Enfin la troisième partie nous présente une catastrophe tout à fait inattendue causée par la déloyauté de Gérard : nous ne voyons plus aucun salut pour Huon et Esclarmonde, quand l’intervention d’Auberon les sauve et fait triompher, dans une scène à la fois grandiose et plaisante, la justice et nos sympathies. Assurément une telle composition fait honneur à celui qui l’a conçue.

La façon dont il l’a mise en œuvre ne lui en fait pas moins, si on tient compte des conditions spéciales dans lesquelles il travaillait. Il ne s’adressait pas à des lecteurs, qui peuvent réfléchir sur ce qui est soumis à leur attention ; il destinait son œuvre à être chantée dans les châteaux et sur les places publiques, devant des barons ou des bourgeois ne demandant à la chanson du « jongleur » ambulant qu’une heure de facile passe-temps. Il n’attachait pas de prix à la sobriété de la forme, à la beauté du style, ou à la valeur choisie des mots. Il enfilait les longues suites de ses « laisses » sur la même rime sans se faire le moindre scrupule d’employer, pour obtenir cette rime, les formules banales qui composaient depuis longtemps le matériel roulant de ce genre de composition, et dont la répétition ne choquait pas plus les auditeurs que celle des modulations de « vielle » dont le jongleur les accompagnait. Aussi son récit est-il prolixe et chargé d’inutilités et de redites ; il présente, dans les descriptions, dans les combats, dans les discours, des longueurs qui, apparemment, ne déplaisaient pas au douzième siècle, mais qui fatigueraient au dix-neuvième ; enfin il n’est pas exempt de négligences, d’inadvertances, de petits oublis et même de contradictions. Mais il est toujours animé, vif, plein d’entrain et de mouvement ; il abonde en tournures heureuses, en expressions trouvées : on sent qu’en écrivant ce poème l’auteur s’est amusé tout le temps, et c’est ce qui fait que son poème nous amuse encore. Il a suffi de suppressions assez largement pratiquées et de quelques discrètes retouches pour pouvoir le présenter aux lecteurs contemporains tel à peu près, moins l’agrément des vers, que l’ont connu leurs aïeux du moyen âge. Puissé-je n’en avoir pas trop effacé la saveur franche, la grâce alerte et l’allure primesautière !

Je destine ce renouvellement de Huon de Bordeaux à la jeunesse française, et cette destination m’a imposé quelques autres retouches, d’ailleurs de bien peu d’importance. Je serais très heureux si, grâce à mon modeste travail, — auquel j’ai pris, je le crois bien, autant de plaisir que le vieux poète en avait pris au sien, — cette charmante et toute française histoire retrouvait auprès de nos enfants la vogue dont elle a joui jadis auprès de nos pères. Ceux-ci étaient, au regard de nous, enfants par bien des côtés, et c’est pour cela que leurs poèmes, comme ceux de la Grèce homérique, sont si bien faits pour charmer encore de jeunes imaginations, peu difficiles en fait de vraisemblance, peu soucieuses de réalisme, peu curieuses de psychologie raffinée, et qui dans les histoires aiment surtout les caractères tranchés, les sentiments généreux, les aventures merveilleuses, les péripéties émouvantes, et veulent finalement le triomphe de la bonne cause et le châtiment des méchants. Nos jeunes lecteurs trouveront tout cela dans Huon de Bordeaux, et, si je n’ai pas trop défiguré l’œuvre du vieux maître, ils y trouveront en outre les qualités les plus aimables de notre littérature de tous les temps : la bonne humeur, la vivacité, la grâce, la légèreté, enfin ce je ne sais quoi de si particulièrement français qui a fait, depuis l’origine, le charme inimitable de nos conteurs en prose et en vers, comme de nos auteurs de comédies et de romans. Huon de Bordeaux appartient à notre veine la plus franchement nationale, et aujourd’hui, où cette veine ne coule pas précisément avec abondance, il ne me déplairait pas qu’il pût la rafraîchir et contribuât à la renouveler.

Gaston PARIS.