Aventures merveilleuses mais authentiques du capitaine Corcoran/2/V

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Librairie Hachette et Cie (2p. 61-76).

V

La famille de Louison.



Quelques jours après, l’Allemand était déjà le compagnon inséparable du maharajah. Bon convive, très-gai, plein de belle humeur, il montait parfaitement à cheval, chassait à merveille, discutait théologie, théogonie, cosmogonie, histoire naturelle avec une verve extraordinaire, ne contredisant qu’avec modération, — juste assez pour animer le discours, pas assez pour l’aigrir ; enfin, il était pour le petit Rama d’une complaisance inépuisable : il jouait avec lui à la main chaude, il lui construisait des vaisseaux de guerre en bois et lui montrait la lanterne magique et le diable qui tire la queue du cochon, et le pauvre homme qui tire la queue du diable ; bref, c’était un homme universel, et personne ne pensait plus à le surveiller.

Une occasion se présenta cependant où Corcoran conçut de nouveau quelques soupçons ; mais ce jour-là il lui arriva un événement si heureux et si inespéré que toute inquiétude disparut dans la joie de cet événement.

C’était un matin du mois de janvier 1860. Corcoran partit à cheval pour chasser le rhinocéros. Le docteur Ruskaert l’accompagnait avec une vingtaine de serviteurs chargés de traquer l’animal. Tous deux étaient bien armés et bons cavaliers, de sorte que la chasse du rhinocéros, qui n’est jamais sans danger, à cause de la force prodigieuse du quadrupède, de son aveugle impétuosité et de son impénétrable cuirasse, ne paraissait cependant pas pouvoir mal tourner.

Sita regarda Corcoran partir du haut du perron du palais, et retint avec peine le petit Rama, qui criait et voulait monter sur Scindiah pour chasser, lui aussi, le rhinocéros.

Enfin, les chasseurs disparurent au tournant de la route, et Rama, tout affligé, alla se consoler en montant sur les épaules de Scindiah, après quoi il dit qu’il était plus grand que les plus grands arbres et qu’il décrocherait la lune, s’il voulait.

Mais il ne la décrocha pas, et sa mère l’admira pour avoir dit une si belle chose, comme elle l’admirait quand il avait déjeuné de bon appétit ou quand il se laissait moucher sans crier, ou quand il chantait en criant, ou quand il criait en chantant, ou quand il avait la colique, ou quand il buvait de l’huile de ricin, ou quand il prenait un lavement, ou quand il ne prenait rien. Sita l’admirait toujours, et c’est une bénédiction de Dieu que d’avoir donné aux mères une admiration si constante et si infatigable pour ces petits morveux.

Pour revenir à Corcoran et à son compagnon, ils s’enfoncèrent dans la forêt et allèrent se poster à l’entrée d’un carrefour par où devait passer nécessairement le rhinocéros. Cependant les traqueurs s’avançaient avec de grands cris dans les jungles et jetaient de grosses pierres pour effrayer l’animal et le faire sortir de sa retraite. Tout à coup ces cris changèrent de nature. En cherchant le rhinocéros, ils avaient éveillé un tigre royal de la plus grande espèce, qui dormait tranquillement à l’ombre.

Il se leva lentement, étira ses quatre membres et jeta autour de lui un regard distrait. Il entendit le bruit des tam-tams et, soit qu’il fût effrayé de cette musique étrange, soit, ce qui est probable, qu’il fût amateur de mélodies plus douces et plus harmonieuses, il s’élança tout à coup dans la direction du carrefour et, par bonds immenses, arriva sans être vu jusqu’à Corcoran lui-même. Celui-ci, à cheval, le doigt sur la détente de sa carabine, attendait le rhinocéros et regardait en face de lui. De l’autre côté, le docteur Ruskaert voyait venir le tigre et aurait dû avertir son compagnon ; mais il n’en fit rien ; était-il troublé par la peur, ou plutôt, comme le maharajah le présuma plus tard, aurait-il été bien aise de sa mort ?

Tout à coup un poids énorme tomba sur la croupe du cheval de Corcoran et la fit plier jusqu’à terre. C’était le tigre qui venait l’attaquer par derrière. Comme le Malouin avait le doigt sur la détente, le choc du tigre fit partir en l’air le coup de sa carabine, et il se trouva désarmé. De plus, le cheval blessé mortellement, s’abattit d’une façon si malheureuse que le cavalier demeura immobile, ayant une jambe engagée sous le corps de sa monture. Il s’écria aussitôt :

« À moi ! à moi ! Ruskaert ! Tirez donc ! tirez vite ! »

Mais Ruskaert demeura immobile et attentif, quoiqu’il fût armé et qu’il pût aisément faire feu.


Il donna un coup de crosse sur le mufle du tigre. (Page 64.)

Dans cette situation désespérée, Corcoran ne perdit pas courage. Comme il n’avait pas le temps de prendre son revolver suspendu à sa ceinture, il donna avec la crosse de sa carabine un coup si formidable sur le mufle du tigre, dont il sentait déjà la chaleur sur son cou, que le tigre lâcha prise et recula de douleur.

Ce ne fut qu’une seconde, mais elle suffit à Corcoran pour se dégager et se trouver debout. De la main gauche saisissant son revolver, il allait faire feu sur le tigre qui revenait à la charge, lorsqu’un accident imprévu mit fin au combat.

Tout à coup, un autre tigre, un peu moins grand, mais plus beau que le premier, arriva en bondissant, et, au lieu de secourir son camarade, le saisit à la gorge avec ses dents, le roula à terre et lui administra une correction si sévère que Corcoran lui-même en demeura stupéfait, et que le docteur Scipio Ruskaert en ouvrit des yeux plus grands que des portes cochères.

Ce tigre, ou plutôt cette tigresse au pelage soyeux, lustré, brillant, tacheté, l’avez-vous deviné ? c’était Louison. Quant à l’autre, c’était son frère Garamagrif, qu’elle avait suivi au fond des bois et qu’elle avait épousé suivant la coutume des tigres de Java.

On a parlé beaucoup de la cruauté des tigres, et M. de Buffon, naturaliste qui avait plus de style que de science, a écrit de fort belles choses sur le mauvais caractère de ces animaux ; mais, dites-moi, quelle est la femme qui aurait montré plus d’honneur, plus de vertu, de bonté, de douceur et de sensibilité véritable que Louison ne fit en cette occasion ? Pour moi, je n’en connais pas. Et ce qui n’est pas moins admirable que la générosité de Louison, c’est l’abnégation sublime et la soumission du pauvre tigre, son époux, qui recevait sans rien dire une correction qu’en conscience il n’avait pas méritée ; car enfin il n’avait jamais été, lui, l’ami de Corcoran.

Cependant le Malouin n’eut pas plus tôt reconnu la tigresse, qu’il sentit renaître toute sa tendresse pour cette ancienne amie. Il remit son revolver à sa ceinture et s’écria :

« Louison ! ma chère Louison ! viens dans mes bras ! »

Et elle y vint, car c’était bien sa place.

« Tu vas rentrer avec moi à Bhagavapour, » dit Corcoran.

Cette proposition, à laquelle elle devait pourtant s’attendre, jeta Louison dans un grand embarras. Elle regarda par-dessus son épaule le grand tigre, qui considérait cette scène avec une morne tristesse.

Le pauvre garçon tremblait d’être abandonné.

Corcoran comprit le sens de ce regard.

« Et toi aussi, tu viendras, grand nigaud, dit-il… Allons, c’est décidé, n’est-ce pas ? »

Mais le grand tigre demeurait immobile et morne. Alors Louison s’approcha et miaula à son oreille quelques douces paroles, dont voici probablement le sens :

« Que crains-tu, ami chéri de mon cœur ? Ne suis-je pas avec toi ? »

Le tigre grogna ou plutôt rugit :

« C’est un piège. Je reconnais ce maharajah. C’est celui qui te gardait sous son toit pendant que je m’enrhumais dans le fossé, en te suppliant de revenir dans nos forêts. Chère Louison, crains ses discours enchanteurs. »

Ici Louison parut ébranlée.

« Tu seras libre chez moi, reprit Corcoran, libre et maîtresse comme autrefois. Laisse là ce bourru, ce rustre qui ne peut pas te comprendre, ou, si tu ne veux pas renoncer à lui, emmène-le-moi avec toi. Je le supporterai, je l’aimerai, je le civiliserai à cause de toi. »

On ne sait comment aurait fini l’entretien, si l’arrivée d’un nouveau venu n’avait résolu la question. Ce nouveau venu était un jeune tigre d’une beauté admirable. Il était à peu près gros comme un chien de taille moyenne et paraissait n’avoir pas plus de trois mois. Corcoran devina qu’il était le fils de Louison, et profita de cette découverte pour employer un argument irrésistible et décider la victoire.

Le jeune tigre s’approcha de sa mère par bonds et par sauts, regardant alternativement Louison et Corcoran. Il alla d’abord frotter son mufle roux contre celui de sa mère et, sans étonnement, sans sauvagerie, il fixa avec curiosité ses yeux sur ceux du maharajah.

Celui-ci le prit dans ses bras, le caressa doucement.

« Et toi, petit, dit-il, veux-tu venir avec moi ? »

Le jeune tigre consulta les yeux de sa mère, et y lisant sa tendresse pour Corcoran, rendit au Malouin ses caresses, ce qui décida du sort de toute la famille. Voyant que son fils acceptait la proposition, Louison l’accepta également, et le grand tigre ne put faire autrement que de suivre ce double exemple.

Le Malouin, voyant l’affaire décidée et plein de joie d’avoir retrouvé Louison, ne pensa plus au rhinocéros et donna le signal du départ.

« La journée a mieux fini que je ne l’espérais, dit-il à Ruskaert. Un instant j’ai cru que j’allais devenir la proie des tigres… Mais vous, ajouta-t-il après réflexion, pourquoi n’avez-vous pas tiré quand je vous criais de faire feu ? »

Cette question parut déconcerter un instant Scipio Ruskaert ; cependant il se remit de son trouble.

« J’ai craint de manquer mon coup et de vous tuer au lieu du tigre, dit-il avec assez de sang-froid.

« Hum ! hum ! c’est bien de la prudence, répliqua le Malouin… Voilà qui n’est pas clair, ajouta-t-il en lui-même. Au reste qui vivra verra. »

Le retour à Bhagavapour fut une marche triomphale. Louison faisait des bonds de joie. Le grand tigre la suivait d’un air un peu honteux, tandis que leur jeune héritier, aussi joyeux que sa mère, ne paraissait sensible qu’au plaisir de voir des choses nouvelles, des palais, des rues, des places, des pagodes et les habitations des hommes.

Cependant le Malouin remarqua que Louison, dont il connaissait le bon sens, s’écartait de l’Allemand après l’avoir flairé, et lui paraissait peu sympathique. Il se rappela qu’elle n’aimait pas les traîtres.

On arriva enfin au palais. À la vue de cette famille nouvelle, tous les serviteurs poussèrent des cris de frayeur, et Sita elle-même, à peine rassurée par la présence de Corcoran, se rejeta du côté de Scindiah en portant le petit Rama dans ses bras.

Mais, contre toute attente, Rama seul ne montra aucune crainte. Il s’avança gaiement vers Louison et la caressa de sa petite main comme s’il l’avait connue depuis longtemps. De son côté, la tigresse lui lécha doucement la figure et lui présenta le petit tigre qui, rentrant ses griffes et faisant patte de velours, avait l’air d’un aîné qui caresse son jeune frère.

« Voici ma chère Louison, dit Corcoran, tu la reconnais, Sita ? c’est à elle que nous avons dû plus d’une fois la vie et la liberté. Son mari, ce grand bêta que voilà et qui fait une si piteuse mine, c’est le seigneur Garamagrif ; enfin, voici leur fils, ce jeune garçon joyeux que tu vois bondir et lutter avec Rama, et que nous appellerons Moustache, si tu le veux bien. Et maintenant le baptême est terminé, mes enfants, allons souper. »

La suite ne démentit, pas cet heureux début. Rama et son compagnon, le petit tigre Moustache, furent bientôt une paire d’amis. Ils se livraient, sous la garde et la surveillance de Louison, à tous les jeux de leur âge. Cette surveillance d’ailleurs n’était pas inutile. Rama, peu discipliné, se sentait fils de roi et voulait commander. Moustache, de son côté, se sentait fils de tigre et ne voulait pas obéir : Louison avait bien de la peine à maintenir la paix.


Moustache et Rama, sous la surveillance de Louison, se livraient à tous les jeux. (Page 72.)

Elle avait encore d’autres inquiétudes.

On se souvient de la manière dont elle avait quitté Corcoran deux ans auparavant. Ce départ lui avait attiré une querelle violente avec Scindiah, et elle n’avait pas oublié ses procédés un peu vifs. D’un autre côté, Garamagrif avait emporté avec ses dents un morceau de la queue de l’éléphant ; Scindiah, à son tour, avait failli tuer Garamagrif d’un coup de pierre. De quel œil ces deux guerriers redoutables allaient-ils se revoir ? Toute l’autorité de Corcoran lui-même suffirait-elle à empêcher une bataille sanglante entre ces ennemis mortels ?

Si quelqu’un s’étonne que les animaux tiennent une place si honorable dans mon histoire, tandis que je néglige les marquis, les comtes, les ducs, les archiducs et les grands-ducs, dont le monde est rempli et comme encombré, j’ose dire que mes héros, bien qu’ils ne marchent pas précédés de tambours et de trompettes, ne sont pas moins intéressants que ceux qu’on voit parader à la tête des régiments, et que leurs passions ne sont ni moins vives ni moins violentes. J’irai plus loin. Scindiah, avec sa gravité, son silence, son sang-froid, son impassibilité et sa trompe immense, qui n’était au fond qu’un nez un peu trop allongé, avait une ressemblance prodigieuse avec plusieurs de ces grands et nobles personnages qui règlent le destin des royaumes. Louison, si fine, si légère, si courageuse, si dévouée à ses amis, aurait pu servir de modèle à plusieurs grandes dames, et elle avait assurément autant d’esprit et de bon sens qu’aucun être humain ou inhumain (le seul Corcoran excepté) ; par sa force et son impétuosité sans pareilles, elle en aurait remontré à tous les généraux de cavalerie des temps anciens et modernes ; et si elle avait eu la parole, elle eût commandé la charge et donné l’exemple aussi bien que Murat et Blücher.

Que me reprochez-vous donc ? Sommes-nous si sûrs d’être supérieurs à tous les autres êtres de la création, que nulle histoire ne nous plaise, excepté la nôtre ?

Oui, je préfère le tigre à l’homme. Le tigre est beau, il est fort ; il n’est pas intempérant ou dissolu, il a peu d’amis, mais il les choisit avec soin et ne s’expose pas à les trahir ou à être trahi par eux ; il ne flatte personne ; il aime la solitude, comme tous les philosophes illustres ; il a horreur de l’esclavage pour lui-même et n’a jamais réduit personne en servitude : — enfin, c’est l’une des plus nobles créatures de Dieu.

De quel homme, si ce n’est de mon lecteur, pourrait-on faire le même éloge ?