Aventures merveilleuses mais authentiques du capitaine Corcoran/2/XII

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Librairie Hachette et Cie (2p. 139--).

XII

Révélation inattendue.


« Il me tardait, dit Quaterquem, d’être seul avec toi… Qu’as-tu donc pu faire aux Anglais pour exciter leur bile à ce point ? Partout où je vais, leurs journaux te traitent comme un successeur de Cartouche et de Mandrin, leur espions surveillent tes actions, leurs soldats vont marcher contre toi. Ce matin, en passant au-dessus de Bombay, j’ai vu des préparatifs immenses. Les canons se comptaient par centaines, les voitures de toute espèce par dizaines de mille, et, ce qui est plus significatif encore, l’armée qu’on réunit contre toi n’est composée, sauf sept régiments sikhs et gourkhas, que de troupes européennes, c’est-à-dire de l’élite de l’armée anglo-indienne. Assurément, je n’ai pas de passion pour ce peuple orgueilleux et renfrogné ; mais il faut se supporter entre voisins… Tiens, permets-moi de me citer pour exemple. J’avais autrefois, rue Mazarine, un portier de la pire espèce, bourru, grognon, malfaisant. Passé dix heures du soir il fermait sa… c’est-à-dire ma porte. Il ne l’ouvrait pas avant sept heures du matin. Dans l’intervalle, s’il m’arrivait d’aller au spectacle ou de m’attarder dans les rues, j’étais forcé de coucher chez mes amis, et un soir, moins heureux, j’ai couché au violon…

— Mon ami, interrompit Corcoran, tu termineras demain l’histoire de ton portier. Écoute les choses sérieuses que je veux te dire et qui t’expliqueront la haine des Anglais. Tu sais ou tu dois savoir que je suis arrivé à l’empire, comme Saül, fils de Kis, qui cherchait des ânesses et qui trouva un royaume. Mes ânesses, à moi, c’était le fameux manuscrit du Gourou-Karamta, soupçonné par Wilson, signalé par Colebrooke, inutilement cherché par vingt orientalistes anglais. Sur la route j’ai rencontré Holkar et j’ai sauvé sa fille et son royaume. Jusque-là, rien que de fort ordinaire ; mais voici un secret que je n’ai encore dit à personne, secret terrible, secret redoutable qui peut me coûter la vie ou me donner le plus beau trône de l’Asie. C’est Holkar mourant qui me l’a confié, en me faisant jurer que je vengerais sa mort.

« Au temps où Bonaparte, général en chef de l’armée d’Égypte, méditait la conquête de l’Inde, il fit alliance avec Tippoo-Sahib, sultan de Mysore. Celui-ci crut qu’il allait être secouru par la France ; ce qui précipita sa perte. Les Anglais, avertis par leurs espions, se hâtèrent de l’attaquer dans Seringapatam, sa capitale. Il fut tué pendant l’assaut.

« Tippoo-Sahib, quoique musulman, était un esprit fort, et mettait toutes les religions au service de sa politique. Il avait eu l’adresse de créer une immense société secrète qui s’étendait dans tout l’Indoustan, et qui regardait l’extermination des Anglais comme une œuvre divine. Sa mort arrêta une révolte générale qui était près d’éclater, et pendant quelques années l’association dont il était l’âme parut dissoute ; mais un de ses serviteurs fidèles, qui voulait le venger, révéla le secret au père d’Holkar, qui dès lors devint le chef réel et l’espoir des Indous.

« Les Anglais, toujours sur leurs gardes, devinèrent ses desseins et l’attaquèrent avant qu’il fût prêt au moment où il allait conclure une alliance avec le fameux Runjeet-Sing, qui devait les aborder par le nord-ouest, pendant qu’il ferait révolter le centre et le sud de l’Inde. Le grand malheur de ce pauvre pays, c’est que, grâce à la variété des races et des religions, qui se détestent mutuellement, on y trouve facilement des traîtres. Holkar trahi fut vaincu et tué avec deux de ses fils. Runjeet-Sing reçut dix millions de roupies pour rester neutre. Mais les Indous, indignés, ne voulurent pas reconnaître d’autre chef que le jeune Holkar, troisième fils du défunt, et les Anglais, contents de ce premier succès, n’osèrent pas pousser leur ennemi au désespoir. On lui prit la moitié de ses États, cinquante millions de roupies, et on lui donna pour surveillant le colonel Barclay, celui qui vient de se signaler dans la révolte des cipayes et qu’on a fait major général.

— Oui, dit Quaterquem, et la révolte a éclaté, et les cipayes ont été pendus, et Holkar a été tué, comme l’avaient été avant lui son père et Tippoo-Sahib ; et toi, Corcoran, natif de Saint-Malo, tu vas te faire trahir et tuer comme tes prédécesseurs. Mon ami, tu es fou. Viens dans mon île ; il y a place pour deux. Nous y vivrons tranquillement en jouant aux quilles en été et au billard en hiver, ce qui est le vrai but de la vie. Et si mon île te déplaît, j’en ai découvert une autre dans le voisinage, presque aussi inaccessible et aussi belle que la mienne. Je te l’offre. »

Corcoran regarda quelque temps son ami sans rien dire. Puis il haussa doucement les épaules :

« Mon cher Quaterquem, quand je serais certain d’échouer et d’être fusillé dans dix jours, je n’en ferais pas moins ce que je fais. Mais ne me prends pas pour un rêveur. Connais-tu cet autographe ?

— C’est la signature de Napoléon lui-même ! s’écria Quaterquem étonné.

— Lis maintenant le titre de ce manuscrit.

— « Liste des étapes de l’armée française, de Strasbourg à Calcutta par voie de terre, écrite sous la dictée de Sa Majesté Napoléon Ier, Empereur des Français, Roi d’Italie, Protecteur de la confédération du Rhin, Médiateur de la confédération Helvétique, et signée de la propre main de Sa Majesté. Paris, 15 avril 1812. »

— Cette note, mon ami, est écrite de la main de M. Daru, intendant général de l’armée. Les agents de Napoléon, Lascaris[1] entre autres, qui parcourait la Syrie et le désert sous le nom de Scheik Ibrahim, avaient d’avance éclairé la route et préparé les peuples à de grands événements. Dans les vastes plaines de la Mésopotamie, chez les Wahabites, dans les montagnes de la Perse, du Khoraçan et du Mazanderan, on savait que l’invincible sultan Bounaberdi, le bras droit d’Allah, allait jeter les Anglais à la mer, et tout le monde était prêt à lui fournir des vivres, des bêtes de somme et même des renforts, soit par obéissance aux décrets d’Allah, soit par haine contre les Anglais ; car, il faut leur rendre cette justice, que s’ils cessaient un instant d’être les plus forts dans l’Inde, on les hacherait menu comme chair à pâté. »

Voici en résumé quel était le plan de Napoléon, dont une copie fut remise au père d’Holkar par un agent secret qui traversa toute l’Inde déguisé en fakir :

« Napoléon, partant de Dresde, alla rejoindre son armée sur le Niémen. De là, pénétrant en Lithuanie, il coupait en deux et prenait la grande armée russe. (Il s’en fallut de quelques heures de marche, comme tu sais, que ce plan ne réussît, ce qui aurait mis Petersbourg, Moscou et le czar même à la discrétion de Napoléon). Ce premier point obtenu, le reste était facile. Le czar rendait sa part de Pologne, et l’Autriche la Galicie. La Pologne entière, remise sur ses pieds, montait à cheval pour suivre Napoléon. Mais ne crois pas qu’on laissât le czar sans compensation. Tu vas voir quel présent on lui faisait ! La Chine ! Tu ouvres de grands yeux. Mon ami, rien n’était plus facile. La Chine est à qui veut la prendre. C’est un grand corps sans âme. J’ai vu et je sais des choses… J’ai des projets pour l’avenir… Napoléon avait fort bien discerné, malgré la distance, qu’un empire immense où tout est classé, étiqueté, parafé, enregistré, où toutes les actions de la vie sont prévues et toutes les heures du jour employées par les rites, où cent mille Tartares à cheval montent la garde autour du souverain et suffisent pour épouvanter trois cent cinquante millions d’hommes, — Napoléon, dis-je, savait bien qu’un tel empire est la proie du premier venu. C’est pourquoi il en offrait la moitié à son compère Alexandre, mais la moitié seulement, et encore était-ce le nord de l’empire, qui est froid et rempli de steppes. Sans le dire, il se réservait le reste, c’est-à-dire tout ce qui est au sud du fleuve Hoang-Ho. À la Chine méridionale il ajoutait la Cochinchine et l’Inde, de façon que tout le continent de l’Asie eût été partagé entre ces deux maîtres, Alexandra et Napoléon.

« Naturellement, les Turcs, étant sur son passage, auraient été les premiers sacrifiés. Pour apaiser l’Autriche, qui devenait vassale, et surtout pour l’opposer à la Russie, on lui faisait aussi sa part, qui était la vallée du Danube, de la source à son embouchure. Puis Napoléon, entraînant sur ses pas la cavalerie hongroise et polonaise, entrait dans Constantinople comme dans un moulin. Tu sais qu’il a rêvé toute sa vie d’être empereur de Constantinople. C’est ce qui l’a brouillé avec le czar, qui faisait juste le même rêve.

« Il avait déjà la France et l’Italie ; par son frère Joseph il espérait avoir l’Espagne. Tanger, Oran. Alger et Tripoli n’auraient fait qu’une bouchée. L’Égypte l’attendait, le connaissant déjà, et l’isthme de Suez, que M. de Lesseps perce aujourd’hui avec tant de peine, eût été coupé en six mois. Déjà ses ingénieurs avaient retrouvé les traces d’un vieux canal maintenant ensablé et qui date sans doute du feu roi Sésostris. Enfin, de gré ou de force, la mer Méditerranée était à lui, et du haut de Gibraltar les Anglais auraient vu passer ses flottes sans pouvoir les arrêter au passage.

— Qui t’a révélé tous ces beaux projets de Napoléon ? demanda Quaterquem, et de qui tiens-tu ces confidences, qu’il n’a sans doute faites à personne ?

— Me prends-tu pour un romancier ? répliqua le maharajah. T’imagines-tu que je m’amuserais à prêter à ce grand homme des idées de mon cru ? Sache d’abord que Napoléon a toujours été fort mal connu jusqu’ici. Cet homme, qu’on a toujours cru si positif, n’était au fond qu’un grand poëte et un mathématicien distingué. Comme poëte, il avait des fantaisies sans limites ; comme mathématicien, il enveloppait ses fantaisies d’une apparence de précision et de calcul qui éblouissait le sens commun des imbéciles.

— Tu as probablement raison, dit Quaterquem ; mais encore une fois, qui t’a révélé les projets de Napoléon ?

— Lui-même, mon cher ami ; oui, lui-même, car, outre la note que tu viens de voir, et qui fut écrite par Daru sous la dictée du maître, il en est une plus complète encore et plus secrète, pour laquelle il n’a pas voulu emprunter la main d’un secrétaire. Tiens, lis toi-même. Voici la dépêche à Lascaris, son seul confident. M. de Lamartine, mal informé, a cru que les Anglais avaient saisi les papiers de Lascaris au Caire après sa mort. C’est le consul anglais qui répandit ce bruit à dessein, pour arrêter les recherches ; mais ces papiers précieux existent encore. Les voici. Lascaris mourant avait chargé un ami de les porter au gouvernement français ; mais cet ami se voyant surveillé et craignant les pièges de Mehemet-Ali, alors pacha d’Égypte, s’enfuit à Suez, s’embarqua sur un bateau ponté et, ne sachant à qui confier ce précieux dépôt, fit voile vers l’Inde et le remit aux mains d’Holkar lui-même. »

La dépêche de Napoléon est si claire, si ferme, si précise, a si bien prévu tous les incidents qui pouvaient survenir, qu’on la reconnaîtrait au style, quand la signature et l’écriture même n’indiqueraient pas le véritable auteur.

« Mais quel usage veux-tu faire des plans de Napoléon ?

— Les exécuter, mon cher ami.

— As-tu comme lui douze cent mille hommes à ta disposition ?

— J’ai l’Inde, qui semble assoupie, mais qui veille comme un boa constrictor, nonchalamment étendue au soleil et prête à se jeter sur sa proie. Songe que je suis aux yeux de ces pauvres gens la onzième incarnation de Vichnou. Depuis deux ans, des milliers de brahmines et de fakirs de toute espèce annoncent sous main aux Indous que Vichnou lui-même s’est incarné pour les délivrer. On fait sur moi des légendes. On dit, et je laisse croire, qu’il n’y a rien de plus utile, que les balles s’aplatissent et que les sabres s’émoussent en me touchant. Deux ou trois affaires, où j’ai payé de ma personne et dont je me suis tiré avec bonheur, m’ont fait une réputation incroyable. Tu trouveras dans Bhagavapour cent personnes qui jurent m’avoir vu, de leurs yeux vu, jeter des flammes par la bouche et brûler le camp des Anglais. D’autres m’ont vu mettre en fuite, à coups de cravache, toute la cavalerie anglaise. Plus ces histoires sont absurdes, plus on s’empresse d’y croire. Ces pauvres indous, en quête d’un héros et d’un vengeur, se sont précipités sur moi. Enfin si les Anglais avaient attendu encore trois ou quatre ans, leur ruine était certaine, car toute l’Inde aurait été en armes et sous mes ordres.

— Oui, mais ils connaissent tes desseins, et ils vont te prévenir. Tu as vu la lettre de ce coquin de Doubleface ?

— Celui-là du moins payera pour tous, dit Corcoran. Demain matin, après déjeuner, je te promets un spectacle amusant. »


  1. Tous ceux qui ont lu le Voyage en Orient de M. de Lamartine savent que Lascaris, ancien chevalier de Malte, attaché à la personne de Napoléon et envoyé par lui en Orient après le traité de Tilsit, est un personnage historique. Si Napoléon avait vaincu les Russes et les Anglais, Lascaris serait aujourd’hui plus célèbre que Talleyrand et Metternich.