Aventures merveilleuses mais authentiques du capitaine Corcoran/2/XVIII

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Librairie Hachette et Cie (2p. 207-222).

XVIII

L’île de Quaterquem.


Je ne dirai pas que Nini était la plus belle personne de l’île Quaterquem ; ce ne serait pas assez dire, puisqu’elle était seule en l’absence d’Alice. J’irai plus loin, et je proclamerai que Nini était d’une beauté admirable. Il est vrai qu’elle avait la peau noire, mais d’un si beau noir ! et les dents étaient si blanches ! Le nez était un peu camard, il faut l’avouer, mais si peu ! et les yeux étaient si beaux, si noirs, si pleins de tendresse et de douceur ! Les lèvres étaient un peu épaisses. Pourquoi non ? Aimez-vous mieux les lèvres pincées et serrées qu’on voit sous le nez de tant de Françaises et qui n’indiquent pas, je le crains, une grande bonté de caractère ?

Naturellement, tout le reste de la personne était admirablement moulé. Phidias lui-même, qui était, dit-on, un connaisseur, n’aurait pas trouvé mieux.

La beauté de Nini était d’autant plus frappante, qu’elle n’avait pas surchargé sa personne d’ornements superflus.

Si l’on excepte un collier de corail, des pendants d’oreilles d’un grand prix, une dizaine de bagues placées indifféremment aux pieds et aux mains, et quatre bracelets qui entouraient les bras et se faisaient voir au-dessus des chevilles, Nini n’avait rien sacrifié à la vaine gloire. Elle n’avait ni corset, ni crinoline, ni bottines, ni brodequins, ni souliers, ni sabots, ni bas, ni pantoufles, mais elle était vêtue d’une robe de soie rouge qui faisait son orgueil et le bonheur d’Acajou.

Une seule chose lui manquait : c’était un anneau d’or dans son nez, et Acajou déplorait, comme elle, que massa Quaterquem et maîtresse Alice n’eussent pas voulu permettre cet ornement indispensable à la beauté.


Nini et Zozo. (Page 208.)

Monsieur Zozo, âgé de deux ans à peu près, avait la couleur et la grâce de sa mère, à qui il ressemblait trait pour trait. C’était déjà un luron, fort hardi, qui criait comme un homme et plus qu’un homme, qui mangeait comme un loup, qui faisait claquer son fouet comme un postillon, qui léchait toutes les casseroles, et qui se rendait utile autant que possible en cassant les plats, les verres et les assiettes.

Du reste, un charmant enfant.

Ses vêtements, moins compliqués que ceux de sa mère, consistaient en une chemise courte qui laissait à nu ses jambes et ses épaules, — et un mouchoir de poche cousu par Mme Nini à la chemise de son fils, afin qu’il ne pût pas perdre l’un sans l’autre.

Du reste, Zozo se mouchait plus volontiers avec la manche de sa chemise qu’avec son mouchoir ; mais enfin, le mouchoir étant là, le principe était sauvé.

Nini et Zozo firent aux voyageurs l’accueil le plus joyeux et le plus empressé. Nini se jeta dans les bras d’Acajou et Zozo dans les jambes de Quaterquem.

« Oh ! massa Quaterquem ! s’écria Nini, nous bien heureux de vous revoir. Nini s’ennuyer beaucoup loin de maîtresse Alice.

— Et de moi ? demanda le pauvre Acajou.

— Oh ! toi parti, bon débarras, » dit Nini en riant de toutes ses forces.

Mais sa figure joyeuse démentait ses paroles.

« Maîtresse Alice ne reviendra pas avant huit jours, dit Quaterquem. Nini, prépare-nous le souper, et fais de ton mieux pour contenter le maharajah. »

En même temps Quaterquem emmena son ami dans le jardin, pour lui montrer les arbres qu’il avait plantés.

« Acajou, dit Nini, qu’est-ce que maharajah ?

— Maharajah ? répondit Acajou en se grattant la tête ; maharajah ? Acajou bien embarrassé. Maharajah, grand prince, riche, puissant, faire couper têtes à volonté et empaler tout le monde. »

À cette description terrible du maharajah, Nini commença à trembler de frayeur.

« Mais, dit-elle encore, qu’est-ce qu’empaler ? »

Ici Acajou fit le geste d’asseoir un homme sur un pieu pointu, ce qui fit beaucoup rire Zozo et calma un peu la frayeur que lui causait déjà le mot de maharajah.

Cependant Quaterquem et Corcoran visitaient la maison du haut en bas, ce qui n’était pas bien difficile, car elle ne se composait que d’un rez-de-chaussée flanqué de deux pavillons à ses extrémités, et d’un grenier.

« La cuisine est commode et vaste, comme tu vois, disait Quaterquem. Ce n’est pas moi qui l’ai établie, c’est le révérend Smithson. Aux nombreux fourneaux dont elle est pourvue, on devine que mon vendeur et sa famille étaient doués d’un vaste appétit. Ceci est la chambre d’Alice. Comme le révérend n’attendait pas de visites, il n’a pas pris la peine de construire un salon, quoique, Dieu merci, la place ne manquât pas. Si tu viens t’établir ici, nous ferons un parloir, car Alice, qui est Anglaise de la tête aux pieds, ne me pardonnerait pas d’introduire, même en son absence, un gentleman, fût-ce mon meilleur ami, dans sa chambre à coucher.

« De l’autre côté de la cuisine est la salle à manger. Vois ces dressoirs et ce buffet : ne dirait-on pas qu’ils ont été sculptés pour Catherine de Médicis par un artiste florentin ? Eh bien, ils n’ont coûté au révérend, mon prédécesseur, que la peine de les ramasser sur la plage. Ils proviennent de quelque navire inconnu qui les portait sans doute à Melbourne ou dans quelque autre ville australienne.

« Dans le pavillon de droite est ma bibliothèque. Viens voir cela. C’est un magnifique fouillis de volumes de tous les temps, de toutes les langues et de toutes les nations. Tu pourrais y faire, toi qui serais bibliophile si tu n’étais maharajah, des découvertes précieuses.

— Voyons cela, » dit Corcoran avec empressement.

La pièce qui servait de bibliothèque était de beaucoup la plus grande de toute la maison.

Cinquante mille volumes environ garnissaient les rayons de bois de chêne. Naturellement, ces livres de toute origine étaient écrits dans toutes les langues ; mais le français et l’anglais dominaient. On voyait là, rangés dans un ordre parfait :

Dix-huit exemplaires de Shakespeare ;

Douze exemplaires d’Homère (deux en grec, trois traductions anglaises, cinq traductions françaises et deux allemandes) ;

Soixante-quinze volumes du Musée des Familles ;

Vingt-trois exemplaires de Don Quichotte de la Manche ;

Puis des romans sans nombre de Walter Scott, d’Alexandre Dumas, de Paul de Kock, de George Sand, et de quelques contemporains plus jeunes que je ne nommerai pas ici, afin d’épargner leur modestie.

Mais de tous les auteurs morts ou vivants, celui qui paraissait obtenir le plus grand et le plus incontestable succès, c’était (pourquoi le nier, puisque les lecteurs de toutes les nations le proclament ?) M. le vicomte Ponson du Terrail. La Bible seule le dépassait. Encore fallait-il remarquer que presque tous les exemplaires de la Bible étaient anglais, et qu’un Anglais digne de ce nom ne voyage guère sans sa Bible.

« À parler franchement, dit Quaterquem, mon mobilier est un vrai bric-à-brac amassé à force de patience par mon prédécesseur. La seule chose qui soit vraiment à moi dans ce mélange singulier d’objets de toute espèce et de toute origine, c’est ce que je vais te montrer… Acajou ! »

Le nègre accourut.

« Laisse là Nini et Zozo, qui goûteront bien les sauces sans toi. Va seller Plick et Plock. Le maharajah veut faire un tour de promenade avant le coucher du soleil. »

Acajou disparut et reparut presque aussitôt.

« Plick et Plock attendent massa Quaterquem, » dit-il.

C’étaient deux beaux petits chevaux de race shetlandaise, un peu moins grands que des ânes, mais d’une vitesse, d’une vivacité et d’une beauté de formes vraiment admirables.

Corcoran félicita son ami.

« J’aurais volontiers apporté dans l’île des chevaux arabes ou turcomans, répliqua Quaterquem, mais ma frégate n’est pas encore assez bien aménagée pour cela. Ç’aurait été trop d’embarras. »

Malgré leur petite taille, Plick et Plock étaient de vaillants coureurs, et sur la pelouse de Chantilly on aurait eu peine à trouver leurs égaux, aussi, en moins d’un quart d’heure ils arrivèrent à la pointe méridionale de l’île, et les deux promeneurs mirent pied à terre auprès d’un belvédère, situé sur une colline très-élevée qui dominait l’île tout entière.

Ils montèrent au sommet du belvédère, et Quaterquem montrant la mer qui paraissait paisible :

« Tu vois, dit-il, ce léger remous qui va doucement languir et expirer sur le sable au pied de la falaise ; c’est le gouffre dont je t’ai parlé. Ce soir, on dirait un lac d’huile ; c’est que nous sommes au moment où la tempête est apaisée. Dans une demi-heure elle va recommencer. Les vagues reflueront vers la haute mer et s’engouffreront dans un vaste entonnoir que tu pourrais distinguer parfaitement d’ici.

« Tourne-toi maintenant, et regarde à ta gauche. Voici mes orangers, mes bananiers et mes citronniers. Voici mes champs et mes prairies, car j’ai de tout dans mes étables, des moutons, des bœufs, des vaches, des poules, des dindons, des cochons surtout ; c’est le fruit principal du pays… Mais tu ne me dis plus rien, maharajah ! à quoi rêves-tu ?

— Je rêve, dit Corcoran, au dîner que Mme Nini doit être en train de nous préparer. Cette vallée que tu me montres est délicieuse. Le ruisseau qui coule sous les arbres, entre ces rochers de granit, est limpide et profond. La colline boisée l’abrite contre le vent qui vient de la mer ; ta maison complète admirablement le paysage ; enfin tu dois être heureux ici, et je sens que je serais heureux avec ma chère Sita sous ces ombrages ; mais le moment n’est pas encore venu. Se reposer avant la fin du jour est une lâcheté. Par un rare bonheur j’ai peut-être entre les mains le moyen de délivrer cent millions d’hommes, et j’irais m’enfermer dans la joyeuse abbaye de Thélème ! Non, par Brahma et Vichnou, ou je vaincrai ou je périrai, et si la Providence me refuse également la mort et la victoire, eh bien, je ne dis pas non : peut-être… En attendant, allons dîner, car le rôti brûle et la nuit tombe. »

Corcoran ne se trompait pas. En arrivant il aperçut Acajou qui rôdait d’un air inquiet pour avertir que le dîner était servi et que Nini commençait à s’impatienter.

En un clin d’œil Plick et Plock, dessellés, débridés, s’échappèrent au galop dans la prairie. La beauté du ciel, la douceur du climat, l’absence des voleurs et des bêtes féroces ôtaient tout danger à cette liberté.

En entrant dans la salle à manger, le maharajah fut étonné de l’élégance et de la beauté du service. On ne voyait partout que vermeil, or, argent, ivoire et vieux Sèvres. Tout cela était marqué des initiales les plus diverses. On y trouvait de tout, — jusqu’à des couronnes de comte, de duc et de marquis.

Le dîner était abondent et varié, les sauces exquises. Corcoran en fit la remarque et félicita Nini.

« Ceci n’est rien auprès des conserves, dit Quaterquem. Tout ce que l’univers produit de plus exquis arrive en abondance sur nos côtes par l’invariable chemin du naufrage. J’ai des montagnes de jambons de Reims et de viandes de toute espèce. J’ai fini par ne plus même ramasser ce butin encombrant. Acajou a ordre de ne plus faire collection que de vin et de livres. Ma cave et ma bibliothèque sont, grâce à l’Océan, les plus belles de l’univers. Les vins surtout sont exquis. Tu comprends bien qu’on ne se donne pas la peine d’envoyer de la piquette en Australie ; la marchandise ne vaudrait pas le prix du transport. Quant à rapporter tout cela aux propriétaires, outre que je ne sais à qui ces trésors appartiennent, ma frégate n’est pas assez bien outillée pour me permettre de me montrer si généreux. Tout ce qu’elle peut transporter ne va pas au delà du poids de deux mille cinq cents ou trois mille kilogrammes de poids utile. Le poids mort est de quinze cents kilogrammes. C’est te dire que mon outillage sera perfectionné avant peu… Comment trouves-tu ce vin-là ?


Comment trouves-tu le vin ? (Page 218.)

— Excellent.

— Mon ami, c’est du vin de Constance de l’année 1811. Je n’en ai que vingt-cinq bouteilles, mais j’ose dire que tous les rois de l’univers se coaliseraient inutilement pour t’en faire boire de pareil. Il y a quinze ans qu’il est dans l’île, étant arrivé en même temps et par la même voie que le révérend Smithson. Mais ce constance n’est rien encore auprès d’un certain vin de Champagne dont je ne connais pas l’origine, mais dont j’ai, Dieu merci, abondante provision. À coup sûr, Jupiter et Bouddah, s’ils savaient ce que c’est, descendraient sur la terre pour trinquer avec moi. »

Ainsi buvant, fumant et causant librement, fenêtres ouvertes, doucement caressés par la brise et par le bruit des vagues, les deux amis sentirent enfin leurs paupières s’appesantir. Voyant que Corcoran ne l’écoutait plus qu’à peine, Quaterquem le conduisit lui-même à la chambre qui lui était destinée.

« Voici des bougies, dit-il, et des livres, si tu veux lire. Voici de la limonade, si tu veux boire. Voici de l’encre et du papier, si tu veux écrire un poème épique. Bonsoir, oublie tes sujets, tes ennemis, tes projets, ta diplomatie et tout ce qui te donne l’air si préoccupé. Tu es sous le toit d’un ami. Dors en paix. »

Et il sortit sans fermer la porte.

À quoi bon ? Quel ennemi avait-il à craindre ?

Puis il se coucha lui-même et s’endormit du plus profond sommeil.

Acajou, Nini et Zozo ronflaient de toutes leurs forces. Dans cette île bienheureuse personne n’avait d’insomnie.