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Aventures mexicaines (Duplessis)/Le capitaine Bravaduria

La bibliothèque libre.
Alexandre Cadot (p. 1-102).


LE CAPITAINE BRAVADURIA.














I

Il était huit heures du soir : je devais partir de Mexico, le lendemain matin, à quatre heures, pour la Vera-Cruz, et comme à Vera-Cruz je m’embarquais pour retourner en Europe, j’avais une quantité considérable de courses à faire dans la soirée.

Commissions promises, visites en retard, adieux oubliés, doubles adieux, etc., etc. Enfin j’étais poursuivi par ce cortége d’ennuis inévitables à tout voyageur qui se trouve au moment de quitter un pays où il a longtemps séjourné.

Indécis et de fort mauvaise humeur, je parcourais à grand pas le large trottoir bordé de chaînes qui encadre la cathédrale de Mexico, lorsque je me sentis frapper doucement sur l’épaule.

— Comment vous portez-vous, don Pablo ? Voici un siècle que l’on ne vous a vu.

Je me retournai aussitôt, espérant que c’était du moins un adieu qui me venait et après lequel je n’aurais pas la peine de courir ; mais je reconnus, non sans un léger désappointement et beaucoup de difficulté, un petit officier mexicain, nommé Salazar, avec lequel le hasard m’avait déjà fait trouver deux ou trois fois.

— Vous semblez bien affairé, me dit-il.

— Tellement affairé que je suis forcé de perdre la bonne aubaine de votre rencontre et de vous laisser tout de suite : il est impossible même, en y consacrant ma nuit, que je termine d’ici à demain le quart de ce qui me reste a faire.

Alors permettez-moi de vous donner un conseil, don Pablo, faites pour vos affaires ce que je fais pour mes créanciers.

— Je suis fort pressé, je vous le répète, et il faut que je vous quitte ; cependant je voudrais bien savoir ce que vous faites pour vos créanciers.

— Ah ! vous l’ignorez ; c’est cependant fort connu. Eh bien, cher don Pablo, j’ai vingt créanciers qui n’ont point encore perdu tout espoir d’être payés — des gens bien optimistes ! — et qui viennent me trouver chaque fois que le monte[1] m’a favorisé. Depuis cinq ans je leur fais la même réponse que voici : Je suis, messieurs, trop caballero et trop homme d’honneur pour favoriser quelques-uns d’entre vous au détriment des autres, lorsque vous vous êtes tous également bien conduits à mon égard ; d’un autre côté je vous estime trop pour vous offrir des à-comptes, vous méritez mieux que cela, messieurs ; au plaisir de vous revoir. Voici, don Pablo, ajouta le petit officier, ma façon de procéder avec mes créanciers ; appliquez-la pour votre compte aux visites qui vous restent à faire et venez vous promener avec moi.

Ce conseil qui flattait ma paresse et mettait un terme à mes irrésolutions, me parut, je l’avoue, assez raisonnable, et je réfléchissais si je devais le prendre au sérieux, lorsque Salazar me dit :

— Si vous me consacrez cette soirée, je vous mènerai faire une partie de loteria (loto) avec les plus charmants et aimables caballeros du monde.

— Comment ! une partie de loteria !

— Eh bien, oui. Qu’y a-t-il là d’étonnant ! Chaque soir la jeunesse dorée de Mexico se réunit dans une maison commune, une espèce de cercle public, il est vrai, mais on ne peut mieux composé, et s’amuse, seulement pour tuer le temps, et tout en goûtant le charme d’une conversation spirituelle et de bon goût, à jouer quelques parties de loteria.

— C’est drôle, je n’ai jamais entendu parler de cette maison ! Je serais du reste curieux de savoir ce que vous entendez par la jeunesse dorée de Mexico.

— Je ne suis nullement étonné, cher don Pablo, que vous ignoriez l’existence de cette maison, car les étrangers n’y sont pas reçus ; et à ce propos, je vous prierai si, comme je n’en doute pas, vous agréez mon invitation, de ne point m’adresser la parole en français, lorsque nous serons arrivés. Le vent est à la guerre, comme vous le savez, et je ne voudrais pour rien au monde que l’on reconnût en vous un Français. Vous parlez espagnol beaucoup mieux qu’un Mexicain et aussi mal qu’un Andalou, votre rôle vous sera facile. Quant à la jeunesse dorée que vous allez voir, elle se compose d’officiers en non-activité, de contrebandiers honnêtes, et de gens qui n’ont pour toute profession qu’une foi obstinée dans l’avenir, un bon cheval et des armes toujours fort bien entretenues : les négociants n’y viennent jamais, En un mot l’ensemble de cette société est on ne peut plus satisfaisant.

Cette réponse du petit officier mit un terme à mes irrésolutions.

Puisqu’il y a encore quelque chose à voir à Mexico que je ne connais pas, pensais-je, mieux vaut y consacrer ma dernière soirée que de me donner beaucoup de mal pour n’arriver à faire que des mécontents ; et puis, du reste, n’est-ce pas un devoir pour le voyageur de laisser toute considération de côté, dès qu’il s’agit d’une étude de mœurs ?

— Vous êtes décidé, n’est-ce pas ? me demanda Salazar.

— Je suis à vos ordres.

— Très-bien. Voilà qui est parlé ! C’est à quelques pas d’ici. Venez.

Au coin de la rue de los Plateros, qui forme un des quatre angles droits de la place de la Cathédrale, mon ami Jose Salazar s’arrêta.

— Nous voici arrivés, me dit-il, surtout n’oubliez point ma recommandation de ne pas parler français.

— N’ayez aucune crainte.

— Ah ! à propos, me demanda Salazar lorsque nous fûmes au milieu de l’escalier, j’espère que vous avez de l’argent sur vous ?

— Une dizaine de piastres.

— C’est plus que suffisant.

— Entrons.

Jose Salazar donna un coup de pied dans une grande porte verte matelassée, qui tourna sans bruit sur ses gonds, et nous nous trouvâmes dans ce club si vanté où se réunissait la jeunesse dorée de Mexico.

Le premier coup d’œil que m’offrit la réunion ne me fit pas regretter d’avoir suivi mon petit officier.

Les gens qui la composaient portaient un cachet de Bohême et offraient un pittoresque de costumes et de tournures, capable de donner à un savant et lourd naturaliste l’idée d’écrire un article de genre.

La pauvreté et les guenilles y vivaient dans la meilleure intelligence avec le luxe, les broderies d’or et les manteaux de velours ; une jeunesse précoce y coudoyait, en égale, la vieillesse blanchie dans le crime ; et le jeu, ce roi absolu et fantasque, courbait sous une même loi tous ces sujets indomptables qui devaient méconnaître si souvent les lois de la société.

Le lieu de la réunion se composait de trois grandes pièces plus longues que larges, dont les plafonds, éloignés à peine de sept à huit pieds du sol, condensaient en un nuage épais la fumée produite par deux ou trois cents cigares ou cigarettes ; l’ameublement consistait en une trentaine de tables serrées les unes contre les autres, qui servaient aux joueurs à poser leurs cartons de loto.

Lorsque nous entrâmes, plusieurs amis et connaissances de mon cicérone le saluèrent amicalement et lui offrirent une place, pour la première, à une table large environ d’un pied et longue de deux, à laquelle il n’y avait que quatre joueurs d’installés.

Mon ami Salazar était évidemment un fidèle habitué de cette charmante réunion.

— J’espère, don Pablo, que je ne vous avais pas trompé en vous vantant notre cercle, me dit-il avec un certain orgueil.

— Loin de là, et ce que je vois dépasse mon attente.

— Voulez-vous que nous entrions dans la partie de loto qui va commencer ? C’est la dernière et la plus intéressante de la soirée ; — la mise est d’une piastre.

— Volontiers.

— Garçon ! deux cartons, s’écria aussitôt Salazar ; et lorsque le garçon nous les eut apportés : C’est deux piastres que vous devez, me dit l’officier en me faisant un gracieux salut.

En cet instant une certaine agitation se manifesta parmi les groupes de joueurs ; les uns ôtaient la toquille de perle ou de galon qui entourait leurs chapeaux, d’autres sortaient de leurs poches des foulards soigneusement enveloppés dans du papier de soie ; quelques-uns enfin détachaient la faja ou ceinture de crêpe de Chine qui leur serrait la taille : je remarquai même un grand gaillard, à la rude figure bronzée par le soleil des chemins, et ombragée par une formidable moustache tombante, qui retira de ses pieds une paire de bottines toutes neuves, en cuir de Cordoue, tout en la remplaçant par une vieille paire de savates qu’il alla chercher, sous un mouchoir de coton tout usé, au fond du chapeau.

— Est-ce que l’on s’habille pour un bal ? demandai-je à mon ami Salazar, qui semblait absorbé dans la contemplation de son carton.

— Non, don Pablo, me dit-il, mais ces braves gens n’ont point de quoi fournir leur mise à cette dernière partie, et ils se livrent entre eux à de loyales transactions, afin de pouvoir ensuite tenter le sort. Si vous désirez acheter un chapeau ou une toquille, je vous conseille de profiler de cette occasion ; vous êtes certain de faire un bon marché.

— Merci, je n’ai besoin de rien : je pars demain pour Vera-Cruz.

— Ah ! vous partez demain pour Vera-Cruz, répéta Salazar étonné, c’est donc cela que vous aviez tant de visites à faire ! Puis après un moment de réflexion il reprit : — Mais si vous partez demain matin, vous devez avoir sur vous votre argent de voyage. C’est imprudent !

— Rassurez-vous, je n’ai, je vous le répète, qu’une dizaine de piastres dans mes poches ; j’ai laissé à l’hôtel, dans mon sac de nuit, l’argent destiné à mes frais de route.

— Ah ! vous me rassurez !… Mais silence, voici que l’on va appeler les numéros.

En effet, le bruit cessa aussitôt. Chacun s’assit, et une voix nasillarde, sortant de la dernière pièce, commença à crier les numéros. Chaque numéro était répété trois fois afin d’éviter toute erreur.

L’appel durait depuis à peu près vingt minutes, quand une voix sonore prononça au milieu du silence le mot redouté de Loteria ! — Quine !

— Quel est le gagnant ? demanda-t-on de tous côtés.

— C’est moi, messieurs, répondit le grand gaillard que j’avais vu remplacer ses bottines de cavalier par de vieilles savates. C’est moi ! et cela ne pouvait manquer d’arriver ; car chaque fois que la fortune me réduit à jouer mes bottines, elle me prend alors en pitié et me rend ses bonnes grâces ; c’est la troisième fois que je gagne dans de semblables circonstances.

On apporta aussitôt à l’heureux joueur le produit de son quine, soit le prélèvement fait des frais du cercle, sept à huit cents francs ; mais il refusa de les prendre.

— Donnez-moi un simple reçu, dit-il au maître de rétablissement et gardez votre argent. Demain je viendrai le vérifier à loisir. La dernière fois, dans un sac de cent piastres que j’avais emporté de confiance, il ne s’en est trouvé que quatre de bon aloi, qui évidemment s’y étaient glissées par erreur, et j’ai été obligé de vendre mon gain à un employé de la Monnaie à 50 pour 100 de perte. Ah ! veuillez cependant m’avancer deux réaux[2] pour mon souper de ce soir, mes cigares et mon déjeuner de demain matin !

Pendant que je m’amusais à observer cet étrange joueur, un nouvel arrivant s’était arrêté à notre table.

C’était un beau et grand jeune homme, à la tournure élégante et martiale.

Sa calzonera, doublée en cuir, contrastait par son usure et ses longs services avec les deux bandes brillantes de galons d’or faux qui y étaient collées.

Son chapeau, moyen âge, incliné crânement sur le côté droit, était recouvert d’une coiffe de toile cirée, crevassée par le soleil et déchirée par les épines des grandes routes ; mais, en compensation, une élégante toquille en perles, parsemée de colombes et de cœurs enflammés, œuvre évidemment allégorique et féminine, l’entourait à sa base.

Son doliman, plutôt brillant de propreté que de jeunesse, portait des attentes de capitaine.

De dessous ce doliman sortait une chemise, heureusement de couleur, à la boutonnière de laquelle étincelait un gros morceau de verre mal taillé, qui n’affectait même pas d’imiter une imitation de diamant.

Le détail de cette toilette ne trahissait certes guère une grande opulence ; mais son ensemble, grâce à l’air intelligent, brave et aisé de celui qui la portait, était loin de paraître aussi ridicule et délabré que le montrait l’analyse.

Toujours est-il que tous les joueurs saluaient fort courtoisement le nouvel arrivant, et que ceux qui étaient assez liés avec lui pour pouvoir lui serrer la main, semblaient fiers d’un pareil honneur.

Le jeune homme ayant même laissé tomber sa cigarette, un vieux colonel se précipita aussitôt pour la ramasser, et la lui rendit en s’inclinant presque humblement.

— Merci, colonel, lui dit le jeune homme, si j’ai besoin de vos services je me souviendrai de vous. Du reste, ce sera peut-être bientôt.

— Bien obligé, capitaine ! répondit le colonel dont la figure rayonna de joie. Le plus tôt sera le mieux. Je suis, vous le savez, tout à fait à vos ordres.

J’étais, je dois l’avouer, très-étonné de voir tant de prévenances pour un tel personnage, et j’allais prier mon ami Salazar de me donner l’explication de cette énigme, lorsque le petit officier, comme s’il eût deviné mon désir, prenant la parole :

— Permettez-moi, capitaine Bravaduria, dit-il au nouvel arrivé, de vous présenter mon ami don Pablo, jeune homme du département de Jalisco.

Nous nous saluâmes le capitaine et moi.

— Garçon, un double punch ! s’écria Salazar.

Le garçon s’empressa d’obéir, et mon ami Salazar répétant sa manœuvre du carton de loto, me salua de nouveau très-honnêtement en disant :

— Don Pablo, voici votre punch !…

Le capitaine Bravaduria s’assit alors à notre table devant le verre consciencieusement rempli que lui offrit Salazar.

La joie de ce dernier en voyant qu’il avait accaparé Bravaduria, se traduisit aussitôt, chez lui, par un orgueilleux sourire de triomphe.

En effet, à peine le considéré capitaine était-il assis, qu’un groupe nombreux d’habitués se forma autour de nous.

— Voici bien longtemps, capitaine, que nous sommes non-seulement privés de votre présence, mais bien encore de vos nouvelles, dit un des joueurs, m’est-il permis de vous demander à quoi vous avez sacrifié vos nombreux amis ?

— Au jeu et à l’amour, répondit Bravaduria.

— C’est-à-dire que vous avez été doublement heureux ?

— Tout au contraire : j’ai donné un démenti au proverbe. Depuis dix jours, j’ai perdu 6,000 piastres[3], en outre de ma garde-robe, et la femme que je poursuivais n’a pas même paru s’apercevoir de mes assiduités. Cependant, je m’étais fait son ombre.

Un murmure d’étonnement accueillit cette confession.

— Et pourrait-on savoir le nom de cette dédaigneuse beauté ? demanda Salazar.

— Certainement, répondit le capitaine ; je ne cache jamais ces sortes de choses. C’est la señora Jesusita Moratin, la femme du sénateur de Tabasco.

— Doña Jesusita Moratin, répéta mon ami Salazar ; je vous savais friand de difficultés, mais cependant je n’aurais pas deviné ce nom-là.

— Pourquoi donc, Salazar ?

— Parce que la señora Moratin est non-seulement reconnue comme la reine de la beauté parmi les plus belles de Mexico, mais aussi comme la plus vertueuse d’entre les sages. Savez-vous bien que l’on raconte d’elle d’admirables résistances et que la chronique ne lui a jamais prêté une défaite ?

— Bah ! Salazar, dit Bravaduria, il en est de même pour les femmes que pour les chevaux : quand on nous en dit trop de bien ou trop de mal, il ne faut rien croire. Je suis persuadé, voyez-vous, que, sans la perte de ma garde-robe, cette inflexible dame aurait fini par m’écouter.

— Et pourtant, vous venez de nous avouer, capitaine, que la señora n’a jamais paru s’apercevoir de vos assiduités.

— Ce qui vous prouve qu’elle n’en a pas perdu une seule, répondit le capitaine.

Salazar hocha la tête en signe de doute, et il y eut un moment de silence : il était évident que les auditeurs partageaient la conviction du petit officier.

Le beau visage ordinairement pâle du capitaine Bravaduria se teignit d’une légère rougeur, et son regard s’anima d’un éclat tout nouveau.

— Caramba, mes chers enfants, dit-il d’une voix calme, je ne vous savais pas aussi naïfs et aussi ingénus, vraiment cette conversation vous concilie au plus haut point mon estime.

Bravaduria se tut pendant quelques secondes, puis, fixant d’un regard hautain et provocateur ceux qui l’entouraient.

— Quel est celui d’entre vous, s’écria-t-il, qui veut parier cent piastres, contre moi, qu’avant deux jours d’ici la señora Jesusita sera ma maîtresse. Voyons qui parie ?

— Moi ! dit une voix qui sortit du groupe des auditeurs.

Tous les yeux se retournèrent vers celui qui venait de relever aussi lestement et avec si peu d’hésitation le défi du capitaine : je reconnus l’homme aux bottines, le gagnant de la dernière partie de loto.

— Vous tenez mon pari ? lui demanda Bravaduria un peu étonné.

— Je crois bien que je le tiens ! répondit le joueur. Seulement, veuillez, je vous prie m’apprendre ce dont il s’agit.

— N’avez-vous pas entendu ?

— Rien, si ce n’est que vous proposiez un pari. Or, je me suis fait un cas de conscience d’accepter, toutes les fois que je suis en gain, tous les paris que l’on propose. Puis-je à présent savoir sur quel sujet porte notre pari ?

— Sur la vertu d’une femme, dit le capitaine.

— Ah ! diable ! Je n’ai pas eu la main heureuse. Après tout, qui sait… elles sont parfois si drôles ! Du reste, ce qui est dit est dit, il ne nous reste plus à présent qu’à remettre les fonds en mains tierces.

L’homme aux bottines regarda autour de lui ; mais il paraît que son examen modifia sa résolution première, car il reprit :

— Il vaudrait mieux, j’y pense, déposer ces fonds demain matin dans une maison de commerce respectable.

— Soit, dit le capitaine, à six heures je ferai porter mes cent piastres chez don Antonio Z***.

— Très-bien : les miennes y arriveront à la même heure.

— Par Dieu ! vous me plaisez beaucoup, s’écria Bravaduria en secouant la main de son adversaire en signe de marché conclu. Pouvez-vous m’accorder quelques minutes d’entretien ? Peut-être aurais-je une affaire à vous proposer qui nous fera faire plus ample connaissance. Vous pouvez disposer de votre temps ?

— De mon temps et d’un excellent cheval que j’ai acheté dans une veine de bonheur, et que je ne vendrai jamais dans un jour de misère.

— Très-bien.

Le capitaine Bravaduria passa son bras autour de celui de sa nouvelle connaissance, puis nous saluant poliment il s’éloigna.

Il n’était pas encore arrivé à l’extrémité de la salle, que je demandais déjà pour la seconde fois à mon ami Salazar, qui semblait ne pas m’entendre :

— Qu’est-ce donc que ce capitaine Bravaduria ?

— Parbleu ! me répondit-il enfin, c’est Bravaduria !

— Je le sais. Mais qui est-il ? que fait-il ?

— Il est capitaine et il ne fait rien.

— Alors pourquoi ces égards et cette considération qu’on lui témoigne ?

— Parce qu’il est Bravaduria. Mais, à propos, ajouta Salazar en coupant court âmes interrogations, il doit vous rester encore sept piastres ?

— C’est vrai. Eh bien ?

— Eh bien ! nous allons les jouer en compte à demi au petit monte qui s’établit chaque soir ici, après la dernière partie du loto, dans la pièce voisine.

— Comme vous voudrez.

— Allons, partageons.

Je présentai mes sept piastres à Jose Salazar qui se contenta d’en prendre cinq.

— À présent, passons dans la salle d’à côté, me dit-il.

Une triple rangée de joueurs debout entourait la table du monte.

Tous ces braves caballeros regardaient avec des yeux brillants de convoitise les cent piastres qui formaient le chétif enjeu de la banque.

Je dois l’avouer, la jeunesse dorée de Mexico ne justifiait que fort mal cette superbe désignation.

Il y avait là, pour un observateur, de curieuses études à faire.

Parfois, l’on voyait l’un des gagnants combattu par deux sentiments puissants, hésiter à exposer une seconde fois son faible gain aux chances d’un nouveau hasard. Sa conscience de joueur lui montrait la retraite comme une action lâche et infâme, (car le Mexicain, semblable à l’énergique Fernand Cortez brûlant ses vaisseaux, ne retire jamais sa mise qu’après lui avoir fait subir au moins six fois, en entier, le caprice de la taille), tandis que d’un autre côté une rude abstinence de plusieurs jours le disposait à la faiblesse. L’issue de ces combats intimes était diverse, mais le joueur l’emportait cependant presque toujours sur l’homme. La nécessité cédait à la passion. J’éprouvai presque malgré moi un sentiment pénible, en voyant parfois un pauvre diable, à la figure pâle et amaigrie, aux yeux cerclés d’un profond sillon, faire un violent effort sur lui-même pour sourire doucement à la carte qui venait lui faire perdre son dernier espoir. Il n’y a réellement que les gens qui sont parvenus à se faire, à leurs yeux, d’un vice une vertu, capables de tant de rigidité dans l’accomplissement de ce qu’ils considèrent comme un devoir. Du reste, pour bien faire comprendre jusqu’à quelles héroïques proportions le Mexicain laisse grandir la nécessité, je ferai observer que, grâce à un rayon de soleil et à une centaine de cigarettes, il oublie complètement pendant trois jours toutes exigences de la vie animale : encore passe-t-il souvent ce troisième jour à réfléchir s’il est bien urgent qu’il se mette le lendemain au travail.

L’attention que je mettais à examiner les joueurs m’avait complètement fait oublier mon ami Salazar : le petit officier se rappela de lui-même à mes souvenirs en me frappant sur l’épaule.

— Eh bien, don Pablo, me dit-il, avez-vous été heureux ? quant à moi, j’ai perdu mes cinq piastres.

— Ma foi, mon cher Salazar, je vous avouerai que j’ai oublié de jouer.

— Je ne puis m’expliquer une pareille distraction, que par la préoccupation que doit vous causer votre prochain départ, me dit Salazar assez étonné. Après tout, ceci peut se réparer. Mais permettez-moi, don Pablo, de vous donner l’abrazo d’adieu, et de vous souhaiter un bon voyage, car j’ai un rendez-vous important qui m’empêche de rester plus longtemps ici.

— Je descends avec vous.

— Du tout ! du tout ! s’écria Salazar avec feu, vous ne pouvez pas ainsi quitter, à tout jamais, le Mexique, sans faire une dernière politesse au monte, je tiens à ce que vous entriez dans la partie.

Comme je n’étais pas au fond extrêmement désireux de prolonger mon entretien avec le seigneur Salazar, je me précipitai dans ses bras, selon l’inexorable usage mexicain, avec les démonstrations d’une chaleureuse et inébranlable amitié.

— S’il m’est possible de me rendre demain au départ de la diligence, vous pouvez compter que je n’y manquerai point, me dit-il.

J’eus beau insister pour que le petit officier ne se dérangeât pas, il ne voulut rien entendre.

— Oh ! je m’arrangerai de façon avons voir encore, me dit-il ; mais, à propos, où donc coucherez-vous cette nuit ?

— À l’hôtel des Diligences.

Callejon de Dolores ?

— C’est cela même.

Salazar ne partit qu’après m’avoir exprimé par de magnifiques hyperboles tous les souhaits qu’il faisait pour mon retour en France, dans le cas où il ne pourrait venir assister à mon départ du lendemain.

Soit désœuvrement, soit pour complaire à la recommandation du petit officier, je jetai alors mes deux dernières piastres sur le tapis vert du monte.

— Sur quelle carte joue votre seigneurie ? me demanda le croupier en me regardant avec une certaine considération, car les entrées de medios[4] étaient plus fréquentes à cette partie de nécessiteux que celles des piastres.

— Cela m’est parfaitement égal.

Le croupier plaça aussitôt mes deux piastres près de la sota de copa.

Je suivais, comme on peut le penser, la marche de la partie avec un très-médiocre intérêt, lorsque j’aperçus, à quelques pas de moi, Bravaduria de retour et causant avec le vieux colonel que j’avais entendu lui faire des offres de service. J’allais me diriger vers le mystérieux capitaine, lorsque le croupier me tira par la manche de mon doliman.

— La sota de copa est sortie, et vous avez gagné, señor.

— Eh bien, tant mieux, mais ne me retenez pas, lui dis-je en voyant que Bravaduria se dirigeait de nouveau vers la porte.

— Vous laissez donc courir votre argent à la double ?

— Tout ce que vous voudrez, répondis-je en m’en allant au croupier, dont je n’avais pas même entendu la technique demande. Je rejoignis Bravaduria au moment où il mettait la main sur le bouton de la Porte.

— Ah ! vous voici, caballero ! me dit-il. Est-ce que Salazar n’est point parti ? Je viens de le chercher en vain dans dans toutes les salles.

— Je vous demande pardon, capitaine, Salazar avait un rendez-vous qui l’a fait quitter le jeu.

Bravaduria sourit.

— Salazar n’a point de rendez-vous tant qu’il est au jeu et qu’il peut disposer de quelques piastres, me dit-il. C’est un garçon de fort bons principes et d’une nature charmante.

— Je partage votre opinion, capitaine ; mais il n’avait plus de piastres.

— C’est différent. Je suis du reste contrarié de ne plus le retrouver ici, car j’avais à lui parler d’une affaire urgente et qui me tiendra probablement levé toute la nuit.

Le temps me pressait, je n’avais plus guère de chance pour satisfaire ma curiosité que dans une inconvenance.

— Est-ce que vous êtes dans les affaires ? demandai-je hardiment à Bravaduria. Celui-ci, sembla surpris et me regarda fort attentivement. Il y eut un moment de silence assez embarrassant pour moi et rempli de doute et d’incertitude pour le capitaine, à en croire le jeu de sa physionomie intelligente et mobile. Deux ou trois fois il me parut au moment de m’adresser une question intéressante, mais il garda pourtant le silence.

— Je suis peut-être bien indiscret de vous interroger ainsi, capitaine ? dis-je enfin.

Bravaduria me considéra encore pendant quelques instants.

— Me permettez-vous, señor, me dit-il, de ne répondre à votre question que par une autre question ?

— Certainement.

— Avez-vous quelquefois entendu parler de moi ?

— Jamais.

— Alors d’où peut venir votre curiosité à mon égard ?

— Elle vient, capitaine, de ce que je ne puis m’expliquer l’immense influence que vous semblez exercer sur tous les habitués de cette réunion, gens d’une nature assez peu docile et endurante, à ce que je crois, et qui cependant semblent n’être que vos très-humbles serviteurs.

Dès que j’eus donné cette explication à Bravaduria, sa figure changea tout à fait d’expression : l’air d’irrésolution, d’inquiétude même qui s’y peignait naguère, fit place à un sourire équivoque dans lequel se peignaient à doses égales la moquerie et la bienveillance.

— J’avoue à présent, caballero, me dit-il, que je vous dois une explication. Malheureusement, elle ne vous apprendra rien de bien curieux. Vous n’ignorez pas que notre gouvernement a l’habitude de ne payer, parmi ses employés, que ceux qui se payent eux-mêmes, c’est-à-dire les gens attachés aux douanes. Quant à nous autres, malheureux officiers qui versons chaque jour notre sang pour le salut de la patrie, il nous laisse exposés, sans défense, à toutes les nécessités de la vie. Quelquefois pourtant, car il faut rendre justice à tout le monde, le gouvernement nous rachète nos soldes arriérées à raison de 10 ou 15 pour 100 ; mais, au total, un officier ne peut vivre avec le peu qu’il reçoit. Tous ceux qui portent l’épaulette sont donc obligés, afin de ne pas mourir de faim, de pratiquer quelque industrie particulière ; les uns sont croupiers ou tailleurs de cartes dans les montes publics ; les autres, brocanteurs de marchandises ; ceux-ci, maquignons de chevaux ; ceux-là, courtiers de mariage ; enfin, tous vivent le plus honorablement du monde, grâce à une industrie accessoire ; quant à moi, je suis contrebandier. Vous devez comprendre, sans peine, combien ma position me permet d’être utile aux nécessiteux. C’est là tout le secret de l’espèce de popularité dont je jouis.

En effet, cet éclaircissement me parut des plus satisfaisants, et j’allais remercier Bravaduria de la bonne volonté qu’il avait bien voulu mettre à satisfaire ma curiosité, lorsqu’à mon grand étonnement je vis tous les joueurs de la partie de monte se retourner vers moi, tandis que le croupier ne cessait de s’écrier en me désignant du doigt :

— C’est ce caballero ! c’est ce caballero !

Ma première pensée fut que j’avais été reconnu comme Français, et je songeai d’abord à gagner la porte de sortie ; mais je dus renoncer à cet espoir, car malgré une énergique et intelligente distribution de coups de coudes et de coups de poings, je me trouvai bientôt entouré par une foule compacte de joueurs. Une retraite honorable et savante ne m’était plus permise, et une fuite honteuse même me paraissant impraticable, il ne me restait plus qu’un parti à prendre : d’être héroïque, Laissant donc glisser adroitement mon zarape, ou manteau de laine, de mes épaules sur mon bras gauche, et de ma main droite saisissant un poignard que je portais à la ceinture de mon pantalon, je pris une pose digne du Cid, et, relevant fièrement la tête, je contemplai d’un air hautain et féroce mes ennemis. Dieu sait pourtant l’admirable strophe que je composais alors mentalement en l’honneur de la police, et la joie que m’eût causée l’apparition du plus modeste et du plus débraillé sereno ou gardien de nuit, de tout Mexico. Cependant, comme on s’habitue à tout, même à être héroïque, je me trouvai après une demi-minute — un siècle — bien plus à mon aise pour me rendre compte de ma position. Ce fut alors seulement que je remarquai que parmi tous les joueurs de ce club, si vanté par mon ami Salazar, j’étais le seul dont la contenance annonçât de belliqueuses dispositions. Mes prétendus ennemis me regardaient tous d’un air humble et suppliant, et semblaient être mes très-humbles esclaves. La joie que me causa cette découverte me fit tellement exagérer ma pose théâtrale, que les joueurs effrayés reculèrent spontanément d’un pas ; le Cid Campéador dut tressaillir d’indignation dans sa tombe, de se voir ainsi surpassé.

— À qui diable donc en voulez-vous, señor don Pablo ? s’écria derrière moi une personne dont je crus reconnaître la voix. Je me retournai et me trouvai face à face avec le capitaine Bravaduria.

— Ah ! c’est vous, capitaine, lui dis-je, mais je n’en veux à personne… Seulement je désire m’en aller, et je vous avouerai que je ne devine pas plus pourquoi tous ces caballeros semblent s’y opposer, que la pantomime et les cris de ce croupier qui s’évertue à me désigner à l’attention publique… et ne cesse de répéter en me montrant du doigt : C’est ce caballero ! C’est ce caballero !

— Parbleu, señor don Pablo ! me répondit Bravaduria en riant, cette curiosité dont vous vous plaignez n’est cependant que fort honorable pour vous…

— En quoi donc, je vous prie, capitaine ? Et qu’ai-je donc fait de si merveilleux ?

— Mais vous venez de faire sauter la banque.

— Moi, j’ai fait sauter la banque ?

— Certainement, señor, me dit le croupier, et cela grâce aux deux piastres que vous avez laissées en m’ordonnant de jouer pour vous à la double. C’est cent trente-cinq piastres[5] qui vous reviennent ! Tout l’argent, en un mot, qui se trouve sur le tapis.

— Quant à ces caballeros qui se pressent autour de vous avec déférence, ajouta Bravaduria en me parlant à l’oreille, ils implorent votre générosité et songent qu’ils pourraient bien souper ce soir. C’est un usage en vigueur ici, que lorsqu’un joueur démonte la banque, il paye son bonheur.

— Mais, capitaine, je ne demande pas mieux que de me conformer à l’usage. Seulement, si je dois faire droit à toutes ces demandes, mon bonheur me coûtera plus de cent piastres en sus de mon gain, et je ne puis disposer de cette somme.

— Voulez-vous me laisser agir en votre nom ? me dit Bravaduria.

— Oh ! fort volontiers.

Le capitaine Bravaduria prit aussitôt une dizaine de piastres en monnaie sur le tapis de la table de jeu, puis, avec une rapidité qui montrait combien il connaissait ceux à qui il avait affaire, il termina en un clin-d’œil sa distribution.

— Colonel, je vous demande bien pardon de ne vous avancer qu’un réal[6], dit-il, en déposant la petite pièce de monnaie qu’il venait de nommer dans la dernière main tendue, mais c’est tout ce qu’il me reste.

— Bien obligé, seigneur capitaine, répondit modestement le colonel, ce n’est pas de refus ; un réal vaut toujours un réal, à moins toutefois qu’il ne vous arrive à onze heures du soir, lorsqu’on ne s’y attend pas, et qu’on a femme et enfants au logis, qui vous attendent !… car alors il vaut une once d’or.

Le colonel, après avoir fait cette réponse qui décelait une grande philosophie pratique, s’en alla avec tous les autres joueurs, me laissant seul en tête-à-tête avec Bravaduria.

— Si onze heures ne venaient pas de sonner, seigneur don Pablo, me dit-il, je vous parlerais de la dernière course de taureaux, du dernier vol de diligence ou de tout autre sujet aussi intéressant, mais il se fait tard, et l’heure avancée me prive du secours des transitions, j’ai besoin de vous parler sans préambule.

— Je vous écoute, capitaine.

— Voici le fait en deux mots : j’ai besoin d’argent pour cette nuit même, et vous, vous venez de gagner de l’argent sur lequel vous ne comptiez point.

— Eh bien, capitaine, cela s’arrange, vous le voyez, à merveille.

— Comment, cher Pablo ! vous consentiriez à me prêter les cent vingt-cinq piastres que l’on vous doit au monte ? me demanda Bravaduria avec surprise.

— Oh ! de tout mon cœur !

— Seigneur don Pablo, me dit Bravaduria en me prenant la main, vous êtes un vrai caballero. À présent quelles garanties exigez-vous de moi en échange du prêt que vous êtes assez bon pour me faire ?

L’histoire racontée par l’homme aux vieilles savates, au sujet des piastres fausses, me revint à l’esprit ; et persuadé que je devais être payé, par le monte, en monnaie plus que suspecte, je répondis magnanimement et sans hésiter :

— L’assurance d’être agréable à un galant homme me suffit, capitaine.

Cette réponse sembla surprendre mon interlocuteur ; il se découvrit respectueusement, puis, gardant son chapeau à la main, il me dit d’un ton fort sérieux :

— Seigneur don Pablo, j’ai des excuses à vous présenter.

— À moi ? Et pourquoi donc ?

— Parce que, naguère, je vous prenais pour un provincial simple et naïf, et que mon intention, en vous empruntant de l’argent, n’était de vous le rendre qu’autant que le hasard s’en serait mêlé. À présent, je vois que ce que je prenais pour de la simplicité est tout bonnement de la grandeur ; et le triste et brutal aveu que je vous fais de mes mauvaises intentions vous prouve l’estime particulière que vous m’inspirez. J’accepte néanmoins votre prêt, seulement je vous engage ma parole d’honneur qu’avant quatre jours d’ici vous serez remboursé de cette avance. Veuillez, je vous prie, me laisser votre adresse et votre nom.

— Mon nom et mon adresse sont inutiles, capitaine, lui répondis-je, car je pars demain matin pour Vera-Cruz. Cependant, puisque vous semblez y tenir, et comme je serais au désespoir de blesser votre susceptibilité, vous pourrez vous adresser au correspondant que je conserve à Mexico, le banquier Antonio B***.

— Comment ! Vous partez demain pour Vera-Cruz ? s’écria Bravaduria avec un étonnement pareil à celui qu’avait déjà montré Salazar, lorsque je lui avais également annoncé mon départ.

— Oui, capitaine, demain matin.

— En voiture ou à cheval ?

— En voiture ; par les diligences du callejon de Dolores.

— Très bien ; donnez-moi donc l’adresse de votre correspondant, reprit Bravaduria d’un ton naturel ; je mettrai, n’en doutez pas, autant d’exactitude, vous absent, que si vous étiez présent. Seulement, votre prochain départ, tout en montrant la mauvaise opinion que vous aviez de moi, double le prix de votre générosité. Je ne l’oublierai point. Mais j’y pense, ajouta Bravaduria en revenant vers moi, après avoir été recevoir du monte mes cent vingt-cinq piastres, la diligence part demain au point du jour et c’est à peine s’il vous reste quelques heures pour vous reposer… Veuillez donc me permettre de vous reconduire jusqu’à votre hôtel.

— Merci, capitaine ; l’hôtel est à dix minutes de chemin d’ici, la lune resplendit à faire honte au soleil, et vous devez, m’avez-vous dit, passer la nuit sur pied… J’irai seul.

— Du tout ! du tout ! s’écria Bravaduria, je tiens à jouir jusqu’au dernier moment de l’honneur de votre compagnie.

— Mais, capitaine…

— Je n’écoute rien, venez.

Je n’insistai plus, et nous sortîmes tous les deux, les derniers, du club de la jeunesse dorée de Mexico.

— Savez-vous bien, don Pablo, me dit Bravaduria lorsque nous fûmes à moitié chemin, que je n’ai réellement point de chance !

— Pourquoi donc cela, capitaine ?

— Mais parce que vous êtes le seul honnête et galant caballero que j’ai rencontré jusqu’à ce jour, et que je fais justement votre connaissance la veille de votre départ… Mais, à propos de départ, le vôtre pour Vera-Cruz est-il bien urgent ?

— Très-urgent.

— Là, tout à fait urgent ?

— Oui, tout à fait.

— Ainsi vous ne pourriez le remettre d’une huitaine.

— Non, capitaine, cela me serait impossible, lui répondis-je assez étonné de son insistance à vouloir me retenir à Mexico.

— Si je me permets de vous adresser toutes ces questions, reprit Bravaduria, c’est que j’ai entendu dire que la route de Mexico à Vera-Cruz est assez dangereuse en ce moment.

— Par quel motif ?

— Elle est exploitée par un cuadrilla ou bande de voleurs, qui pille toutes les diligences et met les cavaliers à contribution.

— Eh bien ! peu m’importe : on me volera.

— Oh ! si vous êtes plein de résignation, mon conseil vous devient inutile, me dit-il en riant.

En cet endroit de notre conservation, nous arrivions au coin de la calle del Coliseo, située à deux ou trois minutes à peine de l’impasse ou callejon de Dolores.

— Capitaine Bravaduria, lui dis-je en lui tendant la main, mille remercîments pour votre toute gracieuse conduite ; me voici arrivé à l’hôtel, et je ne voudrais pas vous déranger plus longtemps de vos affaires.

— Laissez-moi vous accompagner jusqu’à votre porte, me dit Bravaduria en regardant autour de lui avec autant d’attention que d’étonnement.

— Inutile, je vous le répète, de perdre ainsi votre temps pour moi… Mais que regardez-vous donc, capitaine ?

— Moi ?… rien. À revoir, don Pablo, recevez de nouveau l’assurance de toute ma gratitude et de toute mon amitié.

Bravaduria me serra la main à plusieurs reprises, puis s’en alla à petits pas, tout en sifflant un air de fandago. Je venais de tourner à peine l’angle de la rue du Coliseo, et déjà j’apercevais la façade de l’hôtel des Diligences, quand une dizaine d’individus sortirent d’un zagal[7] et m’entourèrent brusquement.

— Un seul mot, et vous êtes mort, me dit l’un d’eux en m’appuyant la pointe de son couteau sur la poitrine. J’étais si loin de m’attendre à une pareille attaque, quoique beaucoup d’événements semblables aient lieu chaque jour dans les rues de Mexico, que je restai sans parole et sans mouvement : le Cid fut vengé. — Votre argent, me demanda de nouveau le même homme qui déjà m’avait ordonné de garder le silence.

Cette interpellation me fut faite d’un ton tellement impérieux, que je jugeai inutile d’y répondre par des paroles : il ne me restait qu’à obéir. Je maudis alors Bravaduria, en songeant que, grâce à son aimable rencontre, je me trouvais dans l’impossibilité de satisfaire mes voleurs : j’eusse emprunté, en ce moment, de l’argent à deux cents pour cent d’intérêts et à un quart-d’heure d’échéance. Je ne savais trop comment sortir de cette position critique, et je voyais approcher avec un effroi bien naturel le moment des explications, lorsqu’une intervention, à laquelle j’étais loin de m’attendre, vint me tirer fort heureusement d’embarras. — A tras, canallas (arrière, canailles) ! s’écria d’une voix vibrante un jeune homme qui se précipita le sabre à la main au milieu de mes agresseurs. Ces derniers, à l’aspect de l’étranger, montrèrent plus de soumission que de peur ; ils s’éloignèrent de moi, il est vrai, mais sans précipitation et comme à regret.

— À présent, coquins, rentrez chez vous et laissez passer ce caballero eu paix, reprit l’étranger de sa même voix vibrante et de commandement, qui me parut celle d’un héros, — par mon âme ! je tuerai comme un chien le premier d’entre vous qui osera le regarder en face.

Mes voleurs, dont je craignis un instant que cette apostrophe plus héroïque que prudente n’enflammât la colère, se retirèrent aussitôt, et je me trouvai seul avec mon libérateur.

— Eh bien ! don Pablo, me dit-il en riant, avais-je tort de vouloir vous accompagner jusqu’à la porte de votre hôtel ?

— Tiens, c’est vous, capitaine ! m’écriai-je tout ahuri en reconnaissant Bravaduria.

— Oui, cher ami, moi-même, qui après avoir démenti, au sujet de la señora Moratin, le proverbe : « Malheureux au jeu, heureux en amour, » suis venu en confirmer un autre par votre entremise : « Qu’un bienfait n’est jamais perdu ; » mais à présent que rien ne me retient plus, bon voyage et mille nouveaux remercîments.

— Capitaine, un seul mot : quels étaient donc ces voleurs dont vous m’avez débarrassé si à propos ?

— Ce n’étaient point des voleurs, don Pablo !

— Vous plaisantez !

— Nullement, ces gens étaient de courtois caballeros que les habitués du cercle que nous venons de quitter vous avaient probablement envoyés en députation pour vous complimenter sur votre bonheur de ce soir au jeu ! me répondit-il en souriant d’un air narquois et ironique, Puis, après m’avoir fait cette réponse, Bravaduria s’en alla fort tranquillement, et tout en continuant de siffler son fandango interrompu. Quant à moi, en deux bonds je fus à la porte de l’hôtel, dont je franchis le seuil avec un plaisir que le Cid n’aurait pu comprendre.

Cette dernière soirée que je passais à Mexico, soirée déjà si bien, ou pour mieux dire, trop bien remplie d’aventures, devait cependant me présenter encore un incident nouveau et imprévu. Lorsque j’entrai dans la salle commune de l’hôtel, une exclamation universelle salua mon arrivée. Le voici ! s’écria-t-on de tous côtés.

Le propriétaire de l’hôtel, un Français de ma connaissance, accourut aussitôt à ma rencontre.

— Eh ! arrivez donc, señor ! me dit-il en espagnol.

— Qu’y a-t-il ?

— Est-ce vrai que vous ne deviez point coucher cette nuit ici ?

— Pas le moins du monde : je suis en retard, mais voilà tout.

— Et vous comptez toujours partir demain matin ?

— Certes : mais à quoi bon, je vous prie, toutes ces questions ?

— Ah ! voilà… c’est qu’il est venu, il y a une demi-heure, un jeune homme de votre connaissance, du moins à ce qu’il prétend, qui voulait à toute force emporter votre sac de nuit, dont vous aviez, a-t-il assuré, besoin pour ce soir même. Inutile d’ajouter que nous nous sommes opposés à ses prétentions… votre présence ne peut manquer de terminer cette discussion, voilà pourquoi j’attendais votre retour avec tant d’impatience.

— Où est donc ce jeune homme ? demandai-je très-étonné.

— Tenez, là, dans ce coin, derrière le comptoir où il semble chercher la solitude et l’ombre, me répondit à haute voix, et toujours en espagnol, l’hôtelier.

Je me retournai aussitôt du côté que l’on me désignait, et j’aperçus Salazar. Le petit officier se voyant découvert paya bravement de sa personne et ne perdit point contenance. Il s’avança joyeusement vers moi, le sourire sur les lèvres : — Parbleu, oui, c’est bien votre cher Salazar lui-même, excellent ami, me dit-il ; puis il ajouta en toisant le maître de l’hôtel d’un air de profond mépris : — Croiriez-vous, Pablo, que cet homme a osé douter de ma parole, un peu plus, Dieu me damne ! et il m’accusait de vouloir voler votre valise !

Cette impudence, je le confesse, me causa une telle admiration que je restai sans répondre.

— Eh bien ! me demanda mon hôte que mon silence inquiétait, car il commençait à craindre d’avoir commis une fâcheuse méprise.

— Eh bien ? répondis-je, je n’avais nullement chargé le seigneur Salazar, ici présent, de venir chercher ma valise, et je ne comprends rien à son excès de complaisance.

Ma déclaration, prévue par tous ceux qui assistaient à cette scène, n’en produisit pas moins son effet : vingt voix s’élevèrent contre Salazar, mais le vaillant officier ne sourcilla point.

— Seigneur don Pablo, me dit-il avec dignité et d’une voix mélancolique, j’avais jusqu’à ce jour considéré l’amitié non comme un vain mot, mais comme un fait réel : votre étrange conduite à mon égard me fait perdre cette belle illusion… que Dieu vous pardonne d’avoir le premier porté atteinte à la candeur de mon âme… quant à moi, si je vous renie pour ami, je ne vous en pardonne pas moins comme chrétien.

Salazar, vivement affecté, porta son mouchoir sur ses yeux et se dirigea vers la porte de sortie ; je l’arrêtai aussitôt en lui saisissant le bras : — Pardon, cher ami, lui dis-je en prenant le foulard dont il se couvrait le visage : voici un foulard des Indes que l’on m’a donné hier en souvenir, et que je croyais avoir perdu ce soir, dans le club de la jeunesse dorée de Mexico. Recevez mes remercîments pour me l’avoir rapporté à l’hôtel. En parlant ainsi je remis le foulard dans la poche de côté de mon doliman.

Salazar, qui, jusqu’à ce moment avait supporté si stoïquement le malheureux épisode de la valise, ne put cacher la colère que lui causa l’incident du foulard : — Don Pablo, don Pablo, s’écria-t-il les yeux brillants de colère, votre cœur d’étranger, de Français est donc insensible à tout beau sentiment !… La délicatesse ne s’explique point, elle s’apprécie ; tant pis pour vous si votre brutalité me force à des explications… ma justification fera votre honte. Non, ami ingrat, vous ne m’aviez point chargé de venir chercher votre valise, mais vous m’aviez avoué que cette valise renfermait votre argent de route, et je craignais, dans ma sollicitude pour vous, qu’elle ne s’égarât à l’hôtel. Non, vous ne m’aviez point donné ce foulard des Indes ; mais je savais que vous deviez partir demain pour un long voyage, et, quoique mon cœur fût affecté de la froideur de vos adieux, je tenais cependant à conserver un souvenir de vous… voilà pourquoi j’avais pris votre foulard… À présent, adieu pour toujours.

Salazar, après avoir fourni ces victorieuses explications, se dirigea de nouveau, mais cette fois d’un pas triomphant, vers la porte de sortie ; arrivé sur le seuil, il sembla hésiter, puis, se tournant de mon côté, le visage inondé de larmes : — Cher don Pablo, ami de mon cœur, s’écria-t-il en se précipitant vers moi les bras ouverts, le courage me manque quand je songe que je ne vous reverrai peut-être plus jamais… non, nous ne pouvons nous séparer ainsi avec la haine au cœur… vous m’avez méconnu, cruellement méconnu… mais j’oublie tout en ce moment solennel… Adieu, adieu, don Pablo !

Quoique cette comédie, essentiellement mexicaine, commençât à m’ennuyer, je n’en rendis pas moins à Salazar son chaleureux abrazo : c’était le meilleur moyen de me débarrasser de lui. En effet, mon petit officier s’en alla aussitôt après, sans ajouter une seule parole, et comme abîmé dans sa douleur.

Minuit sonnait au couvent voisin, je n’avais donc plus que quatre heures devant moi jusqu’au départ de la diligence ; aussi me fis-je indiquer, sans perdre de temps, la chambre qui m’était destinée, mes émotions de la soirée me rendant le repos nécessaire. Quelque précipitation que je misse à me déshabiller, je n’en remarquai pas moins, en retirant mon doliman, que les poches en étaient parfaitement plates. Mon beau foulard des Indes ne s’y trouvait plus : cette disparition m’expliqua le sentimental retour de mon cher Salazar, ainsi que son chaleureux abrazo ; et je m’endormis en rêvant que ce modèle des amis me ferait pendre pour hériter de mon chapeau.

II

À quatre heures du matin, l’on vint me réveiller en m’annonçant que la diligence allait partir. Je m’habillai à la hâte, et, mon sac de nuit sous le bras, je descendis dans la cour. Il était temps, on commençait l’appel des voyageurs.

— Don Esteban Camote, cria l’employé des diligences.

— C’est moi, l’ami, répondit un ranchero, ou habitant et fermier de l’intérieur des terres, qui s’avança en boitant et avec précaution comme s’il souffrait d’une blessure récente.

— Dépêchez-vous ! doña Lucinda Flores !

— Ah ! Jésus ! et Amador qui n’est pas venu… et Amador qui ne m’a pas fait ses adieux… ne pourrait-on pas, conducteur, retarder le départ de la diligence… d’une heure seulement.

— Restez si bon vous semble, dit assez brusquement l’employé, que m’importe à moi votre señor Amador !

— Peut-on parler aussi brutalement à une femme ! s’écria doña Lucinda Flores. Voyons, ne vous impatientez pas… je monte… Ah ! si Amador était ici, vous seriez certes plus courtois.

Doña Lucinda Flores, qui était affreusement laide et d’un âge fort respectable, autant que j’en pus juger à la faible clarté projetée par une mince chandelle que l’employé tenait à la main, et qui éclairait assez imparfaitement cette scène de départ, fit gémir sous son poids la banquette de la diligence lorsqu’elle se décida à s’asseoir.

— Le sénateur don Andres Moratin et son épouse, reprit l’employé, mais cette fois d’une voix moins impérieuse.

Je tressaillis : mes aventures de la veille, le pari du capitaine Bravaduria, et la conversation qui avait eu lieu au club de la jeunesse dorée de Mexico sur le compte de la señora Jesusita Moratin, me revinrent naturellement à l’esprit, et j’étais encore sous l’empire de l’étonnement que me causait cette rencontre si inattendue, du sénateur Tabasco et de sa femme, lorsque l’homme chargé d’appeler les voyageurs cria d’une voix retentissante : — Don Pablo Douplaicicé… don Pablo Douplaicicé. Ce nom pouvant passer à la rigueur pour le mien, je m’élançai à ma place, et la diligence partit aussitôt emportée par le rapide galop de six chevaux à peu près indomptés.

Les diligences qui desservent la route de la Vera-Cruz à Mexico sortent des ateliers des États-Unis, et contiennent neuf voyageurs : d’une construction légère et solide tout à la fois, elles sont attelées de quatre à six chevaux selon les difficultés que présente le terrain, et conduites par des Américains du nord. Dire la brutale imprudence de ces cochers serait dépasser les bornes du croyable : ne tournant jamais un obstacle et le franchissant toujours, ils ne tiennent aucun compte des tristes accidents passés, et se font un jeu de la sécurité des voyageurs : les chevaux, quel que soit l’état du chemin, sont toujours lancés à fond de train : du reste, si les Américains du nord sont imprudents, les Mexicains, par une triste compensation, trouvent encore moyen de les surpasser, grâce à une témérité qui atteint presque les limites de la folie. Le cocher Yankee, chargé ordinairement de conduire la diligence, étant malade lors de notre départ, avait été remplacé par un Poblano ou habitant de la ville de Puebla, qui, dès notre sortie du callejon de Dolores, ne manqua pas, ainsi que je m’y attendais bien, de confirmer cette remarque par la vitesse furieuse qu’il communiqua à son attelage. Aussi, une heure après notre départ de Mexico, nous trouvions-nous déjà à plus de cinq lieues de cette capitale. Mon premier soin, lorsque le jour pénétra à travers les stores de la diligence, fut, comme on doit le penser, d’examiner à la dérobée la señora Jesusita Moratin. Un seul coup d’œil me suffit pour me ranger complètement de l’opinion de mon fidèle ami Salazar et de ses dignes acolytes du cercle de la jeunesse dorée de Mexico, c’est-à-dire que la señora Moratin était la plus belle et la plus jolie femme de Mexico, et qu’elle en semblait la plus sage. Le capitaine Bravaduria, avec son pari qui devait se terminer en quarante-huit heures, me parut, après mon examen de cette adorable señora, un abominable présomptueux. Don Andres Moratin, le sénateur de Tabasco, pouvait avoir trente-cinq à quarante ans ; maigre, jaune, chétif, ayant d’étroites épaules et le dos légèrement voûté, il représentait assez bien le type du Mexicain sédentaire. Du reste le respectable législateur avait un air de gravité fort imposant, et semblait parfaitement convaincu de son propre mérite. La vue du mari servait à faire briller d’un éclat plus vif la vertu de la séduisante Jesusita. Quant à la tendre Lucinda Flores, à qui l’absence de l’ingrat Amador avait permis de montrer, lors du départ de la diligence, toute la sensibilité de son cœur, elle me parut plus affreuse encore au grand jour qu’à la lumière. Néanmoins doña Lucinda Flores était habillée ou pour mieux dire costumée avec toute la prétention possible, et son corps énorme ressemblait, par suite d’un malheureux et inintelligent emprunt fait aux modes d’Europe, à un ballot de rubans renversé : par la raison que doña Lucinda était luxueusement vêtue, doña Jesusita Moratin portait un négligé d’une extrême simplicité. Le quatrième voyageur, le ranchero blessé, que l’on avait appelé le premier sous le nom d’Esteban Camote, n’attira point mon attention. Le digne habitant de l’intérieur des terres, depuis notre départ de Mexico, en était à sa dixième cigarette : il semblait, placé à côté du sénateur, parfaitement à son aise et ne s’occupait en rien des voyageurs. Le type du ranchero mexicain tient beaucoup de celui du Mohican : toujours digne et impassible, rien ne l’étonne ni ne l’émeut ; seulement le ranchero l’emporte sur le Mohican en ce que sa gravité n’est point imperturbable dans le plaisir, et que, grâce au sang andalou que lui ont légué ses ancêtres, il apporte sa quote-part de malice et de gaité dans les fêtes auxquelles on le convie. En un mot, un sang croisé de Gascon et d’Indien donnerait un ranchero.

Le soleil, qui anime la nature, fait ordinairement, en diligence, naître les conversations : ce fut cette fois la señora Lucinda Flores qui prit l’initiative.

— Monsieur est sénateur ? demanda-t-elle à don Andres Moratin.

— Oui, madame, répondit celui-ci avec orgueil, sénateur mexicain, c’est-à-dire représentant du peuple le plus libre et le plus magnanime du monde entier.

— Ah ! monsieur, personne ne conteste votre mérite et les services que rend la Chambre… Cependant, il est une loi dont vous avez toujours oublié de vous occuper.

— Quelle loi, madame ?

— Une loi pour détruire les voleurs qui infestent les grandes routes. Savez-vous bien, seigneur sénateur, que les deux dernières diligences ont été pillées ?

— Señora, j’excuse votre ignorance, répondit majestueusement le sénateur, mais sachez que nous avons déjà défendu le vol.

— C’est possible, señor, mais vous avez oublié de défendre ceux que l’on vole… et l’on vole tous les jours.

— Madame, répondit don Andres en me regardant, vous ne devriez point dire de pareilles choses devant monsieur, qui est un étranger. C’est lui donner une triste idée de notre belle patrie, la patrie des grandes choses et de la liberté.

— Mais du tout, seigneur Moratin, dis-je au sénateur, il y a des voleurs partout, même chez les peuples les plus civilisés… et cela ne rejaillit en rien sur l’honneur d’une nation.

— Ce que vous dites là, caballero, est fort sensé, répondit Moratin, en me saluant ; du reste, vous devez savoir que l’Europe elle-même est loin d’être aussi avancée que le Mexique en civilisation. Puis-je vous demander à quelle nation vous appartenez ?

— Je suis Français.

— Ah ! vous êtes Français. — Eh bien, avouez, caballero, que votre patrie était aussi peuplée de voleurs que peut l’être actuellement le Mexique, lors de l’avènement au trône de votre roi le grand Frédéric.

— Le grand Frédéric ? répétais-je tout étonné.

— Oui, le grand Frédéric, reprit imperturbablement le sénateur de Tabasco, puis il ajouta en souriant avec bonhomie et finesse : Vous semblez tout étonné, señor, de ce qu’un Mexicain connaisse votre histoire.

Je m’inclinai avec déférence, et le plus bas qu’il me fut possible.

— Et que pensez-vous de votre roi Henri VIII, cet hérétique odieux, ce bigame effronté, que notre Très-Saint Père excommunia, puis fit mettre en prison ? Cherchez dans toute notre histoire, et vous ne trouverez pas, je vous le jure, une pareille monstruosité.

Le grand Frédéric avait déjà porté atteinte à mon sérieux, Henri VIII me le fit perdre tout à fait, et je fus obligé de mettre la tête à la portière.

— Que regardez-vous, señor ? me demanda doña Lucinda Flores d’une voix émue.

— Rien, señora ; je prends l’air.

— Ah ! vous m’avez fait peur ! je croyais que nous étions attaqués.

— Et quand cela arriverait, señora, répondis-je en faisant résonner dans ma poche une trentaine de piastres, en petite monnaie, que l’on m’avait conseillé de garder sur moi, afin de pouvoir, en cas d’attaque, offrir mon humble contingent aux voleurs et ne point encourir leur colère ; au total, il n’y aurait là rien de bien terrible ; c’est une halte à faire, quelques cris sauvages à entendre et quelques piastres à sacrifier.

— Oui, pour vous qui êtes un homme, mais pour moi…

Doña Lucinda Flores sembla hésiter.

— Eh bien ! pour vous, madame, quel autre danger peut-il exister ? demandai-je avec beaucoup de naïveté.

— Je suis femme, señor, répondit la timide Lucinda en baissant modestement les yeux et en essayant de rougir.

— Mais il y a donc réellement du danger ? demanda d’une voix douce et fraîche doña Jesusita Moratin, qui ne s’était point jusqu’alors mêlée à la conversation.

— Ah ! madame, ces brigands sont si entreprenants ! s’écria Lucinda ; puis après un moment de silence, la grosse femme ajouta avec un soupir :

— J’ai cependant déjà parcouru vingt fois cette route sans avoir jamais été attaquée.

— Ma foi ! si j’y avais songé plus tôt, dit à son tour le sénateur, j’aurais demandé une escorte de dragons… Vous ne pouvez vous figurer, monsieur, ajouta le seigneur Moratin en m’adressant directement la parole, quelles excellentes troupes nous avons au Mexique : quant à nos officiers, il est inutile d’en parler, leur réputation admirable dépasse tous les éloges… Il y a tel capitaine de notre armée qui vaut à lui seul le célèbre empereur romain, le grand Alexandre et son illustre lieutenant don Julio César…

— Vous me citez là d’illustres conquérants ! seigneur Moratin.

— Je le sais, señor, d’illustres conquérants et d’intrépides soldats qui ne craignaient ni boulet ni mitraille. Eh bien, il y a deux mille officiers subalternes, dans notre armée, qui les égalent en valeur… Tenez, je veux vous raconter un fait comme preuve de ce que j’avance. Il y a à peu près un an qu’un grito[8] éclata à Tabasco : les insurgés fédéraux se rendirent maîtres d’une partie de la ville, et occupèrent plusieurs couvents. Le gouvernement envoya aussitôt, pour les réduire, un détachement de 80 dragons commandés par un capitaine. Le jour même de son arrivée, cet officier reprit aux insurgés les couvents dont ils s’étaient emparés ; puis, la nuit venue, il bivouaqua tranquillement au beau milieu de la ville. Le lendemain, dès le lever du soleil, l’intrépide capitaine fit ranger ses troupes en bataille, et se dirigea vers la plaza. Or la Plaza était tout bonnement occupée par 200 insurgés, qui, disséminés et abrités dans les maisons, dont ils avaient percé les murailles, faisaient feu de quatre côtés à la fois. De plus, à chacun des quatre angles de la Plaza, il y avait une formidable barricade. Je puis d’autant mieux vous raconter tous ces détails, que je demeurais moi-même sur le lieu du combat et que j’ai assisté à toute cette affaire. Arrivé à vingt pas de la première barricade, le capitaine qui marchait en avant de sa troupe, le cigare à la bouche et le sabre dans le fourreau, s’arrêta, puis s’adressant aux insurgés : Holà ! canallas, leur cria-t-il, retirez-vous ou je vous fais fusiller.

Pour toute réponse, les fédéraux firent sur lui une décharge.

— Maladroits, dit tranquillement l’officier en secouant la cendre de son cigare, et d’un pas toujours aussi tranquille, sans sortir son sabre de son fourreau, il franchit la barricade et chassa ceux qui l’occupaient à grands coups de canne. Les quatre-vingts dragons applaudirent à outrance l’exploit de leur chef, et, voyant qu’il pouvait se passer de leur concours, restèrent immobiles, au port d’armes, afin de ne pas envenimer davantage les affaires. Le capitaine, sans s’inquiéter s’il était suivi, se dirigea vers la seconde barricade et refit sa sommation. Une nouvelle décharge y répondit. Cinq minutes après, on vit les assiégés qui fuyaient dans toutes les directions, tandis que le capitaine apparaissait sur le sommet de la barricade ; il fumait toujours son cigare et son sabre reposait dans le fourreau, seulement sa canne était cassée. — Diable, dit-il en en considérant les débris avec peine, voilà une révolte qui me coûte cher et une perte qui demande vengeance. Dégainant alors, il se précipita furieux sur la troisième barricade ; ses défenseurs l’avaient déjà abandonnée, et le capitaine, pour s’en rendre maître, n’eut que la peine de fendre le crâne à un traînard. Dès ce moment la révolte fut domptée, d’autant plus que les dragons, électrisés par l’exemple de leur chef, s’élancèrent à corps perdu sur les fuyards, dont ils tuèrent une trentaine. Voilà, seigneur étranger, un fait dont j’ai été témoin et qui vous prouve de combien nos troupes sont supérieures à celles de l’Europe, et même du monde entier.

J’étais trop familiarisé avec l’exagération mexicaine, pour que le récit de don Andres Moratin me causât la moindre surprise, aussi me contentai-je de répondre simplement :

— En effet, seigneur, cet exploit est admirable !… Et cet officier vit-il encore ?

— Certainement, señor, me répondit don Andres. C’est un fort élégant caballero, beau joueur, écuyer admirable, et excellent musicien : on le nomme Bravaduria.

— Bravaduria ! répétai-je tout étonné.

— Est-ce que vous le connaissez ? me demanda le sénateur.

— Mais… nous nous sommes rendu mutuellement quelques services.

La señora Moratin, qui semblait assoupie, ouvrit ses grands beaux yeux et me regarda avec attention.

— Toutes les femmes en raffolent, reprit le sénateur de Tabasco, excepté toutefois la señora Moratin, que j’ai toujours trouvée d’une partialité incroyable à son égard, probablement parce qu’il aura oublié de lui faire sa cour.

À cette réponse qui sentait le mari d’une lieue, doña Jesusita haussa imperceptiblement les épaules et retomba endormie.

La conversation s’arrêta alors ; la femme du sénateur, ainsi que je viens de le dire, semblait dormir, son mari suivit bientôt son exemple ; le ranchero Camote allumait toujours une nouvelle cigarette et doña Lucinda Flores, les yeux levés vers le ciel, paraissait absorbée par de graves pensées et souriait aux nuages ; quant à moi, je réfléchissais aux événements qui m’étaient survenus si à propos depuis la veille pour donner de l’intérêt aux derniers moments que je devais passer au Mexique, je m’étonnais de ce curieux hasard qui me faisait me trouver avec doña Jesusita Moratin, dont le mari était justement un admirateur de, Bravaduria. Laissant peu à peu l’imagination l’emporter sur le souvenir, et la fiction sur la réalité ; j’arrivai, sans m’en douter, à composer dans mon esprit, avec tous ces événements et ces rapprochements divers, un petit roman fort bien intrigué. Au moment où je cherchais, en poursuivant ce travail, un prétexte plausible pour bien motiver la vertu de l’aimable Jesusita, dont le maître et seigneur, soit dit en passant, ronflait à deux pas de moi d’une abominable façon, une exclamation poussée à mon côté me rappela à ma position présente.

— Mon Dieu, que je voudrais connaître ce Bravaduria ! s’écriait doña Flores, que, n’eût été son extrême laideur, j’eusse comparée, en cet instant, à sainte Thérèse en extase.

Vers onze heures, la diligence s’arrêta à Rio Frio. Rio Frio, avec ses sombres forêts de sapins, sa végétation riche, mais d’une couleur froide et criarde, et surtout sa température marquant parfois un et deux degrés au-dessous de zéro, ressemble à un village suisse encaissé en pleines terres tropicales. La ferme ou rancho dans laquelle nous entrâmes pour déjeuner rappelait également, par sa construction, les pittoresques chalets de l’Helvétie.

À notre grand étonnement, nous vîmes debout autour d’une table assez bien dressée une dizaine de voyageurs qui semblaient contempler avec envie et désespoir les plats servis devant eux. La plupart de ces voyageurs étaient fort pâles de visage, et très-débraillés dans leurs habillements. Le sénateur Moratin, préférant sans doute l’action à l’observation, fit asseoir sa femme près de lui, puis, apostrophant le domestique chargé du service, se mit à déjeuner du meilleur appétit du monde, et sans dire un mot. Doña Lucinda Flores, fascinée par la gracieuse image que lui représentait un vieux morceau de glace suspendu au mur de la chambre, se souriait à elle-même avec une grande complaisance, et tâchait de mettre un peu d’ordre dans ses rubans. Quant à l’estimable et silencieux Camole, dédaignant un déjeuner régulièrement servi, il s’était assis dans un des coins de la salle et mangeait un plat de frijoles, ou haricots rouges, placé devant lui sur un petit banc de bois : après chaque bouchée le digne ranchero humait une bouffée de sa cigarette. Les voyageurs déjà présents et qui, lors de notre entrée dans le rancho, m’avaient paru nous implorer du regard, restaient toujours immobiles autour de la table.

— Pourquoi donc, señor, ne déjeunez-vous point ? demandai-je à celui qui se trouvait le plus près de moi ; il y a dix places vides et dix couverts prêts qui vous attendent.

— Nous ne déjeunons point, señor, parce que nous n’avons point d’argent, me répondit le voyageur.

— Comment, vous n’avez point d’argent ! m’écriai-je avec étonnement.

— Non, señor, à nous tous nous ne pourrions pas réunir un réal. Nous avons été dévalisés par une cuadrilla de voleurs, à environ deux lieues d’ici, il y a de cela à peine une heure.

À cette réponse, faite à haute et intelligible voix, en forme d’appel à notre générosité, le sénateur Moratin releva la tête.

— Ce que vous racontez là, señores, m’étonne beaucoup, dit-il, car j’ai voté, il y a tout au plus quinze jours, en ma qualité de sénateur, pour la suppression des vols de grande route.

Le seigneur Moratin, après avoir fait cette réponse, reprit avec ardeur son déjeuner interrompu.

J’avais emporté avec moi, je l’ai déjà dit, une trentaine de piastres pour mes dépenses de route : j’hésitais donc si j’inviterais ces dix voyageurs à déjeuner, ce qui m’eût enlevé d’un seul coup le tiers de mon capital, lorsque le calme et silencieux Camote, repoussant son plat de frijoles loin de lui, se leva, et prit pour la première fois la parole.

— Holà ! huesped, s’écria-t-il en s’adressant à l’hôtelier, venez ici et arrangeons ensemble cette affaire. Que les voleurs pillent les diligences, rien de mieux, car chacun doit exercer un métier pour vivre, mais il ne s’ensuit pas de là qu’il faille laisser des voyageurs souffrir la faim. Combien vaut un déjeuner à table.

— Une piastre par tête, répondit l’hôtelier.

— Voici deux onces d’or[9], reprit le magnanime Camote, vous voyez que je puis vous payer, n’est-ce pas ?

— Si señor, dit l’hôtelier.

— Eh bien, cher ami, allez me chercher un jeu de cartes, et nous allons jouer ces dix déjeuners au premier caballo sortant.

— Ma foi, pourquoi pas ! répondit celui-ci, qui avant d’être hôtelier était Mexicain.

Les voyageurs, après avoir chaleureusement remercié Camote de sa généreuse intervention, s’assirent à table et se hâtèrent de rattraper le temps perdu.

Une minute plus tard, Camote jetait un réal sur son banc et disait à l’hôtelier :

— Cher ami et caballero, j’ai gagné les déjeuners de ces messieurs ; voici pour mon plat de frijoles. Soyez donc assez bon pour me donner une cigarette.

En ce moment, un bruit de cliquetis de sabres et de chevaux au galop se fit entendre sur la route. Les regards se portèrent du côté d’où venait ce bruit, et nous aperçûmes un alferez, ou sous-lieutenant de dragons, suivi par six soldats, qui se dirigeaient vers le rancho où nous nous trouvions.

— Dieu soit loué, s’écria le sénateur Moratin en se levant de table pour se rendre à la rencontre de l’officier, qui venait de descendre de cheval, nous n’avons plus rien à craindre des voleurs. Un lieutenant et six soldats mexicains peuvent braver cent brigands.

Le lieutenant de dragons, après avoir répondu assez lestement aux politesses du sénateur, s’avança vers les voyageurs.

— Eh bien, señores, leur dit-il, vous voici sains et saufs à Rio Frio. Le reste du voyage, c’est-à-dire le parcours d’ici à Mexico, n’offre plus guère de dangers. Vous devez être contents !

— Contents ? répéta un des voyageurs d’une voix furieuse. Et de quoi, donc ? d’avoir été dévalisés il y a une heure ?

— Comment ! vous avez été volés ? s’écria l’officier.

— Parbleu ! vous devez le savoir mieux qu’un autre, reprit le voyageur, puisqu’on moment où les voleurs nous ont attaqués vous avez pris la fuite.

— J’ai pris la fuite, moi, señor ? s’écria l’officier hors de lui et portant la main à la garde de son sabre, j’ai pris la fuite… moi, moi officier mexicain !… Pardieu ! répétez-moi donc cela en face, et je vous cloue à votre place d’un coup de sabre à travers le corps.

— Bah ! dit le voyageur, qui était un Américain du nord, aux formes athlétiques, vous ne clouerez rien du tout, et je répéterai jusqu’à satiété, si bon me semble, que vous vous êtes conduit comme un poltron.

— Il ne te reste plus qu’à prier, puis à mourir ! s’écria l’officier en dégainant son sabre et en se précipitant vers l’Américain.

Le grand Yankee, nullement intimidé par cette brusque attaque, se leva d’un bond et saisit sur la table, de sa main gauche, une lourde bouteille, et de sa droite, un long couteau à découper.

— Tiens, voilà que vous devenez brave à présent ! dit-il avec sang-froid en faisant un pas pour se rapprocher de son adversaire. Eh bien ! vrai ! je ne me serais pas attendu à cela de votre part ! Voyons, que clouez-vous ?

— Cet homme est fou et ne mérite pas qu’on s’occupe de lui, murmura l’officier en remettant son sabre dans le fourreau,

— Bien, très-bien ! seigneur alferez ! s’écria le sénateur Moratin, qui pendant cette scène de violence était resté sur sa chaise. Votre conduite est digne d’un officier mexicain. Brave et patient, c’est très-bien.

Le lieutenant regarda un moment le sénateur ; mais s’apercevant que celui-ci parlait sérieusement, il lui répondit avec une noble simplicité : Cet homme est étranger, il foule le sol de notre glorieuse patrie, et je ne dois voir en lui qu’un voyageur confié à mon hospitalité.

— Voilà qui est parler en vrai Mexicain, dit le sénateur Moratin ; mais je vous prie, seigneur alferez, racontez-moi donc comment tout cela s’est passé.

— Je vais vous le dire, moi ! s’écria le Yankee, qui conservait toujours dans ses mains sa bouteille et son couteau. À environ une lieue d’ici, dix voleurs se sont précipités sur notre diligence en poussant des cris de démons ; ce lieutenant s’est honteusement sauvé avec ses hommes, et les voleurs, après nous avoir fait descendre de voiture, car nous étions sans armes pour nous défendre, nous ont scrupuleusement visités et dévalisés ensuite avec un calme infini, et qui prouvait combien ils craignaient peu d’être dérangés dans l’exercice de leur industrie.

— Voici le fait, dit à son tour l’officier. À une lieue d’ici, dix voleurs, montés sur d’excellents chevaux, sortent en effet tout à coup de la forêt… Ne pouvant m’imaginer, ce qui dépasse toute croyance, que dix voleurs oseront attaquer six dragons commandés par un officier, je me figure que ces gens-là ne se présentent si hardiment que pour opérer une diversion, et j’ordonne à ma troupe, en vrai tacticien, de se précipiter dans le bois afin de tomber sur le derrière de l’ennemi. Mes soldats m’obéissent avec promptitude et un courage sans pareils… et nous ne recevons pour tous remercîments que des outrages.

— Señor Inglès, dit le sénateur en se retournant vers le Yankee, vos récriminations sont tout à fait injustes. La conduite de ce digne alferez ne prouve qu’une seule chose : c’est que le Mexicain unit au courage du lion la prudence du renard. Cette question de stratégie, que vient de développer si clairement ce brave officier, dénote de sa part une grande connaissance de l’art de la guerre.

— Vous me la donnez belle, avec votre prudence de renard, répondit le Yankee, moins convaincu que jamais de la bravoure de son adversaire. Dites plutôt de celle du lièvre ou du mouton ; puis, sortant de son calme, le Yankee ajouta : — Que vous nous ayez abandonné au moment du danger, il n’y a là rien qui me surprenne… Mais ce que je ne puis comprendre, c’est que vous ayez osé vous représenter devant nous. Voyons, que venez-vous faire ici ? que demandez-vous ?

— Ce que je demande, répondit l’alferez, mais simplement ce qui m’est dû. Les six piastres que vous avez promises à moi et à mes soldats, pour vous servir d’escorte.

— Ah ça ! c’est de l’impudence poussée jusqu’à la folie ! s’écria le Yankee.

— Mais non : ce n’est que de la justice ! Après tout, si vous n’avez plus d’argent, on pourra vous faire crédit.

— Nous faire crédit !… répéta l’Américain stupéfait.

— Pourquoi pas… si vous nous offrez quelque bon gage !

L’alferez, après avoir fait cette réponse, se saisit du beau manteau de caoutchouc appartenant au Yankee, sortit rapidement de la salle à manger ; puis, enfourchant aussitôt son cheval, qui l’attendait tout sellé à la porte, partit au galop, suivi par ses soldats.

Quant à l’Américain du nord, furieux, hors de lui, en proie à un accès de rage impossible à décrire, il se mit à jurer avec une telle énergie, que doña Jesusita se sauva épouvantée. Nous remontâmes aussitôt en voiture.

III

Le même jour, à cinq heures du soir, nous arrivâmes sans accident à la Puebla de los Angeles, où la diligence s’arrêta. Nous devions repartir le lendemain matin à quatre heures. Après une nuit d’un sommeil fort agité, l’on vint m’éveiller. Je montai machinalement dans la diligence ; il faisait un froid piquant ; je m’enveloppai le plus commodément que je pus dans mon zarape, sans m’inquiéter de mes compagnons de voyage, et je repris mon somme interrompu. Lorsque je me réveillai, il faisait grand jour. Je regardai ma montre, elle marquait dix heures.

— Où sommes-nous donc, señor ? demandai-je à Camote qui fumait à mon côté.

— Nous sommes dans le Pinal, à une lieue environ de Huamantla, me répondit-il.

Je mis aussitôt la tête à la portière, ces parages, la première fois que je les avais vus, cinq ans auparavant, m’avaient vivement impressionné. En effet, le Pinal[10] est l’endroit le plus horriblement beau que puisse rêver une imagination exaltée à la manière de Salvator-Rosa. À la droite du voyageur qui vient de Mexico, s’élève une haute montagne, droite, rocailleuse et couverte d’une forêt de sapins archi-centenaires : on dirait une monstrueuse tête de géant à l’épaisse chevelure. Ces sapins que la vieillesse et surtout les orages n’ont pas plus respectés que la hache de l’homme, présentent un désordre inextricable. Les rois d’entre eux, qui ont été frappés dans leur orgueil par la foudre, s’arrêtent de chute en chute, suspendus aux sommets des arbres d’un plan inférieur, et forment des ponts aériens dans l’espace, renouvelant ainsi pour les voyageurs les angoisses de l’épée de Damoclès. La route est bordée du côté opposé par un précipice, au fond duquel on aperçoit, comme une pelouse verte et unie, les cimes d’autres arbres dont les têtes s’élèvent pourtant à cent pieds au-dessus du sol. La couleur du terrain, d’un jaune fauve et dur, fait admirablement ressortir les teintes sombres et chargées d’outremer de la montagne. Le Pinal est, en outre, célèbre dans tout le Mexique par ses voleurs, qui sont très-nombreux et de première qualité ; et puisqu’il est bien convenu que l’on doit être dévalisé pendant le parcours de Mexico à Véra-Cruz ou de Véra-Cruz à Mexico, il vaut beaucoup mieux que ce soit là que partout ailleurs, car le paysage y est digne de la scène. Ce dangereux complément est encore utile, en ce qu’il vous aiguillonne le sang par une crainte perpétuelle et vous fait mieux comprendre et sentir ces sauvages beautés de la nature. La route, qui serait trop rapide et trop glissante pour les voitures, est traversée de dix pas en dix pas par d’énormes sapins entiers, qui forment un gigantesque escalier de plus de trois lieues.

Élevé à plus de cinq mille pieds au-dessus du niveau de la mer, le Pinal, dont la température est presque aussi froide que celle de Rio-Frio, se trouve ordinairement enseveli dans les nuages ; leur brume épaisse, avec laquelle se confondait l’haleine de nos chevaux en sueur, nous cachait une partie de la montagne, et donnait aux lignes brisées des sapins des formes tout à fait fantastiques et bizarres. Il nous semblait à chaque instant voir sortir de cette blanche vapeur des gueules brillantes et homicides de trabucos, ou d’espingoles ; et le bruit des roues de la diligence, broyant le gravier, nous semblait des cris de passe ou de ralliement. Des fragments de rochers de granit et de basalte aux veines rouges se trouvaient épars sur la route, et faisaient bondir la diligence, par saccades, avec d’atroces cahots ; mais personne d’entre nous, excepté toutefois mon voisin Camote, ne songeait à se plaindre. Quant au digne ranchero, que sa blessure à la jambe semblait faire beaucoup souffrir, il exhalait sa douleur en imprécations, tout en continuant de fumer sa cigarette.

— Dieu a donné à l’homme le cheval, et ce sont les hommes qui ont inventé les voitures, disait-il ; cette invention est un sacrilége. Que le diable emporte mon âme, au jour du jugement dernier, si jamais je consens à me laisser enfermer une seconde fois dans les compartiments d’une diligence !… Dieu, que je souffre ! Caramba… cette maudite balle perdue avait bien besoin de venir se loger juste dans ma jambe ?…

— C’est donc d’une balle reçue que vous souffrez, señor ? lui demandai-je.

— Qui est-ce qui vous parle de balle ! me répondit Camote de fort mauvaise humeur.

— Parbleu, vous !

— Moi, allons donc, j’ai reçu un coup de pied de cheval, voilà tout.

— Alors vous avez tort d’accuser les diligences et de tant louer le cheval.

— Vous voyez bien qu’avec ces maudits élancements que me cause ma blessure, je ne sais ce que je dis, et me plains à tort et à travers. C’est d’un coup de corne de taureau que je voulais parler.

— Soit, comme vous voudrez. Seulement je crains bien que vous ne puissiez supporter encore trois jours de diligence,

— Comment, trois jours ! Je serai arrivé, je l’espère bien, avant une demi-heure. Mon village est situé à l’entrée du Pinal, à quelques portées de fusil tout au plus du premier sentier à gauche que nous allons rencontrer.

— Mais ce village dont vous parlez est Huamantla !

— C’est cela même. Je suis de Huamantla.

— Vous ?

— Certes, moi ! répondit Camote avec une certaine emphase.

À cette réponse de Camote, le sénateur don Andres Moratin ouvrit des yeux effrayés, et la señora dona Lucinda Flores s’écria avec un étonnement difficile à rendre.

— Comment, señor, vous qui semblez si indifférent à tout ce qui vous entoure, vous êtes de Huamantla !

Camote, qui jusqu’alors n’avait pas semblé remarquer la volumineuse Lucinda Flores, se contenta de lui faire de la tête un signe affirmatif, et se mit à rouler une nouvelle cigarette.

Ce village de Huamantla, que chacun de nous semblait si bien connaître, jouit en effet d’une très-grande célébrité sur la route de la Vera-Cruz à Mexico, et hâtons-nous d’avouer que cette célébrité n’est nullement usurpée. Huamantla produit à lui seul au moins les neuf dixièmes des voleurs qui pillent les diligences. Le curé, l’alcade, les hommes, et même les enfants au-dessus de quatorze ans de Huamantla, sont tous des voleurs. Doivent-ils cette industrie à leur manière de voir, ou bien plutôt, ce qui me paraît plus probable, à l’excellente position qu’occupe leur village à l’entrée du Pinal ; c’est ce que j’ignore ; toujours est-il que le vol est l’unique commerce, ainsi qu’ils le disent eux-mêmes, auquel ils se livrent ; c’est la seule production de leur terroir.

Après l’aveu de Camote, et surtout dans la position où nous nous trouvions, c’est-à-dire pouvant être attaqués d’un moment à l’autre, l’amitié de l’estimable ranchero n’était pas à dédaigner ; aussi m’empressai-je de renouveler la conversation, afin de tâcher de me concilier ses bonnes grâces.

— Ainsi, vous avez l’honneur d’appartenir à Huamantla, señor ? lui dis-je en le saluant, ses habitants jouissent d’une grande réputation de bravoure.

— Ma foi, ils en sont dignes. Quant à moi, señor, j’habite, il est vrai, Huamantla ; mais ce n’est point mon village natal. Je suis de Léon.

— Ah ! de Léon ! Alors vous êtes en progrès !

— Comment cela ?

— Ne connaissez-vous donc point le célèbre dicton populaire sur la ville de Léon ?

— Certes, répondit Camote :

En la villa de Leon
En cada casa un ladron,
Y el que no lo es
Tiene amistad con ladrones[11].

Mais où diable voyez-vous donc là un progrès ?

— En ce qu’à Huamantla les deux premiers vers du dicton suffisent ; chez vous, ils n’y a point d’oisifs.

— Ah ! ça, c’est vrai ! répondit Camote en souriant. À Léon, on est brave ; mais il y a des paresseux, tandis qu’à Huamantla, il paraît que tout le monde travaille.

Ce naïf il paraît me donna la meilleure opinion de la discrétion de Camote.

— Et pensez-vous, señor, que nous serons attaqués aujourd’hui, lui demandai-je.

— Cela m’étonnerait beaucoup, me dit-il ; c’est justement aujourd’hui la fête du saint patron de notre village, et l’on ne fait rien ce jour-là à Huamantla.

— Béni soit votre saint patron.

Je n’avais plus besoin de Camote, je coupai court égoïstement à la conversation, et j’allumai un cigare.

Dix minutes plus tard, le cri ou glapissement d’un coyote[12] effrayé, sans doute par l’approche de notre diligence, se fit entendre à quelques pas de nous.

Camote releva vivement la tête par un mouvement semblable à celui d’un cheval de cavalerie qui entend résonner la trompette, et prêta une oreille attentive.

— C’est un coyote que nous avons manqué d’écraser, lui dis-je.

Le ranchero me fit de la tête un signe négatif, et sembla redoubler d’attention. Une minute après, Camote rejeta, chose inouïe ! sa cigarette à moitié consumée ; puis, croisant ses bras, se pelotonna sur lui-même, afin de se rendre le plus petit possible.

— Attention, messieurs et mesdames ! dit-il ; nous allons être attaqués.

À peine Camote achevait-il de prononcer ces paroles, qu’une épouvantable vocifération s’éleva jusqu’au ciel.

Quinze cavaliers, la figure barbouillée de suie, et recouverte, par surcroît de précaution, d’une légère cravate noire, sortirent de la montagne boisée qui se trouvait à notre droite, et entourèrent notre diligence.

Ces cavaliers, armés de sabres, de pistolets et de carabines, nous tenaient en joue, et poussaient des cris à faire honte à une bande de Hurons. Cependant la diligence avançait toujours.

— Alto, cochero ! halte, cocher ! s’écria un des cavaliers monté sur un superbe cheval noir, et qui semblait être le chef de la cuadrilla.

Le cocher, à ce qu’il paraît, n’obéit pas assez vite à celle injonction ; car le même cavalier, s’adressant à un des siens placé près de lui :

— Feu sur le cocher ! dit-il.

Une détonation de carabine retentit, et fut presque immédiatement suivie de la chute d’un corps lourd et pesant. La diligence s’arrêta aussitôt. Cette scène s’était passée si rapidement, que je n’avais pas encore eu le temps de réfléchir à la conduite que je devais tenir, lorsque je sentis plusieurs canons de carabines s’appuyer, à travers la portière, sur ma poitrine. Mes compagnons de voyage se trouvaient dans une position tout à fait semblable à la mienne, et, de même que moi, ne songeaient guère, je le crois, à en sortir par une résistance impossible.

Les salteadores[13], voyant à notre contenance extrêmement pacifique que leur opération avait déjà à moitié réussi, ouvrirent les deux portières, toujours avec d’horribles imprécations, et nous invitèrent à descendre. Nous obtempérâmes à cet ordre avec le plus gracieux empressement. L’obéissance devenait notre seule voie de salut.

Ce ne fut qu’après avoir mis pied à terre que je pus saisir l’ensemble de cette scène dans laquelle je me trouvais si malheureusement acteur. Les chevaux de la diligence, dételés comme par enchantement, étaient attachés aux arbres qui bordaient le pied de la montagne. Près des roues de la diligence, un homme se tordait de douleur au milieu d’une mare de sang ; c’était notre cocher. Le sénateur Moratin, la bouche contractée, le teint blême, les yeux vitreux, ressemblait à une statue de la peur ; la charmante señora Jesusita, blanche comme Atala dans le tableau de Girodet, levait au ciel ses beaux yeux pleins de larmes. L’expression de crainte motivée et du vertueux désespoir qui s’y lisait me fit mal à voir.

Doña Lucinda Flores, complètement absorbée par le soin de sa toilette, mettait le plus d’ordre possible dans ses rubans et ne semblait pas effrayée le moins du monde.

Quant aux vertueux Camote, il nageait en plein dans ses eaux, et regardait d’un œil de professeur et de critique tout ce qui se passait.

Les salteadores, après nous avoir fait mettre en rang sur une seule ligne, commencèrent tout de suite leur opération. Deux d’entre eux, se détachant du groupe de la cuadrilla qui nous entourait, s’avancèrent vers nous, le premier son chapeau à la main, le second sa carabine épaulée, armée, prête à faire feu. L’opération du reste était des plus simples. Il s’agissait tout bonnement pour nous de retirer de nos poches l’or, l’argent et les bijoux qui pouvaient s’y trouver, puis de jeter le tout dans le chapeau que présentait, le premier saltéador, sauf, en cas de mauvaise volonté ou de négligence de notre part, à recevoir en pleine poitrine la balle qui se trouvait dans la carabine du second. Le chapeau du voleur s’arrêta tout d’abord avec une certaine complaisance devant le sénateur Moratin, qui y déposa une montre, une chaîne, quelques onces d’or et une poignée de petite monnaie d’argent ; il passa ensuite sans attendre devant la pauvre Jesusita et fit une nouvelle station devant doña Lucinda Flores, qui y mit un assez riche collier et quelques piastres. Me trouvant placé après doña Lucinda, je me hâtai d’offrir ma vieille montre d’argent et mes trente piastres de monnaie ; puis frappant ensuite hardiment sur mes poches, qui ne rendirent qu’un son pauvre et mat, je me retournai, à ma droite, vers Camote, dont le tour était venu de s’exécuter. Camote ne daigna pas s’apercevoir de la carabine tout armée qui le menaçait, mais en compensation la vue du chapeau parut lui causer un profond étonnement.

— Donne ou je tire, lui dit brusquement le saltéador.

— Allons donc, s’écria Camote furieux, est-ce qu’on me vole jamais, moi, compadre[14] ! je suis Camote.

— Que m’importe, répondit le saltéador, que tu sois Camote ; dépêche-toi, ou je fais feu.

— Ah çà, mais vous êtes donc un homme de tierra a dentro[15], qui ne connaissez rien de rien ! Faut-il que je vous répète que je suis Camote, Camote de Huamantla ! Que diable ! cela devrait vous suffire.

— Tu ne veux pas obéir ? reprit le voleur.

— Caramba ! il ne manquerait plus que cela ! Certes non !

— Eh bien, voilà pour toi ! s’écria le saltéador en appuyant brusquement le doigt sur la détente de sa carabine.

Une épouvantable détonation se fit entendre et je me trouvai enveloppé de flamme et de fumée. Étourdi par ce bruit et ce feu, je restai un moment les yeux fermés et ne sachant trop si je ne venais pas de recevoir une balle en pleine poitrine. Quelques secondes après, lorsque je regardai autour de moi, je vis, à mon extrême étonnement, Camote toujours debout à mes côtés, tandis que le saltéador qui avait fait feu gisait à mes pieds, le crâne entr’ouvert et la cervelle à découvert.

L’arme du bandit, chargée outre mesure et peut-être bien aussi de mauvaise qualité, avait tué, en éclatant, le bourreau et respecté la victime. Du moins c’est ce que j’appris en entendant Camote se récrier avec dédain contre les gens qui veulent exercer un métier qui n’est pas le leur.

— Allons, tais-toi ! lui dit le cavalier au cheval noir que j’avais déjà remarqué, et qui était en effet le chef de la cuadrilla : on a eu tort de tirer sur un homme de Huamantla, c’est vrai ; mais, au total, tu n’as pas à te plaindre.

— Tiens, caramba ! vous m’y faites penser, répondit Camote. À propos, savez-vous que je l’ai échappé belle ?

Dominé par l’émotion que cette scène m’avait causée, j’étais resté un moment, je l’ai déjà dit, étranger à ce qui se passait autour de moi. Ma première pensée fut pour doña Jesusita Moratin. J’allais me retourner vers elle, lorsque, sur un signe du chef de la cuadrilla, deux bandits me saisirent par les bras et me jetèrent brusquement à terre.

— Allons, restez tranquillement boca a baso (la bouche en bas), ou je vous plante mon couteau dans le cœur, me dit l’un d’eux à l’oreille.

Persuadé, d’après ce qui venait de se passer, que le voleur le ferait ainsi qu’il le disait, et craignant surtout beaucoup plus un couteau qu’un fusil, dans les mains d’un Mexicain, j’obéis sans murmurer.

L’attaque d’une diligence est, au Mexique, une chose tellement ordinaire, qu’elle est réglée d’avance, et qu’à quelques épisodes près elle a toujours lieu de la même façon. Une attaque se divise généralement en trois actes : le premier se compose de l’arrestation proprement dite de la voiture, le second du dépouillement des voyageurs, et le troisième enfin de l’inventaire des malles et des paquets. Nous en étions donc déjà heureusement au troisième et dernier acte.

La position physique dans laquelle je me trouvais, c’est-à-dire couché à plat sur le ventre, n’était pas très-favorable pour l’observation, d’autant plus qu’un saltéador, assis près de moi, et dont l’unique occupation était de me surveiller, ne cessait de jouer avec les ressorts assez mal entretenus de sa carabine. Néanmoins, je finis par relever peu à peu la tête, en usant toutefois, il faut le dire, d’une extrême circonspection dans mes mouvements. L’horizon que j’obtins ainsi, pour être très-borné, n’en fut pas plus agréable. Il se composait, de face, des deux grosses jambes de doña Lucinda, qui, placée dans la même position que moi, s’attirait de temps à autre des menaces de son gardien lorsqu’elle poussait de touchants soupirs.

— Si vous soufflez toujours aussi bruyamment, je vais loger une balle dans votre affreuse tête ! lui disait assez peu galamment le saltéador chargé de sa garde, qui se tenait à deux pas d’elle.

À gauche, je voyais le sénateur don Andres Moratin ; à sa raideur et à son immobilité l’on eût dit un cadavre.

À droite, Camote, non point couché, mais assis et causant de bonne amitié avec un de nos voleurs. Quant à la pauvre señora Jesusita, il me fut impossible de l’apercevoir.

Après quelques minutes qui, du reste, me parurent fort longues, je commençai à trouver que le troisième acte péchait par sa longueur et sortait des règles de la tradition.

— Caballero, dis-je à mi-voix au saltéador assis près de moi, j’ai conservé quelques excellents cigares de la Havane dans la poche de mon doliman, seriez-vous assez bon pour me permettre de vous en offrir un et d’en fumer un autre en causant avec vous ?

— Soit, me dit le voleur ; levez-vous et fumons. Je me retournai aussitôt avec empressement et m’assis sans me faire prier.

— Choisissez, señor, dis-je au voleur en lui présentant très-poliment mon étui à cigares.

Le saltéador retira, en vrai connaisseur, le meilleur puro de mon étui, puis, après l’avoir allumé, me présenta du feu.

— Si je vous laisse ainsi regarder ce qui se passe, me dit-il, c’est, que je sais que vous êtes un étranger et que vous allez vous embarquer à Vera-Cruz pour retourner en Europe.

— Ma foi, tout cela est fort vrai, caballero, répondis-je assez étonné.

Mon saltéador avait, ainsi que ses compagnons, la figure barbouillée de suie et recouverte d’une cravate noire. Mais, ô surprise ! je reconnus, attaché autour de son cou, le foulard des Indes que Salazar m’avait si adroitement emprunté, lors de mon départ de Mexico. Cette découverte fut pour moi un trait de lumière. Je fumais sans nul doute mon cigare en compagnie de mon intime et excellent ami, le seigneur Salazar lui-même. En retrouvant ainsi mon petit officier dans les grandeurs et investi d’un certain pouvoir, je me repentis de ne point m’être laissé dépouiller de mon sac de nuit, la veille de mon départ. Du reste, je dois le proclamer à sa louange, Salazar avait le cœur trop haut placé pour me garder rancune ; le foulard des Indes lui étant resté, et l’arrestation de notre diligence lui offrant en perspective une part de prise, il se montrait d’une charmante humeur. Seulement l’ingrat oubliait que le beau foulard qui ornait alors son cou avait été ma propriété, et par conséquent ne se doutait pas qu’Oreste venait de reconnaître Pylade. Mon intention, en sollicitant de Salazar, — dont je n’avais pas encore constaté l’identité, — l’autorisation de m’asseoir, n’était point uniquement de sortir de ma désagréable et ridicule position, mais bien plutôt d’apprendre ce qu’était devenue la pauvre señora Jesusita Moratin. Ce fut en vain cependant que je jetai un regard rapide autour de moi, l’aimable jeune femme du sénateur ne se trouvait plus sur la grande route. Voici, du reste, ce qui se passait, et le tableau qui se présenta à mes yeux : la diligence placée en travers du chemin, probablement pour servir, en cas de surprise, de barricade, était assaillie par une dizaine de bandits qui, le couteau à la main, éventraient les coussins et brisaient les caisses, afin de s’assurer que l’on n’y avait point caché de l’or. Derrière la diligence, c’est-à-dire au pied de la montagne dont il a déjà été parlé, deux salteadores se promenaient, la carabine au bras, en factionnaires. Dans quel but ? C’est ce dont je ne pus me rendre compte. Auprès de la diligence, gisait à terre, dans une mare de sang qui s’agrandissait de minute en minute, notre infortuné cocher. Il poussait de temps en temps un faible soupir, puis demandait, en invoquant le Ciel, qu’on lui donnât à boire. Quant au saltéador qui s’était si maladroitement fait sauter la cervelle en tirant sur l’obstiné Camote, on avait déjà jeté son cadavre au fond du précipice opposé parallèlement à la montagne, et au bord duquel nous nous trouvions.

— Est-ce que l’on ne pourrait pas donner un verre d’eau à ce malheureux qui se meurt ? demandai-je humblement à Salazar en lui indiquant du doigt notre cocher, dont un nouveau et douloureux soupir venait de frapper mes oreilles.

— Peuh ! fit mon ami Salazar avec indifférence, il a si peu de temps à vivre ! ça serait se déranger inutilement.

— Cela lui épargnerait du moins une dernière souffrance.

— Soit ; qu’on lui donne à boire. Eh ! eh ! l’ami, continua Salazar en s’adressant au saltéador chargé de la surveillance de don Andres Moratin, surveillance que l’extrême obéissance et l’immobilité complète du sénateur rendaient à peu près inutile ; eh ! l’ami, va donc donner quelques gouttes d’eau-de-vie à cet homme que tu as tué.

Le saltéador se dirigea aussitôt, sans répondre, vers le cocher.

— Tiens, dit-il en le considérant, c’est mon ami Syrilo !

Le blessé releva péniblement la tête.

— Qui me parle ? dit-il d’une voix faible. À boire, pour l’amour de Dieu !

— Caramba, c’est un ami, et même un ami intime, répondit le saltéador. À Mexico, nous nous tutoyions, Et ta femme Conception ! comment se porte-t-elle ?

— Bien, Mais à boire !

— Brave femme que cette Conception ! Dis donc, Syrilo, c’est pourtant moi qui t’ai mis dans ce triste état ! ajouta le saltéador en présentant une gourde pleine d’eau-de-vie au blessé, gourde que celui-ci saisit d’une main tremblante et porta avidement à ses lèvres. Ma foi, j’ai tiré sur toi sans te connaître… Je ne savais pas que tu fusses cocher… Aussi, pourquoi diable n’as-tu pas arrêté tout de suite tes chevaux, quand on t’en a donné l’ordre ?

— Je dormais, répondit plus ferme le cocher en posant, près de lui la gourde d’eau-de-vie.

— Ah ! tu dormais ! Alors, il n’y a dans tout cela de la faute à personne ; c’est un simple quiproquo, inadvertencia, dit le voleur.

— Je n’en ai pas moins une balle dans la poitrine.

— Comment ! dans la poitrine, s’écria le saltéador indigné… Je puis cependant te jurer sur Notre-Dame-de-Guadeloupe, que je ne voulais pas l’attraper à la poitrine.

— Regarde, répondit le blessé en entr’ouvrant péniblement sa veste.

— C’est pourtant vrai, dit le saltéador après avoir considéré en connaisseur la blessure de Syrilo, c’est en pleine poitrine ! Eh bien ! parole d’honneur, je te visais à la tête… mais, je le vois, j’ai tiré avec trop de précipitation et mon coup a baissé.

— Crois-tu que j’aie encore longtemps à vivre ? demanda le blessé avec cette stoïque indifférence que montre toujours le Mexicain à l’approche d’une mort inévitable.

— Oh ! tranquillise-toi ! un quart d’heure tout au plus. Le cœur m’a semblé touché.

— Puisqu’il me reste encore un quart d’heure devant moi, donne-moi une cigarette.

— Tiens ! c’est une bonne idée. J’ai justement d’excellent tabac de contrebande.

Le saltéador se mit aussitôt à rouler deux cigarettes, et le cocher porta de nouveau la gourde à ses lèvres.

Vingt fois il m’est arrivé de voir mourir aussi tragiquement des Mexicains. Chez tous j’ai retrouvé cette même indifférence vis-à-vis de la mort.

Le saltéador ayant allumé la cigarette que demandait Syrilo, se pencha vers son ami pour la lui donner.

— Ah ! diable ! tu devrais bien essayer de te retourner sur ton côté droit, lui dit-il.

— Je me trouve mieux ainsi !

— C’est possible ; mais tu vas tacher de sang ta ceinture, et je ne pourrai plus m’en servir après ta mort. Voyons, Syrilo, sois bon garçon, et par amitié pour moi, retourne-toi sur ton côté droit.

— Aide-moi donc, répondit le blessé avec une résignation incroyable.

Le saltéador saisit aussitôt le pauvre Syrilo dans ses bras et le coucha brusquement à droite. Le malheureux poussa un hurlement de douleur.

— Là, calme-toi, c’est fait, lui dit le saltéador.

— Mais… je… me… meurs.

— Caramba ! en quoi cela t’étonne-t-il ? C’est naturel. Ne désires-tu plus rien encore ?

— Oui… répondit Syrilo d’une voix étranglée. Je voudrais… je voudrais me confesser.

— Où trouver un prêtre ?… Ah ! une idée. Confesse-toi à moi, Syrilo, et je redirai ta confession au curé de Buebla, où je serai dans quelques heures.

— Merci… merci… je veux bien… écoute.

— Dépêche-toi ! s’écria le saltéador. Tu es une bonne nature, je le sais ; mais ton tempérament est vif, et ta confession doit être longue… Voyons, je suis prêt et j’écoute ; parle.

— J’ai… j’ai… tué d’un coup de couteau…, il y a… il y a quinze jours…, mon… mon…

— Va donc !

— Mon… frère ! acheva de dire le blessé d’une voix sourde.

— Ah ! c’était toi ! Vrai, je m’en étais douté… Tu es si vif… Continue.

— Il m’avait… volé mon cheval gris.

— Oh ! alors, c’est différent. Du reste, ton frère était d’un caractère sournois. Ensuite…

— Ensuite… j’ai… Oh ! mon Dieu !… Jésus Maria… je meurs, s’écria Syrilo en se roulant sur la route.

— Il est bien mort, dit le saltéador en lui mettant la main sur le cœur, le sang l’a étouffé. Un brave et loyal garçon que ce Syrilo, il me faisait toujours rire.

Après cette courte oraison funèbre prononcée en l’honneur de son ami, le saltéador retira la ceinture de Syrilo, et se mit à fouiller dans les poches du défunt.

Pendant cette lugubre scène, les saltéadores avaient achevé leur besogne, et assis sur la route fumaient leur cigare.

— Pourquoi nous retient-on si longtemps ! demandai-je à Salazar.

— Je l’ignore, me répondit-il. Probablement que le capitaine est occupé.

— Holà, caballeros ! s’écria en ce moment un des deux factionnaires placés au pied de la montagne, le capitaine ordonne qu’on se prépare à monter à cheval.

Les saltéadores se levèrent aussitôt et s’empressèrent d’aller serrer les sangles de leurs chevaux.

— Allons, boca a bajo, me dit rapidement Salazar à demi-voix, voici le capitaine.

Malgré la promptitude que je mis à reprendre ma première position, je n’en eus pas moins le temps d’apercevoir le capitaine. Il sortait de derrière un rocher de la montagne et donnait le bras à la charmante Jesusita Moratin.

Craignant de faire naufrage au port, c’est-à-dire de m’attirer quelques désagréments de la part des caballeros (comme avait dit le factionnaire) au moment où j’allais être débarrassé à tout jamais de leur compagnie, je gardai une immobilité complète et n’essayai plus de voir ce qui se passait autour de moi. J’entendis seulement un cliquetis de fourreaux de sabre et d’éperons, que j’attribuai aux préparatifs du départ.

— Señores, cria alors une voix vibrante et sonore qui me fit tressaillir, que personne de vous ne bouge et ne quitte sa position avant une demi-heure. Je laisse ici un caballero chargé de faire exécuter cet ordre ; malheur à celui qui l’enfreindrait !

Après une pause de quelques secondes, la même voix reprit, mais cette fois avec une intonation toute différente :

— En avant, au galop !

Malgré le mauvais état du terrain et le danger qu’il présentait, les saltéadores obéirent sans hésiter et firent retentir les pierres de la route sous les fers de leurs chevaux.

— Allons, levez-vous, don Pablo, me cria Camote. Le caballero qu’on laisse ici pour vous surveiller n’existe qu’à l’état de ruse et de mensonge. Quand on a déjà été dévalisé seulement trois ou quatre fois, on ne tient plus compte de cette recommandation.

Persuadé avec quelque raison, je le crois, que Camote devait être expert en pareille matière, je n’hésitai pas à suivre son conseil, et d’un bond je me mis sur pied. En effet, tous les voleurs avaient disparu.

En me retournant pour aller avertir de ce départ le sénateur Moratin et doña Lucinda Flores, je me trouvai face à face avec doña Jesusita. La jeune femme était d’une affreuse pâleur ; mon regard la fit tressaillir, et elle porta vivement son mouchoir à ses yeux.

— En bien, señora, lui dis-je en affectant un air de gaieté bien loin de mon cœur, nous en voilà quittes pour tout le reste du voyage. Doña Jesusita voulut me répondre, mais sa voix étranglée trahit sa volonté ; elle se contenta de me faire de la tête un signe affirmatif en essayant de sourire.

Après l’avoir saluée, j’allai aussitôt trouver le sénateur. Il présentait toujours la même roideur inanimée.

— Holà ! seigneur Moratin, lui criai-je en le secouant rudement par le bras, levez-vous, il n’y a plus de danger.

Le sénateur tourna alors seulement la tête, mais avec une telle précaution, que je ne pus m’empêcher de sourire. On eût dit une tortue effrayée. Enfin, après avoir regardé vingt fois autour de lui avec un soin extrême, il se décida à se lever.

Quant à doña Lucinda Flores, elle poussa un horrible cri de désespoir lorsque je touchai légèrement de mon doigt sa robuste épaule.

— Grâce, grâce, señores ! s’écria-t-elle ensuite en sanglotant. La mort, soit, mais plus d’outrages !…

— Remettez-vous, señora, je vous en prie, lui dis-je, et croyez que rien n’est aussi loin de ma pensée que de vous offenser…

— Infâmes ravisseurs ! abuser ainsi d’une pauvre femme…

— Mais, señora, je ne suis pas un ravisseur… et Dieu m’est témoin que je ne songe à abuser de quoi que ce soit ; je viens…

— Laissez-moi, ou je me roule dans le précipice.

— Eh ! que le diable vous emporte ! m’écriai-je furieux ; et je m’en fus aider le calme Camote à atteler de nouveau les chevaux à la diligence.

Les traits ayant été non pas dételés, comme je l’avais cru d’abord, mais bien coupés, nous eûmes assez de mal à terminer notre tâche ; nous en vînmes cependant à bout, et j’annonçai aussitôt à mes compagnons de voyage que nous allions repartir. Camote s’était généreusement offert à nous servir de cocher jusqu’à Huamantla.

Cette annonce ne fut point perdue, à ce qu’il paraît, pour doña Lucinda Flores, car la grosse femme se leva promptement.

— Où suis-je ! où sont-ils ? est-ce un rêve ? s’écria-t-elle avec désespoir en regardant d’un air effaré autour d’elle.

— Señora, nous partons, lui dis-je.

Doña Lucinda monta, sans me répondre, dans la diligence, suivie par la femme du sénateur, Quant à ce dernier, il reprit son ancienne place dans la voiture sans prononcer une seule parole. La peur semblait l’avoir paralysé.

Camote, sur ma réponse affirmative que nous étions prêts, fouetta les chevaux, et nous nous mîmes en route.

Un silence glacial, à peine interrompu par quelques soupirs de doña Lucinda, régna d’abord dans notre petit intérieur. Enfin le sénateur Moratin, après avoir regardé à vingt nouvelles reprises à travers la portière, ouvrit une large bouche, puis, en retirant deux onces d’or qui y étaient cachées, s’écria avec emphase :

— Voyez ce que c’est que d’avoir du sang-froid et de ne point perdre la tête !… Ma femme et moi sommes jusqu’à la fin de notre voyage à l’abri du besoin.

Je me hâtai de complimenter le sénateur sur son heureuse adresse :

— Seulement vous jouiez gros jeu, ajoutai-je ; car si l’on se fût aperçu de votre ruse, l’on vous eût fusillé sur-le-champ.

— Bah ! me répondit-il en devenant, de blême qu’il était, livide, il faut savoir risquer. Du reste, nous n’avons que peu à nous plaindre des voleurs ; ils ont été fort polis. N’est-ce pas, Jesusita ?

La jeune femme, ainsi interpellée par son mari, releva la tête, et le considérant avec des yeux brillants, lui répondit, d’une voix sèche et méprisante :

— Vous êtes un lâche, señor.

— Allons donc, vous êtes en délire ! s’écria le sénateur surpris au-delà de toute expression.

Puis, après un moment de silence, il reprit, en regardant à son tour sa femme avec fureur :

— Est-ce que…, Jesusita… vous auriez à vous plaindre de ces voleurs ?

À cette question, Jesusita ne répondit que par un regard de souverain mépris.

— Caramba, señor, me hâtai-je de dire, madame a bien le droit d’être indignée, on l’a violemment forcée de se mettre boca a bajo… Du reste, j’ai eu l’honneur d’être plus spécialement que vous son compagnon d’infortune, car je suis resté tout le temps à ses côtés…

— Alors, c’est qu’elle est encore sous l’empire de la peur, me répondit don Andres, son caractère est ordinairement d’une douceur angélique… Voyons, Jesusita, calmez-vous et ne craignez rien… Ne suis-je pas là pour vous défendre ?… et puis tout danger n’est-il pas passé ?

En ce moment le galop d’un cheval se fit entendre à une très-petite distance de nous, et peu après une voix rude et impérieuse s’écria :

Alto hay, cochero ! o te mato : Arrête là, cocher ! ou je te tue.

La diligence devint immobile. Camote ne dormait pas.

— Señora, dit le nouvel arrivant, un de nos anciens voleurs, en s’adressant directement à Jesusita, je viens de la part de mon capitaine vous demander une bague de diamants que vous portez au doigt et que l’on a oublié de vous prendre.

— Répondez, señor, dit Jesusita en se tournant vers son mari.

Mais le sénateur tremblait tellement qu’il ne put, malgré ses efforts, prononcer une seule parole. Ses dents claquaient, et une sueur froide perlait sur son front.

— J’attends, señora ? reprit le saltéador en poussant son cheval tellement près de nous que ses naseaux touchaient la portière.

— Señor, répondit Jesusita d’une voix ferme et brève, vous n’êtes qu’un pauvre coquin et qu’un triste menteur. Votre capitaine ne vous envoie pas près de moi, et vous n’aurez point la bague que vous demandez.

Cette réponse, qui me parut plus fière que prudente, dompta cependant le saltéador.

— Mais, señora, reprit-il d’un ton humble et soumis, que dirai-je à mon capitaine ?…

Doña Jesusita sembla hésiter ; puis, s’emparant tout à coup, par un brusque mouvement, d’une simple bague en cheveux qui entourait le doigt de son mari, elle la tendit, à travers la portière, au saltéador :

— Vous direz à votre capitaine que cette bague est tressée avec mes seuls cheveux, et que je désire qu’il la conserve en souvenir de sa générosité envers moi… Que, quant à la bague en diamants que vous me réclamez faussement, en son nom, je la garde pour la donner, en offrande, à la patronne du couvent de Tabasco, dans lequel j’entrerai comme novice d’ici à un mois… Allez.

Le saltéador s’inclina humblement en recevant la bague des mains de Jesusita.

— C’est égal, mon pari de cent piastres est perdu, murmura-t-il à demi-voix et comme se parlant à lui-même ; puis ramenant sa bride et piquant son cheval avec d’énormes éperons mexicains qu’il portait attachés à une belle paire de bottines en cuir de Cordoue, il s’en alla rejoindre sa cuadrilla.

— Ma chère Jesusita, s’écria le sénateur lorsque le bruit du galop du cheval que montait le saltéador s’éteignit dans le lointain, vous avez été sublime d’audace et d’à-propos… votre histoire du couvent surtout m’a semblé merveilleusement trouvée…

— Ce n’est point une histoire, señor, ou du moins si c’en est une elle se réalisera.

— Bon ! voilà la peur qui vous reprend et vous fait encore déraisonner ! répondit le sénateur. Puis, m’adressant la parole, le seigneur Moratin ajouta : Que pensez-vous, señor, du procédé de ce brigand mexicain, qui abandonne un magnifique diamant de grand prix pour une bague en cheveux de nulle valeur ? Est-ce galant ? Est-ce caballero ? Est-ce mexicain ?

Pendant que le sénateur s’extasiait sur la magnanimité de ces misérables salteadores, la diligence s’arrêta : nous venions d’arriver à Huamantla.

Camote, après être descendu, non sans peine, de son siége, car sa blessure s’était rouverte, vint nous présenter ses adieux :

— Je regrette beaucoup que nous n’ayez point été dévalisés par des gens de Huamantla, nous dit-il, cela vous eût épargné bien du temps et de l’ennui. Il n’y a pas, voyez-vous, une plus détestable race, dans les arts, que celle des amateurs.

Le soir de cette même journée nous arrivâmes sans encombre à Perote, où le cocher que nous avait procuré Camote nous quitta. À Perote, le maître de l’hôtel, qui se trouva heureusement être un Français de ma connaissance, me prêta une quinzaine de piastres pour achever mon voyage.

— Dites-moi, monsieur Paul, me demanda-t-il le soir en m’accompagnant jusqu’à ma chambre, quelle est donc cette histoire de… violence arrivée à une de vos voyageuses ?

— C’est une absurdité ; il ne s’est rien passé de semblable.

— Pourtant la grosse femme pleure comme une Magdeleine et demande un confesseur.

— Comment, la grosse femme ?

— Eh bien oui, cette grosse vilaine Lucinda ; elle prétend qu’elle a été… emmenée par vos voleurs.

— Oh ! quant à cela, c’est malheureusement vrai, répondis-je gravement.

— Ah ! bah ! pas possible !… Quels réprouvés que ces saltéadores !

— C’est le mot. Bonne nuit.

Pendant les deux jours que dura encore notre voyage, aucun nouvel incident ne se présenta. Doña Jesusita, presque toujours morne et abattue, se livrait par moments à des accès d’une gaîté étrange et qui m’épouvantait. Rien, si ce n’est sa beauté, ne me rappelait plus en elle cette jeune femme au regard si doux et si calme, au maintien si placide et si virginal, qui était montée avec moi en diligence à Mexico.

Nous venions de dépasser Manantial, village situé à environ deux lieues de la Vera-Cruz, il faisait une chaleur étouffante, et les chevaux n’avançaient que péniblement dans un chemin brûlant et sablonneux ; tout se taisait dans la nature. Le sénateur Moratin et doña Lucinda Flores, accablés par cette température de fournaise, dormaient d’un lourd sommeil. Doña Jesusita, dont le regard vague et fixe en même temps décelait de graves pensées, sembla sortir d’un songe et m’adressa tout à coup la parole :

— Señor, me dit-elle, je ne sais qui vous êtes…, mais vous me semblez loyal…, et puis vous le connaissez… Écoutez-moi, je vous en conjure, sans m’interrompre, et ne me répondez pas après m’avoir entendue… Si jamais vous le revoyez, dites-lui que je me retire dans un couvent… parce que je l’aime, lui, entendez-vous ?… parce que je l’aime, et qu’il a besoin que l’on prie pour son salut.

Je m’inclinai silencieusement devant la jeune femme : mille pensées me vinrent à l’esprit, pensées que je repoussai avec énergie et sans vouloir m’y appesantir. Il y a dans le cœur humain des mystères que l’on doit éviter de sonder sous peine d’être aveuglé par une funeste lumière.

Une heure plus tard nous arrivâmes à Vera-Cruz, et je pris congé de doña Jesusita dont je n’ai plus jamais depuis lors entendu parler.

Suivi d’un cargador, ou porte-faix, chargé de mon petit sac de nuit, je me rendis à l’hôtel.

— Eh bien ! señor, me dit le propriétaire, avez-vous été volé en route ?

— Parbleu, cela va sans dire.

— Vous avez peut-être éprouvé une grande perte ?

— Oh ! du tout ! fort insignifiante, au contraire ; j’avais envoyé mes malles d’avance par les arrieros (muletiers), et les voleurs n’ont eu de moi qu’une trentaine de piastres.

— Sans compter probablement les effets qui se trouvaient dans votre sac de voyage ?

— C’est ce que j’ignore encore ; ces effets étaient de si peu de valeur que je n’y ai pas regardé.

— Il faut voir, dit l’hôtelier en prenant ma valise sur le lit où l’avait déposée le cargador. Tiens, ajouta-t-il, le cadenas en est brisé, et cependant elle semble pleine !

L’hôtelier retourna ma valise et la secoua. À notre grand étonnement, une pluie de piastres s’en échappa et inonda la chambre. Je les ramassai une à une, puis je les comptai. C’était juste la somme que j’avais prêtée au capitaine Bravaduria la veille de mon départ de Mexico, et qu’il m’avait promis de me rendre avant quatre jours.

  1. Jeu national du Mexique. — Espèce de lansquenet.
  2. 25 sous.
  3. 30,000 fr. environ.
  4. Le medio, petite pièce d’argent, vaut environ 30 centimes : le seizième de la piastre.
  5. Environ 675 fr.
  6. 12 sols.
  7. Corridor qui se trouve renfermé entre les deux portes d’entrée dans presque toutes les maisons de construction espagnole.
  8. Soulèvement.
  9. L’once d’or vaut de 80 à 85 francs, selon le change.
  10. Pinal signifie une grande plantation de pinos ou de sapins.
  11. Dans la ville de Léon, il y a dans chaque maison un voleur, et celui qui ne l’est pas est lié d’amitié avec des voleurs.
  12. Espèce de loup-renard, animal extrêmement commun au Mexique ; il est fort lâche.
  13. Nom des voleurs de grande route.
  14. Ce mot, très usité au Mexique, y est pris dans le sens de camarade ou compagnon.
  15. Nom donné aux habitants de l’intérieur.