Béhanzigue/08

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EN FRANCO-CHINE


Du jour qu’Ariste-Martial, baron de Béhant, dit Béhanzigue, commença de recevoir quelques subsides de Gaëtan Galthier-Galloche, dont il avait arraché les jours à une mort incertaine, le souci de l’Art lui revint. Celui de l’élégance ne l’avait jamais quitté : témoin ce damas, qu’en souvenir du Royal-Cravate (où servirent ses aïeux), et venant de prendre le frais en Fresnes, il avait, sur sa somme, chez un grand chemisier, choisi d’or et d’émeraude.

M. de Béhant, du reste, est demeuré classique en ses goûts : traditionnel, pour tout dire, et pareil au Béhanzigue qui tourmenté naguère de quelques mallarmistes, qui le pressaient dans ses opinions, leur répondait avec simplesse :

Mézigue n’entrave pas le largonji ; ce qui, — nul n’en ignore, — signifie :

Nib de jar, je pige. Et avec ça ?

(Soit dit sans offenser à M. Debussy, qui sut tirer du Faune une chanson divine, et de sa vaine grappe, un prestige précis.)

Chariclée Ordapuy (ou : Ord’Apuy, si, à son instar, vous l’aimez mieux), attendait Béhanzigue au Péristyle, parmi les drapeaux tricolores qui marquent le Pavillon de Marsan. Dans son omnibus de cœur, c’est le dernier numéro, Béhanzigue. Car, depuis qu’au soir de ses noces, cette fleur de l’oranger bourgeois s’envola de chez son vieil époux, le marquis Odoacre Odoacri (des ducs de Sorr et de Sénégaille), Chariclée ça et là vire ; et rien de ce qui est viril ne lui est étranger. Non, et non pas même les arts plus délicats de son sexe. Ce jour là, toutefois, elle est seule.

— Vous êtes en retard, Monsieur Béhanzigue, dit-elle d’un air amoureux. (N’est-ce pas Mme du Deffand, qui professait que tout fait ventre ? )

— Hélas, Madame, déjà j’étais en plein Cathay, répond le baron de Béhant. Un marchand de vin, où j’entrai rêver plus à mon aise, avait d’un tel Arbois, qu’il a failli vous faire attendre.

De la main, il essuie ses moustaches jaunes, ses moustaches en poil de balai.

— J’ai. attendu, Monsieur Béhanzigue. Mais quoi… si vous rêviez…

Maladroitement, comme les trop grandes femmes à trop hauts talons, les genoux en avant, gracieuse et gauche, elle va s’accouder contre un de ces anguleux Carrier-Belleuse, qui sont aussi maigres qu’elle-même…

Mais les Carrier sont plus fermes que Chariclée, étant de stuc ; et aussi plus Second Empire. C’est de l’art de surtout, si on veut : mais de surtouts pour Gargantua ; rien qui vaille, en tout cas, ses délicieuses cires, inspirées de Clodion, ou de Moitte.

Chariclée est appuyée, et regarde Béhanzigue qui la regarde. Chariclée a la tête grosse, toute floconneuse d’un or mal acquis, les épaules remontées, une bouche de maître d’hôtel sans place, et le nez de la Sulamite. Mais ses yeux ressemblent à deux lacs de lumière. Parfois y scintille, au plus profond, l’éclat d’une rage secrète ; d’un serpent, — qui le sait ? — mystérieux, perfide, et d’or. Cela cause un petit frisson. C’est comme la peur irraisonnée qui rayonne d’un ciel trop clair, où midi s’embrase et se décolore. Midi veuf de chansons, d’ombres, de fontaines ; midi vêtu du seul éclat de l’heure, et si terrible en son aride solitude qu’à peine l’on frémirait encore à voir dans la poussière, — la molle, la sourde poussière, s’empreindre un pas fourchu.

— Oui, je rêvais, reprit Béhanzigue. Vous ne fûtes point, Madame, sans ouïr célébrer Badoure, princesse de la Chine, qui fut de taille tant étroite qu’elle n’osait plier, fut-ce au bord d’un lit, — et de reins si habiles à s’asseoir, que les carreaux aux mille et une arabesques où elle en abandonnait la bénédiction, ce n’est point sans gémir qu’ils portaient leur gloire.

— Cela, dit la marquise Odoacri, est libidineux.

— Cela surtout, reprit M. de Béhant, est oriental. Quoi qu’il en soit, Badoure était si belle que les chaînes dont on l’avait chargée, on eût dit des diamants et que, seulement à la vue, ce lancinant changeur de joaillerie… vous savez : Du…

— Je vois, je vois, dit Chariclée, qui lui a peut-être vendu ses bijoux de fiançailles.

— Vous savez aussi qu’une génie (ce n’est pas George Sand que je veux dire)… Une génie donc, l’ayant aperçue de nuit, et, pour ne vous rien cacher, en liquette, — dont l’on voyait issir ses pieds roses, — en demeura incendiée d’admiration, et fit part de sa découverte à un génie mâle ; pas M. Hœckel, non plus, comme vous pourriez croire. Or, ce génie…

— Je vois, je vois, répète Chariclée aux talons hauts. Mais je suis un peu lasse.

— Eh bien, entrons. On s’assoiera.

Ils entrent, et s’assoient, jetant un coup d’œil à peine sur ces mille Chinois dont ils sont entourés subitement. Il y en a de plâtre, qui sont dus à la dynastie Han, à moins qu’ils ne soient de la dynastie Hue, ou Dia ! Il y en a tissés à la haute lisse ; et d’autres de porcelaine ; et d’autres sur porcelaine qu’on dirait de Gentil Bernard. Il y en a sur damas, — dont l’un vraiment céleste, bleu et blanc…, on en deviendrait folle ! — et à la gouache et à la pointe, et à l’huile ; de Watteau, de J.-B. Huet, de Pillement. Et il y en a surtout au vernis Martin. Mon Dieu, qu’il y en a.

— J’aurais dû, songe tout haut Chariclée, envoyer aussi ma commode, dont le ventre rococo (ah ! c’est plus joli que les chambres de bonnes munichoises, au Salon d’Automne), — dont le ventre, dis-je, est tout tatoué (comme le mien), d’un tas de petits Célestes très inconvenants.

— Bah, fait Béhanzigue, les expositions, ça n’est jamais sûr. C’est ainsi qu’un de mes amis, qui avait envoyé un Raphaël à Costa Rica…

— Pourtant, M. Vaudoyer m’avait dit…

— Bon, si vous écoutez les poètes. Ils vous feront croire que la lune est d’argent.

Cependant, les Chinois continuent de regarder ces visiteurs bizarres. Les uns, c’est en faisant l’amour à des bergères emplumées. Les autres, plus modestes, boivent du thé, ou bien le cueillent ; sans compter ceux qui sont à balançoire, et tous, — à part ceux de la dynastie Hue-Dia ! — ce sont de bons Célestes de France, des cousins de la Favart, ou de la Camargo. Ils ont, malgré leurs moustaches tartares, et l’ombre de leur parasol, le visage délicat et fier : un visage à la Fontenoy. Ils ont l’âme sensible, et rendent à l’Etre suprême des honneurs chinois avec des cassolettes Pompadour. Et ils ne semblent pas très intelligents.

— Regardez-les, observe Béhanzigue, qui daigne leur jeter un regard circulaire. Des types dans le genre du duc de Nivernais ! Ils ont beaucoup moins de génie que Jeanjaque, et beaucoup plus d’esprit que ce Boche de baron Grimm. Mais ce qui les ennuie, c’est qu’ils ne sont pas sûrs de n’être pas Turcs.

— Aussi bien, dit Chariclée, en faisant ses yeux sublimes ; ont-ils tous un air de doute, une inquiétude géographique de n’être nés nulle part, pas même en Suisse.

— C’est que je ne vous ai pas tout dit, reprend Béhanzigue. Ce génie, à qui sa collègue montra la princesse Badoure, avait découvert de son côté un certain prince Camaralzaman, qu’il déclarait le plus beau des hommes. Et, à ne vous rien cacher, ce Camaralzaman était un bourgeois de Paris. Faut-il ajouter qu’il aima Badoure ?…

— Non, il ne faut pas. Et si c’est d’eux, comme je crois que vous voulez me faire croire, que sont nés tous ces magots, peut-être ferions-nous bien d’aller les voir de plus près.

Ils se levaient déjà, quand on cria la fermeture.

— Vous me raccompagnez, Monsieur Béhanzigue.

— Hélas, Madame, voici l’heure sainte venue. Et tant qu’à mourir à vos pieds, je le veux ; mais que ce soit d’amour, non pas de soif.

Chariclée le regarde qui s’éloigne, dandiné, dodelinant. Il a du ventre, le nez camus, la bouche rouge : quelque chose à la fois de Socrate et de Panurge.

— Autant celui-là, soupira-t-elle, en se demandant combien, d’ici minuit, elle va tantaliser de victimes, avant de sacrifier, peut-être à la dernière. Car ce qui importe, avec la marquise Odoacre Odoacri, ce n’est pas d’être : c’est d’être le dernier. Ce qui importe, c’est de faire distraction à l’invincible ennui d’un cerveau qui sonne le creux dans la solitude. Mais n’est-ce pas ainsi d’habitude, que l’on vous prend, comme on prendrait tout autre chose : une orangeade, un roman anglais… comme on prendrait l’air.

— Qu’avez-vous ? lui demande-t-on, en ces moments-là.

— Je n’ai rien, dit-elle.

Et elle bâille. C’est vrai, elle n’a rien : pas même un rêve.