Baal ou la magicienne passionnée/01

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I

TSADÉ



I

TSADÉ


Non ! personne n’a vu, et peut-être ne reverra jamais les prodigieuses expériences métapsychiques, hyperpsychiques, panpsychiques auxquelles j’ai pu assister, auxquelles je participai… À plusieurs reprises, elles m’ont donné un frisson que nul événement humain, fût-il vaste comme un continent, désastreux comme une guerre, tragique comme…

Mais toute comparaison est vaine. Ce que j’ai vu, comprenez-moi bien, est au delà de tout…

J’ai été en contact avec des êtres venus des mondes transcendants au nôtre. Les réalités qui m’ont frappée ne ressortissent à aucune logique, aucune raison terrestre. C’était…

C’était

Je me trouvais alors secrétaire de cette belle et étrange devineresse qui se faisait appeler Mme de Palmyre. Elle habitait près de l’Étoile, à Paris, un appartement démesuré sur trois immeubles et deux étages de chacun d’eux. Lorsque j’étais au service personnel de Tony Dreyse, le banquier, je lui avais exprimé un jour l’ennui de ses bordereaux, de ses cotes, de ses cours de Bourse, de ses courtages et surtout de l’invincible sottise où vivait sa clientèle que je devais alimenter quotidiennement de boniments financiers.

Dreyse me dit :

— Dites donc ! j’utiliserai Marthe Knoberg, que vous avez si admirablement dressée — je le dis sans malice — et vous allez pouvoir essayer d’un autre métier. Je vous reprendrai sitôt que vous en aurez assez. Voilà : Palmyre a besoin d’une secrétaire. Allez-y !

Je savais Palmyre amie personnelle de Dreyse, j’entrai chez Palmyre.

C’était une femme extraordinaire, peu compréhensible, pleine de secrets et de vices étranges. Elle connaissait la terre entière, disposait de pouvoirs physiques et psychiques affolants et cachait des ambitions impériales. Avec cela belle, portant fièrement un masque d’Hellade, svelte, catégorique, despotique et douée d’une fascinante ubiquité.

Elle menait à la baguette une clientèle de politiciens, de banquiers, d’écrivains, d’hommes lourds et sceptiques, qui pliaient devant elle comme des joncs. Toutes les femmes de théâtre, d’argent et de mondanités avaient eu, une ou cent fois, recours à Palmyre. Elle les avait grugées et traitées durement. Les plus rudoyées parlaient pourtant d’elle avec tendresse. Les hommes mieux encore…

Elle prédisait les avenirs les plus mystérieux, faisait aimer les amants les plus hostiles, magnétisait, pour des buts variés et cocasses, les stylos, pyjamas, bracelets, chemises, papiers à lettres, vers d’amour, fauteuils ou objets plus délicats à citer…

Elle apprenait aux héritiers à envoûter de loin un parent trop attaché à la vie, faisait gagner aux courses ou au baccarat, vendait des philtres d’amour, de volonté ou de vengeance, rééditait messes noires et cérémonies maléfiques de tout ordre ; enfin elle avait ressuscité toute la magie médiévale.

Elle gagnait un argent fou, réclamait dix mille francs pour une consultation de cinq minutes et de véritables fortunes pour toutes les sorcelleries d’amour où elle excellait. On ne lui refusait jamais.

Je ne croyais à aucun des trucs d’occultisme dont Palmyre faisait négoce. Ces balivernes me ravissaient toutefois comme des témoignages de la crédulité publique. J’avouais seulement que la correspondance de la sorcière était très savoureuse. Un psychologue y aurait découvert des trésors, car les clients et clientes d’une magicienne ne mentent jamais. Tout de même, j’étais souvent étonnée que les prédictions de Palmyre fussent si justes. Le hasard n’est pas si exact...

Et aussi je m’émerveillais qu’elle sut aboutir à tout ce qu’elle tentait. Elle remettait ensemble les amants séparés, assurait des vengeances, faisait aboutir de complexes projets, semblait enfin aussi habile et maîtresse de son activité que si ce qu’elle faisait avait été vrai.

 

Un jour peu après midi, nous conversions dans un de ses studios intimes. Je la devinais mal portante et ses yeux d’obsidienne paraissaient résorber la lumière. Elle souriait de sa bouche mince et rouge, avec une sorte de malignité.

Elle me dit :

— Renée, nous sommes en danger !

Je la regardai avec une puissante envie de rire :

— Bien sûr. Tout le monde ici-bas est en danger. Un tremblement de terre comme au Japon !…

Elle secoua la tête avec lenteur :

— Ne parlez pas de hasards, Renée ! Je désigne une volonté extérieure, inconnue, qui est dirigée contre moi, et qui peut beaucoup.

Je pris l’air ingénu :

— Vous avez trop le sens des affaires pour ne pas avoir pris des précautions !

— Des précautions ! Quelles précautions ?

— Dame, le danger ! je ne vois que ces messieurs de la dame à la balance…

Elle me regardait avec des yeux étonnés.

— Que chantez-vous là, mon petit ?

— La Tour Pointue, quoi !

— Ah ! vous avez pu croire que je m’occupais de ces individus-là ! Vrai, Renée, vous jugez comme une gamine ! Que voulez-vous que m’importent juges et juristes ? Ils sont dans ma main, comme ça.

Elle ferma le pouce et l’auriculaire en un geste amusé.

— Alors, je ne comprends pas le danger.

— Renée, vous n’êtes pas visée, vous, du moins je ne crois pas, mais moi…

— Visée, mais dites-moi, par qui ? Nous parlons comme si c’était en deux langues différentes.

Elle se leva, fit trois pas indolents dans la pièce, et jeta vers le plafond ses bras nus aux mains étroites.

Je vis le creux gonflé des aisselles rases et le long fourreau de satin noir qui la vêtait accusa depuis les aines des plis de draperie grecque. Elle revint à moi.

— Il y a une force, Renée, une Force Occulte, familière, peut-être, qui m’est devenue hostile… tant !…

— Une force occulte ? Ma foi ! j’aime autant vous dire que je ne connais pas ça. Depuis que je suis ici, j’ai vu bien des choses, mais des forces occultes…

— Voyons, Renée, avez-vous cru que je ne sache rien du métier que j’exerce ?

— Tout cru, je considère ce métier comme une étonnante fumisterie… que vous avez d’ailleurs portée à un degré de perfection prodigieux.

— Mais, mon petit, ça existe !

— Ça existe… quoi donc ?

— … ce que je dis et fais…

— Non ! je vous en prie, ne me tenez pas pour une cliente possible des cartomanciennes. Quand vous avez demandé trois mille francs à Lucette de Lantz, la danseuse, pour magnétiser le papier à lettres sur quoi elle écrit à l’amant qui voulait la plaquer, vous pensez me faire avaler que… Le papier à lettres en question, c’est une boîte achetée en solde au Louvre, et par moi… Allons !

Palmyre riait. Elle s’assit et se croisa les jambes, puis très lentement elle alluma une cigarette. Je voyais ses jarrets minces et le méplat du tibia sur lequel collait la soie des bas noirs.

Elle dit enfin :

— Vous me calmez, avec le souvenir de Lantz. Oui, c’est une blague que ce coup du papier magnétique.

— Et le talisman sur parchemin vierge que vous avez passé pour douze cents francs à Paul Maysonnés, le sénateur ?

— Ah ! Renée, ça, c’est autre chose…

— Et le couteau, — c’était plutôt un stylet, — pour tuer Giovan Balassio, le gros marchand sicilien, en l’enfonçant dans le cœur de la statuette de cire ?

— Mais, mon petit, vous savez bien que la chose a été faite…

— Oui, il était malade, sans doute. Il est mort. Entendu ! Le stylet n’y est pour rien.

Palmyre se leva encore, elle alla chercher, dans une coupe, une sorte d’aiguille courbe et triangulaire.

— Renée, mettez votre main sur votre genou !

— Elle s’assit, avec l’aiguille tenue entre le pouce et le médius, pointe en bas, à quelques pas de moi.

— Eh bien ?

— Votre main est à quatre mètres de l’aiguille, Renée, n’est-ce pas ?

— À peu près. Faut-il mesurer ?

— Taisez-vous donc, ou je vous… Tenez ! à mesure que j’abaisse l’aiguille, elle traversera votre main. Sentez-vous ?

— Oui, ma foi !

— Et comme ça ?

— Tiens, ça saigne !

— Et plus ?

— Ah, mais, ça fait mal vraiment !…

— Bon ! voulez-vous que je vous le fasse au bout du nez sans m’approcher ?

— Non, merci !

— Êtes-vous convaincue ?

— Heu !

— Ah ! vous êtes une négatrice enragée. Si j’étais méchante, je vous convaincrais bien. Regardez ce brûle-parfum aux oiseaux ?

C’était un bloc de bronze ciselé et creux, d’une beauté extraordinaire. Palmyre leva les deux médius ensemble vers le brûle-parfum.

Le lourd bronze quitta son guéridon et flotta en l’air.

— Je le pose sur votre tête !…

Il vint s’appuyer sur mon front.

— Je le renvoie dehors…

Alors, la porte, d’un déclic brutal, s’ouvrit, et le brûle-parfum sortit, flottant à un mètre du sol. Je restai horrifiée.

— Ah ! ça !

— Tiens, vous commencez à être émerveillée, mon petit ! Venez au balcon, je ferai quelque chose de plus redoutable pour vous apprendre…

Nous passâmes par le studio aux épées rempli de sabres japonais, et le studio aux estampes, où l’on voyait d’admirables dessins d’occultisme et de prodigieuses toiles d’Odilon Redon.

Dans la troisième pièce, presque nue, avec seulement une chaise d’ébène au milieu, il y avait au lieu de fenêtre une vaste baie que Palmyre ouvrit. Nous étions à l’angle de l’avenue Victor-Hugo.

Palmyre me dit :

— Si vous voulez que nous fassions tomber de son balcon la femme qui fait comme nous, là-bas, en face ?

— La faire tomber de son balcon ! Je ne comprends pas !

— Tiens, Renée, dit-elle en me tutoyant soudain. Tu vas comprendre ! écarte-toi ! et regarde là-bas.

Je glissai à droite après avoir vu Palmyre s’asseoir sur la chaise d’ébène, d’où elle apercevait, minuscule, une femme en rose occupée à regarder les passants. Cent cinquante mètres nous séparaient au moins. Je ne voyais plus la sorcière, mais le cœur me sauta subitement dans la poitrine, et une émotion inconnue me secoua toute.

En deux secondes, sans que rien décelât comment cela se passait, je vis la fonte décorée du balcon lointain se briser comme du plâtre. La femme en rose parut s’effacer, mais je la retrouvai soudain tourbillonnant plus bas, et tombant… tombant… Je crus entendre en moi le choc, pourtant non perçu, de ce corps humain se brisant sur la terre. Et presque aussitôt, comme j’étais appuyée au mur, devant moi, à moins d’un mètre, le balcon de Palmyre craqua.

La résonance s’entendit comme un coup de marteau dans les ornements de métal. Au même instant, Palmyre surgissait et me prenait par le bras.

— Viens !

Je rentrai dans la pièce à la chaise d’ébène. Nous retraversâmes les studios et deux minutes après nous étions sur les fauteuils où la conversation avait commencé.

Palmyre était incroyablement blême.

— Renée, crois-tu ?

Elle tutoyait toujours dans les moments d’émotion.

— Croire ! quoi ?

— Que je dispose de pouvoirs… puissants.

— Il me semble en effet…

— Eh bien, je te l’ai dit au début, il y a une force contraire qui me vise.

— Humaine ?

— Je le voudrais, mais je ne sais encore !

— Que vous veut-elle, cette force ? Il y a donc des forces conscientes hors du monde ?

— Conscientes, je ne sais, mais qui agissent comme si elles avaient notre type de conscience, oui !

— Il y a, selon vous, plusieurs consciences ?

— Bien entendu ! La conscience, c’est la perception d’une différence entre l’objet et le sujet, entre la matière sentie et la sentante. Il y a autant de consciences qu’il y a de rapports possibles entre l’être et le non-être, qui lui-même peut être l’être d’un sous-non-être, comme l’absolu est la perfection d’un mode de relativité…

— Vous êtes une métaphysicienne digne de cette Hedwige qui fermait jadis le bec de Casanova, disputeur pourtant expert, c’est-à-dire Italien, à Genève.

Elle s’esclaffa avec un air ambigu.

— Impossible, Renée, de vous voir sérieuse !

— Écoutez, je vous connais déjà comme une prodigieuse femme de négoce. Vous vous révélez subitement philosophe, fakiresse, magicienne ; Alors ça m’ahurit, et, comme dit le père Hugo, dans ahurit, il y a rit…

— Renée, tu as tort de plaisanter. Il y a une force inconnue contre moi. Elle est peu active, mais dangereuse, et tu pourrais en être victime, car, participant à la vie de l’au-delà par toutes mes opérations, je suis « à portée » du mystère ennemi, et tu vis si près du soleil…

— Vrai ?

— Mais tu viens de le voir. Mon action pour briser le garde-fou là-bas au balcon de la femme rose, il n’y a pas cinq minutes, fut immédiatement suivie d’une réaction qui brisa le mien. Tu aurais été appuyée dessus, tu plongeais en bas, six étages… Quelle bouillie, ma pauvre Renée !

— Vous voulez me faire croire qu’au moment où vous assassiniez la femme rose…

— Elle n’est pas morte et ne mourra pas…

— Vous le savez ?

— Oui. Elle est tombée sur une tente de café.

— Vous voulez me faire croire que, juste à ce moment-là, une personne songea à nous jouer le même tour ? C’est du roman très feuilleton, tout ça…

— Enfant ! c’est moi qui ai détruit mon propre balcon. Ainsi agissent les ennemis dans le monde occulte. Ils renvoient les influences dangereuses sur la personne qui les émit. À un certain degré de prise mentale sur un autre esprit, on peut même obtenir que les mauvais vœux, les intentions méchantes, les souhaits sans bonté retombent sur la personne qui les enfanta. Ainsi elle se torture elle-même à vouloir le mal sur autrui.

— Il ne me semble pas que ce soit injuste…

— Ah, Renée, la « Justice » est une chose dont le nom réclame déjà bien des précautions pour être prononcé…

— Mais en tout cas, celui qui ne désire que le bien autour de lui ne connaîtra pas le danger qui vous menace ?…

Palmyre éclata de rire.

— Le Bien ! le Bien ! Qui sait ce qu’il est. Il advient que le mal moralise. Le bien jamais. Il rend orgueilleux et l’orgueil est peut-être, de tous les maux moraux, le pire. L’orgueil tend à devenir acte, c’est-à-dire domination, c’est-à-dire malheur. C’est le plus beau, le plus lourd, le plus coloré des fruits du Bien que le Mal.

Je murmurai :

— Alors, le mal est bon ?

— Parfois, Renée. Il y a dans le mal une humilité qui le sauve. Villon est un grand juste et Baudelaire est saint !

— Je remuai confusément en moi cette doctrine manichéenne. Palmyre, la tête renversée, sphingienne et voluptueuse, me regardait entre ses paupières serrées. Sa bouche sinuait pour une expression insaisissable, sourire, menace, appel, invocation ou maléfice.

Je quittai ce terrain de l’éthique, plein de fondrières.

— Mais votre ennemi ?

— Je ne pense pas qu’il prétende me moraliser par la menace, car je suis mal docile.

— Alors ?

— On luttera. J’ai mes minutes de défaillance, mais tu m’as revigorée. Toutefois, tu ne dois pas ignorer le danger.

— Je crois avoir prouvé — par neuf — que la frousse et moi ne partageons jamais le même lit.

— Tu parles bien !.… Nous allons faire la nique à l’être hostile. Si c’est un autre sorcier, qu’il prenne garde ! si c’est un être, ou une force de l’au-delà… j’inventerai des pièges et la Triple Hecate — elle riait — me servira.

— Le fameux crapaud femelle des Éleusiaques ?

— Ah, tu connais ça. Oui ! c’est bien l’Astarté des initiés d’antan, fille et ennemie de Baal.

La sonnerie d’appartement jeta des sons discordants et fluides.

— Ne perdons pas de vue la clientèle, Renée. Viens avec moi, et reste toujours à gauche du visiteur.

 

C’était une femme gracieuse, jeune et déraisonnable qui venait solliciter Palmyre. Son amant, après lui avoir donné, trois mois durant, des marques non équivoques d’amour, avait déjà semblé plus froid voici peu. Maintenant il était tout à fait de glace. Elle voulait un talisman pour le ramener et faire en sorte qu’il ne la quittât plus jamais.

Palmyre écoutait avec patience les explications entortillées de la jeune femme. D’une voix qui parut, tant elle était froide et indifférente, déconcerter la « cliente » ; elle demanda :

— Votre main ?

La femme tendit la main droite.

— La gauche, voyons !

Palmyre affectait le mépris. Elle jeta un regard malveillant sur l’entrelac des lignes qui couvraient la paume lisse et parfumée, puis, étendant nonchalamment le bras, prit derrière elle un petit poignard triangulaire, extrêmement fin et pointu comme une aiguille. De la pointe, elle suivait les lignes.

— Parallélisme ici, rupture là, les deux lignes confondues. Un accident voici deux ou trois mois…

La jeune femme, dont la main tremblait sous le contact de l’acier aiguisé, manié par la sorcière sans attention apparente, eut une approbation étonnée :

— Accident d’auto.

Palmyre commanda, aigrement :

— Tenez donc votre main immobile, je vous prie, ce poignard est empoisonné et vous allez vous blesser vous-même.

La cliente, médusée, devint couleur de vieille cire, les ailes de son nez battaient.

Alors, Palmyre se leva, lança le poignard devant elle, par-dessus la tête de la femme terrifiée, et, tandis qu’il se fichait dans un bloc de bois avec un cinglement, elle dit, autoritaire :

Deux mille francs. Dans cinq jours il sera redevenu votre amant. Quatre mille, et j’assure deux ans d’amour durant lesquels il sera impuissant avec toute autre femme que vous.

Elle me fit signe de venir avec elle.

— Dans deux minutes, madame, si vous acceptez, la servante qui va revenir vous mènera au laboratoire où nous ferons le nécessaire.

Nous sortîmes. Sitôt dehors, Palmyre pouffa :

— Hein ! si on les mène à la baguette, les clientes. Elle va marcher et nous allons faire fonctionner quelques mécaniques magiques. Tu verras, Renée, des choses que tu ignores.

Nous attendîmes trois minutes dans ce que Palmyre nommait « le laboratoire ». C’était un pentagone lambrissé de chêne jusqu’au plafond, avec cinq sièges de bois différents et divers objets étranges qui pouvaient être des machines pour un physicien. La servante vint apporter les quatre mille francs, — que Palmyre mit dans sa poche, — et on introduisit la « cliente ».

La sorcière lui fit signe de s’asseoir sur une chaise de bois rouge, puis la dévisagea, en se rapprochant d’elle, avec une sorte d’autorité fascinante.

— Vous voulez voir votre ami ?

— Oui !

Elle parlait avec une timidité sensuelle et peureuse.

— Tenez !…

La main de Palmyre, fermée avec, levé, le seul index bagué d’une perle noire, décrivit une sorte de geste fulgurant dans l’espace. C’était une courbe fermée, ovalaire, inclinée à quarante-cinq degrés sur le plancher. Le regard de la jeune amoureuse y plongeait droit.

L’ovale soudain, — et ma stupeur fut infinie, — sembla se remplir de nuit. L’air s’y condensait en une masse lourde et opaque, puis on eût dit que ce fut une eau qui dansait comme dans un vase agité. Cette eau était d’abord de couleur sombre, elle s’éclaircit, devint blanchâtre, eut l’air de se pétrifier sous une étrange lumière argentée, et s’immobilisa enfin, plane et profonde.

C’était un miroir…

Des formes naquirent dans le miroir : un appartement galant, avec des estampes de chasse aux murs, des divans chargés de coussins aux couleurs tendres, et du linge féminin jeté négligemment sur un pouf bleu.

Un homme entra. Grand, svelte et souriant. Un pantalon de pyjama rose le vêtait jusqu’aux hanches, il avait le torse nu. Il s’assit et alluma une cigarette.

— C’est lui, dit la jeune femme avec une terreur lascive…

Et on eût dit qu’elle allait se jeter sur l’homme au torse nu, qui s’arrangeait commodément parmi les coussins.

Mais la scène prit un aspect nouveau. Vêtue de ses seuls bas couleur chair, d’une chevelure blond ardent et d’un collier de perles à trois rangs, une jolie fille, âlacre et bénévole, apparaissait, un verre à la main. Elle but d’un liquide rouge sombre, posa vite le verre et vint s’étendre sur le divan déjà occupé…

Les deux amants jouèrent d’abord aux jeux innocents, puis…

L’amoureuse trompée eut des hoquets de fureur. Une crainte superstitieuse l’immobilisait encore, mais, placée à sa gauche, je la voyais s’agiter comme un arbre dans l’orage. Jamais sans doute, femme ne s’est ainsi vue, contemplant les ébats de son propre amant avec une autre femme ! trente secondes passèrent, lentement, puis, devenue incapable de résister à sa colère, l’amante déçue se leva et, furieuse, se rua sur le miroir magique. Elle y enfonça farouchement les deux mains, comme si elle pouvait ainsi se venger sur le couple enlacé…

Palmyre s’était levée avec un cri. Trop tard ! Happée par la mystérieuse surface que ses mains troublaient subitement, la jeune femme semblait s’enfoncer dans l’ovale évocateur et y disparaître. Quelle extraordinaire sensation, absurde et pourtant réelle, était lue sans y croire par mon cerveau, tandis que mes rétines en recevaient le témoignage : Devant moi, à un mètre, un être s’effaçait doucement. Je vis le corps disparaître, puis ce fut la tête qui tournait vers moi des yeux affolés. Tout s’évapore enfin ! Secouée d’horreur, je m’aperçus sans conteste que la « cliente » de Palmyre était sortie de notre monde, de notre espace tridimensionnel, de notre domaine connaissable… L’ovale mystérieux, luminescent et agité, se figea alors, et devint d’une blancheur nette et vive. Rien ne subsistait plus de la jeune femme vingt secondes plus tôt vivante devant moi…

Je levai les yeux. Accotée à la cloison, Palmyre, les bras étendus, avait le front balafré de deux rides verticales. Je la sentais tendue comme un arc. Elle dit, d’une voix sifflante :

— Ne bouge pas, Renée, ne bouge pas !

Je restai immobile, curieuse et épouvantée.

Soudain, je vis, distinctement, la face de la visiteuse renaître dans l’ovale, avec des yeux ronds énormes, des yeux de rapace nocturne ; puis elle disparut à nouveau. Alors une sorte de forme hideuse naquit au centre du miroir, s’y étira, se contorsionna violemment, puis se matérialisa en cinq secondes et tomba sur le tapis. Le miroir était disparu…

Je reculai au mur avec une nausée de terreur.

Qu’y avait-il là, devant moi ? Il était impossible de le préciser. On eût dit un poulpe : une sorte de corps rond et convexe auxquels s’attachaient des tentacules.

Deux yeux roussâtres, aux larges cornées vertes, se voyaient au centre du corps. Les tentacules étaient innombrables. Ils semblaient naître et s’effacer sans répit. Du centre du corps à la périphérie, le degré de réalité tendait vers zéro. Une lueur fusiforme se dégageait le long d’une ligne partageant « la chose », en passant entre les yeux. On eût dit qu’une contraction spasmodique régulière étreignait l’objet, la bête, l’être, le corps — comment nommer cela ? — À intervalles égaux, la lueur s’atténuait puis s’exaltait, passant d’une couleur inconnue, d’un violet dégradé et liquide, à un rouge sourd et effervescent. Sous la forme, le tapis commençait à brûler.

Palmyre dit, la voix molle :

— Sors, Renée. Va vite dans le salon aux poisons — c’était une pièce où tout bonnement on voyait un tableau représentant la Brinvilliers préparant ses philtres de mort — tu prendras le ballon de verre marqué oméga et tu l’apporteras ici…

J’avais la porte à ma gauche. Je sortis d’un trait et courus vers le ballon « oméga ».

Mon esprit était dans un état bizarre. Une inquiétude curieuse et un peu craintive se mélangeait en moi au besoin de nier tout ce que je venais de voir. Nier d’avance, sans réfléchir, pour ensuite être à l’aise dans une discussion éventuelle… Pourtant j’ai l’habitude des études exactes. Si j’ai choisi d’être secrétaire d’une sorcière, plutôt que faire tout autre métier, c’est que j’aime l’inattendu et le pittoresque. Abel Levystar m’a bien souvent demandé de travailler chez lui. L’expérience déjà faite chez Dreyse me suffisait. Ces gens de finance semblent, de loin, exercer un métier. presque métaphysique. Au fond, c’est de l’épicerie. Une sorcière, voilà qui donnait du sel au labeur quotidien ! Mais avec ma collection de peaux d’âne, je pouvais faire tout ce qui me plaisait : Licence ès-lettres, licence ès-sciences, langues orientales, que sais-je ? Tout de même, si habituée qu’on soit à ne raisonner par respect pour sa propre intelligence que selon des principes étroitement réalistes, faut-il pour cela nier le témoignage vrai des sens s’il est trop affolant ? Car ces choses extravagantes, je les avais vues, vues, vues…

Je trouvai le ballon. Un liquide jaune d’or l’emplissait à demi. Je le pris par la rotondité et revins en courant…

J’ouvris la porte…

Où était Palmyre ?…

Un étrange tableau m’apparaissait : À l’endroit où, plaquée aux murs, la magicienne était deux minutes plus tôt, il n’y avait plus rien, mais une « aura » violet clair dessinait la silhouette de la sorcière. Cette « aura » avait comme les pulsations d’un cœur affolé. Au milieu de l’emplacement où Palmyre avait été, où elle était peut-être encore… je voyais, jetés violemment, trois tentacules à courbes opposées, d’une couleur gris bleuâtre, partant du corps de l’être, de la bête, de la forme, née du miroir, et dont les yeux avaient disparu.

Les tentacules occupaient les sommets d’un triangle isocèle renversé dont la base était la ligne joignant les seins.

Je regardai cela, stupide. Le tapis brûlait en flammes courtes et incurvées vers la porte, la « forme », ramassée, incompréhensible, semblait maintenant un fuseau gris-bleu dont les courbes limitantes se prolongeaient hors de l’appartement par l’illisibilité de l’espace immédiat.

Il m’était impossible de dégager du spectacle que j’avais devant moi le réel de l’imaginé. Mais y avait-il là rien de réel, et quelle imagination me fit voir que la bête prenait Palmyre ?

Je fis un pas en avant. Mon pied éteignit une langue de feu et je sentis la chaleur du tapis comburant lentement qui montait sous ma jupe.

Je levai le ballon. Ma main collée à la cucurbite y adhérait bien d’un effort secrètement violent. J’abaissai le bras. Le col du ballon heurta une table d’acajou, pentagonale, au centre de laquelle brillait une boule hypnotique. Le col éclata, le liquide se répandit en deux jaillissements qui me firent cruellement songer aux deux jets de sang issus des carotides, chez un être décapité. Le liquide, jaune, jaillit rouge… Il se volatilisa subitement, répandant des nimbus de vapeurs rutilantes, de même saveur que les vapeurs nitriques. Je reculai d’un saut en éternuant. Rien n’était changé dans la pièce, et pourtant, un instinct, une sorte de connaissance émanant de secrètes cryptes de ma conscience me disait que devant moi une chose mystérieuse s’accomplissait…

Les vapeurs azotiques, où d’aspect azotique, flottaient en deux courants que je voyais bien, l’un incurvé venant du sol, l’autre droit, venant d’en face, où je ne distinguais plus le mur, l’aura, ni les tentacules.

Et brutal, comme un coup de poing, j’entendis à un mètre de moi une chose lourde et molle tomber, puis les vapeurs se fondirent dans l’air, se diffusèrent avec une incroyable rapidité, et…

J’aperçus Palmyre, toujours au long du mur, les yeux clos, une main levée, l’autre tordue à hauteur de son bas-ventre. Sa face exprimait une douleur tragique…

Et devant moi, à terre, était la jeune cliente tout à l’heure fondue dans le miroir magique. Le monstre s’était évaporé.

Tout cela m’ahurit à un point qui dépasse ce qu’on pourrait nommer, même au sens plein, l’étonnement. Devant certains spectacles, le cerveau enregistre sans croire, et on reste éberlué devant les témoignages les plus certains des cinq sens. C’était mon cas.

Je courus pourtant à Palmyre. La cliente, étendue à terre, n’attirait ni pitié ni curiosité. Mais la sorcière, la face tordue, m’émut prodigieusement.

Je la pris par les mains. Elle était raide et froide. Je la déplaçai du mur, et sa jambe se posa seule devant elle. Elle gardait le sens de la progression normale. Alors, je la guidai jusqu’à la porte en prenant garde de ne pas heurter du pied la jeune femme étendue.

Je menai Palmyre jusqu’en son studio familier. Là, je la fis asseoir. Je constatai alors qu’aux seins et plus bas, son fourreau de soie noire était brûlé en étoile, une brûlure semblable à celles du tapis sur lequel rampait « la bête » tout à l’heure.

Je savais où trouver un cordial, dont Palmyre m’avait dit user dans ses heures de dépression. Je le cherchai, mis la main dessus, en remplis un verre et l’approchai des lèvres de la sorcière. Elle but avec difficulté, puis ouvrit les yeux. Je la reconnus normale où presque. La torsion de sa bouche douloureuse s’atténuait.

Elle me dit :

— Renée, va fermer tous les couloirs aboutissant à la pièce, là-bas.

J’y allai sans attendre d’autre instruction. Il fallait évidemment éviter que la domesticité entrât dans le pentagone où gisait la « cliente ».

Lorsque je revins, Palmyre, nue, sauf une combinaison de crêpe blanc, mettait une robe neuve, semblable à celle qui la vêtait auparavant. Je vis ses seins excoriés avec une tache blanche au bout.

Je dis sans dissimuler mon étonnement :

— Il faut mettre du liniment…

Elle fit oui de la tête et murmura :

— Apporte-moi le petit coffre pharmaceutique de bois noir. Le petit, celui qui est dans le grand laboratoire.

J’apportai le coffre. Palmyre y prit un onguent et de l’ouate. Elle se pansa.

— Ce n’est rien ! cinq jours au plus ! si tu avais tardé deux minutes, par exemple…

J’avais vingt, cinquante, cent questions sur les lèvres. Je ne savais comment parler et la regardais avec une curiosité aimante.

— Donne-moi un autre verre de cordial ?

Je le fis.

— Bois toi-même.

Je bus.

— Là ! on va pouvoir parler de ce que tu as vu. Tu es affolée, hein ?

Je fis un demi-sourire approbateur ; puis, je dis :

— Et elle, là-bas ?

Palmyre leva un index et hocha la tête.

— Fini !

— Mais…

— Ne t’inquiète pas, Renée. Elle ne peut plus reprendre vraiment sa vie, la vie durable et ordinaire. Mais il y a encore assez d’existence en elle pour que je la fasse partir seule, comme un être pensant. La rue… les voitures… les tramways… Elle ne mourra pas ici…

Un froid de glace me descendit du front aux tempes, de là aux mâchoires, puis aux épaules. La façon dont Palmyre parlait me sembla si atrocement criminelle que je baissai les yeux, de crainte qu’elle y lut mon sentiment. Elle respira, lentement, sourit à une idée inconnue, puis se tourna vers la fenêtre, où le soir tombait. Là-bas, près d’un gâble d’immeuble, la lune était visible, massive, d’une nuance de chair très pâle. Palmyre la désigna :

— Ma protectrice !

Il y eut un demi-silence. Elle disait doucement :

— Baal ! Baal ! et ajoutait à ce nom des mots inconnus au son de prière.

Enfin, elle laissa couler ses phrases raisonnablement :

— Renée, tu n’as jamais vu, ni imaginé qu’un être d’un plan différent du nôtre, de notre monde, a trois dimensions pliées au temps, tu n’as jamais imaginé qu’une forme occulte, magique, outre-terrestre, puisse aimer une mortelle ?

 

Je me tus.

— Eh bien, comme la Bible le dit, et toutes les religions, d’ailleurs, cela advient. Tu as vu tout à l’heure un monstre de l’au-delà tenter de…

 

— Oui, Renée ! Tu m’as sauvée. Je ne sais ce qui serait advenu sans toi. Je ne puis le savoir. Nous entrons là dans un domaine où mon mode de comprendre cesse d’être valables Cet… amour me reste encore un mystère. C’est lui qui explique la haine occulte qui me suivait. Mais, dans cette matière, ce qu’on explique reste inexplicable.



— Qu’est cet être ? Que vient-il faire ici ? Que me veut-il ? Est-ce un être même ? Cela sort-il de la terre ou si cela y revient ? Autant de questions. C’est lui qui multipliait à mes volontés ces conséquences répercutées que les initiés nomment « chocs en retour ». Mais pourquoi ? Mais comment suis-je connue, identifiée par cela, ou par lui ?



— Il a profité du miroir magique pour agir sur notre plan. Cela témoigne d’une sorte d’intelligence égale à la nôtre, hormis que nul être encore — à ma connaissance — n’a trouvé, par jeu inverse, moyen de passer de notre monde au monde de la dimension supérieure.

Je dis :

— Mais que fait le miroir ici ?

— C’est une réalité, Renée, une réalité qui sort des trois dimensions normales, ce miroir. Comprends-tu ? Il participe, de deux mondes, il est à cheval sur l’au-delà.

— Je ne sais pas si je comprends…

— Écoute : Tu coupes une ligne. La section de la ligne est un point. Tu coupes un plan, la section est une ligne, tu coupes un volume, la section est une surface, tu coupes… une réalité à quatre dimensions… la section est un volume, mais un volume à deux dimensions nôtres et une d’au-delà. Tu places ce volume dans l’axe du temps, tu as le miroir magique. Il suffit qu’il soit polarisé selon la pensée secrète de la personne à qui tu l’offres pour que tu puisses voir… dans l’espace et dans le temps…

— Comment placer ce volume qui fait section d’un espace supérieur dans l’axe du temps ? C’est obscur !

— Mais, Renée, hors des trois dimensions, c’est la pensée seule qui est acte et réalité. Placer dans l’axe du temps, c’est lui donner le mouvement de la pensée, tout bonnement…

— Je restai muette. Cette spéculation me décevait par sa simplicité.

Palmyre reprit :

— Songe que le volume qui est la section d’un plan par une surface à quatre dimensions est, humainement, un plan — c’est le miroir — et en même temps un volume, c’est-à-dire un fragment d’espace limité par l’extension imaginative d’une pensée humaine obéissant à la durée. Sa troisième dimension n’est pas terrestre.

— Mais que vient faire là notre « galant », l’individu de l’autre monde qui veut vous prendre comme ferait un homme. Comment la notion d’amour passe-t-elle sans changement hors des réalités concevables ?

— Renée, tu accumules trop de questions. L’individu, comme tu dis, vit, cela me paraît acquis, dans une dimension de l’espace supérieure aux nôtres, et aussi il doit vivre dans le temps, mais Je n’en sais rien. Il est peut-être transversal au temps…

— Alors, Einstein et ses équations où « t » est la quatrième dimension ?…

— N’abuse pas, Renée ! Je suis loin de tout savoir, et peut-être le mot savoir ne signifie-t-il rien en cette espèce. En tout cas, le miroir magique donne à l’entité que tu nommes mon galant, un truchement pour passer de son monde dans le nôtre. Il en a profité.

— Comment ?

— Par l’imbécillité de la petite femme, qui s’est jetée sur son amant, sur l’image — réelle — de son amant… L’être a capté, dans l’espace intermédiaire, la force vitale, l’existence, la vie de cette pauvre femme, et il s’est manifesté aussitôt, comme il a pu, sous la forme, l’aspect, les éléments qu’il a su extraire de cette réalité humaine un instant dissoute et portée sur deux mondes, qu’il recréa à sa façon.

— Alors ce n’est pas cette sorte de pieuvre qui vit hors du monde, dans l’état où nous l’avons vue.

— Non. La pieuvre c’est, en quelque façon, la section, sur nos trois dimensions de cette vie d’une dimension extérieure. En somme, le poulpe à cent tentacules, tout réel qu’il fût — et je sais sa réalité puisqu’il me… — le poulpe en question est une sorte de symbole, un concept. Sur trois dimensions, la réalité qui vit au-delà ne saurait être matériellement qu’une idée, si je puis dire. Une réalité nominale… Les mots manquent, Renée !…

— Mais que vient faire l’amour, l’amour sexuel, dans une matière plus abstraite, malgré sa concrète vérité, que la plus transcendante mathématique ?

— Ah, Renée, voilà ce que je ne sais pas. Il y a bien des hypothèses — si ce mot même peut être employé ici — mais les deux plus acceptables, ce sont que les êtres de l’hypercosmos aient déjà participé à la vie des humains et gardé, par ce qu’ils en ont connu, des passions violentes ; cela s’expliquerait grâce à la métempsycose, ou par une autre supposition, car cette « bête » a des désirs et le pouvoir de les satisfaire tragiquement. Ou bien alors la sexualité pourrait être conçue comme un phénomène si absolu, si philosophique que les entités des mondes surhumains y participent… et à toutes ses conséquences… C’est difficile à admettre, mais…

— La sexualité n’est pas l’amour. D’ailleurs, Freud a bien établi le départ entre le sexuel et le génital. Or, le plaisir amoureux est lié à l’organisme. Il est inconcevable sans les organes ad hoc.

— Oui ! Mais que puis-je te dire. Chacun de nos gestes a peut-être, a, sans doute, des répercussions cosmiques, et surtout cet acte que les humains répètent infatigablement sans s’en lasser : l’amour. Ainsi notre jouissance sexuelle correspondrait peut-être à une création, ou à une formation dans des mondes inconnus où elle répercute. Qui en connaît l’essence ? Qui en a pénétré le mystère ? Personne ! Ainsi puis-je imaginer que dans l’au-delà, il y ait toujours ce vibrato sensuel, cette brûlure subtile, effervescente et profonde qui n’est peut-être pas étrangère à l’activité universelle des choses, à la fébrilité atomique, à cet incompréhensible mouvement brownien, à la radio-activité, à…

Que conclure, Renée ? l’amante éperdue, qui ploie sous l’étreinte et délire de joie dans sa fièvre, fait peut-être, dans l’éther, flamber et tourner de lointains soleils.

 

— Quelle folie ! De possibles en possibles, on aboutit à des formules dont le lien de raison est insaisissable…

— Rien n’est insaisissable, Renée, et tout. L’amour, que tant d’imbéciles, que des générations d’imbéciles, ont voulu localiser et cacher, dans le corps comme en l’esprit, l’amour est sans doute la seule réalité qui domine le réel, qui l’explique, qui sorte la vie de l’absurdité foncière des antinomies dont on la formule. D’ailleurs, j’ai toujours cru que l’intelligence était un phénomène sexuel, une forme de la joie qui clôt l’acte…

Il n’y a peut-être, au fond, que cela, dans notre monde et au-delà. Tout serait donc, comme les ombres de la caverne platonicienne, un reflet, mouvant, informe, changeant, de l’amour. Non pas de l’amour idée qui est le néant, mais de l’amour acte, des contacts qui enfantent cette folie exténuante autour de laquelle, malgré le mensonge social, toutes les sociétés vivent, et qui perdure après la mort des êtres.

— Alors, dites-moi, le culte de Priape serait le seul que les hommes aient conçu conforme à l’absolu ?

Je souriais, mais Palmyre restait grave :

— Renée, je ne cherche pas de religion à expliquer. Toutes adorent Priape, sans le vouloir ou spontanément, Mais je cherche, par des aperçus dont la fragilité m’apparaît comme à toi, à verbaliser une esquisse des choses. Une esquisse qui soit conforme à ce que j’en sais de plus que les autres êtres, qui tienne compte de ce que j’ai vu, et de ce que j’imagine en regardant à travers les portes mystérieuses que j’ai failli tout à l’heure franchir…

 

— Nous accumulons toutes deux, car je vous suis à peu près dans ces idées affolantes, nous entassons ce que les raisonneurs nomment des idées contradictoires. Ne faisons-nous pas une sorte de mythologie ? J’aimerais qu’on sut expliquer ce qui vient de se passer sans piétiner toute raison, toute logique et toute coordination causale ?

Palmyre se leva. Sur sa face blanche, les lèvres étaient d’un rouge passionné et luminescent. Elle s’assit sur un guéridon, jambes pendantes et balancées.

— Alors, Renée ! toi, qui es une femme d’études, tu continues à accepter les préjugés si vains qu’on baptise raisons, tu crois que la logique humaine est une chose et non pas un jeu comme les règles du poker ?

Je relevai le mot « préjugés ».

— Tout de même, le principe d’identité n’est pas un préjugé, dites ?

Elle rit, les mains appuyées à ses seins brûlés. Elle était belle, attirante et démoniaque. Une sorte de lascivité se dégageait de tous les gestes avec lesquels elle commentait les formules les plus abstraites. Les. idées tombaient de sa bouche souple comme des baisers.

— Ah, Renée, tu es à fouetter, ou à brûler vive. Mais tout est préjugé dans l’esprit !

Quoi, il ne t’est jamais venu à l’idée, en lisant la Critique de la Raison Pure, que les fameuses catégories de l’entendement, que l’espace et le temps puissent ne pas être homogènes ?…

Alors, si espace et temps ne sont pas homogènes — et ils ne le sont certainement pas — que devient la connaissance du monde ? Et le monde, qu’est-il de définissable ? Tiens ! suppose que le monde soit une sphère où le temps, la durée, suive la loi d’extension des surfaces ou des volumes, ou encore à ta guise, que cette durée suive une loi de réduction d’activité selon l’attraction universelle newtonienne. Que sera un monde sphérique ainsi réalisé ? Il déconcerte toutes les lois. Vois, si tu prends deux points A et B sur un rayon de cette sphère, la distance mesurée en durée ne sera pas la même de A à B et de B à A. Je te prie donc de remarquer ici la disparition du principe d’identité que tu chéris. Note ensuite que du centre où la durée est fixe, à la périphérie où la durée est infinie on doit concevoir le rayon comme un symbole circulaire, car la durée infinie est égale à la durée néant. En conséquence le rayon de ma sphère est une courbe… Combien l’être qui vivra dans cette sphère aura-t-il de dimensions, 3, 4, 6 ?

Elle riait joyeusement et je voyais son ventre osciller sous les détentes de son diaphragme.

— Sens-tu, Renée, qu’il suffit de trouver une application rationnelle des conceptions un peu hardies de la métaphysique mathématique pour tuer tous les vieux préjugés dits scientifiques. Ah, l’angle de temps et l’espèce hétérogène, quelles choses curieuses ! Et la notion du continu, aussi lorsqu’on l’attaque, si elle met les gens au désespoir. Et pourtant, la notion de continu et celle d’homogénéité, si on les réduit, abolissent toute la géométrie, science qui est en quelque façon le critère même de l’évidence. Non ! Renée, la science d’aujourd’hui n’est pas une science. Elle est à celle de l’avenir ce que fut à la nôtre celle d’il y a vingt mille ans. Et quant à moi, je prévois qu’il faille bientôt introduire la notion de qualité dans celle d’espace qui n’est que quantité par définition, disent les sots ; les notions de degré et d’ordre sont nécessaires dans espace et temps, et celle de déplacement, ou de groupes dans la durée… Alors… les absurdités de la magie, dépouillées au préalable de leur anthropomorphisme, deviendront normales, et l’on ne rira pas plus d’un être vivant et passionné issant des espaces transcendants, et qui nous apparaîtrait ici, que l’on ne rit aujourd’hui des lois les plus paradoxales de l’optique ou de l’hydrostatique.

Mais soudain, son rire se figea. Elle se mit debout.

— Il faut aller expédier la feue « cliente ». Reste là, Renée. J’en ai pour vingt minutes, c’est une chose terrible et dangereuse.

J’aime autant que tu ne voies pas ça.

Elle sortit, tranquille et indolente. Je vins voir aussitôt son fourreau de satin brûlé en triangle. Les étoiles irrégulières des brûlures étaient extrêmement nettes. Au-dessous, c’était roussi légèrement. À l’envers, un peu de sang avait jailli.

Je m’assis pour réfléchir. La discussion avec Palmyre ne pouvait aboutir à rien, car, retranchée dans le maquis des transcendances, elle défait tous les assauts. Mais je n’avais point le maniement aussi facile qu’elle des casse-tête chinois de la métaphysique, et je préférais m’en tenir à ce que j’avais vu. Il fallait faire rentrer tout ça dans les cadres coutumiers de ma raison. Avais-je vu ces choses ? Oui ! Il n’y avait aucune hésitation possible. J’avais vu, et je n’étais ni hallucinée, ni plongée en un de ces « états seconds » qui enlèvent toute valeur aux témoignages.

Soudain, sans que personne, j’imagine, eut touché la porte par laquelle Palmyre était sortie, je vis s’ouvrir le lourd panneau en une sorte de geste puissant. Le rejet d’air m’entoura d’un contact froid. Mon sang connut cette fuite de la peau vers le cœur que donne la douche glaciale, et sous une émotion intraduisible, mais d’une violence qui me dépassa, je me levai…

Une sorte de cascade glacée descendit au long de mes vertèbres. Sur ma tête, je sentis exactement ce que traduit le mot « horripiler » et une ceinture me sangla le ventre, en remontant vers le thorax.

À la porte, une apparition se manifestait, une sorte d’ombre pâle et transparente qui était, qui devait être Palmyre. L’électricité s’éteignit en même temps, puis le silence tomba ; un nouveau silence ; un silence d’un autre monde, qui recouvrait le silence humain antérieur.

On a beau être maître de soi, il y a des spectacles qui vous fichent la chair de poule. Je restai pantelante, devant le trou de la porte, barré par le fantôme, qui se détachait sur la clarté légère du couloir éclairé lui-même par une allée transverse où deux lampes occupaient, à gauche et à droite, le plafond devant deux portes voisines. Alors, dans ce corridor, sortant de la partie invisible, et pleinement éclairée, je vis la « cliente » de Palmyre qui s’en allait…

Je serrai les coudes, d’horreur, je serrai les genoux, une sorte d’épouvante contractile me saisit durant que, d’un pas automatique, la jeune femme morte rentrait dans l’allée coupant à angle droit celle qui me faisait face. Mais j’avais eu le temps de lire, sur cette face à tout jamais muette, que l’être pensant, la vie, la chose secrète et mystérieuse dont s’anime toute existence ici-bas, l’humanité, enfin, était disparue de ce corps qu’une démoniaque puissance maintenait debout et allant comme si…

 

Derrière le corps en marche Palmyre apparut, une Palmyre que je n’avais pas encore vue, vêtue d’une sorte de maillot collant blanc, avec un jaillissement lumineux au bout des bras tendus dans le dos de la femme.

Palmyre ne me regarda pas. Elle disparut aussitôt dans l’allée transverse, mais un sillage lumineux la suivait. J’y crus lire le profil du monstre mystérieux, du poulpe aux yeux obscurs, de l’être étrange venu de l’autre monde posséder l’effrayante et satanique sorcière. La suivait-il toujours ?

Cette idée me fit reculer jusqu’à la fenêtre close. Je l’ouvris d’un geste réflexe, pour sortir de cette atmosphère de folie…

L’air entra, doux et fluide. Je l’aspirai avec volupté.

 

Alors, au ciel de bitume, d’un nuage effacé, la lune naquit. Elle était rousse, hydropique et lourde. Elle me parut une idole obscène et méchante.

 

Dans l’avenue, lançant au monstre lunaire son cri grelottant et farouche, un chien commençait à hurler…