Babet l’empoisonneuse… ou l’empoisonnée/4

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IV

LE MARTYRE DE BABET

Quelques jours après l’incident du passage Le Moine, Normont rentrait du Nord, ramenant Julie. Instruit de ce nouvel épisode, il recommanda à sa femme de garder sur ce point un silence absolu. La vie mouvementée du ménage continua comme précédemment, avec des alternatives de calme apparent et de fréquents orages. Le mari, usant toujours des mêmes prétextes, s’absentait souvent, et toujours en compagnie de Julie, si attentive, au dire des domestiques du voisinage, qu’elle ne quittait son maître ni jour ni nuit. Madame de Normont, indignée de la dégradation de son noble époux, révoltée des insolences de cette fille effrontée, suppliait qu’on lui permît d’engager une femme de chambre de son choix, offrant de payer sur ses maigres ressources cette nouvelle servante. Madame de Mellertz et Normont refusèrent ; mais à quelque temps de là, reconnaissant que le service était lourd, ils arrêtèrent un valet de chambre, et, comme Babet avait commis l’imprudence de se déclarer prête à supporter un surcroît de dépense, on mit à sa charge ce serviteur supplémentaire. Or le nouveau venu n’était autre que Dominique Jacquemin, le propre frère de Julie, le cousin de Véronique, précieux renfort pour la bande de tortionnaires enrôlée par madame de Mellertz. Tout de suite il se pose en ennemi de la comtesse de Normont ; il se refuse à la servir, ne consent ni à balayer sa chambre, ni à faire son lit : il décachète les lettres qui lui sont adressées, les lit à la cuisine en les agrémentant de commentaires cyniques, et les brûle sans les remettre à la destinataire.

Épouvantée des épreuves que lui présage la présence continue de ce brelan d’adversaires, l’infortunée comtesse de Normont conjure son mari de la soustraire aux périls menaçants ; elle souhaiterait vivre avec lui, libérée de la tutelle de sa tante ; elle insiste au moins pour le renvoi des trois domestiques dont la coalition est son perpétuel cauchemar. Normont fait mine de l’écouter, élude une réponse précise : — il faut attendre ; on va bientôt déménager ; les choses s’arrangeront.

En mars 1809, on déménage, en effet, pour s’installer rue Meslay, dans un nouveau logement dont madame de Mellertz a fait choix ; le bail est passé au nom de Normont ; mais la tyrannique marâtre exige que son pupille lui en transfère les avantages sous la forme d’une sous-location ; de cette façon, Babet et son mari seront, là encore, chez elle ; elle conservera sa suprématie. Son appartement est remis et meublé à neuf ; la pièce destinée à madame de Normont reçoit les vieux fauteuils dont la tante ne veut plus : — « C’est assez bon pour elle. »

On allongerait sans progresser le détail de ces provocations et de ces tracasseries. Babet en souffrait cruellement ; mais, dans la croyance tenace que le temps lui ramènerait son inerte mari, elle dissimulait de son mieux ses peines, soutenue, d’ailleurs, par la secrète attente d’une maternité possible qu’elle envisageait comme l’aurore d’un meilleur avenir. En septembre 1809, cette espérance parut se confirmer : le tic convulsif, dont Babet était affligée depuis le vol de l’année précédente, disparut ; elle éprouva de violents maux de cœur. Elle se trouvait alors à Choisy ; le docteur Azémar, médecin du village, fut consulté ; son diagnostic ratifia les prévisions de la jeune femme, toute heureuse de la perspective d’un événement qui allait changer son existence. Normont était à Paris pour deux jours, — avec Julie. Seuls restaient à Choisy, avec madame de Normont, Véronique, Dominique et madame de Mellertz qui, toujours aux aguets, arrêta le docteur comme il sortait de chez la comtesse, et le questionna. Celui-ci, sans malice, lui annonça « la bonne nouvelle » ; mais, à la mine contrariée de la vieille dame, il comprit qu’il avait trop parlé. Déjà madame de Mellertz était auprès de sa nièce et, en manière de félicitations, exprimait avec virulence son mécontentement, protestant que l’enfant, né d’une fille de rien, n’hériterait certainement pas de la fortune des Normont. La future maman fondit en larmes ; quand le docteur fut seul avec elle, il tenta de la consoler ; consterné de ce qu’il venait d’entendre, il lui recommanda « la plus extrême prudence » : — « elle ne devait point, dans l’intérêt de son enfant, s’émouvoir des taquineries de sa méchante tante, ne jamais descendre un escalier devant elle, et n’accepter, à table, que des plats dont elle l’aurait vue manger elle-même. » Comme Babet s’effrayait de pareilles admonitions, il la rassura, en lui promettant de faire comprendre à madame de Mellertz les conséquences fâcheuses qu’aurait pour elle un accident décevant dont on pourrait lui imputer la responsabilité.

L’avertissement n’était pas superflu, car toutes les donations dont Charles de Normont avait gratifié son éducatrice allaient se trouver révocables de plein droit du jour où il serait père. C’est bien sans doute dans cette appréhension qu’elle encourageait ses désordres et s’était montrée de tout temps opposée à son mariage. Sans doute encore, pour le même motif, chambra-t-elle Normont, dès son retour du Nord, et, avant qu’il eût vu sa femme, réussit-elle à le dégoûter de sa prochaine paternité. Lorsque Babet, toute joyeuse, fit part à son mari de ses espérances, il se borna, par manière de compliment, à grommeler « qu’il espérait bien qu’elle donnerait le jour à une fille, car il est toujours humiliant pour un homme d’avoir une mère sans naissance… ». Le dîner, ce soir-là, fut lugubre : madame de Mellertz ne cachait pas son irritation ; Normont boudait sa femme ; Julie, qui servait, manifestait brutalement son dépit ; échangeant avec le comte des signes d’intelligence, elle cassa une carafe et cogna la tête de madame de Normont en passant à celle-ci une assiette. La pauvre Babet refoulait ses pleurs ; elle craignait pour elle ; elle craignait plus encore pour son enfant, terrifiée par les irréductibles animosités dont elle se sentait entourée.

Elle n’était pas seule à craindre : on possède une lettre, adressée à Leverd par un certain sieur Martin, receveur des domaines à Maubeuge ; ayant appris que madame de Normont attendait un héritier, il écrivait, se faisant, c’est évident, l’écho de ce que l’on pensait dans le Nord : — « J’espère que la santé de la jeune mère se maintiendra… Mais il pourrait se faire que son état dérangeât beaucoup de projets et de calculs ; je pense que madame Leverd ne devra pas la perdre de vue et redoubler de soins et de surveillance, si cela est possible… »

Madame de Mellertz était trop perspicace pour ne point deviner que l’on soupçonnait son désappointement. Sermonnée, du reste, par le médecin Azémar, elle comprenait qu’il lui fallait montrer contre fortune bon cœur et simuler au moins une grande joie de l’événement attendu. Elle rusa donc. Il serait téméraire encore d’insinuer que cette femme fût une criminelle ; mais si, véritablement, ainsi que l’ont cru et proclamé les Leverd, elle manigançait dès lors l’assassinat de l’enfant dont la venue prochaine troublait sa quiétude et menaçait son avarice, on doit reconnaître que jamais préméditation ne fut plus studieuse, plus sournoise, plus habile et plus artificieuse. D’abord, en témoignage de sa bienfaisance acquise d’avance à l’héritier espéré, elle déclara qu’elle se chargeait du choix de la nourrice. Madame de Normont, très touchée de cette sollicitude subite, se flattait déjà d’avoir enfin désarmé sa tante, quand celle-ci annonça qu’elle venait d’engager, pour allaiter l’enfant, une jeune femme digne d’inspirer toute confiance et qui était la belle-sœur de la cuisinière Véronique. Prise de peur à la pensée que le bataillon de ses ennemis allait se grossir d’une nouvelle recrue, Babet refusa avec horreur, protestant qu’elle était décidée à nourrir elle-même son enfant. Madame de Mellertz, froissée, affecta de considérer cette détermination comme une nouvelle lubie de sa quinteuse nièce, et, par dignité, se confina durant quelques jours dans sa chambre. Ces bouderies avaient un but, car la dame ne faisait rien sans motif : Normont qu’elle tenait en lisière, bien qu’il approchait de la soixantaine, saisissait l’occasion de ces dissentiments pour exhorter sa femme à la soumission. Cette fois, et toujours à l’instigation de madame de Mellertz, il conseille à Babet, pour regagner les bonnes grâces de sa tante, d’adresser à celle-ci une lettre « bien désordonnée, bien folle, bourrée de puérilités ; la bonne tante, attendrie à l’idée que sa nièce déraisonne, portera les manquements de Babet au compte d’une crise d’aliénation mentale et pardonnera sûrement. Peut-être même consentira-t-elle à se séparer de Julie, de Véronique et de Dominique, afin de calmer les inquiétudes de la malade ; mais pour l’amener à ce sacrifice, il faut, de toute nécessité, feindre une démence caractérisée ».

Madame de Normont se récrie ; son mari presse, se fâche, menace, jure que madame de Mellertz connaîtra seule la lettre, qu’elle la brûlera après l’avoir lue, et que c’est là, d’ailleurs, le seul moyen de ramener la paix dans le ménage. La trop naïve Babet cède enfin, et, sous la dictée de son mari, écrit trois pages d’incohérences témoignant d’un complet dérangement d’esprit et d’une exaltation inquiétante. La tante fit semblant de compatir à l’état de sa nièce ; mais quand celle-ci redemanda la lettre, on lui répondit qu’elle était détruite. On la conservait soigneusement au contraire et on en donnait lecture aux intimes de la maison qui écoutaient, persuadés que madame de Normont déraisonnait et que ses griefs contre sa sainte tante étaient purement imaginaires. Les serviteurs, bien entendu, ne furent pas renvoyés.

Julie ne décolérait pas ; son ascendant sur Normont s’augmentait chaque jour ; elle s’érigeait en despotique maîtresse de maison ; madame de Mellertz, si jalouse pourtant de son autorité, fermait les yeux sur les empiètements de cette fille cynique qu’elle endoctrinait en vue de quelque louche besogne. Forte de cet appui, assurée de son pouvoir, Julie refusait de servir madame de Normont et interdisait à Véronique de la suppléer ; ainsi durant les neuf mois de l’attente, en cette période critique où la plus humble des femmes inspire l’intérêt et la déférence, la comtesse de Normont, épouse d’un gentilhomme riche de 100.000 francs de rentes, vivait, sous le toit conjugal, plus isolée, plus outragée que jamais. Témoin forcé des assiduités de son mari auprès de Julie, elle passa ce temps d’épreuve dans les larmes et les angoisses. Enfin Leverd lui procura une femme de chambre, nommée Sophie Charlier, que madame de Mellertz tenta de discipliner à sa façon ; mais Babet s’insurgea, signifiant qu’elle paierait de sa bourse les gages de cette fille et serait seule à lui donner des ordres. Elle montra la même énergie pour le choix de l’accoucheur et, malgré sa tante, s’en remit aux soins du docteur Hallé. Enfin elle donna le jour à une fille qui naquit à Paris, le 27 juin 1810, et qui fut baptisée Caroline. Madame de Mellertz la tint sur les fonts de baptême, avec, comme compère, le frère de Normont, et jamais enfant n’eut parrain et marraine moins réjouis et plus refrognés ; mais pour le monde, il fallait paraître tout au moins accepter avec résignation cette naissance calamiteuse.

À la cuisine on se gênait moins et Julie menait le branle ; elle insinuait que Normont n’était pas le père de l’enfant ; — « d’ailleurs, la fillette, née d’une femme de rien », causerait du tracas à ses parents, si on parvenait à l’élever ; « mais il était bien probable qu’elle ne vivrait pas ». Madame de Mellertz, dont la mine consternée étonnait l’accoucheur, racontait à qui voulait l’entendre, et eut soin d’en instruire Babet, que Julie avait vu en rêve la petite Caroline morte… La garde, placée par le docteur auprès de la jeune maman, n’osait pas entrer à l’office où on l’accueillait « par des rebuts et des injures ». Le jour même de la naissance, une couple de tourterelles qu’affectionnait madame de Normont, s’envola : on avait méchamment ouvert la cage ; son chien fut empoisonné et mourut. Dès le troisième jour, madame de Mellertz voulut contraindre l’accouchée à sortir de son lit ; on allait passer outre à ses protestations et la lever de force, quand le docteur Hallé survint et ordonna le repos absolu durant dix jours au moins. Julie se revancha sur la garde qui, critiquée, raillée, rembarrée à chaque mot, rendit son tablier et déserta cette maison « du diable ». Sophie Charlier, la jeune femme de chambre spécialement engagée par madame de Normont, témoignait du dévouement à sa maîtresse ; mais Normont la trouvait à son goût, et elle parlait de quitter la place pour échapper aux tentatives galantes du vieux Céladon. Enfin, on persuada à Babet que l’air des champs la fortifierait ; le médecin lui avait interdit les promenades en voiture avant six semaines ; au bout de vingt jours on la hissait sur le tapecu à deux roues du père Bernard, le commissionnaire de Choisy, et on la cahota sur le pavé de la grand’route jusqu’à sa maison de campagne.

Là ce fut pis encore. La doucereuse Mellertz semblait s’attacher à la petite Caroline et la couvrait de caresses, laissant à ses acolytes le soin de torturer la mère. La cuisine était déchaînée ; la tempête y grondait tout le jour. Tantôt c’est un bouillon que réclame Babet et que Véronique refuse de préparer. Julie décrète qu’elle ne cèdera plus aux caprices de « cette folle » ; — « Elle n’est rien ici ! » Ou bien c’est une dispute avec Sophie, qui soigne l’enfant. — « Vous ne l’élèverez pas, je vous en réponds ! — Pourquoi cela, j’en ai élevé bien d’autres ? » Véronique intervient, disant à Julie : — « Tu ne serais pas fâchée que cette petite ne vive pas… » Celle-ci répondait rondement : — « C’est la mère qui est de trop. Si elle venait à mourir, M. de Normont n’épouserait que moi… » Un jour, Babet, à bout de résistance, s’évanouit. Normont appelle Julie qui ne se dérange pas : — « Qu’est-ce que vous voulez ? » grogne-t-elle. — « Madame se trouve mal ! — Eh ! qu’elle aille au diable ! Si j’avais une femme comme la vôtre, je la jetterais par la fenêtre ! » Et puis, c’est la femme de chambre Sophie, que Normont guette dans tous les coins ; il lui offre de l’argent, la bourre de coups de poing et de taloches en manière de galanteries. L’honnête fille résiste de son mieux, mais, excédée, contracte une jaunisse dont elle souffre durant cinq mois. Une fois, elle surprend madame de Mellertz manquant à son rôle de grand’mère idolâtre et débonnaire, et frappant Babet qui tient Caroline dans ses bras.

Redoutant pour la santé de sa petite, qu’elle nourrit, la continuité de ces tribulations, madame de Normont conjure une fois de plus son mari de prendre sa défense : pourquoi ne vivraient-ils pas séparés de madame de Mellertz et de ses servantes ? Elle ne cherche pas une rupture, mais demande seulement de faire ménage à part, d’élever sa fille sans trembler toujours. Normont hausse les épaules et part pour le Nord, laissant sa femme en proie à ses persécuteurs. Alors ce sont des querelles quotidiennes, d’acerbes débats pour le moindre motif, des bouderies, des cris, des plaintes, des colères, des invectives. Une nuit, Babet est réveillée par un bruit sourd qui se prolonge à sa porte ; Sophie, couchée dans la même chambre, prend peur ; les deux femmes, très émues, ont saisi la petite Caroline, prêtes à s’enfuir avec elle. Le bruit cesse ; mais cette alerte a si fort troublé la craintive maman que son lait se tarit. Le médecin de Choisy, M. Azémar, appelé le lendemain, déclare qu’il faut sevrer l’enfant, — à sept mois. Désespérée, Babet s’y résigne ; mais le baby ne progresse plus ; il s’étiole, et, quand Normont rentre de voyage, elle supplie encore son mari de l’arracher à cette existence intolérable. Normont n’a cure de ses pleurs ; il est tracassé maintenant par bien d’autres soucis, et plus graves : Julie est souffrante ! Elle se traîne, alourdie, dolente et morne. À certains indices, à la démarche de la malade qu’elle observe à la dérobée, Babet croit bien ne pas s’y tromper : cette fille sera bientôt mère. C’est une occasion sans pareille de se débarrasser d’elle ; mais, au premier mot touché à madame de Mellertz et à Normont, tous deux se récrient : — « Julie ! ce dragon de vertu ! Ce modèle de bienséance et de sagesse ! Quelle calomnie ! Voilà bien les imaginations folles qui hantent le cerveau de la fille Leverd !… Elle voit partout le mal et prend ses lubies pour des réalités. » Bref, il est prononcé que l’honnête Julie est atteinte « d’une fièvre inflammatoire », très grave, et que le mal est dû aux avanies qu’on lui inflige, aux injustes soupçons dont on l’a flétrie… Dès lors, elle va être l’objet de soins assidus, d’attentions constantes ; dispensée de tout travail, elle s’étonnera audacieusement que madame de Normont ne la serve pas ! Comme celle-ci rapporte à son mari cette nouvelle insolence, elle reçoit pour réponse que « si Julie lui demandait à lui-même que sa femme lui rendît des soins, il s’empresserait d’y consentir » ! Il s’évertue ; il est toujours en courses ; il a découvert, assure-t-il, dans une campagne lointaine, une maison de santé dirigée par un savant docteur dont la spécialité est de guérir ces terribles « fièvres inflammatoires » dont les symptômes sont si surprenants. En attendant d’être douillettement conduite vers cette confortable retraite, Julie se prélasse dans son importance et sa rotondité croissante, effet, à ce qu’assure madame de Mellertz, de cette mauvaise fièvre qui la mine. Elle partit enfin, accompagnée de Dominique et comblée des vœux de toute la famille… Son voyage ne la conduisit pas plus loin que chez une sagefemme du faubourg Saint-Denis, où sa chambre était retenue.

Madame de Normont ne s’était pas trompée sur la cause véritable de cet escamotage ; elle ne s’en confia qu’à son père en lui recommandant le secret ; elle voulait mettre à profit l’absence de Julie pour se consacrer en paix à sa petite Caroline. L’enfant se portait bien et approchait de ses vingt mois : le 3 mars 1812, elle fut prise de fièvre. Le docteur Asselin, qui la visitait, ordonna six cuillerées de soupe de fécule de pomme de terre. La cuisinière Véronique se chargera de préparer ce potage dont l’enfant ne prit que trois cuillerées ; à peine les avait-elle absorbées qu’elle vomit et tomba en des convulsions effrayantes. Le médecin, rappelé en hâte, s’en étonna ; il conseilla des sangsues qui produisirent un effet salutaire ; mais, deux jours plus tard, comme on venait de donner à la petite un bouillon, les convulsions s’aggravèrent. Madame de Normont, obsédée par l’affreux souvenir des menaces formulées naguère contre sa chère petite fille, résolut de ne faire prendre à celle-ci rien qu’elle n’eût préparé de ses mains, dans sa chambre, avec le seul concours de sa fidèle Sophie. Il était trop tard. Caroline mourut le 19 mars, tordue dans de violentes convulsions et, cette fois, on put croire que la mère perdait réellement la raison. Son désespoir eut arraché des larmes aux plus indifférents, et c’est dans le moment de sa plus grande douleur que sa tante et Normont lui annoncèrent l’heureuse nouvelle du retour de Julie, enfin guérie de sa « fièvre inflammatoire ». Tout ce que les sanglots de Babet purent obtenir c’est que l’odieuse fille ne reparût qu’après l’enterrement de Caroline. Quand on revint du cimetière, elle était là, triomphante, accueillie par Normont et la Mellertz, par Véronique et Dominique, avec des témoignages de satisfaction et de joie qui convertirent indécemment la fin de ce jour funèbre en une fête de famille.


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Madame de Normont, dans l’illusion que son mari partageait son chagrin, lui demanda encore de secouer le joug et de l’affranchir de l’esclavage ; elle ne pouvait plus vivre sous le même toit que Julie qui avait prédit, désiré, la mort de Caroline et dont toutes les allures constituaient une provocation perpétuelle. Le lâche Normont fit la sourde oreille, et quand la bonne Sophie lui représenta à son tour que la santé, la vie même de la comtesse risquaient d’être compromises, si l’on ne mettait fin à ses épreuves, il riposta, en homme qui se pique de connaître les femmes et d’en avoir piètre opinion : — « Je n’y peux rien ; la Mellertz enrage d’être vieille. Il faut patienter… »

Un nouvel espoir de maternité pouvait seul tirer Babet de la détresse où elle s’enlisait. Dès le printemps de 1812 elle connut cette joie, réconfortante pour toute autre, pour elle nouveau sujet de peines et d’angoisses. On amplifierait indiscrètement ce récit, en relatant toutes les blessures, toutes les mortifications dues à l’ingénieuse animosité de ses tortionnaires. On se bornera désormais aux faits essentiels ; ainsi doit-on noter que madame de Mellertz et Normont projetaient, pour le mois de juin de cette année-là, un assez long séjour dans le pays d’Avesnes. Julie et Dominique devaient les y suivre ; le docteur Asselin conseilla d’emmener madame de Normont, estimant que la distraction du déplacement serait favorable à la jeune femme. Babet n’était jamais allée dans le Nord ; elle se réjouissait de ce voyage ; elle aurait vivement souhaité que sa fidèle Sophie l’accompagnât ; mais madame de Mellertz, prétextant la dépense, s’y opposa. Sophie et Véronique garderaient la maison de Choisy.

On avait fixé le jour du départ, retenu la chaise de poste ; les malles étaient cordées quand madame de Mellertz décida qu’on irait à Choisy pour y installer les deux servantes. Babet allégua son état pour se dispenser de cette corvée fatigante à la veille d’un long voyage ; mais sa tante ne supportait pas que l’on contrariât ses projets ; il fallut se soumettre. On arriva à Choisy le soir ; le lendemain, au déjeuner du matin, une tasse de café au lait, préparée par Véronique, parut à madame de Normont avoir si mauvais goût qu’elle s’en tint à la première gorgée et se contenta d’un morceau de pain. À peine remontée à sa chambre, elle vomit jusqu’au sang ; en même temps, elle ressentait de vives douleurs dans les reins. Le docteur Azémar, qu’on appela, lui trouva un peu de fièvre, mais diagnostiqua un simple malaise. On revint à Paris ; les maux de reins empirèrent : le docteur Asselin, craignant un accident funeste, conseilla le lit pour deux semaines. Le lendemain était le jour fixé pour le départ ; Babet espérait qu’on différerait le voyage ; il n’en fut rien. L’impérieuse Mellertz déclarant que sa nièce « faisait la mijaurée pour se rendre intéressante », lui posa l’alternative : — « partir ou rester, à son choix. » Babet n’hésita pas ; elle resta.

Ses douleurs s’aggravèrent. Le docteur Asselin, l’accoucheur Hallé, le docteur Azémar, venu de Choisy, lui donnèrent des soins empressés, mais inutiles : l’accident redouté se produisit le 8 juillet et, durant neuf jours, Babet fut à la mort. Tandis qu’elle agonisait, madame de Mellertz, là-bas, à sa terre de Dourlers, jouait à la grande dame et se pavanait parmi la noble société du pays. Ni elle ni Normont, que Leverd tenait cependant presque quotidiennement au courant de la santé de Babet et de l’inquiétude des médecins, ne hâtèrent cependant leur retour. On a supposé que la Mellertz, rougissant de son origine et honteuse de produire sa nièce chez les châtelains du Nord, au rang desquels elle était parvenue à se hisser, avait imaginé de « l’indisposer » à la veille du départ, sans prévoir les conséquences désastreuses de ce subterfuge. Pour les Leverd, l’intention criminelle ne faisait pas doute : la même main qui avait tué Caroline causait à Babet la déception qui la privait d’une nouvelle maternité, et si l’on ne désignait pas l’assassin, c’est qu’on hésitait entre l’odieuse tante, l’ambitieuse Julie et la sournoise Véronique. Le médecin Azémar lui-même faisait part de ses soupçons à certaines personnes de Choisy : — « La petite Caroline de Normont est morte empoisonnée, disait-il ; si elle était décédée à Choisy, j’aurais exigé l’ouverture du corps. » Même, quelqu’un ayant insinué que Normont devait divorcer afin d’épouser Julie, le médecin ajouta : — « Je serais bien fâché que madame de Normont refusât le divorce, car, dans ce cas, elle ne vivrait pas longtemps. »

On comprend dès lors quelles étaient les transes de Babet quand, enfin remise, elle reprit, après tant et de si rudes assauts, la vie commune, au retour des voyageurs. Dès le premier repas, elle vomit encore et perdit connaissance ; ses alarmes recommencèrent. Sous prétexte de manque d’appétit, elle n’acceptait plus, à table, que des fruits ou des pâtisseries achetées au dehors ; mais elle ne put prolonger ce régime et se risqua à manger des légumes. Elle fut de nouveau malade. Il lui fallait, ou se résigner à mourir, soit de faim, soit par le poison, ou obtenir le renvoi des trois femmes qui avaient juré sa perte. Elle consulta son père, et celui-ci s’engagea à l’assister dans la bataille décisive qu’elle allait livrer. Afin de la munir d’une arme solide, il entreprit une enquête sur la soi-disant « fièvre inflammatoire » qui avait tenu, durant plusieurs semaines, Julie éloignée de la maison. Ses recherches, habilement conduites, obtinrent plein succès : Julie avait clandestinement donné le jour à un enfant dont Leverd se procura l’acte de naissance ; ce document le conduisit à découvrir rapidement le pot aux roses : l’enfant, à n’en point douter, était de Normont. Leverd suivit la piste de son noble gendre qui, en compagnie de madame de Mellertz, avait lui-même choisi et payé la sage-femme, et était allé plusieurs fois voir l’enfant mis en nourrice à Bagnolet. Cet enfant était inscrit à l’état civil comme né de Julie Jacquemin et d’un certain Bourrée, encaisseur des Eaux de Paris et cousin de Julie. Ce Bourrée, moyennant finances, se prêta à tout ce qu’on réclama de lui ; il fut le père à la mairie et le parrain à l’église ; même, comme il était marié et n’avait pas d’héritier, il décida sa femme à prendre chez eux l’enfant qu’on lui attribuait « et dont l’avenir était assuré ». Tout cela tramé et accompli en grand mystère, non pas « pour sauver l’honneur de Julie, issue d’une famille pauvre, mais très rigide », ainsi que l’assurera plus tard madame de Mellertz, mais bien pour tirer Normont d’un mauvais pas et dissimuler le fruit de son inconduite. Cet extraordinaire mari supportait qu’on supprimât les enfants qu’il avait de sa femme et élevait soigneusement celui que lui donnait sa sordide maîtresse… Telle était l’ignoble intrigue que parvint à débrouiller Leverd. Pourvu de toutes les pièces probantes et résolu à un éclat, il se dirigea un soir vers la maison de son gendre.

Madame de Mellertz et Normont sortaient avec des amis pour aller prendre le frais sur les boulevards. On était au début du mois d’août. Leverd les rencontra descendant l’escalier ; il s’adressa à sa sœur : — « Rentrez, dit-il, j’ai à vous parler. » Elle continuait son chemin, mais Babet lui cria du haut des marches : — « Restez, ma tante, on a besoin de vous ici. » Cela présageait un orage ; madame de Mellertz et Normont remontent, et, tout aussitôt, Leverd apostrophe son gendre et lui reproche ses débordements. Aux balbutiements du coupable, le père de Babet riposte en exhibant l’acte de naissance de l’enfant de Julie. Normont se jette sur lui, le prend à la gorge, le secoue. Une lutte s’engage ; cris, invectives, menaces, horions échangés. La tante, tremblante et pâle, est prête à s’évanouir ; Babet se jette entre son père et son mari, essayant de les séparer. Les coups pleuvent dru ; tout l’immeuble est en rumeur ; les voisins sont aux fenêtres ; les locataires de la maison, inquiets du vacarme, guettent sur l’escalier. Julie accourt ; elle se lance sur Leverd et le frappe à tour de bras ; il réplique par des soufflets ; Normont prend la défense de sa chère servante, saisit son beau-père à bras-le-corps, l’emporte sur le palier, le pousse sur les degrés et referme la porte avec fracas, tandis que Leverd, qui s’est raccroché à la rampe, proteste que ça ne finira pas ainsi et que la police saura bien dire le dernier mot.

Débarrassé de ce côté, Normont se retrouve en présence de sa femme écumante : il tente de nier, très penaud, joue le repentir, verse même quelques larmes de contrition. Pour mettre un terme à la scène où il ne tenait pas le beau rôle, il promit enfin de se séparer de la veille tante et, par conséquent, de Julie et de Véronique. Cette promesse fut renouvelée en termes positifs le surlendemain. Babet triomphait.

Ce jour-là, fatiguée, elle recevait dans sa chambre deux personnes de ses relations, madame de Plotho et madame de Montblanc. Vers six heures du soir, Sophie apporta à sa maîtresse un bol de bouillon préparé par Véronique. À peine madame de Normont y a-t-elle trempé les lèvres, qu’elle repousse la tasse. Le bouillon a un goût amer et elle a senti, sous ses dents, « quelque chose de croquant ». Ses visiteuses insistent pour qu’elle ne se laisse pas dépérir : ce bouillon a bon aspect et bonne odeur ; sans doute un peu de cendre y sera tombé, Babet se laisse convaincre et reprend le bol des mains de Sophie. À la seconde cuillerée, son cœur se soulève ; elle pâlit, se plaint de très vives douleurs d’estomac ; de blême elle devient écarlate ; « le feu lui monte à la tête » et la voilà renversée en une convulsion terrifiante. Sophie et les deux dames parviennent avec peine à la maintenir sur sa couche. Parmi ses contorsions, ses gémissements, ses hoquets, elle réclama à boire ; une soif ardente lui brûle la bouche ; on lui apporte de l’eau tiède qu’elle boit à longs traits et qu’elle rend aussitôt, mêlée à du sang. Sophie court chercher le docteur Asselin qui ne peut venir qu’à onze heures du soir. Babet, plus calme, se laisse examiner ; le médecin constate une « convulsion d’estomac » ; sa mine est grave ; il prend la lumière en main, explore l’intérieur de la bouche, inspecte les ongles et se tait. En sortant, il attire Sophie sur le palier et la questionne ; il entre même à la cuisine, demande à vérifier le restant du bouillon ; mais Véronique l’a jeté dans la pierre à laver, et de l’eau par-dessus ; le bol qui l’a contenu est déjà rincé et essuyé…

Le jour suivant, Asselin revint et interrogea la malade : — « Vous éprouvez des craintes ? » Elle lui confia qu’elle était bien malheureuse, et, tout en pleurant, conta ses peines. Le docteur fit prier M. de Normont de lui accorder un instant d’entretien : — « Monsieur le comte, lui dit-il, voici les conseils d’un ami : votre femme a du chagrin ; sa maladie est morale ; je crois que vous êtes son meilleur médecin. Je ne suis pas dans l’habitude de donner des conseils, mais cette affection peut la conduire fort loin, je vous en préviens. » Le mari, l’air ennuyé, les regards à terre, ne trouva rien à répondre. Dans l’antichambre le docteur insista : — « la première précaution à prendre est le renvoi de Julie… » Alors Normont parla : — « Nous ne sommes pas chez nous ; nous sommes chez madame de Mellertz ; les domestiques ne nous appartiennent pas et nous n’avons pas le droit de les renvoyer. — Prenez un autre appartement ; ce sera le moyen de rétablir la paix. — Docteur, j’ai promis à mon père, quand il est mort, que je ne quitterais jamais madame de Mellertz… » Le médecin s’inclina et sortit, jugeant le cas désespéré.

À sa visite du lendemain, on guettait son arrivée ; la Mellertz, Normont et Julie avaient-ils tenu quelque conciliabule et discerné que les bavardages de ce praticien clairvoyant pourraient, en cas de « malheur », n’être pas sans danger ! Normont entra avec lui dans la chambre de la malade ; s’adressant à celle-ci : — « Ma chère amie, dit-il, tu ne reverras plus ta tante ni ses domestiques. Je vais partir pour mes terres ; tu vivras à Choisy ; je viendrai t’y retrouver et nous demeurerons ensemble. » Le brave Asselin, tout joyeux, lui prit les mains : — « Voilà le meilleur remède qu’on puisse lui donner. »

Des jours passèrent ; rien n’était changé à la vie du ménage : — « Quand partons-nous pour Choisy ? » demandait madame de Normont chaque fois qu’elle voyait son mari, sans obtenir d’autre réponse qu’un éloge du dévouement de Julie et une apologie de madame de Mellertz. Babet ne sortait plus de sa chambre et vivait uniquement de lait que Sophie allait chercher à la crèmerie et faisait bouillir sans le quitter des yeux. Le 12 août, madame de Mellertz entra chez sa nièce et lui signifia sa décision : — ou bien on continuerait à vivre ensemble comme par le passé, ou bien Babet se séparerait de son mari qui, jamais, ne sacrifierait à une fille comme elle ni sa bienfaitrice, ni Julie. À peine cet ultimatum est-il formulé que la sensible jeune femme tombe en pâmoison ; sa bouche se tord, ses yeux s’égarent ; elle est secouée de spasmes nerveux. La tante ne s’émeut pas de « ces simagrées » ; mais Normont survient ; il a peur ; il se jette à genoux devant le lit où se roule sa femme, proteste qu’il tiendra sa promesse et, devant le docteur qu’on introduit à ce moment même, témoigne des plus tendres sentiments, jurant qu’il ne quittera pas celle qui porte son nom et que son amour pour elle ne finira qu’avec sa vie. Édifié, l’honnête médecin renouvelle amicalement ses recommandations et reçoit l’assurance qu’elles seront pieusement observées.

Suivent des péripéties assez énigmatiques. Comment madame de Mellertz qui, le 12 août, signifiait à sa nièce sa volonté de ne point céder la place, consentait-elle, le 15, à déménager ses meubles de Choisy où Normont et sa femme projetaient d’établir leur résidence, définitivement éloignés de l’intraitable tante ? Celle-ci, résolue à se débarrasser de Babet, se préparait-elle, par cette séparation, un alibi indiscutable ; ou bien, comme le publiaient ses amis, toujours bonne et conciliante, se sacrifiait-elle une fois de plus au bonheur de son pupille et se résignait-elle, pour qu’il eût la paix, à vivre ses dernières années dans l’isolement, loin de ce fils adoptif qu’elle avait élevé ? Une chose est certaine : elle quitta Choisy sans esprit de retour ; Babet s’y installa dans l’appartement abandonné par sa tante et prit possession de toute la maison. Elle se croyait à la fin de ses maux ; son mari se montrait plein de prévenance et de sollicitude et sa jeune femme, dont le martyre durait depuis dix ans, se reprenait à espérer des jours meilleurs, quand, le 21 août, tandis qu’elle vaquait à son installation, sa fidèle Sophie lui remit une enveloppe cachetée qu’une main inconnue venait de glisser sous la porte. Madame de Normont rompit le cachet ; l’enveloppe contenait un chiffon de papier sur lequel, d’une écriture grossière, et probablement contrefaite, étaient tracées ces lignes :


{{t|Oui, tu la quittera ta tante mechat fame mai je serai vangé et da étrange manière. (Ces derniers mots presque indéchiffrables.) Di adieu pou toujour a ton mari tu ne me connoi encore qua moitié enne jusqu’à la mort.|90}}


Ce qui pouvait être traduit ainsi :


Oui, tu la quitteras ta tante, méchante femme ; mais je serai vengé… Dis adieu pour toujours à ton mari ; tu ne me connais encore qu’à moitié. Haine jusqu’à la mort.


Effrayée par ces menaces qui la poursuivent, Babet appelle son mari ; elle lui soumet l’inquiétant écrit : — « C’est de Sophie », fait-il après l’avoir examiné. Sophie s’indigne : quel intérêt aurait-elle à tourmenter la maîtresse qu’elle affectionne ? Elle veut voir le billet : — « C’est de Julie », assure-t-elle ; elles ont pris ensemble des leçons d’écriture, et du même maître. Normont s’irrite ; Sophie propose un moyen de vérification : qu’on dicte le texte du billet à elle-même, et à Julie et qu’on soumette leurs deux copies à des experts. Elle l’exige ; si on ne lui accorde pas cette satisfaction, elle préviendra la police. Sur ce mot Normont s’apaise, s’excuse, reconnaît qu’il a parlé trop vite…

Resté seul avec sa femme, il la conjure de ne souffler mot à personne de ce nouvel incident ; surtout que Leverd l’ignore ; bien plus, il insiste pour qu’elle brûle cette lettre anonyme ; il faut anéantir cette vilenie et n’y plus songer. Babet va obéir ; mais un léger bruit provenant d’un couloir voisin l’avertit que quelqu’un guette ; prise de soupçon, elle refuse de détruire ce billet. Normont est en émoi ; il implore même Sophie, s’humilie devant les deux femmes. Babet résiste.

De ce jour-là Normont affecta un redoublement de confiance à l’égard de sa femme. Il se disait très heureux de sa résolution d’habiter seul avec elle, de reconquérir son indépendance et d’être enfin maître de maison. Ceci l’amena à parler de madame de Mellertz. — La pauvre vieille ! Comme elle doit s’ennuyer ! Ne va-t-on pas le juger sévèrement d’avoir rompu avec sa compagne de tant d’années ? À moins que les préventions se tournent contre elle ? — les gens sont si méchants ! — et qu’on la désapprouve de n’avoir point su vivre en bonne intelligence avec sa nièce. Babet est sensible et généreuse, elle devrait écrire à sa tante une lettre bien tendre, bien affectueuse… lui dire que son état de santé ne s’est pas amélioré ; qu’elle est toujours sujette aux convulsions, aux coliques d’estomac, aux vomissements ; une telle assertion, venant d’elle, mettra fin à des insinuations propagées par des malveillants et de nature à contrister la bonne tante… Babet se révolte : pourquoi ferait-elle ce mensonge ? Elle se porte parfaitement bien depuis qu’elle est affranchie des bouillons de Julie et des duretés de la Mellertz… Normont lui représente, — car sa leçon est bien apprise, — qu’une telle lettre « aura pour effet immanquable de mettre fin aux rumeurs ». Il est aux genoux de sa femme ; il multiplie ses serments ; il prend à témoin le ciel, les mânes de son père, ceux de Caroline. Babet ne capitule point. Alors, furieux, hors de lui, il fulmine : — « Plus de séparation ! On va rentrer rue Meslay, reprendre la vie commune ! » Devant cet argument comminatoire, Babet tremble, écrit la lettre qui lui est dictée et dont Normont s’empare.

On est bien armé contre elle, maintenant, puisqu’on tient d’elle-même l’aveu que les accidents périodiques auxquels elle se prétend sujette, sont naturels, qu’ils ont altéré sa raison, qu’elle se croit en butte à des criminels imaginaires ; puisqu’on a, d’autre part, la preuve, écrite par elle, que son esprit est égaré… Oui, Babet peut disparaître ; nul ne s’apitoiera sur cette pauvre détraquée dont les excentricités et les lubies auront rendu la vie intenable à l’excellente madame de Mellertz. Loin d’être soupçonnée d’avoir hâté la fin de sa nièce, celle-ci sera félicitée, au contraire, de ce dénouement heureux, qui lui assurera une vieillesse paisible, entre Normont délivré de son extravagante épouse et la fidèle Julie, pleinement justifiée des indignes accusations de la folle.