Bakounine/Œuvres/TomeIV31

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Œuvres - Tome IV.
MANUSCRIT DE 114 PAGES


MANUSCRIT DE 114 PAGES



|1 Ce 28 septembre 1870. Lyon[1].


Mon cher ami, je ne veux point partir de Lyon sans t’avoir dit un dernier mot d’adieu. La prudence m’empêche de venir te serrer la main encore une fois. Je n’ai plus rien à faire ici.

J’étais venu à Lyon pour combattre ou pour mourir avec vous. J’y étais venu parce que j’étais et je demeure profondément convaincu qu’à cette heure de suprême danger pour votre pays, la cause de la France est redevenue celle de l’humanité, et que la défaite définitive de la France, sa chute, son asservissement sous la baïonnette des Prussiens et sous un gouvernement imposé par les Prussiens sera le plus grand malheur qui, au point de vue de la liberté, puisse arriver à l’Europe et au monde. J’ai pris part au mouvement d’hier (sic) et j’ai signé mon nom sous les résolutions du Comité central du salut de la France, parce qu’il est évident pour moi qu’après la destruction réelle et de fait de toute votre machine administrative et gouvernementale, il n’y a plus que l’action immédiate et révolutionnaire du peuple qui puisse sauver la France. Tous ces tronçons de l’ancienne administration du pays, ces municipalités composées en grande partie de bourgeois ou d’ouvriers convertis à la bourgeoisie, gens routiniers s’il en fut, dénués d’intelligence, d’énergie, et manquant de bonne foi ; tous ces procureurs de la République et surtout ces préfets, commissaires extraordinaires munis de pleins pouvoirs militaires et civils et investis d’une vraie dictature par l’autorité fabuleuse et fatale de ce tronçon de gouvernement provisoire qui siège à Tours ; tout cela n’est bon que pour paralyser les derniers efforts de la France et pour la livrer aux Prussiens.

Le mouvement d’hier, s’il s’était maintenu triomphant, et il se serait maintenu tel si le général Cluseret n’avait point abandonné la cause du peuple, ce mouvement qui aurait remplacé votre municipalité inepte, impuissante et aux trois quarts réactionnaire, par un comité révolutionnaire, qui serait tout-puissant parce qu’il serait l’expression non fictive, mais réelle, immé |2 diate, de la volonté populaire, ce mouvement, dis-je, aurait pu sauver Lyon, et, en sauvant Lyon, en organisant sa résistance formidable à l’invasion des Prussiens, il aurait sauvé la France, car il ne faut point se faire illusion, Lyon une fois tombé au pouvoir des Prussiens, la France sera irrévocablement perdue[2].

Lyon après Paris et avec Marseille est la cité ouvrière par excellence, et la France ne peut plus être sauvée que par son monde ouvrier, par les travailleurs des campagnes et des villes. Il serait ridicule et vain d’attendre son salut des classes privilégiées. Je ne parle pas de la noblesse, elle n’existe presque plus. Si elle avait conservé la moindre trace de son ancien caractère et de son ancienne position politique et sociale, elle se serait sans doute émue plus vivement que ne peut le faire la bourgeoisie actuelle du déshonneur et de la déchéance qui menace votre patrie. Mais elle n’existe plus que de nom ; de fait elle s’est noyée dans la bourgeoisie, dont elle partage aujourd’hui les intérêts et les passions. Il n’y a plus actuellement qu’une seule classe privilégiée sérieuse : c’est la bourgeoisie. Parlons donc de cette classe nombreuse et respectable.

N’étant point attachée à la terre, la bourgeoisie, comme le capital dont elle est aujourd’hui l’incarnation réelle et vivante, n’a point de patrie. Sa patrie se trouve là où le capital rapporte les plus gros bénéfices. Sa préoccupation principale, pour ne point dire unique, c’est l’exploitation lucrative du travail du prolétariat. À son point de vue, quand cette exploitation marche bien, tout va bien, et, au contraire, quand elle s’arrête, tout va mal. Elle ne peut donc avoir d’autre idée que de la remettre en mouvement, par quelque moyen que ce soit, ce moyen fût-il même le déshonneur, la déchéance et l’asservissement de son propre pays. Et pourtant la bourgeoisie a besoin de la patrie politique, de l’État, pour garantir ses intérêts exclusifs contre les exigences si légitimes et de plus en plus menaçantes du prolétariat.

Elle se trouve donc prise dans une contradiction flagrante. Mais toute contradiction, toute position fausse, exclut la sincérité. La |3 bourgeoisie est hypocrite par nécessité, au point qu’elle n’ose point s’avouer à elle-même ses propres pensées. Elle parle beaucoup de patriotisme lorsqu’elle s’adresse au prolétariat, parce que ce n’est qu’au point de vue du patriotisme seulement qu’elle peut lui recommander ce culte de l’État, si funeste aux intérêts des masses ouvrières dont elle exploite le travail sous la protection de l’État, et par cette même raison si favorable aux siens.

Au fond de son âme la bourgeoisie est cosmopolite. La dignité et l’indépendance de son pays lui importent fort peu, pourvu qu’à l’intérieur elle trouve un large et libre marché pour les produits du travail national exploité par ses capitaux, et qu’à l’intérieur il y ait tranquillité et ordre public, ces deux conditions essentielles de toute exploitation régulière ; pourvu que ses privilèges économiques, et notamment celui d’exploiter le travail du peuple, soient garantis énergiquement par la puissance de l’État. Mais que cet État s’appelle français ou prussien, cela lui est vraiment bien égal.

Les bourgeois qui liront ces lignes crieront à la calomnie. Hélas ! ce n’est qu’une bien pâle expression d’une vérité qui crève les yeux, et qui n’a jamais été aussi palpable qu’à cette heure où la France est en train de périr, et où elle périra certainement si le peuple travailleur des villes et des campagnes ne vient promptement à son secours.

[[3]. Voici bientôt un mois que l’infâme régime des Bonaparte, renversé par les baïonnettes prussiennes, a croulé dans la boue. Un gouvernement provisoire, composé de bourgeois plus ou moins radicaux, a pris sa place. Qu’a-t-il fait pour sauver la France ? ]

En présence de l’immense catastrophe qui menace d’anéantir ce beau et grand pays, la sottise et l’impuissance flagrantes et |4 désormais constatées des hommes qui composent ce gouvernement ne peuvent inspirer que l’indignation et le dégoût.

Et d’abord comment se sont-ils emparés de ce pouvoir quasi-dictatorial qu’ils exercent pour le malheur et pour la ruine de la France ? L’ont-ils conquis par un de ces grands actes d’énergie et d’audace qui, au milieu d’une crise suprême, peuvent seuls sauver l’existence d’une nation ? Ont-ils eu au moins le courage de jouer leurs têtes en proclamant la déchéance de Napoléon III, avant que cet infâme ne se soit livré aux Prussiens ? C’était bien leur devoir de le faire. Après les deux batailles désastreuses qui avaient anéanti deux grandes armées françaises dans la Lorraine, toute l’Europe était convaincue que la proclamation immédiate de la République était le seul moyen de salut qui restât à la France. Il ne fallait pas beaucoup de perspicacité pour comprendre qu’en abandonnant le pouvoir à la femme et aux serviteurs de Napoléon III, on paralysait la défense nationale et rendait plus critique, plus terrible la situation de la France. Les députés radicaux de la gauche, seuls, ne l’avaient point compris, ou, s’ils l’avaient compris, ils manquèrent de l’énergie, du courage, du dévouement nécessaires pour sauver leur patrie. En présence des intrigues napoléoniennes, en présence de Palikao qui envoyait la dernière armée française se rendre prisonnière |5 à Sedan, en présence de Chevreau qui organisait la terreur blanche en faveur de la dynastie Bonaparte dans les campagnes, ils prêchèrent, eux, le généreux oubli du passé, la conciliation et l’union. Ils appelèrent cela générosité, bonne politique, prudence, et ce n’était rien que sottise ou lâcheté. C’était dans tous les cas le sacrifice des intérêts les plus chers et du salut même de la France.

Les effets désastreux de cette politique singulière ne se firent pas attendre. Le bonapartisme, d’abord écrasé par les premières nouvelles des défaites, reprit confiance. Encouragés par l’impuissance intellectuelle et morale de ces hommes qui constituaient hier la gauche radicale et qui constituent aujourd’hui le gouvernement provisoire, les serviteurs infâmes de l’infâme Bonaparte relevèrent la tête et reprirent ce langage insolent auquel ils avaient habitué la France pendant vingt ans. À la stupéfaction de tout le monde, on vit s’élever, au milieu du désastre immense causé par le régime impérial, et sous la baguette magique de l’intrigante Eugénie, le ministère le plus bonapartiste, le plus jésuite et le plus réactionnaire qui ait jamais gouverné la France, le ministère Palikao, Chevreau, Duvernois et Jérôme David, avec Messieurs Émile de Girardin et Granier de Cassagnac derrière les coulisses.

La gauche protesta-t-elle ? Pas du tout. Elle acclama niaisement ce ministère de mauvais augure, qui, dans le moment le plus terrible que la France eut jamais à passer, se présenta à elle non comme un ministère politique, mais comme un ministère de la défense nationale. Le mot exprimant cet horrible et fatal mensonge était inventé, il pèse encore aujourd’hui sur les destinées de la France. La gauche radicale crut ou fit semblant |6 de croire qu’on pouvait organiser la défense du pays sans faire de la politique, qu’on pouvait créer une puissance matérielle sans l’inspirer d’aucune idée, sans l’appuyer sur une force morale quelconque ! Elle acclama le ministère du féroce pillard de la Chine. Elle admira, elle adora un instant le général Palikao qui « lui faisait la mariée si belle ! » Elle crut avoir trouvé dans sa brutalité militaire, secondée par le jésuitisme du ministre de l’intérieur, M. Chevreau, le salut de la France.

Par patriotisme et de peur de paralyser les efforts « surhumains » de ces dignes hommes pour le salut de la France, la gauche radicale s’abstint de toute récrimination et de toute critique. M. Gambetta crut même de son devoir d’adresser des compliments chaleureux et d’exprimer sa pleine confiance au général Palikao. Ne fallait-il pas « maintenir à tout prix l’union et empêcher de funestes divisions, qui ne pouvaient profiter qu’aux Prussiens » ? Tels furent l’excuse et l’argument principal de la gauche, qui s’en servit pour masquer toutes ses sottises, toutes ses faiblesses, toutes ses lâchetés.

Cette excuse ridicule et ce faux argument, inventés par la bourgeoisie radicale, faussent encore aujourd’hui les esprits, dévoient l’opinion du public, y introduisent l’hypocrisie, l’indifférence, la torpeur, et paralysent tous les efforts du peuple pour sauver la France. Il me paraît donc plus que jamais nécessaire d’en examiner la valeur.

[[4] L’union fait la force, voilà une vérité bien connue et que nul ne voudra contredire. Pourtant il faut bien l’entendre. Pour que l’union produise cet effet, il faut qu’elle soit réelle et sincère de tous les côtés, et qu’elle ne soit pas l’exploitation hypocrite d’un parti au profit d’un autre. Autrement l’union serait toute à l’avantage du parti exploiteur et toute contraire aux intérêts et au but du parti exploité. Mais que faut-il pour que l’union entre deux partis opposés devienne réelle et sincère ? Il faut que, dans le moment où elle se produit, les intérêts et le but que poursuivent les deux partis |7 soient, sinon absolument, au moins à peu près identiques. Autrement qu’arrivera-t-il ? Que le parti le plus influent, sinon par le nombre, du moins par la position politique et sociale, et parce qu’il tient en ses mains le gouvernement du pays, fera servir cette union dérisoire, et tout à fait hypocrite de sa part, non à la réalisation d’un but commun, mais à celle de ses vues particulières, opposées aussi bien à ce but qu’aux intérêts de l’autre parti, dont il exploitera tout simplement la sottise, la faiblesse ou la bonne foi.

C’est ce qui arrive précisément aujourd’hui quand la bourgeoisie prêche l’union au prolétariat. Le prolétariat et la bourgeoisie veulent-ils la même chose ? Pas du tout. Les ouvriers de France veulent le salut de la France à tout prix, dût-on même pour la sauver brûler toutes les maisons, exterminer toutes les villes ; les ouvriers veulent la guerre à outrance, la guerre barbare au couteau, s’il le faut. N’ayant aucun bien matériel à sacrifier, ils donnent leur vie. Ils comprennent d’ailleurs instinctivement que l’asservissement de la France sous le joug des Prussiens serait la mort pour toutes leurs espérances d’avenir, et ils sont déterminés à mourir plutôt que de laisser à leurs enfants un avenir d’esclavage et de misère.

La bourgeoisie, au moins l’immense majorité de cette classe respectable, veut absolument le contraire. Elle veut avant tout la conservation de ses maisons, de ses villes, de ses propriétés, de ses capitaux, elle veut l’intégrité non du territoire national, mais de ses poches remplies par le travail du prolétariat. Dans son for intérieur, sans oser l’avouer en public, elle veut donc la paix à tout prix, dût-on même l’acheter par l’anéantissement, par la déchéance et par l’asservissement de la France.

Les buts que poursuivent la classe bourgeoise et la masse ouvrière étant si complètement opposés, comment une union sincère et réelle pourrait-elle |8 s’établir entre elles ? On aura beau condamner la division, elle n’en existe pas moins dans le fait, et, puisqu’elle existe, il serait puéril et même funeste, au point de vue du salut de la France, d’en ignorer, d’en nier, de ne point en constater l’existence. Quand on va à l’encontre d’un immense danger, ne vaut-il pas mieux marcher en petit nombre, avec la parfaite certitude de ne point être abandonné, au moment de la lutte, par aucun de ses compagnons, que de se laisser leurrer par de faux alliés qui vous trahissent sur le champ de bataille ? ]

Sans prétendre exclure tous les hommes issus de la bourgeoisie, — il y en a sans doute beaucoup qui sont animés de la plus sincère et de la plus énergique volonté de repousser les Prussiens à tout prix, — ce qu’il faut recommander aux ouvriers des villes, au point de vue du salut de la France, ce n’est donc pas l’union impossible avec la bourgeoisie considérée comme classe séparée et privilégiée, c’est l’union avec les travailleurs des campagnes, avec les paysans. Ce qui sépare les paysans des ouvriers des villes, ce ne sont point des intérêts différents, ce sont des idées différentes, des préjugés, produits par l’ignorance systématique imposée par tous les gouvernements précédents aux populations des campagnes, et par le poison religieux et politique répandu à pleines mains par les curés et par les fonctionnaires de l’État.

Les paysans sont les vrais patriotes de la France. Les ouvriers défendront l’idée de la France. Les paysans seront les défenseurs naturels de son territoire. Ils adorent cette terre qu’ils arrosent de la sueur de leur front et qu’ils cultivent de leurs bras. Et lorsqu’on leur aura bien expliqué qu’il s’agit de défendre cette terre contre l’envahissement des Prussiens, lorsqu’ils verront surtout les masses ouvrières des villes, inspirées par l’idée républicaine, démocratique, sociale, de la France, se lever en masse au nom du salut de la France, lorsque la propagande ouvrière |9 les aura convaincus que les villes, loin d’avoir l’intention de leur prendre leurs terres, les invitent au contraire à s’emparer de celles qui ont été lâchement abandonnées par leurs propriétaires fuyant devant les Prussiens, et qu’elles ne prétendent pas leur imposer dictatorialement un ordre économique et social qui serait contraire à leurs mœurs, — alors les paysans se lèveront aussi, et cette levée en masse des travailleurs des campagnes unis aux travailleurs des villes sauvera la France.

J’ai dit, dans la Lettre première[5], que l’une des preuves les plus flagrantes de l’incapacité et de l’impuissance du gouvernement provisoire, à mes yeux, c’est qu’il n’a point encore su, osé, voulu produire cette levée en masse formidable des paysans de France contre l’envahissement des Prussiens, et qu’il n’a pas compris, jusqu’à présent, qu’après la destruction de toutes les forces régulières du pays, il ne reste plus qu’un seul moyen pour le sauver : c’est d’opposer, à la brutalité militairement organisée des Prussiens, la brutalité d’un immense soulèvement populaire.

Mais que peut-on attendre de ces représentants de républicanisme bourgeois, qui, après les défaites de la France, alors qu’ils constituaient encore la gauche radicale du Corps législatif, eurent la naïveté de croire à la possibilité d’une union réelle et sincère entre le parti républicain et les représentants de la majorité impérialiste, représentée au pouvoir par MM. Palikao, Chevreau et compagnie ! Car, je leur rends cette justice, ils voulaient sincèrement, eux, — autant que des bourgeois peuvent vouloir, — le salut de la France par la ruine de la dynastie et par l’établissement de la République sur les ruines de l’empire. Ce qui m’étonne, c’est qu’ils n’aient point vu et compris que le parti bonapartiste, et à sa tête le ministère Palikao, organe trop fidèle du Robert Macaire couronné et de sa digne |10 épouse, l’intéressante Eugénie, voulait et poursuivait au contraire le salut de l’empire et de la dynastie par la ruine de la France.

Ici je me sens pris dans un dilemme, très difficile à résoudre. Ou bien les députés républicains du Corps législatif ont réellement cru à la possibilité de leur union sincère avec les bonapartistes pour la défense nationale : et alors je devrai conclure, et tout le monde conclura avec moi, qu’ils ont été bien naïfs, bien enfants, bien aveugles, c’est-à-dire tout à fait incapables, pour ne me servir que d’expressions très polies. Ou bien ils n’y ont pas cru du tout, et ils n’ont fait que semblant d’y croire ; ils se sont donné l’apparence de cette foi, pour produire cette foi dans le peuple, — pour tromper le peuple : et alors que seraient-ils ? je crains de le dire.

Il m’est impossible de croire à leur aveuglement. Ils sont des hommes de talent, doués d’intelligence, d’instruction, et riches d’expérience. Et il ne fallait pas beaucoup d’expérience pour s’apercevoir du jeu perfide que jouait le parti bonapartiste, ressuscité grâce à eux. Donc ils trompaient le peuple ? Oui, ils le trompaient. Et pourquoi le trompaient-ils ? Par peur d’une révolution sociale.

Tel est le vrai mot de l’énigme d’hier et de toute la situation actuelle. Depuis les journées de Juin, la puissance intellectuelle et morale et la bonne foi du républicanisme bourgeois ont cessé d’exister. Le peuple ne veut plus de la République bourgeoise, et les bourgeois les plus radicaux ne veulent point de la République sociale, populaire. Entre ces deux Républiques il y a un abîme si profond et si large, que tous les artifices de la dialectique et de la rhétorique ne sauraient le combler. Chacune de ces républiques exclut l’autre, représentant, |11 l’une et l’autre, deux mondes non seulement différents, mais absolument opposés : l’une celui de l’exploitation et du privilège, l’autre celui de l’égalité économique et de la justice sociale. La bourgeoisie tend naturellement au premier, le prolétariat des villes et des campagnes adhère, et par position et d’instinct, souvent même sans qu’il s’en doute lui-même, au second.

En perdant l’appui et la direction de la bourgeoisie, le prolétariat a perdu sans doute beaucoup : il lui manque l’intelligence et l’expérience des affaires des bourgeois. Mais il a conservé néanmoins l’élément essentiel de tout progrès : le travail productif de son cerveau, de ses bras, et la puissance du nombre. Il marche lentement, mais il marche. En se séparant du prolétariat, la bourgeoisie a tout perdu. Il ne lui reste que ses anciennes idées, et elle est incapable d’en créer de nouvelles. Elle se dessèche comme une tige séparée de sa racine. Il ne lui reste plus que l’énergie de la conservation, et non plus celle de la marche audacieuse en avant. Sa position est toute défensive, et l’on sait que rien n’est aussi désavantageux que la défensive dans une lutte. Qui garde la défensive est condamné à tomber tôt ou tard. La bourgeoisie se sent et se sait condamnée, elle n’est donc pleine aujourd’hui que de sentiments séniles et conservateurs. Tout bourgeois qui tient à rester tel est un réactionnaire en herbe. Les républicains bourgeois ne font pas exception à cette règle ; au contraire, ils la confirment de la manière la plus éclatante.

C’est en vain que dans ces dernières années ils ont cherché à se faire illusion sur eux-mêmes. C’est en vain qu’ils se sont efforcés d’entraîner les masses populaires dans le cercle de leurs idées étroites et vieillies. Le peuple n’a point |12 voulu les suivre, et ils se sentent aussi isolés aujourd’hui qu’ils l’ont été lors du coup d’État de décembre. Le peuple ne veut plus entendre parler de la politique bourgeoise, et pour le soulever, pour l’électriser, il faut une révolution sociale.

Eh bien, ni M. Gambetta, ni M. Jules Favre, ni toute leur compagnie, ne veulent à aucun prix de la révolution sociale. Ils aiment beaucoup leur patrie, qui en doute ? mais ils aiment encore davantage la civilisation bourgeoise, malgré qu’elle se présente aujourd’hui si mesquine et si impuissante entre les deux grandes barbaries qui menacent de l’écraser dans leur lutte : la barbarie du passé, représentée par les baïonnettes prussiennes, et la barbarie populaire portant en ses flancs la régénération sociale du monde.

Nourris dans les traditions et pénétrés de l’esprit de cette civilisation fondée sur le privilège économique et sur l’exploitation du grand nombre par un petit nombre d’heureux, ils ne voient rien au delà. Pour eux, la fin de la civilisation bourgeoise serait la fin du monde, et, plutôt que de la voir renversée et remplacée par ce qu’ils appellent, eux, « la barbarie du socialisme et de la justice populaire », ils consentiraient à sacrifier non seulement la liberté et la République, comme ils l’ont déjà fait en juin 1848, mais la France elle-même, comme ils se préparent évidemment à le faire en 1870.

MM. Gambetta, Jules Favre et compagnie savaient fort bien que s’ils disaient tout ce qu’ils pensaient et savaient sur les actes du ministère Palikao, ils |13 provoqueraient une révolution immédiate à Paris ; ils savaient en même temps, avertis comme ils l’étaient d’ailleurs par toutes les manifestations du peuple de Paris avant le plébiscite, que cette révolution devait être nécessairement, essentiellement une révolution sociale ; ils ont mieux aimé se taire, alors même que leur silence devait ruiner la cause de la France.

En se taisant, ils devinrent les complices des mensonges et des mesures réactionnaires du ministère Palikao : mensonges qui eurent pour but d’endormir l’inquiétude et la défiance patriotiques du peuple ; mesures qui eurent pour effet de paralyser, lorsqu’il en était temps encore, la résurrection de la France. Tel fut le triste rôle auquel les condamna leur haine du socialisme. Ils devinrent les comparses du système bonapartiste qu’ils détestaient du fond de leurs cœurs, et, par une conséquence fatale, ils devinrent les alliés des Prussiens. Pris entre la menace d’une révolution sociale et l’invasion étrangère, ils préférèrent cette dernière. Tel fut leur crime devant la France.

Ils se turent ainsi près d’un mois. Ils donnèrent plus de vingt-quatre jours d’existence à un infâme ministère qui évidemment trahissait le pays, sachant que, devant le terrible danger qui menaçait la France, chaque heure était précieuse pour son salut, et voyant que chacune de ces heures était utilisée pour sa ruine. Tout pouvait être sauvé, et tout fut perdu pendant ces vingt-quatre jours, et la faute en retombe tout entière sur la gauche radicale, qui n’eut ni le courage ni la volonté de sauver le pays.

|14 Toujours paralysés par cette crainte de la révolution sociale, ils n’osèrent point faire un mouvement pour s’emparer du pouvoir. Ils attendirent que la marche des événements le fît tomber en leurs mains. Le ministère Palikao profita largement du répit que lui donna la lâcheté de la gauche. Pendant qu’il livrait désarmées l’Alsace, la Lorraine et toutes les provinces du Nord-Est, avec la dernière armée régulière, aux Prussiens, il mettait en état de siège tout le reste de la France et soulevait les paysans contre les villes au nom de l’infâme Bonaparte. Pour sauver la dynastie, il ruinait la défense du pays et il ouvrait la porte large à l’invasion étrangère.

La trahison était tellement évidente, qu’à la fin les irréconciliables du Corps législatif eux-mêmes, malgré leur patience évangélique, ne purent plus contenir leurs murmures. Ils osèrent enfin parler. Mais alors que leur répondirent les zélés bonapartistes de la droite ? « Au nom de la patrie, taisez-vous : vous semez la défiance et la division, vous détruisez l’union nécessaire au salut du pays ! » C’est précisément le même argument dont se servent aujourd’hui Messieurs les bourgeois radicaux, qui, après être montés au pouvoir, trouvent mauvais que le peuple leur dise qu’ils ne font rien, mais absolument rien pour le salut de la France, et qu’à cette heure ne rien sacrifier, ne rien faire, c’est trahir le pays, c’est le livrer aux Prussiens.

Enfin, après la capitulation de Sedan, qui eut pour heureux résultat de démasquer complètement la lâcheté incroyable et l’infâme trahison |15 de Napoléon III, la République fut proclamée et rétablie sur les ruines de l’empire, renversé non par un effort révolutionnaire du peuple français, mais par les baïonnettes victorieuses des soldats du roi Guillaume. Fut-ce la gauche républicaine qui eut au moins cette fois le courage de proclamer le rétablissement de la République, violée il y a vingt ans par Napoléon III ? Pas du tout, ce fut l’œuvre immédiate et directe du peuple de Paris. Pendant la nuit qui précéda le jour de cette acclamation populaire, les généreux républicains du Corps législatif ne proposèrent-ils pas à la majorité bonapartiste de constituer une sorte de conseil gouvernemental, composé mi-partie de bonapartistes et de républicains ! Et le jour même de la proclamation de la République par le peuple, M. Gambetta, le tribun fougueux et irréconciliable, ne supplia-t-il pas le peuple de Paris de ne point crier : « Vive la République », de se contenter de ce cri : « Vive la France », et de respecter la liberté des délibérations de ce Corps législatif qui, par sa complaisance intéressée et servile à la volonté de Napoléon III, a perdu la France ?

Enfin ces tiers républicains dont toute la France bourgeoise attend sottement aujourd’hui son salut, ces éloquents interprètes de l’impuissante bruyante, ont montré une persistance admirable dans la démonstration publique de leur nullité. Ils n’ont pris aucune initiative, ils n’ont rien fait, laissant tout faire au peuple. Le peuple de Paris, n’ayant pas trouvé de meilleurs sujets sous sa main, les a placés au pouvoir, et ils s’y sont cramponnés. Voilà tout leur mérite. On serait bien embarrassé si on voulait leur en trouver un autre.

|16 Ce gouvernement a bien été acclamé, mais non élu, par le peuple de Paris. Il ne peut donc pas être considéré comme l’expression des sympathies et de la volonté de ce peuple. Paris ne l’a point imposé à la France, il l’a subi lui-même par nécessité. Voulant sans doute prouver qu’il ne pensait pas à constituer le gouvernement politique de la France, il y a mis, sans aucun égard pour leurs différences politiques, tous les députés plus ou moins irréconciliables du Corps législatif, à commencer par MM. Picard, de Kérairy et Jules Favre, jusqu’à M. Rochefort, en leur adjoignant encore le général Trochu, partisan avoué des Orléans, disciple et admirateur enthousiaste du maréchal Bazaine.

Ce gouvernement n’est donc pas le représentant régulier, légitime de l’idée politique et sociale de la France. La seule chose qu’il ait représentée dès l’abord, et qu’il représente encore aujourd’hui, c’est la détresse de la France en général et de Paris en particulier. |17 C’est en même temps la résolution énergique et désespérée du peuple français de ne céder aux Prussiens « ni un pouce de son territoire, ni une pierre de ses forteresses », et de ne pas même entrer en pourparlers avec eux tant qu’il restera un seul soldat allemand sur la terre de France.

Telle est donc l’unique signification, l’unique mission, tel est l’unique droit du gouvernement provisoire : défendre le pays à outrance, par tous les moyens possibles et même impossibles, sacrifiant tout à ce but désormais unique et suprême, et ne s’arrêtant devant rien, jusqu’à l’extermination complète des armées de l’Allemagne, avec tous leurs boutiquiers enragés, leurs officiers hobereaux, leurs généraux féroces, leurs princes insolents, leur ministre « moitié renard, moitié loup », et leur vieux roi par la grâce de Dieu Guillaume le Brutal, aujourd’hui prétendant à la couronne impériale de l’Allemagne, et qui, pour la conquérir, est venu ensanglanter et piller le territoire trahi de la France.

En dehors de cette mission, le gouvernement provisoire n’a ni signification, ni droit. Il est le gouvernement de la défense nationale et de la résistance désespérée de la République à l’invasion étrangère, mais non celui de l’organisation politique et de l’administration intérieure du pays. Pour ceci, comme je m’en vais le démontrer tout à l’heure, il n’a ni droit, ni moyens, ni puissance. Mais quant à son devoir et à son droit de représenter la défense nationale au dehors, qui pourra les contester ? Il a été acclamé à ce titre non seulement par Paris, mais par le pays tout entier, sans que la moindre protestation se soit élevée d’aucun point de la France. À ce point de vue, c’est donc le gouvernement le plus légitime que la France ait possédé. Et c’est uniquement à ce point de vue, qui constitue tout son caractère, tout son droit, qu’on doit le |18 juger.

Un mois s’est écoulé depuis son acclamation par le peuple de Paris[6]. Qu’a-t-il fait pour la défense du pays ? Rien, absolument rien ; il a au contraire tout compromis, tout paralysé et tout empêché.

Mais pour ne point paraître injustes, constatons d’abord la situation dans laquelle il s’est trouvé au premier jour de son avènement au pouvoir. Cette situation était tellement désespérée qu’il a fallu vraiment à la France sa grande âme, ou, à défaut de cette âme, le souvenir de sa grandeur passée, pour qu’elle ne se déclarât pas vaincue. À une invasion formidable de sept cent mille Allemands admirablement organisés, dirigés et armés, enivrés de toutes leurs victoires, et qui, après avoir fait la dernière armée française prisonnière à Sedan, avançaient à marches forcées et comme une immense avalanche sur Paris, le gouvernement provisoire ne pouvait opposer qu’un corps de quarante à cinquante mille hommes, puis les fortifications de Paris. Il est vrai que ces fortifications, perfectionnées par des travaux nouveaux, armées d’une quantité plus que suffisante de canons de gros calibre, et défendues par la patriotique énergie de trois cent mille gardes nationaux, volontaires, et gardes mobiles, promettaient et promettent d’opposer une résistance désespérée aux Prussiens.

Mais quelque sérieuse que soit cette résistance, si Paris n’est point secouru du dehors il devra succomber à la fin. C’est un point unanimement reconnu dans la science militaire qu’aucune place fortifiée, quelque puissante qu’elle soit, n’est en état de résister indéfiniment à |19 un siège conduit d’une manière régulière ; et les Prussiens, qui ont étonné les Français par la rapidité de leurs marches et de leurs coups, sont encore passés maîtres dans l’art de l’action régulière et froidement calculée. Il est donc indubitable que si la France ne se lève pas pour marcher au secours de Paris, Paris, après une résistance héroïque, aussi longue que possible et qui exterminera beaucoup de Prussiens, finira par tomber entre leurs mains.

La première pensée, le premier soin du gouvernement provisoire devait donc être le secours du dehors[7], évidemment nécessaire pour la délivrance du pays. La chose n’était point facile. Non pas que les soldats manquent à la France. Je suis au contraire convaincu que si on réunissait toutes les troupes que la défiance de Napoléon III avait disséminées comme gardiennes de l’ordre public sur toute la surface du pays, en y adjoignant les troupes d’Algérie, les troupes françaises du pape, les gardes mobiles, les volontaires, les corps francs, sans toucher aux gardes nationales sédentaires, et y ajoutant tous les fuyards des armées détruites par les Prussiens, on aurait pu former une armée de six à sept cent mille hommes composée d’excellents soldats. Ce qui a manqué et ce qui manque au gouvernement provisoire, ce sont : primò, les officiers et les généraux ; secundò, les armes et les munitions ; tertiò, l’argent.

D’officiers et de généraux, il y en a également beaucoup en France. Mais les neuf dixièmes pour le moins ne valent rien. On ne peut leur confier la défense du pays, parce qu’ils sont pleins de mauvaise volonté, stupides, ignorants, incapables, et parce que, étant en majorité des bonapartistes intéressés, ils livreraient le pays aux Prussiens, |20 pour faire remonter sur le trône de France l’infâme Bonaparte.

Que le patriotisme français ne s’offense pas de ce que j’ose penser et dire de la grande majorité des officiers et des généraux actuels de la France. Connaissant la bravoure du soldat français, je ne saurais m’expliquer autrement les défaites honteuses essuyées par vos armées dans toutes leurs rencontres avec les Prussiens. D’ailleurs, cette décadence de l’esprit, de l’instruction, et de l’énergie militaire dans le corps des officiers de la France s’explique naturellement par le système infâme appliqué pendant vingt ans par Napoléon III à l’organisation et à la direction de l’armée française. Ne l’avait-il pas transformée en un immense corps de gendarmerie pour l’oppression du pays ? Ne l’avait-il pas systématiquement isolée du peuple et nourrie de préjugés et de sentiments hostiles aux habitants non militaires du pays, moins les autorités, qui dans le monde civil continuaient et pratiquaient le même système ? N’avait-il pas établi parmi les soldats, les sous-officiers, et les officiers surtout, un système complet d’espionnage et de délation mutuels, et n’avait-il pas fait de la trahison et de la servilité la plus lâche, la plus plate, des conditions d’avancement ? de sorte qu’on pouvait être certain, à très peu d’exceptions près, que les officiers dont la carrière, sous ce régime de favoritisme et de bassesse, était la plus rapide, la plus belle, étaient précisément ceux qui se distinguaient davantage par leur lâcheté et par leur incapacité.

Faut-il s’étonner, après cela, que ces officiers |21 et ces généraux aient fait battre partout l’armée française ? Faut-il s’étonner aujourd’hui, lorsque leur ignorance, leur lâcheté et leurs trahisons ont poussé la France dans l’abîme, qu’ils rêvent encore la restauration de l’infâme Bonaparte, et qu’ils continuent de se montrer, partout où il existe encore des troupes régulières, systématiquement hostiles à toutes les mesures qui peuvent et qui doivent sauver la France ?

Ce qui est bien plus étonnant, c’est que les membres du gouvernement provisoire, qui a accepté la redoutable mission de sauver la France, n’aient pas compris cela dès le premier jour de leur installation au pouvoir, et que dès le premier jour ils n’aient point destitué en masse les sous-officiers aussi bien que les officiers de tous les grades dans les troupes régulières et dans les gardes mobiles, et ne les aient pas fait remplacer jusqu’au grade de capitaine par l’élection libre et démocratique des soldats. Pour les chefs supérieurs, ils auraient pu trouver un autre mode d’élection ou de désignation, toujours en dehors du règlement et de la routine militaire. De cette manière ils auraient en même temps révolutionné et discipliné ces tronçons de l’armée française, qui restent clairsemés dans les provinces, et qui se trouvent encore aujourd’hui dans un état très inquiétant d’indiscipline et de réaction.

Quant aux munitions et aux armes, on peut toujours en acheter, lorsqu’on a à sa disposition beaucoup d’argent. Donc la principale question, c’est celle de l’argent. Où le prendre ? Mais partout où il se trouve. Ne s’agit-il pas du salut de la France, c’est-à-dire du salut de tous les Français ? |22 Plus que cela, ne s’agit-il pas de la liberté de l’Europe, qui, si la France succombait sous les baïonnettes prussiennes, aurait à supporter un esclavage de cinquante ans au moins ? Dans de pareilles circonstances, lorsqu’on s’appelle gouvernement de la Défense nationale, ce n’est pas seulement un droit, c’est un devoir de prendre à tous les Français, en observant sans doute une juste proportion, tout ce qui est nécessaire pour le salut de la France : aux uns leur vie, aux autres leur bourse.

« Mais ce serait de la spoliation ! » crieront beaucoup de bonnes gens. Ah ! soyez-en bien certains, ceux qui crient ainsi donneront beaucoup plus volontiers et sans le moindre murmure tout l’argent que leur réclameront les Prussiens, parce que les Prussiens, en retour de cet emprunt forcé, rétabliront au moins l’ordre et la tranquillité publique, ces deux premières conditions de la béatitude bourgeoise.

Vous criez à la spoliation ! Et n’était-ce point une vraie et une pire spoliation que cette levée en masse de tous les Français capables de porter les armes, votée par les représentants du Corps législatif à la veille de la chute honteuse de votre empereur ? Cette levée ne condamnait-elle pas des familles innombrables à la misère, à la faim, en les privant du travail de leurs enfants qui les nourrissaient ? Mais vous n’avez point murmuré alors ; au contraire, vous avez trouvé cela très patriotique, très beau ! d’autant plus que vous étiez certains de trouver pour vos propres enfants ou bien |23 de malheureux remplaçants, ou bien quelques emplois dans les bureaux d’une administration devenue inutile, et de les soustraire d’une manière ou d’une autre à l’obligation de payer cet emprunt forcé sur le sang !

Le sang ne vous coûte rien, ce n’est point vous qui le versez. Mais lorsqu’on vous parle d’un emprunt ou d’une contribution forcée sur les écus, vous criez comme des écorchés. Voyons donc, vos écus valent-ils le sang du peuple ? Et lorsque la France se trouve exposée à un si horrible danger que, pour la sauver, le gouvernement provisoire est forcé de demander à tous les Français capables de porter les armes leur vie, ne doit-il pas, à bien plus forte raison, demander à tous les bourgeois de la France leur bourse ? Et si vous n’avez pas voulu la donner de bon gré, il devait vous la prendre, au nom du salut de la France. S’il ne l’a point fait, il a manqué à son premier devoir ; car, sans argent, point de munitions, point d’armes, point d’armée, point de résistance possible à l’envahissement des Prussiens.

[[8] Il y avait pour le gouvernement provisoire tant de moyens de faire de l’argent ! Et d’abord, il ne fallait point laisser partir l’impératrice Eugénie, la tendre épouse du plus ignoble coquin qui ail jamais régné en France. Il fallait l’arrêter, non pour lui faire du mal, mais pour la retenir prisonnière, au pain et à l’eau, tant que Napoléon III n’aurait point dégorgé les deux milliards à peu près qu’il a volés à la France. De cette manière on aurait gagné quatre milliards : les deux milliards qu’on lui aurait repris pour |24 les faire servir au bien de la France, et les deux milliards dont on l’aurait par là même privé et qu’il ne manquera pas d’employer maintenant contre la France.

De même, n’aurait-on pas dû arrêter, dès le premier jour de la proclamation de la République, les plus illustres et les plus zélés serviteurs de l’empire, sénateurs, députés, magistrats, conseillers d’État, et gens de la cour de Napoléon III, d’abord pour les empêcher de faire de la réaction dans les campagnes de France, et ensuite pour leur faire dégorger tout ce qu’ils ont si honorablement gagné avec la permission de leur maître ? On les aurait tenus en prison jusqu’à la fin de la guerre, puis on leur aurait permis de partir, en laissant à chacun quelques mille livres de rente, afin qu’ils puissent nourrir leur vieillesse et leur honte. Cela aurait produit encore au moins un milliard positif et un milliard négatif, en tout deux milliards.

Tu vois, cher ami, je ne dis pas qu’il eût fallu guillotiner tous ces coquins. Ce serait retomber dans les errements du jacobinisme de 1793 et 1794, système suranné et impuissant, « parole ridicule et malsaine », comme l’a dit avec beaucoup de raison M. Gambetta dans sa fameuse lettre adressée au Progrès de Lyon[9]. Ce système a contre lui l’épreuve historique, car il a produit tout le contraire de ce qu’il voulait atteindre : la guillotine, cet instrument incisif de l’État, n’a point tué la réaction, elle l’a fait revivre. Et d’ailleurs, comme l’immense majorité de la bourgeoisie est réactionnaire, il aurait fallu, pour exterminer la réaction aujourd’hui, couper dix fois plus de têtes que Marat |25 ne l’avait osé rêver dans ses nuits les plus sombres. Verser le sang à froid, avec tout l’accompagnement obligé de l’hypocrisie juridique, est une chose odieuse et horrible. Lorsqu’on fait la révolution pour l’émancipation de l’humanité, il faut respecter la vie et la liberté des hommes ; mais je ne vois pas pourquoi on respecterait les bourses, lorsque ces bourses se sont remplies par le pillage, par le vol, par le crime, par tous les sales moyens du régime bonapartiste ? C’est beaucoup plus humain que de couper les têtes, et c’est en même temps mille fois plus utile. En coupant les têtes les plus criminelles, on les rend en quelque sorte intéressantes, et on produit une réaction en leur faveur. Mais en coupant les bourses criminelles, on arrête la réaction dans sa source, on en détruit les moyens. Ce n’est plus de la politique idéaliste, comme celle du jacobinisme ; c’est une politique positive et réaliste s’il en fut, et c’est sans doute de cette politique que M. Gambetta a voulu parler lorsque, dans cette même lettre, il a recommandé le système de « la démocratie rationnelle et positiviste »[10].

Malheureusement, comme cela arrive d’ailleurs trop souvent aux hommes politiques, M. Gambetta a oublié de le pratiquer, dès qu’il est entré au pouvoir, et cela dans un moment de suprême danger pour la France, où l’application de ce système était devenue un devoir, puisque pour la sauver il fallait avant tout beaucoup d’argent, et que cet argent se trouvait dans les poches des pillards du 2 Décembre. Avait-il quelque scrupule de reprendre à ces voleurs ce qu’ils avaient volé à la France ? ou bien voulait-il faire parade de générosité ? La générosité est sans doute une fort belle chose, lorsqu’on en fait pour son |26 propre compte et en sacrifiant sa propre personne ; mais nul n’a le droit d’en faire au détriment d’autrui, et encore moins au détriment du peuple qu’on a mission de sauver. M. Gambetta se serait-il laissé arrêter par les difficultés de l’exécution ? En effet, la plupart de ces messieurs et de ces dames ne tenaient probablement pas leur argent dans leurs poches ; ils l’avaient placé en plus grande partie chez des banquiers, soit étrangers, soit français, et alors comment le retirer de leurs mains ? Mais tout simplement en les retenant prisonniers aussi longtemps qu’ils se refuseraient à le rendre.

Mais comment évaluer ce qu’ils ont volé à la France ? La chose était bien aisée. Depuis Napoléon III et son épouse Eugénie jusqu’au dernier de leurs serviteurs, ils sont tous entrés gueux comme Job et criblés de dettes au pouvoir. Maintenant, en examinant leurs papiers, il n’était point difficile de déterminer approximativement ce qu’ils possèdent. N’est-ce pas ainsi que la loi en agit avec tous les banqueroutiers ? Et alors on aurait pu déclarer à chacun : « Vous resterez en prison et au pain et à l’eau, tant que vous n’aurez pas déboursé telle somme ». Ce serait cruel, dira-t-on. Ah ! ils ont été bien autrement cruels envers les déportés de Décembre ; et d’ailleurs il n’aurait tenu qu’a eux-mêmes de se libérer au plus vite, avec quelque mille livres de rente qu’on leur laisserait comme moyen de traîner une existence non matériellement, mais moralement misérable.

Mais c’eût été un moyen révolutionnaire. Ah ! voilà toute la question. M. Gambetta et ses compagnons du gouvernement provisoire ont senti |27 qu’en s’embarquant dans cette voie, ils entreraient en pleine révolution. Et aujourd’hui, comme hier, ils ne veulent pas de révolution.

Constatons encore une fois les résultats de cette générosité, selon moi, aussi intempestive que funeste, dont les membres du gouvernement provisoire ont usé vis-à-vis de ces pillards du 2 Décembre, qui sont en même temps les plus dangereux ennemis de la République française. Premier résultat : la perte de deux milliards, ou d’un milliard au moins, dans un moment où le salut de la France réclame beaucoup d’argent. Second résultat : ces mêmes milliards employés à la ruine de la France par une bande de malfaiteurs, dont les uns, inspirés par Napoléon III et Madame Eugénie, conspirent contre elle à l’étranger, et les autres, répandus dans les provinces, préparent la trahison dans l’intérieur même de la France. Pour augmenter sans doute le nombre de ces derniers, le gouvernement provisoire n’a-t-il point tout dernièrement ordonné la mise en liberté de tous les préfets, procureurs généraux, commissaires de police, sergents de ville, et autres employés ou mouchards de l’empire, et l’incarcération des républicains trop ardents à leur place ? Il veut étouffer la révolution à tout prix, alors même qu’il devient de plus en plus évident que la révolution peut seule sauver la France.]

Cela démontre que les citoyens honorables qui composent le gouvernement provisoire n’ont rien compris ni à la situation actuelle de la France, ni à leur propre situation, et qu’ils continuent de les méconnaître encore. S’ils eussent compris l’une et l’autre, ils se seraient dit qu’ils ne forment un gouvernement incontestablement légitime que vis-à-vis de l’envahisseur étranger, mais que vis-à-vis de la France ils n’ont |28 ni droit, ni puissance.

Ils n’ont pas de droit, parce que Paris n’avait lui-même ni ce droit, ni l’intention de le leur conférer. Je l’ai déjà dit, le peuple de Paris, cette partie du peuple au moins qui au 4 septembre a fait prévaloir sa volonté, en proclamant la République, ne les a point élus ; il les a acceptés et soufferts, dans un moment de suprême détresse, comme les moins faibles parmi les faibles, comme les moins menteurs, comme les moins malveillants et comme les moins incapables, parmi cette foule d’impuissants, de trompeurs, de malveillants, et de rhéteurs incapables qui composaient le Corps législatif. Enfin le peuple a accepté toute la gauche qui, à tort ou à raison, se disait irréconciliable, sans excepter M. Picard qui, tenté par les succès de M. Ollivier, s’était demandé un instant s’il ne valait pas mieux essayer une réconciliation avec l’empire ; sans excepter M. de Kératry, l’aide de camp du ridicule et infortuné empereur Maximilien du Mexique ; sans excepter même M. Jules Favre, l’avocat des jésuites, un des auteurs principaux des Journées néfastes de Juin, du massacre des travailleurs dans les rues de Paris et de la ruine de la République dans la dictature militaire, en 1848.

Le peuple de Paris a bonne mémoire, il n’avait oublié rien de tout cela, et il ne pouvait avoir ni confiance en ces hommes, ni sympathie envers eux. Parmi tous les membres du gouvernement provisoire actuel, il n’y en a qu’un seul qui jouisse, ou, pour parler plus véridiquement encore, qui ait joui de sa réelle confiance et de sa réelle sympathie. C’est M. Rochefort. C’était depuis |39 les élections du dernier Corps législatif l’homme le plus populaire de Paris. Il l’avait mérité en ce sens, qu’il avait franchement accepté le mandat impératif, et qu’il s’était soumis solennellement et d’avance à toutes les décisions de la volonté du prolétariat qui l’avait envoyé au Corps législatif. Pour cette même raison, il était devenu la bête noire de la bourgeoisie de Paris. La sympathie qu’éprouvait pour lui le peuple grandit en proportion des intrigues et des persécutions du gouvernement, des députés inféodés de la droite et des magistrats de l’empereur contre lui.

Lorsque M. Ollivier, le républicain renégat, converti à l’impérialisme et devenu ministre, réclama au Corps législatif la permission de sévir contre M. Rochefort, après l’assassinat commis par Pierre Bonaparte, la droite impérialiste vota cette permission avec joie, et, à gauche, les irréconciliables eux-mêmes trouvèrent à peine quelques mots pour la défense d’un collègue dont la popularité toujours croissante leur déplaisait. Cette mauvaise volonté et cette antipathie des irréconciliables à l’égard de M. Rochefort apparurent encore davantage, lorsque, les six mois d’emprisonnement auxquels le député de Belleville avait été condamné étant expirés, M. Grandperret, le ci-devant président de cette Haute-Cour de justice qui avait scandaleusement disculpé l’assassin Pierre Bonaparte, se présentant au Corps législatif comme ministre de la justice et comme membre du cabinet Palikao, affirma le droit du gouvernement de retenir M. Rochefort en prison. Toute la gauche se tut ; le foudroyant orateur de la démocratie rationnelle et positiviste, le député de Marseille, M. Gambetta, se tut aussi. Il n’y eut que ce pauvre invalide de la démocratie républicaine de 1848, M. Crémieux, qui,en sa qualité de ci-devant ministre de la justice |30 dans le gouvernement provisoire de Février, ait cru de son devoir de dire quelques paroles très insignifiantes, très pâles, pour la défense du droit incontestable du député des travailleurs de Belleville.

À la veille d’une crise redoutable, qui, en changeant les destinées de la France, allait faire tomber le pouvoir entre leurs mains, les irréconciliables, et M. Crémieux sans doute avec eux, se félicitaient au fond de leurs âmes de se voir débarrassés de M. Rochefort, qu’à tort ou à raison ils considéraient comme révolutionnaire, eux qui ne l’étaient point du tout, et qui, les uns en vertu de leurs antécédents, les autres par tempérament, haïssaient la révolution autant qu’ils la redoutaient, non pour la France, mais pour eux-mêmes.

Le peuple de Paris ne la redoutait pas du tout. Au contraire, il la voulait ; et c’est pour cela qu’il délivra M. Rochefort, et qu’il le plaça par sa volonté souveraine dans ce gouvernement qui, se rendant justice et comprenant alors sa position et sa mission mieux qu’il ne les comprend à présent, s’intitula lui-même non le gouvernement politique de la France, mais seulement le « gouvernement de la Défense nationale ».

De tous les membres de ce gouvernement, il n’y en eut donc qu’un seul qui pût être considéré comme l’élu direct et réel du peuple de Paris. Ce fut M. Rochefort. Tous les autres, à l’exception du général Trochu, qui fut chaleureusement acclamé non comme homme politique, mais comme le défenseur militaire de Paris, tombèrent dans ce gouvernement par un concours de circonstances, sans y avoir été mis par personne. Profitant du vide fait par la fuite des bonapartistes, ils s’y placèrent et se partagèrent les emplois. Le peuple les laissa faire, et voilà tout. Ce fut une usurpation, légitime s’ils sauvent |31 la France, criminelle si, par leur incapacité et leurs défaillances toutes bourgeoises, ils la conduisent à sa ruine.

Ne parlons donc pas de droit. Le peuple de Paris n’avait ni la volonté ni le droit de leur conférer celui de gouverner, ou de paralyser, la France dans ce moment critique où toute l’énergie populaire déchaînée peut seule la sauver. Dans toutes les révolutions passées, le peuple de Paris s’était arrogé ce droit, au moins d’une manière provisoire, et jamais sans avoir provoqué de violentes oppositions dans les provinces. Néanmoins les provinces avaient toujours fini par se soumettre, tant le prestige historique de Paris est puissant, et tant était devenue puissante l’habitude des provinces de marcher à la remorque de Paris. Rendez-vous habituel de toutes les intelligences, foyer de la pensée philosophique, politique et sociale, Paris illuminait, entraînait, dirigeait toute la France. On avait beau protester au nom de la liberté des provinces, Paris était le centre politique, tout-puissant et tout absorbant, du pays.

Aujourd’hui, Paris n’a plus ce caractère. Ce n’est plus la capitale politique, c’est une ville assiégée, un camp, c’est la dernière forteresse de la France. Paris, réduit à se défendre et absorbé par les soins d’une résistance héroïque, ne peut plus gouverner le pays, ni imposer un gouvernement quelconque à la France. Paris, la tête de cette immense et néfaste centralisation qui, se perfectionnant et se renforçant toujours, de Louis XI à Richelieu, de Richelieu à Louis XIV, de Louis XIV à la Convention nationale, et de la Convention jusqu’au premier et au second empire, avait fini par tuer le mouvement, la pensée et la vie dans les provinces, — |32 Paris, dans l’intérêt de la France et même dans l’intérêt de son propre salut, est aujourd’hui forcé d’abdiquer. Une ville dont les communications sont interrompues ne peut plus gouverner ni administrer la France. Une ville dont le propre salut dépend de l’action énergique et spontanée du pays, ne peut point sauver le pays. Ne pouvant le sauver, Paris a perdu le droit de lui commander. Paris, assiégé et menacé par les Prussiens, n’a plus que ce langage à tenir aux communes de la France :

« Je vous ai gouvernées et administrées pendant plus de deux siècles. Englobant dans une centralisation croissante, et détruisant une à une, par le mécanisme artificiel de l’État, d’abord toutes les autonomies provinciales, et plus tard toutes les libertés communales, je vous ai réduites peu à peu à l’état d’automates sans âme, sans mouvement propre, et n’agissant plus que par ma pensée et par ma volonté. Ce système a été votre malheur et le mien. À trois reprises différentes, pendant les derniers quatre-vingts ans, il nous a fait perdre la liberté conquise par le peuple. Aujourd’hui il nous a conduits, vous et moi, au bord de l’abîme. Assiégé par les Prussiens, je suis perdu si vous ne volez à mon secours. Mais pour venir à mon secours, vous devez pouvoir bouger, penser, vouloir, agir, et vous ne pourrez pas le faire tant que vous resterez enchaînées et paralysées par le réseau bureaucratique et par l’autorité administrative et gouvernementale de l’État. Au nom de mon salut et du vôtre, au nom du |33 salut de la France, renversez donc l’État. C’est une œuvre aussi nécessaire que facile. Elle est facile, parce que de fait l’État n’existe plus. Moi, sa tête, ayant été forcé d’abdiquer, c’est un corps décapité, mort, sans énergie, sans action, et de plus tout gangrené de bonapartisme. Nos armées permanentes, qui étaient les bras de l’État, sont détruites. L’État ne peut donc plus nous défendre, et ses fonctionnaires civils, préfets et municipalités, encouragés par l’égoïsme bourgeois, à mesure que les Prussiens s’avancent, leur livrent la France. Ne pouvant rien pour notre défense, l’État continue de nous paralyser de tout le poids de son corps inanimé et inerte, il continue de nous empoisonner par les émanations bureaucratiques, bonapartistes, jésuitiques, bourgeoises et réactionnaires de toute sorte que son cadavre exhale. Il nous asphyxie, nous étouffe, nous écrase. Renversez-le et détruisez-le donc tout à fait, reprenez toute votre liberté, afin de pouvoir penser, vouloir, agir, et sauver la France.

« Moi, Paris, je ne puis plus faire de mouvement politique. Il m’est impossible d’en faire en présence de l’ennemi qui m’assiège. Toute ma vie est dans les forts extérieurs. À l’intérieur je prépare les munitions et fourbis les armes, et je prépare les barricades et les engins de destruction pour transformer au besoin chaque maison et chaque rue en forteresse. Mon devoir, c’est de faire sauter toutes les maisons, plutôt que d’en livrer une seule aux Prussiens. Pour moi, il ne peut plus exister qu’une seule politique, c’est de fusiller sur-le-champ tout homme : soldat, officier, général, membre du gouvernement provisoire ou simple citoyen, ouvrier ou bourgeois, qui parlerait de se rendre. Au nom du salut de la France, je dois m’abstenir de toute autre politique, et je suis forcé d’accepter les individus de toutes les classes et de tous les partis, du moment que leur résolution de disputer Paris aux Prussiens jusqu’au bout est sincère.

|34 « Mais vous, communes de la France encore non envahies par les Prussiens, vous vous trouvez dans une position tout à fait différente de la mienne. Le salut de la France vous commande de faire de la politique. Ne vous laissez pas tromper par les gens intéressés qui vous crient : « Au nom de la France, ne nous divisons pas, restons unis ! » L’union est une chose magnifique, lorsque, égale de tous les côtés, elle est réelle et sincère ; elle est funeste lorsqu’elle est illusoire, hypocrite, mensongère. Unissez-vous donc aux bonapartistes ou aux jésuites pour sauver la France ! Unissez-vous à ces riches bourgeois qui, pleins de tendresse pour leurs capitaux, ne songent maintenant qu’à les placer dans les banques étrangères ; qui envoient des munitions, des armes et des grains aux Prussiens ; et qui au fond de leurs cœurs appellent les Prussiens pour qu’ils les délivrent du patriotisme du peuple ! Ne croyez aux bourgeois que lorsqu’ils auront non prêté, mais donné tout l’argent qui est nécessaire pour l’armement de la France. Est-ce que les ouvriers prêtent leur vie ? ils la donnent ! Ne croyez aux bourgeois que lorsque, cessant de vous endormir et de vous enchaîner de nouveau à l’aide d’une bureaucratie restaurée par ce néfaste gouvernement de la soi-disant Défense nationale, ils viendront au contraire faire appel au soulèvement populaire pour le salut de la France. Unissez-vous à ceux-ci, mais repoussez tous les autres.

« La politique que vous devez suivre enfin est toute simple. Détruisez tout ce qui entrave la liberté de vos mouvements et votre action ; écartez les institutions, les hommes et les choses qui pourraient vous enchaîner et vous paralyser. Sonnez le tocsin de détresse, car la France, votre mère, trahie par ses gouvernants, par ses généraux, par toutes ses autorités officielles, et |35 renversée sanglante sous le pied des Prussiens, est menacée d’esclavage ou de mort. Ses campagnes sont dévastées ; ses villes et ses villages saccagés et brûlés ; ses habitants massacrés ; leurs femmes et leurs filles violées ; leurs pauvres petits enfants fusillés. Civilisation, prospérité, État, institutions, droit public, droit humain, tout est brisé, tout est violé par nos envahisseurs féroces. Tous nos moyens réguliers de défense sont détruits en nos mains, il ne nous reste plus d’autre force que celle du désespoir, plus d’autre loi que celle du salut de la France. Au nom de la France trahie, insultée, massacrée, levez-vous sans en demander la permission à personne. On ne demande pas de permission lorsqu’il s’agit de sauver sa mère. Organisez-vous révolutionnairement, en dehors de toute tutelle et de toute direction officielle. Et d’ailleurs, qui pourrait vous diriger ? Il n’existe plus de gouvernement en France. Celui qui se donne le titre de gouvernement de la Défense nationale n’est qu’un fantôme ridicule, qui, sans effrayer et sans inquiéter les Prussiens, n’est bon qu’à paralyser les efforts du pays. Que toutes les communes non envahies encore par les hordes allemandes constituent leurs Comités du salut de la France, sur les ruines de ces municipalités entachées de trahison et de réaction bonapartiste ou bourgeoise, et qu’après avoir accompli cette révolution intérieure, elles se fédèrent entre elles et envoient leurs délégués dans un lieu quelconque pour former la Convention du salut de la France. Et que cette Convention élise en son sein le Comité central du salut. Ce sera le vrai, le seul gouvernement légitime de la France. Lui seul |36 sera réel et puissant, lui seul pourra la sauver. »

Voilà, je n’en doute pas, ce que dirait maintenant le peuple de Paris au peuple de toutes les communes de France, si le peuple de Paris pouvait parler à cette heure. Malheureusement sa parole est interceptée par les Prussiens, et sa pensée toujours juste et généreuse est faussée par les actes de ce gouvernement de la soi-disant Défense nationale qui, n’ayant d’autres droits que ceux que le peuple de Paris lui a laissé prendre dans un moment de surprise et de détresse, en use maintenant, sans doute par faiblesse, par vanité et par incapacité, non pour sauver, mais pour paralyser et pour perdre la France.

Je m’en vais prouver maintenant la justice de cette accusation sévère, mais parfaitement méritée, que moi, étranger, mais étranger qui, voyant dans le salut de la France le salut de la liberté du monde, suis venu partager les dangers et le sort de la France, j’ose, dans ce moment de danger suprême pour la France, porter contre lui.

J’ai dit et prouvé que le 4 septembre il s’était emparé d’un pouvoir dictatorial provisoire par usurpation. Mais j’ai ajouté que cette usurpation eût été légitime aux yeux de la France et du monde, s’il l’avait fait servir au salut de la France.

J’ai dit encore que son droit de représenter la France vis-a-vis de l’Europe et surtout vis-à-vis de l’envahisseur étranger était incontestable. Il avait été acclamé comme gouvernement de la Défense nationale par la France tout entière, sans qu’il se soit élevé une ombre de protestation d’aucune partie du pays. Son droit était donc éclatant comme le jour, et c’était un devoir pour lui de le maintenir inébranlable et haut contre l’arrogance victorieuse des Prussiens.

|37 Par contre, son droit de gouverner et d’administrer la France, d’administrer les provinces et les communes, était plus que contestable, il était nul. Il était doublement nul : d’abord parce que Paris n’avait pas le droit de le lui conférer ; mais ensuite et surtout parce que, privé de tous les moyens qui lui eussent permis de s’en servir d’une manière efficace pour le salut de la France, en concentrant dans ses mains seulement l’apparence et non la réalité de tous les pouvoirs de l’État, il empêchait et paralysait par là même l’action et le mouvement spontanés du pays ; et cela dans des circonstances où cette action et ce mouvement sont seuls capables de sauver le pays.

Je m’explique. Pour exercer efficacement les pouvoirs de l’État, il faut avoir en ses mains une puissance non fictive, mais réelle ; il faut avoir à sa disposition tous les instruments de l’État. Quels sont ces instruments ? C’est d’abord une armée nombreuse, bien organisée, armée, disciplinée et nourrie, et surtout bien commandée. C’est ensuite un budget bien équilibré, bien administré, et bien riche, ou un crédit capable de suffire à toutes les dépenses extraordinaires rendues nécessaires par la situation particulière du pays. C’est enfin une administration honnête, dévouée, intelligente et active.

Voilà les trois instruments qui constituent la puissance réelle de l’État. Otez-lui l’un de ces trois instruments, et l’État n’est plus puissant. Que sera-ce lorsque tous les trois lui manquent à la fois ? L’État ne sera rien, il sera réduit à zéro. Il ne sera plus qu’un fantôme, un revenant capable de faire du mal en effrayant les imaginations et en pesant sur les volontés, mais incapable d’aucune entreprise sérieuse, ni d’aucune action salutaire pour le pays. Telle est précisément la situation actuelle de l’État en France.

|38 Faut-il prouver que la France n’a plus une seule armée organisée, régulière, à opposer aux Prussiens ? Je pense qu’on me fera grâce de cette démonstration. Tout le monde en France le sait, et les Prussiens n’en sont que trop bien avertis ; et c’est pour cela qu’ils agissent en France, qu’ils pillent, qu’ils massacrent, qu’ils violent, comme s’ils étaient les maîtres. S’il y avait une armée française, on ne les aurait pas laissés prendre la ville d’Orléans[11] et couper les communications de Paris avec tout le midi de la France, sans coup férir.

Le gouvernement de la Défense nationale a-t-il à sa disposition des finances suffisantes et régulières ? A-t-il tout l’argent nécessaire pour l’entretien d’une immense bureaucratie, et surtout pour l’armement et pour la défense du pays ? Non, il ne l’a pas et il ne peut pas l’avoir.

Je sais bien qu’il se donne les airs d’en avoir beaucoup. Il croit ce mensonge utile pour sauver le crédit de l’État, et c’est pour cela, probablement, qu’il fait publier dans tous les journaux que le paiement des rentes et des pensions de l’État se fera régulièrement à Paris comme dans les chefs-lieux de département tel jour de chaque mois. Eh bien, je le défie de les payer longtemps, et je pense que le gouvernement de la Défense nationale a bien tort de faire des promesses qu’il ne pourra point tenir. Dans la situation terrible où se trouve la France, ce n’est point par des mensonges, ce n’est point par un système de fictions illusoires, c’est en dévoilant toute la vérité, quelque cruelle et amère qu’elle soit, qu’on pourra la sauver.

Si le gouvernement de la Défense nationale est assez riche pour payer les pensions, |39 — pensions qui, par parenthèse, ont été accordées, en très grande partie au moins, par la munificence de Sa Majesté l’empereur Napoléon III à ses plus fidèles serviteurs, c’est-à-dire aux plus viles créatures de la France, — pourquoi n’emploie-t-il pas une partie de cet argent à l’achat ou à la fabrication des armes et des munitions ? Pourquoi n’arme-t-il pas au plus vite le peuple de France ? Pourquoi ne distribue-t-il pas deux, trois millions de fusils, pour que ce peuple, livré aujourd’hui sans défense à l’atroce brutalité des soldats de l’Allemagne, puisse défendre sa vie, son bien, l’honneur de ses filles, et, par un soulèvement immense, sauver la France ? S’il l’avait fait dès le premier jour de son installation au pouvoir, la ville d’Orléans ne serait pas tombée si facilement aux mains des Prussiens.

S’il a tant d’argent, pourquoi laisse-t-il inactifs et errants tous ces milliers de gardes mobiles, de francs-tireurs et de volontaires de toutes sortes qui restent désarmés dans tous les chefs-lieux de département ?Les armées françaises seraient-elles déjà si pleines qu’elles n’auraient plus besoin de soldats ? Ou bien les Prussiens auraient-ils cessé de dévaster la France ?

S’il a tant d’écus à sa disposition, pourquoi n’en prête-t-il pas quelques dizaines de millions à ces bons bourgeois de France si patriotiques et si généreux lorsqu’il s’agit de voter l’impôt du sang et d’envoyer sur les champs de bataille les enfants du peuple ; si parcimonieux, hélas ! lorsqu’il s’agit de contribuer par leurs propres écus à la délivrance de la France ?

Non, le gouvernement de la Défense nationale |40 n’a pas l’argent nécessaire pour organiser la défense du pays. S’il l’avait eu, il n’aurait point laissé s’écouler plus d’un mois sans rien faire pour cette défense nationale qui est son titre unique et sa seule raison d’être. Il eût employé au besoin la moitié de la population de la France au confectionnement des munitions et des armes, et il eût envoyé l’autre moitié au-devant des Prussiens. Il ne l’a point fait, donc il n’a pas le sou.

Et d’où lui viendrait la richesse ? Napoléon III n’a-t-il pas épuisé tout le budget et tout le crédit de la France ? Les crédits extraordinaires votés par le Corps législatif à la veille et dans les premiers mois de la guerre ont été gaspillés, comme tant d’autres milliards qui ont passé entre les mains impures des serviteurs du plus impur des souverains. La guerre a mangé le reste. Lorsque le gouvernement de la Défense nationale est arrive au pouvoir, il a trouvé les coffres de l’État, aussi bien que les arsenaux, vides. Ajoutez-y l’ébranlement affreux éprouvé par le crédit public et privé, par suite des désastres militaires de la France et de la chute de l’empire. Il aurait fallu des finances bien autrement organisées et administrées que celles de l’empire pour résister à de pareils coups. Qu’on se rappelle l’état des finances du pays au lendemain de la révolution de 1848, à la suite d’un régime qui, comparé au régime Bonaparte, pouvait être cité comme un modèle de modération, de régularité et d’honnêteté. Eh bien, on a trouvé la caisse vide, le crédit anéanti, et devant soi la banqueroute, pour échapper à laquelle on a eu recours à ce malheureux |41 expédient des centimes additionnels qui ont donné le branle à la réaction des campagnes. Aujourd’hui comme alors, le commerce s’est arrêté ; l’industrie a cessé de produire, le travail de nourrir, l’impôt direct d’être payé, tandis que les impôts indirects donnent à peine un quart de ce qu’ils produisaient avant la guerre ; d’autant plus qu’aujourd’hui la quatrième et la plus industrieuse partie de la France, occupée par les Prussiens, ne donne plus rien à l’État. Comme en 1848, le gouvernement se voit donc menacé par la banqueroute, et c’est probablement pour cette raison que, se mettant de nouveau en contradiction avec lui-même, il vient d’ordonner l’élection d’une Constituante pour le 16 octobre.

S’il espère que cette Constituante, qui ne représentera que les trois quarts, ou peut-être même seulement les deux tiers de la France, et qui sera nécessairement anti-patriotique et réactionnaire, créera les moyens financiers nécessaires au salut de la France, il se trompe beaucoup. Cette Constituante sera composée en majeure partie d’avocats et de propriétaires. Les campagnes y enverront beaucoup de bonapartistes. Un nombre suffisant d’orléanistes, peut-être avec M. le duc d’Aumale à leur tête, y seront envoyés par l’influence et l’argent de la haute bourgeoisie. Les boutiquiers s’y feront représenter par une masse de républicains équivoques ou fort pâles, et dont le patriotisme et l’énergie républicaine s’exhaleront en grandes phrases ; avec de belles paroles révolutionnaires ils feront de la réaction, comme on en fait déjà aujourd’hui au chant de la Marseillaise. Les représentants sincères du vrai peuple, du peuple qui veut le salut et |42 la liberté de la France et l’émancipation du prolétariat à tout prix, y constitueront une minorité encore plus faible que dans la Constituante de 1848. La Constituante du 16 octobre 1870, pour peu qu’on la laisse faire, votera donc non le salut, mais la déchéance et l’asservissement de la France, et le gouvernement de la Défense nationale qui l’aura convoquée aura été la cause principale et directe de l’une et de l’autre.

Il me paraît suffisamment constaté et prouvé que la France n’a plus, à cette heure, ni armée ni finances. Voyons si elle a au moins conservé une administration régulière, dévouée et capable.

Poser cette question, n’est-ce point la résoudre dans un sens absolument négatif ? Le personnel de cette administration, celui de toutes les branches du service public, y compris l’administration proprement dite, l’organisation communale et provinciale, la justice à tous ses degrés, la police, les finances et l’armée, sans parler de cette organisation à demi-indépendante, l’Église, alliée intéressée et constante du despotisme de Napoléon III ; toute cette gent bureaucratique ou soi-disant élective, depuis le garde-champêtre et le curé de la plus pauvre commune jusqu’aux plus hauts fonctionnaires de l’Église et de l’État, n’ont-ils pas été liés, élus, avancés, protégés, inspirés, corrompus et disciplinés, pendant vingt années consécutives, au point de vue exclusif des intérêts de la dynastie Bonaparte ? Ne sont-ils pas inféodés au bonapartisme par tous leurs intérêts, leurs antécédents honteux, leurs malversations et leurs crimes ? Ne sont-ils pas devenus tellement solidaires entre eux par l’exercice collectif de toutes les choses dégoûtantes et horribles qui, pendant vingt mortelles années, ont ruiné, démoralisé, déshonoré la France et l’ont |43 conduite au bord de l’abîme, qu’il est aujourd’hui impossible à aucun d’eux de se séparer de ses anciens compagnons de l’orgie impériale, sans courir des risques sérieux, je ne dirai pas dans sa réputation, elle n’est que trop bien faite, mais dans ses intérêts, dans sa liberté, dans sa vie ? Ces quelques centaines de mille gredins qui constituaient le personnel policier, militaire, judiciaire, électif, financier et civil de l’empire ne formaient-ils pas, ne forment-ils pas encore une bande immonde, une vaste conspiration du crime, pour la ruine de la France ? Et on se servirait de cet instrument pour sauver la France !

Serait-il encore besoin de prouver la malhonnêteté et l’incapacité profonde de cette bande ? Armée, gardes mobiles, forteresses, vaisseaux, armes, munitions, habillement et approvisionnement de l’armée, tout cela n’existait que sur le papier. Elle en avait mis la réalité immense dans ses poches. Quant à son incapacité gouvernementale, administrative et bureaucratique, on peut en juger par celle des officiers de l’armée. L’empire avançait et protégeait non les plus intelligents, les plus instruits et les plus capables, mais les plus serviles, les plus lâches, les plus criminels, les plus fourbes. Il n’encourageait qu’un seul genre d’esprit, celui de la haute et de la basse coquinerie. Il y avait bien quelques grandes et très intelligentes canailles à la tête du gouvernement et de l’administration, des hommes forts, qu’on dirait échappés des romans de Balzac : les Morny, Saint-Arnaud, Fleury, Baroche, Maupas, Persigny, Pietri, Billault, Haussmann, Fould, Dupin, Walewski, Rouher ; plus tard le renégat de la démocratie, Ollivier ; et, dès le principe, le renégat de tous les drapeaux et de toutes les idées, Émile de Girardin ; et quelques autres encore que je puis avoir oubliés, des gens très habiles, très capables et qui constituaient en quelque sorte la Haute Pègre. Ces gens, s’ils eussent voulu s’occuper sérieusement et |44 loyalement des affaires, de l’organisation et de la bonne administration de l’État, auraient pu lui rendre d’immenses services, qui en doute ? des services non sans doute au point de vue de la liberté, mais à celui de la grandeur et de la puissance réelle de l’État, qui sont toujours, comme on doit s’en être à la fin convaincu, en rapport inverse avec la liberté et la prospérité réelle du peuple.

Ils auraient pu faire pour la France ce que Bismarck et Moltke ont fait pour la Prusse. Bismarck et Moltke sont incontestablement des grands hommes et de grands patriotes, au point de vue de l’État. Leurs noms, entourés d’une gloire méritée, appartiennent désormais à l’histoire. Mais en même temps et par cette même raison, leurs noms doivent être maudits par toute la démocratie sincèrement populaire et socialiste de l’Allemagne, car ils sont les vrais fondateurs du nouvel Empire germanique ; et les grands États ne se fondent que sur l’esclavage des peuples, non seulement étrangers, mais indigènes aussi et surtout ; puisqu’ils ne peuvent se maintenir et se fortifier que par le sacrifice constant et systématique de tout ce qui constitue le droit et le bien-être des masses populaires aux privilèges des classes politiques et aux besoins de l’État.

Si, après le coup d’État de Décembre, les coquins audacieux qui aidèrent Napoléon III à violer la République et à tuer définitivement cette liberté à laquelle, comme on sait, le républicanisme bourgeois, ayant à sa tête Messieurs Jules Favre et compagnie, avait porté les premiers coups mortels ; si ces hommes, après |45 avoir ensanglanté Paris et la France pour satisfaire leur cupidité et leur ambition, tout en satisfaisant la première, avaient largement compris la seconde, ayant à leur disposition les immenses ressources de la France, appuyés sur le dévouement de l’armée et sur la lâcheté de cette bourgeoisie que la crainte du spectre rouge avait jetée dans leurs bras, ils auraient pu constituer un empire excessivement puissant. Pas pour longtemps sans doute, car aucune force politique, si matériellement et mécaniquement puissante qu’elle soit, même l’empire d’Allemagne qu’on est en train de créer aujourd’hui sur les ruines de la France, ne saura se maintenir plus de cinquante ans contre les tendances irrésistibles du siècle. Mais enfin ils auraient pu former quelque chose de très imposant, de très grand dans l’acception non moderne, mais antique, de ce mot, dans le sens de l’État.

Pour cela, il eût fallu beaucoup travailler, comme travaillent Bismarck et Moltke ; et il eût fallu être au moins relativement honnête, non vis-à-vis des individus et du peuple, mais vis-à-vis de l’État. Les comparses de Napoléon III n’ont pas même su ou voulu se donner ces deux vertus des hommes politiques : le travail et l’honnêteté dans le service de l’État. Ils s’étaient emparés du pouvoir, non pour travailler, mais pour jouir ; leur ambition elle-même n’était rien que vanité personnelle ; car aux satisfactions de la passion politique qui pousse les ambitieux à servir la grandeur de l’État, ils ont préféré les jouissances crapuleuses. Empereur, impératrice, prince impérial, cour impériale, maréchaux, généraux, évêques, grands corps de l’État, pendant les vingt ans de leur règne, n’ont pas fait autre chose que de se vautrer dans l’orgie. |46 Ils ont mis l’État lui-même au pillage. Ils l’ont violé, démoralisé, désorganisé, et l’ont amené à ce degré d’impuissance qui en fait aujourd’hui le jouet de la Prusse.

Au-dessous de ces intelligences remarquables, mais avilies, profondément corrompues et corruptrices, il ne pouvait y avoir de place que pour l’incapacité la plus absolue unie à la plus grande bassesse. À moins qu’elle ne soit excessivement corrompue, l’intelligence est toujours accompagnée d’une certaine dose de fierté ; à défaut de justice et d’honneur, elle tient au moins à une certaine apparence de dignité, au point d’honneur. Mais il ne pouvait y avoir place pour tout cela dans l’administration de l’empire. On ne pouvait y parvenir qu’à force de complaisance servile envers les chefs, de brutalité envers le public, de malhonnêteté et de cynisme. Il fallait avoir brûlé ses vaisseaux, être affiché, perdu dans l’opinion publique, pour attirer l’attention et mériter la confiance du gouvernement impérial.

Le gouvernement impérial, à son point de vue, avait raison. Il se rendait justice, et se disait fort bien, dans ses conciliabules secrets, qu’il n’était autre chose qu’une bande de voleurs et de brigands qui, une nuit de Décembre, s’était emparée de la France ; et, quelque médiocre idée qu’il eût du peuple français, il savait bien qu’un jour devait venir où ce peuple, honteux et fatigué de son joug, ferait un effort suprême pour s’en délivrer. Pour empêcher cette délivrance, qui nécessairement devait mettre fin aux orgies des brigands, ne fallait-il pas se précautionner contre le réveil du peuple français ? Et quel autre |47 moyen, pour atteindre ce but, que de former à sa propre image une immense bureaucratie militaire, civile, judiciaire, législative, cléricale, policière et financière, qui, pénétrée des mêmes idées et des mêmes sentiments que les brigands fondateurs de l’empire, couvrirait la France tout entière d’un immense réseau de surveillance, de corruption, de délation et de compression ? Il ne s’agissait proprement pas du service de l’État, mais du service de la dynastie et de la bande inféodée à cette dynastie, dans l’État. Il fallait assurer à cette bande, que chaque année rendait plus nombreuse, le pillage réglé de l’État.

C’est ainsi que l’armée impériale n’avait point du tout la mission de maintenir la puissance de l’État contre les puissances étrangères, chose dont elle s’est tirée fort mal, comme on vient de le voir, aussitôt qu’elle a rencontré un adversaire sérieux, mais de maintenir contre le peuple de France désarmé la puissance de l’empereur. C’est ainsi que la justice impériale n’était instituée qu’en vue de la condamnation quand même de tous les adversaires de l’empire et de la disculpation de tous les criminels, du moment qu’ils faisaient partie de la bande de Napoléon III. Les finances n’avaient d’autre but que de verser les trésors de l’État dans les poches de la bande officielle. Le ministère de l’instruction publique et des cultes avait pour charge principale d’abrutir et d’aplatir l’esprit français, et de maintenir une ignorance salutaire dans le peuple des campagnes et des villes. Enfin l’administration, la haute et basse police, devait surveiller, dénoncer, comprimer tous les ennemis de la bande dynastique, et faire élire les élus de cette bande par le suffrage universel.

Pour que chacune de ces branches de l’administration remplît efficacement son devoir, il fallait que son personnel fût composé d’hommes parfaitement dévoués à l’empire ; mais comme l’empire, dès son premier |48 jour de naissance, était le crime, la négation brutale et cynique de tout ce qui est honorable et sacré aux yeux des hommes ; comme il était évident pour tout homme, non absolument dénué de cœur et d’esprit, que l’empire ne pouvait se maintenir que par l’anéantissement intellectuel et moral, politique et social de la France ; il était absolument impossible qu’un honnête homme eût pu se dévouer à l’empire, à moins que cet homme eût été bien bête, bête au point de ne pas avoir été en état de comprendre qu’en servant l’empire, il contribuait à tuer la France.

Il en résulte donc ceci, que l’empire n’a pu se servir que de deux sortes de dévouement : du dévouement des coquins, ou de celui des gens excessivement incapables.

Ne troublons pas le sommeil des ânes, et parlons des coquins. Tout coquin est un être sans foi ni loi ; mais alors, comment s’assurer de son dévouement ? Évidemment, il faut l’intéresser. Mais ce n’est pas assez. Par intérêt il se donnera à vous aujourd’hui ; demain, attiré par un intérêt nouveau, il vous trahira. Il faut donc lui rendre cette nouvelle trahison impossible, il faut le compromettre, et le rendre tellement solidaire de vos crimes, qu’il ne puisse jamais vous abandonner |49 sans un immense danger pour lui-même.

C’est ainsi qu’en agissent avec leurs nouveaux candidats toutes les hautes polices de l’Europe et les bandes de brigands du monde entier. Les unes comme les autres ne donnent leur confiance qu’à ceux qui se sont tellement compromis à leur service que leur retour dans la société des honnêtes gens est devenu à tout jamais impossible. C’est ainsi qu’en a agi, avec tous ses fonctionnaires quelque peu intelligents, le gouvernement de Napoléon, qui n’était autre chose en réalité qu’une haute police et une bande de brigands à la fois.

Aussi dois-je rendre cette justice à l’administration impériale, qu’autant elle se montra incapable au point de vue de l’organisation du service de l’État, service qui d’ailleurs ne fut jamais ni son objet, ni son but, autant elle fut idéale et parfaite au point de vue de l’organisation du dévouement à la dynastie et aux intérêts de cette bande d’exploiteurs ou de pillards de l’État, qui ont constitué, pendant ces derniers vingt ans, le monde officiel et officieux de la France.

Servir ces intérêts à tout prix, par tous les moyens et quand même, en leur sacrifiant tous les intérêts de la France ; consolider |50 la puissance de ce monde impérial sur le déshonneur, sur la ruine, sur l’esclavage de la France, — telle a été la pensée, l’âme vivante de toute l’administration impériale ; elle a pénétré jusqu’aux os tous les fonctionnaires, militaires et civils, de l’empire, au point de devenir leur point d’honneur, leur conscience, leur passion.

Aussi qu’avons-nous vu et que voyons-nous encore à cette heure ? L’administration impériale, militaire et civile a trahi la France. Oui, c’est vrai. Mais a-t-elle jamais trahi l’empereur et sa dynastie ? Les généraux ont livré les armées et les forteresses de la France aux Prussiens. Les préfets et les maires de l’empire leur ont ouvert et continuent de leur ouvrir les portes de leurs villes. Ils nourrissent, ils fêtent l’ennemi, et livrent au gibet des Prussiens les malencontreux volontaires qui osent troubler la joie de ces bons étrangers. De résistance nulle part, de la lâcheté partout. Tout cela constitue sans doute le crime de haute trahison envers la France. Mais pouvez-vous citer un seul exemple de la trahison d’un haut ou petit fonctionnaire envers l’empereur ? La vue de cette malheureuse France, livrée par la trahison de Napoléon III et se débattant désarmée sous le pied des Prussiens, a-t-elle seulement arraché un cri de remords et d’indignation à aucun des serviteurs de l’empereur ? En a-t-elle converti et tourné un seul contre lui ?

Qu’on relise tous les débats du Corps législatif |51 et du Sénat depuis leur dernière convocation jusqu’à leur dispersion par le peuple : il y avait là réunie toute la fine fleur, la quintessence des bonapartistes officiels et officieux. Eh bien, à la nouvelle de tous ces désastres, même après l’affreuse trahison de Sedan, y eut-il une seule parole de réprobation contre l’empereur prononcée par l’un d’eux ? Au contraire, tout ce qu’ils dirent, tout ce qu’ils firent fut contre la France et pour lui. Voyez encore à présent, que font-ils ? Ils intriguent, ils conspirent pour le rétablissement de l’empire. Et depuis que l’empereur est devenu le prisonnier et le protégé des Prussiens, ils conspirent pour les Prussiens, et trouvent fort mauvais qu’on pense à leur résister.

Que font, au milieu des troupes parsemées sur beaucoup de points de la France, les généraux et les officiers qui continuent de les commander grâce à la criminelle faiblesse du gouvernement de la Défense nationale ? Sont-ils désolés des désastres qui ont détruit les armées françaises ? Sont-ils furieux contre la trahison de l’empereur et de ses généraux, secondent-ils de tous leurs efforts l’armement de la République ? Pas du tout, ils font tous les efforts possibles pour maintenir chez les soldats le culte de l’empire, la fidélité à l’empereur, et la haine de la République. Ils conservent comme des reliques les aigles impériales, et, s’il ne tenait qu’à eux, le peuple qui se soulève partout au nom du salut de la France n’aurait ni une pincée de poudre, ni un seul fusil.

|52 Ce que je viens de dire là peut être chaque jour constaté dans toutes les villes de France où se trouvent des troupes régulières. Tous les journaux n’ont-ils point raconté que lors de la dernière grande revue des gardes nationales parisiennes et des gardes mobiles des provinces, faite par le général Trochu à Paris, beaucoup de bataillons de mobiles n’avaient pas répondu au cri de « Vive la République », parce que leurs officiers, nommés sous l’empire, le leur avaient expressément défendu ? Enfin ce qui vient de se passer à Lyon, la conduite, les manifestations et les actes ultra-réactionnaires du général Mazure et de ses officiers, leurs menaces contre le peuple qui réclamait des armes, leur hostilité contre la République et l’arrestation des soldats qui avaient osé exprimer leur sympathie pour elle, tout cela démontre, d’une manière éclatante, l’incompatibilité d’humeur absolue qui existe entre les institutions républicaines et les états-majors de l’armée impériale. Qu’il y ait des exceptions, c’est possible, c’est même très probable. Mais les exceptions ne prouvent rien ; elles ne font que confirmer la règle. Et la règle est celle-ci : Les officiers et surtout les officiers supérieurs de l’armée française, dévoués quand même à l’empereur, sont, comme Napoléon III lui-même, bien moins les ennemis des Prussiens que de la liberté du peuple.

Mais si tels sont les sentiments du corps des officiers de l’armée impériale, qui, vu leur métier spécial et leur mission particulière de défendre vis-à-vis de l’étranger l’honneur de la France, auraient dû être plus sensibles que tout le reste de l’officialité impériale à la flétrissure jetée |53 par Napoléon III sur la nation tout entière, — combien doivent être plus ignobles encore les sentiments de cette administration judiciaire, financière, policière et civile qui n’eut jamais rien de commun ni avec l’honneur ni avec le point d’honneur du pays et qui les a toujours sacrifiés à des intérêts plus réels !

Enfin il est incontestable, n’est-ce pas, que les désastres affreux qui ont mis cette noble France sous le pied des Prussiens sont une conséquence directe de la complète désorganisation des ressources et des forces matérielles et morales du pays, et que cette désorganisation n’a point été le produit instantané d’une cause extérieure quelconque, mais exclusivement celui de la pratique de cette administration qui, pendant les vingt années de son règne exclusif, n’a eu d’autre but que d’asseoir le pouvoir de Napoléon III sur la ruine de la nation, et qui, fidèle à cette mission, a créé en effet d’un même coup l’impuissance nationale et la puissance de la dynastie.

Il est incontestable que cette administration, organisée et composée telle qu’elle est, serait incapable, même dans les circonstances les plus favorables, en pleine paix et entourée de la plus complète sécurité, d’organiser en vue de la puissance réelle de l’État les forces vives et les ressources matérielles de la nation, n’étant capable seulement que de les démoraliser et de les détourner de ce but. Et que, par conséquent, ce serait une folie d’espérer que cette même administration, au milieu de la détresse où elle vient de plonger la France et sous l’invasion des Prussiens, trouvât en elle et l’habileté et l’activité et l’énergie nécessaires pour réorganiser en très peu de jours, pendant le court délai que laisse à la France l’activité |54 à la fois méthodique et énergique des Prussiens, cette puissance nationale réduite à néant.

Il est incontestable enfin que vu l’esprit et les intérêts qui animent le personnel de cette administration, depuis le général commandant et le plus haut fonctionnaire jusqu’au dernier garde champêtre, elle n’a et ne peut avoir qu’un seul but : c’est le rétablissement du régime impérial, dût-elle y arriver par l’amoindrissement, la déchéance complète et l’asservissement de la France sous le joug des Prussiens.

De tout cela je conclus que non seulement il n’existe à cette heure dans la République française pas même l’ombre d’une administration régulière et capable ; mais encore qu’il existe à sa place l’ancienne administration de l’empire, qui n’est autre chose qu’une vaste conspiration bonapartiste contre la France.

Le premier devoir du gouvernement de la Défense nationale n’était-il pas de la briser ? Ou bien les grands patriotes qui composent ce gouvernement auraient-ils poussé la naïveté jusqu’à croire qu’il suffisait qu’ils fussent au pouvoir pour que tout fût changé ; pour que même les sentiments réactionnaires et les dispositions bonapartistes de la vieille administration impériale — sentiments et dispositions fondés évidemment non sur des convictions intellectuelles ou morales, mais sur des intérêts très réels, très palpables et sur la solidarité des crimes passés — se transformassent aussitôt en patriotisme ? S’ils ont pu espérer pareille chose, il faut avouer que l’incapacité et l’impotente fatuité de tous ces dignes représentants du républicanisme bourgeois dépassent toute imagination, toute limite permise même à des avocats.

Mais non, je ne ferai pas cet affront à leur intelligence. J’aime mieux croire qu’ils ont vu, qu’ils ont compris le danger ; mais que, manquant du courage nécessaire pour l’attaquer en face, ils ont follement espéré |55 pouvoir le tourner. Faute de réalité, ils se sont payés d’illusions, comme le font habituellement les gens faibles, dans les moments de danger et de crise.

Il faut dire aussi que ce devrait être une bien rude épreuve pour eux, républicains bourgeois, et qui, comme tels, ne conçoivent rien en dehors de l’État et ne voient de salut que dans l’exagération des ressources, de l’action et de l’omnipotence de l’État, de reconnaître qu’en ce moment, et en présence du plus horrible danger qui ait jamais menacé l’indépendance et l’existence même du pays, il ne reste en France de l’État qu’une fiction et qu’une ombre. Il aurait fallu une intelligence bien autrement sérieuse et un tempérament bien autrement déterminé et révolutionnaire que les leurs, pour avoir le courage de s’avouer, au milieu de circonstances si terribles, que la France n’ayant plus d’armée, plus de budget, plus d’administration régulière, dévouée et capable, mais ayant au contraire, à la place de cette administration, une vaste conspiration officiellement organisée à combattre, — privée en un mot de tous les instruments qui constituent la réelle puissance de l’État, — elle ne pouvait plus être sauvée que par l’action immédiate du peuple, en dehors de toute direction officielle, — c’est-à-dire par la révolution.

Si les avocats et les savants doctrinaires qui composent le gouvernement de la Défense nationale avaient moins de vanité présomptueuse et plus de dévouement à la cause du peuple ; s’ils avaient un peu plus d’intelligence et de résolution révolutionnaire, s’ils ne détestaient la révolution encore plus qu’ils |56 ne détestent l’invasion des Prussiens, s’ils eussent eu le courage de la vérité et vis-à-vis d’eux-mêmes et vis-à-vis du peuple, envisageant froidement la situation actuelle de la France, ils se seraient dit :

1° Que se servir pour le salut de la France de cette administration impériale qui l’a perdue et qui ne peut faire autre chose que conspirer contre elle, est chose impossible ;

2° Que changer tout le personnel de cette administration dans le délai de quelques jours, trouver plus de cent mille fonctionnaires nouveaux pour les mettre à la place des fonctionnaires de l’empire, serait une entreprise également impossible ;

3° Que le modifier seulement en partie, en remplaçant seulement les grands fonctionnaires : les ministres, les préfets, les sous-préfets, les avocats généraux et les procureurs de l’empire, par des républicains bourgeois plus ou moins capables et pâles, et en conservant dans les bureaux et dans tous les autres emplois les anciens fonctionnaires de l’empire, serait une tentative aussi ridicule qu’inutile. Car il est évident que les nouveaux ministres, préfets, sous-préfets, avocats, généraux, et procureurs de la république, — gens sans doute fort honnêtes, puisqu’ils sont les amis, les admirateurs, les cousins ou les clients de Messieurs les membres du gouvernement de la Défense nationale, mais gens de paroles, non d’action, comme le sont ordinairement les avocats, comme l’est évidemment M. Gambetta lui-même, et de plus parfaitement étrangers à la pratique de l’administration et à la routine de la bureaucratie, — deviendraient nécessairement les jouets de leurs bureaux et de leurs fonctionnaires subalternes, dont ils ne seraient que les chefs nominaux ; et que leurs bureaux, |57 la masse de ces fonctionnaires subordonnés, dévoués par habitude, par intérêt, par nécessité et par la force d’une solidarité criminelle, à la politique de la bande impériale, profitant des fonctions qu’on leur aura laissées pour protéger sournoisement, en secret, mais toujours et partout, les partisans de cette politique, et pour en combattre les adversaires par tous les moyens, les forceraient eux, les ministres, les préfets, les sous-préfets, les avocats généraux et les procureurs de la république, à servir contre leur propre vouloir la cause des Bonaparte contre la république ;

4° Que par conséquent, en vue du salut de la France et de la République, il n’y avait qu’une seule chose à faire ; c’était de briser toute l’administration impériale par la destitution en masse de tous les fonctionnaires militaires et civils de l’empire, depuis Palikao le premier ministre, jusqu’au dernier garde champêtre ; sans oublier les tribunaux, qui, depuis Haute-Cour et la Cour de cassation jusqu’au dernier juge de paix, sont, plus que toute autre branche du service de l’État, infectés de bonapartisme, et qui, pendant vingt ans de suite, n’ont pas fait de la justice, mais de l’iniquité ;

5° Que l’État ayant fait banqueroute et se trouvant dissous par le fait de la trahison impériale, qui en avait d’ailleurs depuis longtemps forcé et détruit les ressources et tous les ressorts ; étant définitivement liquidé par l’action révolutionnaire du peuple qui en avait été la conséquence immédiate et inévitable ; en un mot que la France officielle ayant cessé d’exister, il ne restait plus que la France du peuple ; plus d’autres forces et de moyens de défense que l’énergie révolutionnaire du peuple ; plus d’autres juges que la justice du peuple ; plus d’autres finances que les contributions volontaires ou forcées des classes riches ; et plus d’autre constitution, d’autre loi, d’autre code, |58 que celui du salut de la France.

Reconnaître tout cela est sans doute chose bien dure pour des avocats, eux qui ne vivent que de l’État, de la science juridique et des codes criminel et civil, comme les prêtres ne vivent que de l’Église, de la science théologique et des deux Testaments révélés, nouveau et ancien. Aussi, en temps de paix, je ne leur aurais jamais proposé des mesures aussi énergiques ; des mesures si contraires à toutes leurs habitudes d’existence, de sentiment, de pensée, et, notez bien ceci, aux conditions mêmes de leur fortune privée, à leurs intérêts personnels, aussi bien qu’aux intérêts communs de leur classe, que, pour les leur faire accepter en temps ordinaire, il aurait fallu commencer par les détruire eux-mêmes.

Mais c’est que nous ne vivons pas en temps ordinaire. Nous vivons au milieu de la plus terrible commotion politique et sociale qui ait jamais secoué le monde ; commotion salutaire et qui deviendra le commencement d’une vie nouvelle pour la France, pour le monde, si la France triomphe. Commotion fatale et mortelle, si la France succombe. Car elle aura pour conséquence inévitable l’asservissement de la France et de l’Europe tout entière, sous la brutalité militairement et bureaucratiquement organisée du despotisme prussien. Il y aura de l’esclavage et de la misère en Europe pour cinquante ans au moins.

En ne considérant la guerre actuelle qu’au point de vue français, c’est pour la France évidemment |59 une question de vie et de mort. Et la mort est proche. L’invasion du despotisme prussien, armé d’une force immense, menace de tout engloutir, de tout briser, de tout asservir. Et pour sauver son existence et sa liberté, la France n’a plus ni armée, ni argent, ni État, il ne lui reste rien que le désespoir de son peuple. Depuis la conquête de la Gaule par César, et ensuite par les barbares de la Germanie, depuis sa conquête par les Anglais sous Charles VI, alors que Paris même était tombé au pouvoir de l’ennemi triomphant, jamais la France ne se trouva dans une position si désespérée, si terrible.

La France, cette grande nation, que le sentiment de sa grandeur historique réelle avait souvent poussée à de présomptueuses et criminelles folies, mais qui, malgré ces écarts passagers et ces abus malheureux d’une puissance infatuée d’elle-même, a été considérée néanmoins jusqu’ici parle monde, et avec pleine justice, comme le chef naturel et comme l’initiateur généreux de tous les progrès humains, et de toutes les conquêtes de la liberté ; cette France dont l’histoire depuis 1789 et 1793 n’a été rien qu’une protestation énergique et qu’une lutte incessante de la lumière contre les ténèbres, du droit humain contre les mensonges du droit divin et du droit juridique, de la République démocratique, sociale et universelle contre la coalition tyrannique des rois et des classes exploiteuses et privilégiées ; cette France à laquelle s’attachent encore aujourd’hui toutes les espérances des nations opprimées et des peuples esclaves, elle est en train de périr. Elle est menacée du sort de la Pologne. Sa puissance, qui jadis faisait pâlir tous les tyrans de l’Europe, elle est tombée si bas maintenant |60 que toutes ces monarchies, rassurées par sa chute, osent impunément l’insulter, lui exprimer leur pitié hypocrite et dédaigneuse, lui adresser leurs admonestations, leurs conseils ; que tous les petits souverains plus ou moins microscopiques de l’Allemagne, vassaux du roi Guillaume, leur empereur futur, et qui tremblaient hier devant le seul nom de la France, osent aujourd’hui, entourés de leurs aides-de-camp, fouler, violer son territoire. Que dirai-je enfin ! même les bourgeois républicains de la Suisse, dont la lâche complaisance vis-à-vis de Napoléon III n’avait point de bornes, il y a quelques mois à peine, osent aujourd’hui rêver tout haut l’agrandissement et l’arrondissement de la République helvétique au détriment de cette France renversée sous le pied de l’autocrate prussien. Enfin le meilleur sort que, dans les circonstances présentes, on ose lui promettre, c’est celui de devenir une vice-royauté du futur empereur de l’Allemagne, comme l’Italie de Victor-Emmanuel n’a été rien qu’une vice-royauté de l’empereur des Français.

Je n’ai point l’honneur d’être Français, mais j’avoue que je suis profondément indigné contre toutes ces insultes et profondément désespéré du malheur de la France, de sa chute. Ce que je déplore, ce n’est pas la ruine de sa grandeur comme État. J’ai autant détesté cette grandeur que toutes les autres grandeurs politiques du monde ; parce que toutes ces grandeurs ont toujours et partout la même base : l’asservissement, l’exploitation politique et économique des masses populaires. J’ai été et je reste |61 l’ennemi irréconciliable de tous les États, et je saluerais avec bonheur la ruine de l’État politique de la France, pour peu qu’en sortît l’émancipation économique et sociale du peuple français et de tous les peuples du monde.

Ce que je déplore amèrement, c’est la chute de la nation française ; c’est la déchéance de cette sympathique et grande nature, de ce généreux caractère national, et de cette intelligence lumineuse de la France, qu’on dirait avoir été formés et développés par l’histoire pour qu’ils émancipent le monde. Ce que je déplore, c’est le silence qui sera imposé à cette grande voix de la France qui annonçait, à tous ceux qui souffraient et qui étaient opprimés, la liberté, l’égalité, la fraternité, la justice. Il me semble que quand ce grand soleil de la France s’éteindra, il y aura éclipse partout, et que toutes les lanternes plus ou moins bigarrées qu’allumeront les savants raisonneurs de l’Allemagne ne sauront compenser cette grande et simple clarté que versait sur le monde l’esprit de la France. Enfin, je suis convaincu que l’asservissement de la France et le triomphe définitif de l’Allemagne, assujettie aux Prussiens, feront retomber toute l’Europe dans les ténèbres, dans la misère et dans l’esclavage des siècles passés. J’en suis tellement convaincu, que je pense que c’est aujourd’hui un devoir sacré pour tout homme qui aime la liberté, et qui veut |62 le triomphe de l’humanité sur la brutalité, qui veut l’émancipation de son propre pays, de venir, quel que soit d’ailleurs son pays, qu’il soit Anglais, Espagnol, Italien, Polonais, Russe, même Allemand, prendre part à cette lutte démocratique du peuple français contre l’invasion du despotisme germanique. Si tels sont les sentiments d’un étranger, quels doivent être ceux qui animent les patriotes sincères de la France ! Ne devrait-on pas supposer que le danger de honte et de mort qui menace leur patrie a dû secouer tout leur être, agrandir leur nature, élargir leur esprit, abattre tous les étroits préjugés de profession, de position et de classe qui avaient obstrué leur pensée jusque-là, allumer enfin dans leurs cœurs ressuscités la puissance des résolutions suprêmes, les transformer en révolutionnaires, en un mot ?

N’avait-on pas le droit d’espérer qu’en présence d’une catastrophe déjà à moitié accomplie, même des avocats et des républicains modérés, c’est-à-dire réactionnaires et bourgeois, comme Messieurs Jules Favre et Gambetta, des métaphysiciens doctrinaires et pédants comme Messieurs Eugène Pelletan et Jules Simon, des invalides de la démocratie anti-socialiste comme M. Crémieux, des bavards spirituels comme M. Glais-Bizoin, et des orléanistes militaires comme le général Trochu, sentiraient renaître en eux cette grande fièvre révolutionnaire qui avait animé Danton et qui avait sauvé la France en 1792 ?

Le peuple de Paris, qui, au 4 septembre, avait souffert que ces hommes s’emparassent du pouvoir, l’avait sans doute espéré. Il n’avait pu se faire aucune illusion sur leur compte, |63 puisqu’il les avait vus tous à l’œuvre. Mais dans sa magnanime simplicité, il s’était figuré qu’au milieu d’une si affreuse situation, et assumant sur eux une responsabilité si terrible, ces hommes, qui avaient sans doute suffisamment manifesté l’impuissance de leurs caractères et l’étroitesse de leurs vues, comme députés au Corps législatif, seraient prêts maintenant à ne reculer devant aucun moyen nécessaire et à sacrifier tous leurs préjugés, aussi bien que tous les intérêts de leur classe, au salut de la France. Pouvait-il supposer qu’au lieu d’ordonner et d’exécuter immédiatement toutes les grandes mesures de salut, ils s’amuseraient à jouer, comme des enfants vaniteux, au républicanisme bourgeois ? Le peuple de Paris, sans se faire aucune illusion sur la nature des hommes qu’il avait laissé s’installer dans le gouvernement de la Défense nationale, crut avoir créé néanmoins un gouvernement révolutionnaire capable de sauver la France.

Le peuple de Paris s’est trompé. Il paraît que désormais aucun événement, si grand et si terrible qu’il soit, n’est capable d’agrandir la nature et d’élargir l’esprit d’un bourgeois. C’est une affaire de physiologie sociale, voilà tout. La bourgeoisie n’a plus d’âme, elle est morte, et il ne lui reste qu’à se laisser enterrer.

Si les membres du gouvernement de la Défense nationale, oubliant leur passé, leurs misérables prétentions personnelles, et tous les intérêts de leur propre parti, et ne songeant plus qu’au salut de la France, s’étaient mis dès l’abord à la hauteur de la mission qu’ils ont osé accepter, ils auraient compris que la situation et la force même des choses leur commandait d’opposer à l’invasion la Révolution : la seule arme qui restât à la France, mais une arme terrible, et qui, je n’en désespère pas encore, se montrera à elle seule plus puissante que toutes les armées du roi Guillaume, et au besoin même que toutes les armées réunies de tous les despotes de l’Europe.

|64 La Révolution ! Ce mot et cette chose sont capables de ressusciter des morts et de centupler la force des vivants. La Révolution abattra d’un seul coup toutes les infernales intrigues des bonapartistes, des jésuites et des orléanistes ; elle écrasera la réaction bourgeoise, et soulèvera comme un seul homme le peuple entier, les ouvriers des villes aussi bien que les paysans des campagnes ; car il ne faut point s’imaginer que les paysans restent les partisans de la réaction, lorsqu’ils auront compris que la révolution sociale les délivre du poids écrasant et de toutes les exactions ruineuses de l’État, et qu’en même temps elle leur livre toutes les terres qui appartiennent aujourd’hui soit à l’Église, soit à l’État, soit à des propriétaires bourgeois qui les exploitent par le travail d’autrui et qui se dispensent de les cultiver par le travail de leurs propres bras. La Révolution soulèvera trois, quatre, cinq millions de travailleurs des campagnes et des villes, et, lorsqu’ils voudront s’armer et chercher l’argent nécessaire pour fabriquer, pour acheter des munitions et des armes, la Révolution leur dira où et comment il faut le chercher. Quelles sont les armées qui pourraient résister au choc d’un pareil soulèvement populaire ?

La Révolution ! Cette chose et ce mot |65 bouleverseront toute l’Europe, et, faisant de nouveau pâlir et trembler tous les rois et crouler tous les trônes, balayant tous les privilèges et toutes les exploitations qui pèsent aujourd’hui sur le travail, feront surgir des profondeurs populaires de tous les pays des millions de défenseurs, d’amis et de frères alliés de la France.

Voilà ce que le roi Guillaume et son roué ministre savent fort bien. Voilà ce qu’ils redoutent mille fois plus que tous ces armements sur le papier, ordonnés par un gouvernement illusoire, et qui, n’ayant aucun des moyens qui constituent la puissance réelle des États, s’amuse à simuler le pouvoir et à faire de la politique et du despotisme d’État. Aussi, à la première nouvelle du mouvement révolutionnaire qui s’annonce dans le Midi de la France, tous ces hommes de proie qui sont accourus de l’Allemagne, attirés par l’amour du pillage et par la gloire d’une conquête qui leur avait paru d’abord si facile, ont tressailli. L’apparition du spectre rouge levant sa tête menaçante et brandissant sa torche incendiaire leur a fait peur. Ils ont reconnu l’ennemi contre lequel toute leur supériorité militaire sera impuissante, parce que lui seul aura la puissance de faire surgir du sol de la France des armées invincibles, et parce qu’en même temps qu’il les attaquera en face, il les accablera par derrière en soulevant contre eux les masses révolutionnaires de l’Allemagne. Bismarck et son roi savent mieux qu’on ne paraît le savoir en France, et, dans tous les cas, beaucoup mieux que ne le savent les avocats du gouvernement de la Défense nationale, que toute révolution nationale et surtout que la révolution de la France deviendra nécessairement et immédiatement une révolution internationale.

« Si on les laisse faire », s’écrie dans un |65 accès de comique désespoir ce petit grand-duc de Bade qui considère déjà l’Alsace comme sa proie, — « Si nous les laissons faire », écrit à toutes les cours de l’Europe le ministre du roi prussien, — « ce sera pis qu’en 1793 Cette révolution bouleversera toute l’Europe ! »

Oui, elle bouleversera toute l’Europe, et ce sera bien pis qu’en 1793. La révolution de 1793, malgré ses formes grandioses et ses exploits héroïques, n’a été après tout qu’une révolution bourgeoise. Elle n’avait émancipé et bouleversé la société qu’à la surface, laissant dans l’esclavage les masses populaires. La révolution de 1870, surgissant de la ruine de l’empire et de l’État politique de la France, remuera toute la société de l’Europe jusque dans ses entrailles. Ce ne sera pas seulement une révolution politique, ce sera la révolution sociale, la seule qui puisse émanciper, la seule qui puisse aujourd’hui électriser, entraîner et soulever le prolétariat de tous les pays de l’Europe.

Voici vingt ans qu’un travail souterrain immense se fait dans le prolétariat ; que la propagande socialiste, dédaignant les châteaux des propriétaires et les maisons des bourgeois, mais visitant les ateliers et les chaumières, annonce à tous les souffrants, à tous les opprimés et à tous les exploités du travail l’évangile de la justice, de l’égalité, de la liberté universelle et de la résurrection des peuples. Produit de ce mouvement et de cette propagande, une puissante association s’est fondée, il y a six ans, l’Association internationale des travailleurs du monde entier. Vieille à peine de six ans, elle constitue déjà une puissance organisée et qui embrasse à cette heure près de deux millions de travailleurs alliés dans l’Europe et dans l’Amérique du Nord. C’est la phalange sacrée de la révolution cosmopolite et sociale.

Pour elle, point de limites, point de barrières d’État et point d’étroit patriotisme bourgeois. Sa patrie, c’est le camp immense formé par les travailleurs, |67 par les opprimés et les exploités de tous les pays. Son ennemi, le monde étranger qu’elle combat, c’est le camp des exploiteurs et des oppresseurs de toutes les nations. Entre ces deux camps également cosmopolites, il y a une haine irréconciliable, une lutte à la vie et à la mort. L’un s’appelle la révolution ; l’autre, la réaction.

En dehors de ces deux camps qui constituent à eux deux le monde réel et puissant de l’Europe, et dont l’un représente la puissance du passé, et l’autre la puissance de l’avenir, il n’y a plus que des fantômes, des êtres d’imagination et qui sont dénués de toute puissance et de toute réalité. C’est à cette catégorie qu’appartiennent tous les républicains exclusivement politiques, tous les radicaux ennemis du socialisme et tous les socialistes bourgeois. Victimes d’une contradiction intérieure invincible ; révolutionnaires dans leurs rêves et réactionnaires par les conditions réelles de leur existence, et comme personnes et comme classe, conditions qui en font des partisans intéressés et quand même de la domination économique et politique des bourgeois, — toutes les fois qu’ils font des discours, ils parlent de la révolution, et toutes les fois qu’ils agissent, ils font de la réaction ; de sorte que, sans y penser et sans le vouloir, ils se rencontreront tous, tôt ou tard, sous les drapeaux de M. de Bismarck, comme, en 1848, poussés par les mêmes raisons et par cette même contradiction intérieure, ils se sont retrouvés, bien malgré eux sans doute, sous le drapeau du ci-devant sauveur de la France, Napoléon III.

Comme Napoléon III en 1848, Bismarck est aujourd’hui le représentant de la morale officielle et de l’ordre public en Europe. Il tient haut le drapeau de la réaction. La France aura-t-elle l’audace de soulever contre lui le drapeau de la révolution ?

Qu’elle l’ose, et Bismarck et son roi et tous ces principicules allemands, avec leur million de soldats, seront écrasés par la révolution universelle. Car les masses populaires — le prolétariat de tous les pays de l’Europe — n’attendent |68 que le signal du peuple de France. Mais si elle ne l’ose pas, ce sera elle, la France, qui tombera sous les coups du despotisme prussien. Et l’ordre public sera sauvé de nouveau en Europe, comme il le fut en 1848.

Telle est donc la vraie situation de la France, et tel est son unique moyen de salut : ou bien sa délivrance par la révolution universelle et sociale, toute autre révolution étant désormais impossible, et tout mouvement exclusivement politique devant nécessairement aboutir à la réaction, comme celui que le gouvernement italien vient de faire pour s’emparer de Rome, par exemple, et comme la soi-disant révolution politique de l’Espagne ; ou bien l’asservissement de la France sous le joug des Prussiens.

Si les membres du gouvernement de la Défense nationale avaient eu l’esprit assez sérieux pour concevoir cette situation, et le cœur assez désintéressé, assez haut, assez ferme pour accepter cet unique moyen de salut qui lui reste, ils auraient compris tout d’abord que leur droit et leur devoir vis-à-vis des puissances étrangères, et surtout vis-à-vis de l’insolent envahisseur de la France, étaient absolus. Ils auraient élevé bien haut ce drapeau de la France qu’ils ont osé prendre en leurs mains, et, s’inspirant de tout le mépris que doivent ressentir les représentants de la justice et du droit populaire pour les chefs et les instruments de la réaction, aux brutalités monarchiques du roi Guillaume et de son ministre ils auraient répondu, comme Danton en 1792, par les salutaires terreurs de la révolution.

|69 Mais en même temps qu’ils eussent maintenu avec cette fermeté leur droit indiscutable de représenter la France au dehors, et qu’ils eussent montré cette irréconciliable fierté aux Prussiens, aussi longtemps qu’un seul de leurs soldats souillerait le sol de la France, ils auraient eu la conscience de reconnaître vis-à-vis du peuple français qu’à côté de son droit leur droit était nul, et qu’ils n’avaient ni la mission, ni le pouvoir de gouverner le pays, ni aucun des moyens nécessaires pour organiser sa défense. Reconnaissant que tous les ressorts et tous les instruments de l’État étaient brisés, et qu’un gouvernement régulier du pays était devenu désormais impossible ; mais que la seule apparence d’un gouvernement, loin de remédier à ce mal, devait nécessairement l’empirer, puisque, sans rien produire de réel et de bon, il ne pourrait qu’entraver et paralyser le propre mouvement du pays, les membres du gouvernement de la Défense nationale avaient le devoir de prononcer ou plutôt de constater hautement la dissolution de l’État.

Ce n’eût pas même été un acte d’énergie révolutionnaire de leur part, mais tout simplement un acte de modestie, de justice, de vérité et de conscience. Au peuple ils devaient toute la vérité, parce qu’ils devaient comprendre qu’en ce moment de crise suprême et de danger mortel pour la France, la vérité seule et toute la vérité est capable de la sauver, et qu’aucun mensonge ou demi-mensonge, aucun palliatif politique ou diplomatique ne pourra lui rendre la vie. Ils devaient donc hautement et bravement reconnaître devant le peuple de Paris, et devant tout le peuple de France, non que l’État devait être liquidé et dissous, mais qu’il était déjà réellement liquidé, qu’il avait cessé d’exister, et qu’il n’en |70 restait plus que des décombres et des épaves, qui, loin de servir à quelque chose, ne pouvaient qu’embarrasser le soulèvement populaire, ce dernier moyen de salut pour la France, et que par conséquent on devait disperser aussi promptement que possible.

En l’absence de tout moyen de gouvernement et de toutes les ressources ordinaires de l’État, ils auraient dû humblement reconnaître leur impuissance de gouverner et d’organiser la France, et l’impossibilité absolue dans laquelle ils se trouvaient — eussent-ils même été des hommes mille fois plus intelligents, plus résolus et plus forts qu’ils ne le sont en réalité — d’exercer un pouvoir dictatorial pour le salut de la France. Car que peuvent quelques hommes, si puissants qu’ils soient d’intelligence et de caractère, au milieu d’un État désorganisé et dissous, et lorsqu’ils se voient privés de tous les moyens qui peuvent donner à l’action dictatoriale une consistance réelle ? Que pourraient faire un ou plusieurs généraux, même les meilleurs du monde, si on leur donnait à commander une armée, mais sans état-major d’officiers capables d’organiser cette armée et de lui transmettre leurs ordres ?

Telle a été précisément la situation des membres du gouvernement de la Défense nationale dès le premier jour de leur installation au pouvoir. J’ai parlé des meilleurs généraux, mais, si ces messieurs voulaient se rendre justice, ils commenceraient par avouer franchement qu’en présence de l’œuvre immense qu’ils ont osé si présomptueusement assumer sur leurs épaules débiles, après avoir donné tant de preuves d’incapacité, d’aveuglement incroyable, d’irrésolution honteuse et de complète impuissance, on ne peut pas même les appeler |71 des généraux médiocres. Y a-t-il un seul homme capable de résolutions énergiques et d’action révolutionnaire parmi eux ? Pas un seul. Ce sont des écrivains et des métaphysiciens plus ou moins doctrinaires, des héros du parlementarisme, des discoureurs brillants, des avocats, voilà tout ; des républicains très bourgeois et très pâles, des enfants dégénérés, des bâtards de Danton ; mais je n’y vois pas un seul homme capable de vouloir et d’agir comme Danton.

Danton avait puisé toute sa force léonine dans le peuple. Eux, ils ont peur du peuple ; ils en ont tellement peur, que dans un moment où il ne reste, pour sauver la France, rien que la puissance du peuple, ils se sont ridiculement et criminellement efforcés d’éviter, d’étouffer tout mouvement populaire, et de faire la révolution, ou plutôt une évolution, devenue nécessaire par la chute de Napoléon III, en dehors de l’action immédiate du peuple, et contre le peuple. Sous le prétexte spécieux que la révolution produirait la division, mais que cette division pourrait servir les Prussiens, et que l’union seule pouvait sauver la France, — cette union avec les bonapartistes, n’est-ce pas ? qu’ils avaient prêchée sous le ministère Palikao, — ils ont escamoté la révolution au peuple. Lorsqu’ils ne devaient songer qu’au salut de la France, ces professeurs et ces avocats, représentants quand même des intérêts économiques et politiques de la bourgeoisie, n’ont pensé qu’à sauver à tout prix la domination bourgeoise. Se laissant entraîner |72 par leur tempérament et par leurs préjugés tout bourgeois, aussi bien que par leur vanité et leurs intérêts privés, dans cette voie fatale, ils sont nécessairement arrivés à ce résultat, qu’au lieu d’organiser une grande puissance révolutionnaire, fondée directement sur le peuple, ils ont livré le pays aux ambitions vaniteuses et cupides et à la direction inepte des bourgeois, et créé par là même partout l’anarchie, l’impuissance et la défaillance.

Messieurs les membres du gouvernement de la Défense nationale sont sans nul doute des gens parfaitement honorables, et, en plus, des hommes de talent, brillants orateurs et qui doivent avoir acquis une certaine expérience des affaires publiques, non sans doute par l’exercice direct du gouvernement, qui s’était refusé jusqu’ici à tomber en leurs mains, mais par tant d’années qu’ils avaient employées à critiquer le gouvernement d’autrui. Quant à ceux d’entre eux qui ont eu l’occasion de partager avec d’autres la responsabilité gouvernementale, soit à titre de membres du gouvernement provisoire de 1848, comme |73 M. Crémieux, soit à titre de simple ministre comme M. Jules Favre[12], je ne pense pas qu’ils trouvent tous les deux un avantage quelconque à s’en prévaloir, le premier n’ayant brillé que par son insignifiance complète et par ses hésitations et ses défaillances dans les grandes crises de 1848 ; l’autre, M. Jules Favre, s’étant distingué au contraire par un zèle franchement réactionnaire, comme un ennemi acharné du suffrage universel et de la république démocratique et sociale, que plus que tout autre il a contribué à tuer. Rien de plus naturel que de pareils exploits lui aient attiré dans le temps les éloges des orléanistes, voire même des partisans du prince président, Louis Bonaparte. Mais je ne pense pas qu’ils puissent lui constituer aujourd’hui un titre de gloire, ni inspirer beaucoup de confiance aux partisans sincères de la République.

Aucun des autres membres du gouvernement de la Défense nationale n’a jamais été au pouvoir, et, par conséquent, aucun n’a eu l’occasion de manifester au monde ni ses connaissances administratives ni sa puissance d’action ; excepté le général Trochu, qui, comme militaire d’un grade élevé, a dû nécessairement acquérir l’expérience du commandement. Mais le commandement militaire et la direction politique sont deux fonctions tellement dissemblables, et même opposées, que l’habitude de l’un exclut presque toujours la capacité pour l’exercice de l’autre. Aussi, comme je l’ai déjà fait observer, le général Trochu a-t-il été acclamé par le peuple de Paris non comme un homme politique, mais comme l’organisateur et le chef militaire de la défense de Paris.

Personne en France n’a jamais considéré M. Jules Simon, ni M. Pelletan, ni M. Garnier-Pagès, ni M. Ferry, ni M. de Kératry, ni M. Picard, ni M. Glais-Bizoin, ni aucun de leurs compagnons, excepté le seul M. Gambetta, comme des hommes capables de diriger les affaires |74 du pays, même en temps ordinaire. Encore moins pouvait-on les en croire capables dans la situation actuelle de la France, situation tellement désespérée que même la puissance de Danton n’y suffirait pas, et que seulement la puissance collective et révolutionnaire organisée du peuple peut y suffire. Tous ces honorables citoyens ont été considérés par le public comme la queue plus ou moins disciplinée ou récalcitrante du chef reconnu de l’opposition radicale et irréconciliable au Corps législatif, M. Léon Gambetta.

Vers la fin de l’Empire, M. Gambetta était devenu un objet d’admiration, d’espérances unanimes, et d’attente pour toute la bourgeoisie radicale, et comme l’astre levant de toutes les aspirations républicaines en France. Il s’était annoncé avec un certain fracas, et avait étonné le public par l’audace de son attaque éloquente, foudroyante et directe contre l’empire. Cette attaque fut incontestablement un acte de courage civil et un grand service rendu à la France, qui, sous l’influence funeste d’un trop long esclavage, avait perdu la fière habitude de dire tout haut ce qu’elle pense, ce qu’elle sent et ce qu’elle veut. M. Gambetta lui rendit cette parole, il brisa cette lâcheté qui déshonorait la France, et il porta par là même un rude coup à l’empire.

Mais il ne faut pas oublier que, presque en même temps, un autre citoyen, allumant sa lanterne, lui en a porté de plus rudes encore. J’ai nommé M. Rochefort. Le discours de M. Gambetta dans le procès des Treize[13] fut une protestation éloquente contre le viol de la République et contre l’infamie de la servitude imposée à la France par les brigands du 2 Décembre. M. Rochefort osa imprimer dans sa Lanterne, répandue aussitôt à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires, tout ce que la France disait tout bas au sujet de l’infamie des personnes composant la famille, le gouvernement et l’administration |75 impériales. Aux accents de l’indignation, échappés à l’éloquence de M. Gambetta, il avait ajouté l’écrasante éloquence du mépris. Et si l’on voulait se poser cette question, lequel des deux a contribué davantage à tuer moralement l’empereur et l’empire, je pense qu’on serait forcé de reconnaître que ce fut M. Rochefort.

Ces deux hommes, qui sont aujourd’hui, l’un et l’autre, membres du gouvernement de la Défense nationale, — l’un étant plutôt l’expression des sympathies de la bourgeoisie radicale, l’autre l’élu du prolétariat, — quoique arrivés aujourd’hui, au moins pour l’heure présente, au même but, ont suivi pourtant, depuis leurs premières manifestations, des carrières tout à fait différentes. M. Rochefort, dès son entrée au Corps législatif, était devenu l’objet et comme le bouc émissaire de toutes les haines bourgeoises, et celui de la défiance, pour ne pas dire d’une hostilité très prononcée, de la part même de tous ses collègues radicaux et irréconciliables, moins un seul, le digne patriarche des républicains socialistes de 1848, M. Raspail. M. Rochefort avait parfaitement mérité cette réprobation unanime de la classe bourgeoise, non par sa Lanterne, que Messieurs les bourgeois de toutes les couleurs politiques avaient lue au contraire avec beaucoup de plaisir ; car le bourgeois, bien que devenu très servile par intérêt, est resté néanmoins, par tempérament et par mauvaise habitude, très frondeur. Il reconnaît la nécessité d’un pouvoir fort et capable de protéger ses privilèges économiques contre les révoltes de la vile multitude. Il s’incline devant la dictature militaire, reconnaissant, hélas ! qu’elle seule est assez puissante aujourd’hui pour le défendre. Mais en même temps il la déteste du fond de son cœur, parce qu’elle l’offusque dans son libéralisme, dans sa vanité, et parce qu’elle finit toujours par compromettre ses intérêts mêmes, au nom et pour la défense desquels elle existe ; toute dictature militaire devant nécessairement aboutir à la guerre.

|76 L’idéal des bourgeois reste invariablement toujours et partout le même : c’est le système représentatif libéral, constitué en monarchie parlementaire ou même en République fédérale, comme aux États-Unis et en Suisse : c’est, en nommant les choses par leur nom, la liberté politique, réelle pour les classes possédantes, fictive pour les masses populaires, et fondée sur l’asservissement économique de ces dernières. C’est un système excellent et tout au profit de la classe bourgeoise, comme on voit, mais qui ne peut se maintenir que dans les pays où la masse des travailleurs est assez sage et assez résignée, ou assez généreuse, pour se sentir fière de porter la liberté d’autrui sur ses épaules d’esclave.

Aussitôt que des aspirations et des idées contraires commencent à pénétrer dans les masses ; du moment que ces millions de travailleurs de l’industrie et de la terre, fatigués de leur rôle passif, et ne voulant plus servir de piédestal à la liberté, à la civilisation et à l’humanité des minorités privilégiées, commencent à réclamer tous les droits humains pour eux-mêmes, et qu’ils se montrent disposés à les conquérir, au besoin, par la force, — tout ce système du libéralisme bourgeois croule comme un château de cartes. Son humanité se transforme en fureur ; nous l’avons vu en Juin 1848, et nous le pressentons partout aujourd’hui ; et son respect des droits du prochain, son culte de la liberté, font place à la répression féroce. Le libéralisme politique des bourgeois disparaît, et, ne trouvant en lui-même ni les moyens ni la force nécessaires pour réprimer les masses, s’immolant au profit de la conservation des intérêts économiques des bourgeois, il fait place à la dictature militaire.

|77 Telle fut la cause du triomphe inouï et fatal de Louis Bonaparte en 1848. M. Thiers et M. Jules Favre doivent bien le savoir, puisqu’ils y ont contribué plus que personne. Tel est encore aujourd’hui le secret des triomphes non moins inouïs et fatals du roi de Prusse. M. de Bismarck le sait aussi bien que MM. Jules Favre et Thiers, et c’est pour cela même qu’il croit jouer à coup sûr. Il compte principalement sur la lâcheté intéressée et sur la trahison latente de la bourgeoisie française ; et il espère, non sans une grande apparence de raison, que même les membres du gouvernement de la Défense nationale sont trop bourgeois eux-mêmes et trop intéressés à la conservation des privilèges économiques de la classe possédante, pour opposer jamais à l’invasion la seule chose qui puisse l’arrêter, l’écraser, la Révolution sociale.

Rien de plus comique et de plus singulier que les arguments dont la presse radicale, les feuilles les plus républicaines de la bourgeoisie, se servent pour prêcher au peuple des travailleurs la patience, la résignation et la renonciation : « Voyez-vous, — disent ces républicains et ces patriotes enthousiastes, rédacteurs salariés de la presse bourgeoise, — nous connaissons fort bien les sentiments de cette classe respectable, dont nous sommes nous-mêmes les représentants si fidèles. Son républicanisme et son patriotisme, si même républicanisme et patriotisme il y a, ne sont qu’à la surface. Ses préoccupations sérieuses, son intérêt suprême, restent invariablement les mêmes, constituent l’unique base de son patriotisme : c’est la conservation et l’accroissement de ses biens matériels ; c’est l’exploitation privilégiée du travail national et de toutes les transactions pécuniaires, du commerce et de l’industrie du |78 pays. Si vous la laissez en jouir tranquillement, elle sera votre amie, et elle sera patriote autant que vous pourrez le désirer, patriote au point de se priver de votre travail, et de vous envoyer mourir pour la patrie. Mais pour peu que vous l’inquiétiez dans la jouissance exclusive de la richesse nationale produite exclusivement, il est vrai, par le travail de vos mains, elle se tournera furieuse contre vous. Ce dont la bourgeoisie a besoin pour conduire à bonne fin ses petites affaires, c’est de la tranquillité publique, c’est de l’ordre public, conditions essentielles du crédit ; c’est d’un gouvernement raisonnable et fort, exercé exclusivement à son profit ; c’est enfin de la patience et de l’absolue soumission du prolétariat dont le travail l’enrichit. Accordez-lui tout cela, continuez patiemment de vous laisser tondre par elle. Au nom du patriotisme et au nom de la République, nous vous supplions de ne point murmurer et de ne point bouger ; de vous laisser mener, gouverner, diriger par Messieurs les bourgeois, nos patrons et les vôtres, dussiez-vous même voir qu’en vous envoyant tous à la mort ils se refusent eux-mêmes à sacrifier un sou ; dussiez-vous même comprendre que leur gouvernement et leur direction sont fatals au peuple. Car si vous bougez ou proférez seulement une menace, ils seront capables non seulement de renoncer à cette République qu’ils n’aiment plus, et qu’ils n’ont acceptée aujourd’hui que par nécessité, mais de livrer encore le pays aux Prussiens ! »

N’est-il pas en effet remarquable qu’au sein de cette presse républicaine bourgeoise, qui, au nom de la République et du patriotisme, demande aujourd’hui au peuple tous les sacrifices possibles et même impossibles, il ne se soit pas élevé une seule voix pour exiger, au nom de cette même patrie et de cette même République, le moindre sacrifice des bourgeois ? Pourquoi |79 aucun de ces républicains exaltés, qui remplissent de leur patriotisme ardent les colonnes de la presse radicale, n’a-t-il eu le courage ou l’idée de dire aux bourgeois : « Vous êtes des gueux et des traîtres ! La France se trouve en danger d’esclavage et de mort ; elle ne peut être sauvée que par un formidable soulèvement populaire. Mais un soulèvement désarmé serait impuissant ; il faut beaucoup d’armes et de munitions ; et pour en acheter et en fabriquer, aussi bien que pour organiser et pour faire marcher cette immense armée populaire, il faut beaucoup d’argent. Cet argent, vous le retenez dans vos poches. Au nom du patriotisme et de la République, au nom du salut de la France, nous vous sommons de lui faire voir le jour. »

Pourquoi ne lui disent-ils pas encore ceci :

« Cessez donc d’opprimer le peuple et d’exploiter iniquement son travail. Ne voyez-vous donc pas qu’en agissant ainsi vous vous êtes aliéné la foi et les sympathies populaires, et que vous vous êtes attiré la haine irréconciliable de ce peuple, votre allié si utile au siècle passé, et sans le concours présent duquel vous ne seriez jamais arrivés à la position que vous occupez maintenant ? M. Léon Gambetta, notre maître à tous, prétend que vous, les bourgeois, vous êtes les frères aînés du prolétariat, sans doute au point de vue de la civilisation, du sentiment moral et du développement supérieur des idées démocratiques et républicaines. Alors agissez comme doivent le faire des frères aînés, prêchez d’exemple ; sacrifiez-vous et sacrifiez au moins une partie de ces intérêts qui vous sont plus chers que la vie, ne fût-ce qu’une petite portion de vos intérêts matériels, pour mettre fin à cette haine malheureuse et fatale qui menace la liberté |80 et jusqu’à l’existence même de votre patrie. Rappelez-vous la terrible leçon de Juin 1848. La fureur que vous avez manifestée contre le prolétariat en Juin a tué la République, trois ans plus tard, en Décembre. En sévissant contre le peuple, vous avez créé la dictature immonde de Napoléon III. »

Pourquoi la presse radicale ne recommande-t-elle pas aux bourgeois d’avoir confiance dans le peuple ? Pourquoi ne leur dit-elle pas que paralyser par tous les moyens l’élan populaire, le soulèvement en masse et l’armement du peuple, son organisation spontanée pour le salut de la France, comme ils le font partout aujourd’hui, c’est livrer la France aux Prussiens ? Pourquoi ne leur conseille-t-elle pas enfin d’abdiquer, étant prouvé que leur intelligence de la situation est nulle et que leur puissance d’action est débile ? Pourquoi ne les pousse-t-elle pas, au nom du salut de la France, à remettre au peuple, le seul vrai patriote qui reste aujourd’hui à la France, le soin de l’organisation et de la direction de la défense nationale ?

Ah ! c’est que les rédacteurs de toutes ces feuilles, républicaines en apparence, mais en réalité tout à fait bourgeoises, savent fort bien que les bourgeois ne sont pas d’humeur à se laisser dire de pareilles vérités. Ils connaissent si bien cette bourgeoisie dont ils défendent les intérêts et les soi-disant droits, qu’ils n’ont aucune espérance de la convaincre. Ils savent que chez les « frères cadets », dans le peuple, il y a assez de passion généreuse pour qu’en lui parlant de patrie et de République on puisse le pousser à l’oubli et au sacrifice de ses intérêts les plus chers. Mais que dans |81 les « frères aînés » de la civilisation moderne, dans ces bourgeois qui se sont emparés de tout, qui possèdent tout, et qui, profitant de tout, cherchent à exploiter maintenant jusqu’à la catastrophe qui frappe le pays, il ne reste plus d’autre passion que la passion du lucre ; et que, si on leur parlait de justice et de la nécessité de sacrifier une partie de leur fortune, acquise par les moyens que l’on sait, à la délivrance de cette patrie qui ne s’est montrée qu’une marâtre pour le pauvre cadet, pour le peuple, mais qui a toujours été pour eux une mère par trop généreuse, ces bons bourgeois se mettraient dans un tel état de colère que, pour ne plus entendre répéter de pareilles choses, ils seraient capables de se livrer, avec leur patrie, aux Prussiens.

Telle est en effet, aujourd’hui, la vraie mesure du patriotisme et du républicanisme de ces frères aînés de la civilisation, les bourgeois. Il faut donc être vraiment doué ou d’une grande capacité d’illusion ou d’un grand esprit de mensonge, il faut être sophiste ou aveugle, pour chercher les fondements de la nouvelle République, ou, pour me servir des propres expressions de M. Gambetta, « de la République à la fois rationnelle et positiviste », dans la conscience et dans l’action gouvernementale de la bourgeoisie actuelle. M. Rochefort n’est point tombé dans cette faute, ou plutôt il a dédaigné de se servir d’un mensonge si grossier, et c’est précisément en ceci que consista, aux yeux de tous les démocrates sincères, son mérite. Mais ce fut aussi la cause principale |82 de l’animosité de tous les républicains bourgeois contre lui.

Dès le premier jour de sa rentrée à Paris, M. Rochefort s’était mis résolument au milieu du peuple, et il en épousa les intérêts, les aspirations et les droits avec une passion qui parut sincère à tout le monde. Était-il socialiste ? Je pense qu’il eût été fort embarrassé lui-même de répondre à cette question. On prétend même qu’il aurait avoué un jour qu’il n’entendait absolument rien au socialisme, mais qu’il se sentait toute la bonne volonté nécessaire pour l’étudier et pour devenir un excellent socialiste en peu de temps. Le fait est que dans le journal qu’il fonda, la Marseillaise, il n’a pas écrit un seul mot qui eût le moindre rapport avec les questions sociales ; mais il avait souffert que d’autres en parlassent, et, par le temps qu’il faisait, c’était déjà beaucoup.

Ce qui prouva plus que toute autre chose la sincérité de M. Rochefort, ce fut son acceptation franche et entière du mandat impératifs qui avait été si fortement combattu, il y a quatre-vingts ans, par Mirabeau, le vrai fondateur de la puissance de la bourgeoisie, et qui détruit en effet dans sa racine mère la domination politique de cette classe. Car du moment que les délégués du suffrage universel peuvent être révoqués en tout temps par leurs électeurs, ils ne constituent plus une assemblée souveraine, mais une réunion de commis populaires. Ils deviennent en effet les serviteurs du peuple, et cessent de le gouverner comme s’ils en étaient les seigneurs.

En acceptant le mandat impératif, M. Rochefort avait donné une sorte de soufflet à tous les |83 soi-disant représentants de la démocratie au Corps législatif. Vis-à-vis de la démocratie, c’est-à-dire du gouvernement du pays par le peuple, lui seul avait conservé une position sincère et sérieuse ; il continuait d’en être le fidèle et le scrupuleux serviteur, au sein même du Corps législatif, comme il l’avait été au moment de son élection ; tandis que tous les autres n’avaient sollicité et obtenu la confiance du peuple souverain que pour se poser aussitôt, par le fait même de leur irresponsabilité et de leur irrévocabilité, comme ses maîtres.

Il ne pouvait donc y avoir rien de commun entre M. Rochefort et tous les autres républicains du Corps législatif. Excepté M. Raspail, qui ne l’abandonna jamais, tous le considérèrent et le traitèrent comme un ennemi, et nul ne fut aussi heureux que M. Gambetta, je pense, le jour où, abandonné lâchement par toute la gauche et livré aux vengeances de la justice impériale, il fut mis en prison. M. Rochefort, moins par son talent que par sa position franchement populaire, les éclipsait et les annihilait tous.

Depuis son incarcération jusqu’à sa délivrance par le peuple, on n’entendit naturellement plus parler de lui. Et depuis son installation au pouvoir par la volonté directe du peuple, il n’a dit ni fait rien qui puisse faire supposer qu’il ait trouvé en lui-même une pensée et une volonté. On dit qu’il s’occupe maintenant, avec son ami M. Flourens, à construire des barricades d’un genre nouveau. C’est très méritoire de la part de M. Flourens, qui, n’ayant point d’autre mission à remplir, fait son devoir en se donnant tout entier à la défense de Paris. Mais c’est trop peu pour |84 un membre du gouvernement de la Défense nationale, élu directement par le peuple avec le mandat impératif de sauver le pays. Il faut donc en conclure que l’importance extraordinaire qui s’est attachée, pendant quelque temps, à la personne de M. Rochefort, a été plutôt le produit d’une série de circonstances exceptionnelles et d’une position toute particulière qui en était résultée, que celui de sa valeur personnelle. Et, à la fin, nous arrivons à cette conclusion, qu’excepté le général Trochu, dont la mission d’ailleurs se borne à la défense de Paris, il n’y a dans ce malheureux gouvernement de la Défense nationale pas un seul homme capable de gouverner la France aujourd’hui, à moins que ce ne soit M. Léon Gambetta.

M. Gambetta a suivi une ligne parfaitement opposée à celle de M. Rochefort. Autant ce dernier a voulu n’être rien que le fidèle représentant du peuple, autant M. Gambetta s’est étudié à ne représenter que la classe bourgeoise. Il est un homme trop bien élevé pour ne point détester du fond de son âme tout ce qui ressemble à un mouvement populaire. Sa nature délicate, élégante, se révolte au rude contact du peuple, au son de sa voix grossière. M. Gambetta tient à passer pour un homme de bonne société et un homme d’État avant tout ; et au point de vue de cette société, aussi bien qu’à celui de l’État, les basses classes qui composent la vile multitude sont faites pour obéir, pour se laisser gouverner, et non pour se mêler directement des affaires de l’État. Aussi, |85 malgré toute sa prudence et son tact généralement apprécié, il n’a su ni taire, ni masquer la répulsion profonde et le dédain qu’il éprouve en présence des aspirations utopiques et des prétentions arrogantes de la populace ' moderne. Je le répète, M. Gambetta est tout à fait l’antipode de M. Rochefort. Ils ont ceci de commun, que l’un et l’autre ignorent également les besoins actuels du peuple ; avec cette différence énorme, que M. Rochefort s’est au moins efforcé de les comprendre, sans doute pour chercher les moyens de les satisfaire ; tandis que M. Gambetta, poussé autant par son tempérament à la fois artistique et bourgeois que par le principe qu’il a adopté comme base de sa politique, semble avoir le parti pris de les ignorer toujours.

Depuis que M. Gambetta s’est manifesté par son premier réquisitoire éloquent contre l’empire, j’ai étudié avec un soin scrupuleux, non ses actes, — cela m’eût été difficile, puisque voilà trente-cinq jours qu’il est le membre le plus important, et, comme tout le monde l’affirme, le plus actif du gouvernement de la Défense nationale[14], et il n’a pas encore accompli un seul acte sérieux jusqu’ici, — mais tous les discours qu’il a prononcés, soit à Marseille, soit à Paris, sans oublier la fameuse lettre qu’il a adressée au Progrès de Lyon, avec l’intention évidente de faire connaître au monde sa profession de foi politique.

Il faut lui rendre cette justice, que, dans toutes ces manifestations de sa pensée, il s’est exprimé avec une précision si claire et si nette, qu’il est impossible de se méprendre sur la ligne politique qu’il se propose de suivre. Se rendant peut-être justice, et comprenant qu’il ne peut y avoir rien de commun entre les sentiments qui l’animent et les passions qui vivent au sein des masses populaires, il dédaigne de convertir et de persuader le peuple. Toute sa propagande s’adresse exclusivement aux bourgeois. Jaloux de mériter la réputation |86 d’homme positif et sérieux, il ne fait point d’appel à leurs sentiments, ce serait par trop naïf de sa part ; non, il s’adresse exclusivement à leurs intérêts.

M. Gambetta s’est donné pour mission spéciale de démontrer à la bourgeoisie, par des comparaisons historiques et des chiffres, que le régime républicain est seul capable d’assurer l’ordre, la sécurité, la stabilité. « S’il y a un argument — a-t-il dit dans son discours de Marseille — devant lequel se rendent les indifférents mêmes, c’est l’argument de leurs intérêts. Eh bien, les intérêts matériels, la prospérité matérielle, les bonnes affaires, elles ne se font que sous les gouvernements libres. »

C’est parfaitement juste ; seulement M. Gambetta, dans ce discours, aussi bien que dans tous les autres, oublie toujours de dire de quel genre de prospérité et d’intérêts matériels il veut parler. Si c’est de la prospérité et des intérêts exclusifs de la classe bourgeoise, il a mille fois raison. L’exemple de l’Angleterre et des États-Unis d’Amérique, qui sont les pays les plus libres du monde, prouve que rien ne contribue autant au développement de la civilisation et de la richesse bourgeoises que la liberté politique.

D’ailleurs, rien de plus naturel. Dans ces pays où la volonté d’un seul individu, président ou souverain, ne signifie rien du tout ; où toutes les lois, aussi bien que toutes les grandes mesures de gouvernement ou d’administration, ne sont jamais le produit que du vote parfaitement libre des représentants légitimes du pays ; où il n’y a monopole ni privilège pour personne, mais protection égale de la loi pour tous les citoyens qui possèdent soit une propriété, soit un capital quelconque, à l’exclusion seulement de ceux qui, ne possédant rien que leur capacité de travail et la force de leurs bras, sont forcés de s’assujettir librement au joug des capitalistes et des propriétaires qui, en exploitant l’une et l’autre, leur donnent généreusement la possibilité de ne point mourir de faim ; — dans ces pays où la concurrence absolument libre règle seule |87 toutes les transactions financières, commerciales et industrielles, la production des richesses doit s’accroître et s’accroît en effet avec une rapidité étonnante.

Voilà donc un point où je me trouve parfaitement d’accord avec M. Gambetta. Mais il est un autre point non moins important et sur lequel l’éloquent avocat, soit par prudence, soit par ignorance, garde un silence absolu. C’est celui de la juste répartition des richesses produites par le travail national.

Dans ces mêmes pays tant admirés à cause de la liberté politique dont ils ont le bonheur de jouir, aussi bien que dans tous les autres pays de l’Europe où l’industrie moderne, fondée exclusivement sur la concurrence et sur la liberté absolue des transactions commerciales, a pris un large développement, tout en constatant l’accroissement rapide de la richesse nationale, la statistique moderne a constaté en même temps deux faits déplorables et qui se reproduisent toujours et partout avec une constance, que dis-je, avec une progression d’autant plus menaçante qu’ils ne sont pas les produits de circonstances extérieures, passagères et fortuites, mais des conséquences nécessaires et fatales de l’organisation économique de la société actuelle.

En premier lieu, on a constaté qu’à mesure que la richesse nationale s’accroît, loin de se répandre sur un plus grand nombre de personnes, elle tend au contraire à se concentrer entre les mains de quelques heureux, dont la richesse déjà excessive augmente chaque jour, mais dont le nombre diminue presque en même proportion. Ceci est un effet fatal de la concurrence. Les grands capitaux tuent les petits capitaux. Le grand commerce et la grande industrie étouffent le commerce et l’industrie des petites gens, et même ceux des bourgeois à moyenne fortune, et rejettent les uns comme les autres dans le prolétariat.

|88 En même temps on a constaté un autre fait encore plus désolant : c’est que l’accroissement progressif des richesses nationales, loin d’améliorer la situation de la classe ouvrière, ne fait que l’empirer davantage, en la rendant de plus en plus dépendante et précaire.

Je sais bien que les économistes bourgeois prétendent tout à fait le contraire. D’après leurs théories, celles-là mêmes sans doute qui ont donné naissance aux illusions politiques de M. Gambetta, l’amélioration du sort du prolétariat doit découler directement de l’augmentation de la prospérité bourgeoise. Mais les faits sont des faits, et comme tels ils seront toujours beaucoup plus persuasifs et plus concluants que toutes les théories qui leur seront contraires. Les faits, avec une éloquence contre laquelle aucun sophisme de la doctrine économique ne saurait prévaloir, nous montrent la situation des classes ouvrières en Europe empirant en proportion même de l’accroissement de la richesse bourgeoise.

Considérez l’Angleterre, par exemple. Certes c’est le pays où l’industrie et le commerce ont fait, durant ces derniers cinquante ans, les plus immenses progrès, et où la richesse nationale s’est accrue dans la proportion la plus merveilleuse. Eh bien, la condition de la classe ouvrière s’est-elle améliorée ? Le bien-être des travailleurs est-il plus grand que dans les autres pays ? Point du tout. Au contraire, des enquêtes officielles ordonnées par le Parlement anglais, et exécutées par des commissaires avec la sévérité la plus consciencieuse, ont constaté qu’il y a, dans ce pays si riche, un beaucoup plus grand nombre qu’ailleurs de travailleurs capables et qui ne demandent pas |89 mieux que de gagner leur pain par le travail, et qui meurent littéralement de faim, faute de travail ; qu’à Londres seulement, il y a plus de cent mille êtres humains qui ne savent pas aujourd’hui de quoi et comment ils vont vivre demain ; que dans une foule d’industries, et dans les campagnes surtout, le travail est si exorbitant, et si mal rétribué en même temps, que la plus grande partie des travailleurs, mal nourris et dénués de tous les moyens de vivre humainement, s’épuisent en peu d’années, meurent dans une proportion effrayante, ou deviennent, bien avant l’âge voulu, des invalides incapables de gagner leur vie par le travail ; qu’enfin, dans les industries les mieux rétribuées, les crises commerciales, devenant de plus en plus fréquentes, et se manifestant aujourd’hui non plus comme des catastrophes imprévues, causées par quelque événement extérieur, mais comme un mal chronique, inhérent au système économique qui règne dans la production actuelle, condamnent souvent des dizaines, que dis-je, des centaines de milliers de travailleurs à la plus terrible des morts, la mort par la faim. En France, en Belgique, en Allemagne, dans les États-Unis d’Amérique même, ce pays idéal et classique de la liberté politique, partout où il y a développement plus rapide de l’industrie et du commerce, les mêmes faits se reproduisent avec une persistance et une régularité désolantes. De sorte qu’il faut avoir toute la mauvaise foi des économistes de la bourgeoisie, ou bien l’ignorance ordinaire des avocats dans tout ce qui a rapport à l’économie sociale, |90 pour oser dire que la prospérité bourgeoise doit avoir pour conséquence nécessaire le bien-être du prolétariat.

Au contraire, tous les faits modernes prouvent que l’une exclut absolument l’autre, parce que toute cette grande prospérité de la classe bourgeoise n’est fondée que sur l’exploitation impitoyable, inique, de la misère du prolétariat. Il n’est point du tout difficile de le prouver. La concurrence force les capitalistes producteurs, ou plutôt les capitalistes exploiteurs du travail productif de la masse ouvrière, à vendre les produits de ce travail au plus bas prix possible. Ils se rattrapent, il est vrai, sur la quantité des produits, ce qui les force de produire toujours et beaucoup, alors même qu’ils ne sont plus certains de trouver un marché pour leur marchandise, ce qui amène nécessairement deux conséquences fatales : d’abord, ces crises commerciales, effets naturels de la surproduction et qui laissent sans travail et sans pain des dizaines de milliers de travailleurs ; et ensuite, l’écrasement systématique et croissant de la petite industrie et du petit commerce par les grandes entreprises industrielles, commerciales et financières.

Pour vendre leur marchandise au plus bas prix possible, les capitalistes exploiteurs sont forcés de diminuer les frais de production. Le salaire que reçoivent les ouvriers constitue la partie la plus importante, en général, de ces frais ; de là cette tendance obstinée de tous les fabricants et patrons du monde à diminuer le taux des salaires, et malheureusement trop souvent l’ouvrier se voit forcé d’accepter cette diminution, sous peine de se voir condamner à la faim avec toute sa famille, alors même que son salaire primitif était à peine suffisant pour les habiller et nourrir.

|91 Dans l’organisation économique de la société actuelle, le travail humain est considéré comme une marchandise dont la valeur est subordonnée à la loi générale de l’offre et de la demande. Et, dans la plupart des cas, la population croissant toujours et avec elle la misère, l’offre de cette marchandise surpasse la demande. Pressés par la faim, les malheureux ouvriers sont forcés de se faire concurrence l’un à l’autre, diminuant quelquefois jusqu’aux limites de l’impossible le prix de leur travail épuisant, assommant.

Par moments il arrive qu’une industrie est prospère. Ses produits sont très demandés. Alors elle augmente sa production et réclame un plus grand nombre d’ouvriers, qu’elle attire par l’augmentation du salaire. C’est un moment de prospérité relative pour les pauvres ouvriers. Mais, hélas ! un moment bien court, car, la hausse du salaire attirant toujours de nouveaux ouvriers, arrive bien vite l’heure fatale où l’offre du travail en dépasse la demande, et alors, le taux du salaire commençant à baisser, il finit par retomber quelquefois même au-dessous de son niveau précédent.

C’est enfin une loi économique parfaitement démontrée et acceptée comme certaine par tous les économistes consciencieux, que jamais le taux du salaire de l’ouvrier ne s’élève beaucoup au-dessus, ni ne s’abaisse beaucoup au-dessous de ce que l’ouvrier doit journellement dépenser pour ne point mourir de faim ; car s’il s’élève au-dessus, l’affluence des travailleurs offrant leur travail le fait tomber bientôt ; et, par contre, lorsque le salaire est insuffisant pour permettre à l’ouvrier de se procurer tous les objets indispensables à l’existence d’un homme civilisé, les travailleurs se voient frappés de souffrances, d’inanition, de maladie et de mort, ce qui, en diminuant leur nombre, fait nécessairement hausser le taux du salaire.

|92 Telles sont les lois économiques qui déterminent la situation des travailleurs dans les pays les plus civilisés et les plus prospères de l’Europe et du monde. Il en résulte évidemment ceci, que les progrès de la civilisation bourgeoise et le développement progressif de l’industrie et du commerce n’impliquent nullement l’amélioration de la situation matérielle et morale des masses ouvrières ; mais qu’au contraire ils ouvrent entre le monde bourgeois et le monde ouvrier un abîme qui devient chaque jour plus profond et plus large, la prospérité croissante du premier étant fondée sur la misère proportionnellement croissante du dernier.

Il en résulte encore ceci que, dans les pays politiquement les plus démocratiques, les plus libres, tels que l’Angleterre, la Belgique, la Suisse et les États-Unis d’Amérique, la liberté et les droits politiques dont les ouvriers sont censés jouir ne sont rien qu’une fiction. Esclaves de leurs patrons au point de vue économique, ils sont, au point de vue politique, également des esclaves. Ils n’ont ni l’instruction, ni le loisir, ni l’indépendance nécessaires pour exercer librement, et avec pleine connaissance de cause, leurs droits de citoyens. Ils ont, dans les pays les plus démocratiques et qui sont gouvernés par les élus du suffrage universel, un jour de règne ou plutôt un jour de saturnales : c’est celui des élections. Alors les bourgeois, leurs oppresseurs, leurs exploiteurs de chaque jour et leurs maîtres, viennent à eux chapeau bas, leur parlant d’égalité, de fraternité, et les appelant le |93 peuple souverain, dont ils ne sont, eux les bourgeois, rien que les serviteurs très humbles, les représentants de sa volonté. Ce jour passé, la fraternité et l’égalité s’en vont en fumée, les bourgeois redeviennent des bourgeois, et le prolétariat, le peuple souverain, reste esclave.

Telle est la pure vérité sur le système de la démocratie représentative tant vantée par les bourgeois radicaux, alors même qu’il est corrigé, complété, développé, avec une intention populaire, par le referendum ou par cette « législation directe du peuple » tant prônée par une école allemande, qui à tort s’appelle socialiste[15]. Depuis deux ans à peu près, le referendum a été introduit dans la constitution du canton de Zürich, et il a donné jusqu’ici des résultats complètement nuls. Le peuple y est appelé à voter par oui ou par non sur toutes les lois importantes qui lui sont présentées par les corps représentatifs. On pourrait même lui accorder l’initiative des propositions sans que la liberté réelle y gagnât la moindre des choses[16], car tant que le peuple restera économiquement un esclave, manquant d’indépendance, d’instruction, de loisir, et même d’intérêt pour les questions qu’on propose à ses délibérations, il restera en politique un esclave, continuant de se conformer aux obsessions bourgeoises qui pèseront sur son vote.

Telle est la pure vérité sur ce suffrage universel dont M. Gambetta ne peut parler sans se laisser emporter par une exaltation tout à fait juvénile : « Le suffrage universel, — s’est-il écrié au milieu de son discours de Marseille, — c’est l’instrument de précision de la souveraineté du peuple, son mode d’action, son levier, son épée, son bouclier, car on ne saurait trop accumuler sur le suffrage universel les épithètes bienfaisantes, on ne saurait dire jusqu’à quel point ce suffrage, qui, dans un moment de défaillance, et de terreur peut-être, n’a fait qu’un service passager, mais qui porte dans ses flancs les destinées de la patrie[17] ; c’est par le suffrage que nous serons une démocratie plébéienne, complète, » — (c’est-à-dire bourgeoise, exploitrice du travail du prolétariat comme en Suisse et aux États-Unis d’Amérique), — |94 « avec de larges rangs, qui ne s’arrêtera nulle part, » — (pardon, Monsieur, tant que la société sera économiquement organisée comme elle l’est aujourd’hui, votre démocratie, comme dans les deux pays que je viens de citer, s’arrêtera là où finissent les exploiteurs et où commencent les exploités du travail national), — « et non pas avec cette sorte de sophistication, de mystification qui consiste à dire, pendant tout le terme que durent les explications gouvernementales, que l’on peut bien s’assembler dans un salon, mais non dans une grange. Ce mot est un mot profond. Ils veulent bien de la démocratie pour s’asseoir, mais non pour travailler ! De la démocratie pour l’exploiter, mais non pour lui obéir. Eh bien, les démocraties sont faites pour commander, parce qu’elles sont à la fois le nombre et le droit ! »

Voici enfin une bonne parole, Monsieur l’avocat ; mais, pour que cette parole soit sincère, il faut que votre démocratie soit une démocratie socialiste, et vous ne vous en souciez nullement, n’est-ce pas, Monsieur l’avocat ? Car si vous en vouliez, vous n’auriez pas promis aux bourgeois, au nom de votre gouvernement libre, la continuation de leurs « bonnes affaires », c’est-à-dire de la faculté d’empocher tout le produit du travail populaire, moins la minime partie qu’ils sont bien forcés d’abandonner à la subsistance misérable du peuple. Puisque vous ne voulez, vous, que la démocratie politique, la démocratie exclusivement bourgeoise, permettez-moi de vous dire que le mot du gouvernement de l’empire qui vous paraît si profond, est certainement beaucoup plus sincère que le vôtre. Car enfin qu’a-t-il dit, avec une franchise cynique ? « Nous voulons exploiter la démocratie au profit de la dynastie. » Tandis que vous, Messieurs, vous voulez exploiter la démocratie au profit de la bourgeoisie, au détriment du peuple, et vous voulez en même temps qu’on vous tienne pour des représentants sérieux des intérêts du peuple.

Vous êtes aujourd’hui, comme toujours, les avocats des intérêts exclusivement bourgeois, et, à ce point de vue, vous avez mille fois raison, Messieurs, de vous extasier devant le suffrage universel, qui, tant que la révolution sociale n’aura point établi les bases d’une égalité et d’une liberté réelles pour tous, sera certainement l’instrument le plus efficace de la démocratie bourgeoise, le meilleur moyen de tromper le peuple, de l’endormir et de le dominer tout en se donnant l’air de ne vouloir |95 qu’une seule chose : le servir ; le meilleur moyen pour assurer, au nom même de la liberté, cette prospérité des bourgeois, qui se fonde sur l’esclavage économique et social des masses populaires.

Est-ce à dire que nous, socialistes révolutionnaires, nous ne voulions pas du suffrage universel, et que nous lui préférions soit le suffrage restreint, soit le despotisme d’un seul ? Point du tout. Ce que nous affirmons, c’est que le suffrage universel, considéré à lui seul et agissant dans une société fondée sur l’inégalité économique et sociale, ne sera jamais pour le peuple qu’un leurre ; que, de la part des démocrates bourgeois, il ne sera jamais rien qu’un odieux mensonge, l’instrument le plus sûr pour consolider, avec une apparence de libéralisme et de justice, au détriment des intérêts et de la liberté populaires, l’éternelle domination des classes exploitantes et possédantes.

Nous nions par conséquent que le suffrage universel soit même un instrument dont le peuple puisse se servir pour conquérir la justice ou l’égalité économique et sociale ; puisque, comme je viens de le démontrer, le suffrage universel exercé par le peuple, en dehors des conditions de cette égalité et de cette justice, au milieu de l’inégalité et de l’injustice qui règnent dans la société actuelle, au milieu de la dépendance et de l’ignorance populaires qui en sont les résultats naturels et fatals, produira nécessairement et toujours un vote contraire aux intérêts du peuple et favorable seulement aux intérêts et à la domination des bourgeois.

Partant de là, nous affirmons que les soi-disant |96 démocrates socialistes qui, dans les pays où le suffrage universel n’existe pas encore, s’efforcent de persuader le peuple qu’il doit le conquérir avant tout, ainsi que le font aujourd’hui les chefs du parti de la démocratie socialiste en Allemagne[18] en lui disant que la liberté politique est la condition préalable de son émancipation économique, sont ou bien eux-mêmes les victimes d’une erreur funeste, ou bien des trompeurs du peuple. Ignorent-ils réellement, ou font-ils semblant d’ignorer, que cette liberté politique préalable, — c’est-à-dire existant nécessairement en dehors de l’égalité économique et sociale, puisqu’elle devra précéder cette dernière, — sera essentiellement une liberté bourgeoise, c’est-à-dire fondée sur l’esclavage économique du peuple, et par conséquent incapable de produire son contraire et de créer cette égalité économique et sociale qui implique la destruction de la liberté exclusive des bourgeois ?

Ces étranges démocrates socialistes sont-ils les victimes d’une erreur, ou des trompeurs ? Voilà une question très délicate, et que j’aime mieux ne point approfondir. Ce qui est certain pour moi, c’est qu’il n’y a point aujourd’hui de pires ennemis du |97 peuple que ceux qui cherchent à le détourner de la révolution sociale, la seule qui puisse lui donner et la liberté réelle, et la justice et le bien-être, pour l’entraîner de nouveau dans les expériences décevantes de ces réformes ou de ces révolutions exclusivement politiques, dont il a toujours été l’instrument, la victime et la dupe.

La révolution sociale n’exclut nullement la révolution politique. Au contraire, elle l’implique nécessairement, mais en lui imprimant un caractère tout nouveau, celui de l’émancipation réelle du peuple du joug de l’État. Puisque toutes les institutions et toutes les autorités politiques n’ont été créées, en définitive, qu’en vue de protéger et de garantir les privilèges économiques des classes possédantes et exploitantes contre les révoltes du prolétariat, il est clair que la révolution sociale devra détruire ces institutions et ces autorités, non avant, ni après, mais en même temps qu’elle portera sa main audacieuse sur les fondements économiques de la servitude du peuple. La révolution sociale et la révolution politique seront donc réellement inséparables, comme elles doivent l’être en effet, puisque la première sans la seconde serait une impossibilité, un non-sens ; et la seconde sans la première, une fourberie.

La révolution politique, contemporaine et réellement inséparable de la révolution sociale, dont elle sera pour ainsi dire l’expression ou la manifestation négative, ne sera plus une transformation, mais une liquidation grandiose de l’État, et l’abolition radicale de toutes ces institutions politiques et juridiques, qui ont pour objet l’asservissement du travail populaire à l’exploitation des classes privilégiées. En même temps qu’elle renversera la puissance économique des propriétaires, des capitalistes, des patrons, elle détruira la domination politique |98 de tous les soi-disant représentants couronnés ou non couronnés de l’État, depuis les empereurs et les rois jusqu’au dernier gendarme ou garde champêtre, de tous les grands et les petits corps de l’État, de toutes les classes et de tous les individus qui — au nom d’un pouvoir fondé, pour les uns sur le droit divin, et pour les autres sur l’élection populaire et sur le suffrage universel, aveuglément ou servilement pratiqué par les masses, méchamment exploité et détourné de son but par les exploiteurs de ces masses — se posent vis-à-vis d’elles en seigneurs et maîtres. La révolution sociale balaiera toutes ces institutions et tous ces représentants de l’éternelle tyrannie, ouverte ou masquée, non pour les remplacer par d’autres, mais pour détruire une fois pour toutes le principe même de la souveraineté, de la domination et de l’autorité ; et le suffrage universel, agissant au milieu de cette révolution, ayant pour point de départ l’égalité économique et sociale conquise par elle, n’aura point pour objet, comme beaucoup de soi-disant socialistes l’imaginent et l’espèrent, la création d’un nouvel État et d’un nouveau gouvernement politique, qui donneraient à cette « vile multitude » des maîtres nouveaux ; mais d’organiser largement, en procédant de bas en haut, par la voie d’une fédération libre, la liberté et le travail de tous, peuples, provinces, communes, associations et individus, sur l’unique base de l’égalité et de la fraternité humaines.

Tel est le vrai programme du socialisme révolutionnaire. Ce programme n’est point le produit d’une imagination ou d’une pensée isolée. Il est posé fatalement par la logique des faits |99 modernes et par la force même des choses. Il ressort de la situation actuelle et des dispositions, des instincts et de toutes les aspirations des masses ouvrières. Elles ne veulent plus de gouvernement, elles n’ont plus de foi dans aucune direction politique. Elles s’y subordonnent encore tant bien que mal, par mauvaise habitude, et parce qu’elles n’ont pas encore acquis assez de confiance en elles-mêmes pour prendre leurs propres affaires en leurs mains. Mais, tout en continuant d’obéir, elles détestent aujourd’hui tout pouvoir, sachant fort bien, et par expérience et d’instinct, que tout pouvoir, — quelle que soit la forme qu’il se donne, et alors même qu’il procéderait de cette cérémonie illusoirement populaire qu’on appelle le suffrage universel, — par la nature même de sa position dominante vis-à-vis des masses populaires, ne pourra avoir d’autre volonté, d’autre but que de les exploiter.

C’est pour cela qu’on entend souvent le peuple exprimer une profonde défiance par rapport aux défenseurs les plus zélés de ses droits. « Ils parlent ainsi — dit-il — parce qu’ils ne sont pas encore au pouvoir. Mais qu’ils y entrent, et ils parleront autrement. » Le peuple a raison, c’est l’histoire éternelle de tous les convoiteurs du pouvoir, et cette histoire se répète chaque jour, avec une monotonie singulière. N’avons-nous pas vu M. John Bright, le célèbre agitateur du peuple anglais, déclarer, dans une lettre adressée à un de ses électeurs, bientôt après son entrée dans le ministère Gladstone, « que ses électeurs ne devaient aucunement s’étonner de son changement d’opinion et de langage. Qu’autre chose était de penser, de sentir, de vouloir et de parler comme membre de l’opposition, et autre chose de penser, de parler et d’agir comme ministre. » Le même aveu naïf vient d’être fait, il n’y a pas bien longtemps, par un démocrate socialiste très sincère, voire même |100 un membre de l’Association internationale des travailleurs, devenu, par la grâce de la République, préfet dans un des départements les plus importants et les plus républicains de la France. À un ancien camarade et ami, resté en dehors de toute officialité, et qui lui exprimait son étonnement de le voir si vite changer d’opinion, il a répondu : « Si tu étais à ma place, mon ami, tu ferais de même. Je n’ai point changé d’opinion, je veux toujours la même chose, mais, quand on est placé dans une position officielle, on est bien forcé d’agir autrement. »

M. John Bright et ce nouveau préfet de la République ont tous deux mille fois raison. La position de tout pouvoir politique est telle, qu’il ne peut faire autre chose que commander, limiter, amoindrir, et à la fin annuler la liberté populaire, sous peine de se suicider. Et c’est parce que nous reconnaissons cette profonde vérité, confirmée par la théorie aussi bien que prouvée par l’expérience de tous les temps et de tous les pays, que nous, socialistes révolutionnaires, nous ne croyons pas qu’il suffise de mettre au pouvoir des hommes nouveaux, ces hommes fussent-ils les plus sincères démocrates, ou même des ouvriers. Nous demandons l’abolition même du pouvoir.

Il ne se passera pas beaucoup de temps, et le peuple la demandera plus énergiquement, et nécessairement avec plus de puissance, que nous. Maintenant il hésite encore. Il se défie profondément de tout ce qui représente le pouvoir, mais il est tellement habitué à se laisser commander, et si peu habitué à organiser lui-même ses propres affaires, que, le |101 considérant comme un mal inévitable, fatal, il continue de le suivre encore, tout en le maudissant du fond de son cœur.

Cette hostilité sourde et sournoise des masses contre le pouvoir se manifeste aujourd’hui par leur indifférence invincible pour toutes les formes du pouvoir. « Empire, royauté constitutionnelle, ou république, qu’est-ce que cela nous fait ? Pour nous, ce sera toujours la même chose : le même poids à porter, les mêmes impôts à payer », — c’est ainsi que raisonnent les paysans. Les ouvriers des villes ne raisonnent pas tout à fait de la même manière : ils ont salué avec bonheur l’avènement de la République ; ou plutôt, ce sont eux-mêmes qui l’ont proclamée, à Lyon, à Paris, à Marseille, et dans toutes les autres cités de France. Les ouvriers de Paris l’ont même proclamée malgré M. Gambetta et tous les autres républicains du Corps législatif. Ils la leur ont imposée.

Faut-il en conclure que les ouvriers de France ne soient rien que des républicains, et que pour eux la république soit le dernier mot de tout progrès politique et social ? Ce serait tomber dans une étrange erreur. Qui ne sait que ce sont les ouvriers de Belleville, les électeurs de M. Rochefort, qui ont principalement pris l’initiative de la proclamation de la République à Paris, et qui ne sait que les ouvriers de Belleville en particulier, et en général tous les ouvriers de Paris, sont profondément et passionnément socialistes ? Pour eux, la République commence là où elle a été violemment interrompue en Juin 1848. La République, pour eux, c’est la Révolution universelle, politique, sans doute, mais en même temps |102 aussi, et bien plus qu’une simple révolution politique, c’est la Révolution économique et sociale.

Oui, Monsieur Gambetta, sachez-le bien, ce n’est pas votre « démocratie sage, rationnelle et positiviste », laquelle, selon vous, « peut tout concilier, tout harmoniser et tout féconder », c’est la révolution économique et sociale qui vit dans les aspirations et dans les attentes du prolétariat de la France, aussi bien que du prolétariat de l’Europe et de tout le monde plus ou moins civilisé. Le peuple n’en comprend plus et ne peut plus en vouloir d’autre, depuis que les journées de Juin lui ont démontré qu’entre le bien-être et la liberté populaires, d’un côté, et la prospérité et la liberté bourgeoises de l’autre, il y a inconciliabilité absolue, un abîme. Cet abîme s’est élargi, depuis, chaque jour davantage dans la conscience du prolétariat, et il est devenu si large et si profond aujourd’hui que toutes les fleurs de votre rhétorique ne parviendront pas à le masquer. Le peuple sait qu’avant qu’il n’y ait une bonne révolution économique et sociale, qu’avant qu’il ne se soit rendu propriétaire collectif du capital et de tous les instruments de travail, il n’y aura pour lui ni liberté, ni bien-être.

Considérez, je vous prie, les deux républiques de la Suisse et des États-Unis d’Amérique. Voilà deux démocraties selon votre cœur, n’est-ce pas ? Le peuple y possède déjà tous les biens que dans votre mansuétude vous voulez bien promettre au peuple français. Toutes les deux jouissent de la représentation démocratique la plus large, la plus pure. Direz-vous que le peuple y soit réellement souverain ? Oui, mais à une seule condition, c’est qu’il se laisse dominer, gouverner et exploiter par |103 les bourgeois. Allez à Bâle, à Zurich, à Genève, dans les montagnes du Jura. Qu’y trouverez-vous ? Les mêmes rapports de dépendance des travailleurs à l’égard de leurs maîtres, et la même oppression insolente de la part de ces maîtres. De la part des capitalistes, des fabricants, des patrons, des bourgeois, ce sont absolument les mêmes menaces et la même tendance à faire intervenir la police, qui naturellement est tout entière à leur dévotion, et même la force militaire, contre les ouvriers, dans les grèves, comme nous l’avons vu l’an passé à Lausanne.

Vous voyez bien que la liberté politique la plus large, quand elle n’est pas basée sur l’égalité économique, ne résout pas la question sociale. L’ouvrier, enchaîné par sa misère et par son ignorance relative, qui est la conséquence de cette misère, reste esclave de fait ; et malheureusement le fait est toujours plus puissant que le droit. Demandez aux ouvriers de Bâle, par exemple, s’ils sont en effet des citoyens bien prospères et bien libres ?

Demandez aux ouvriers de l’Amérique du Nord s’ils le sont ? Huit cent mille[19] ouvriers fédérés en une association puissante, et qui fait partie de la grande Association internationale des travailleurs depuis plus d’un an, vous diront que cette liberté et tous les droits politiques ne sont réels que pour les riches, mais que les travailleurs, vivant de leur salaire, sont aussi bien esclaves en Amérique qu’en Europe.

Vous voyez bien que l’abîme qui sépare les travailleurs de la bourgeoisie reste béant partout, et c’est en vain, je vous le répète encore, Monsieur Gambetta, que vous, l’avocat de la bourgeoisie, et tous vos amis démocrates et socialistes bourgeois, grands partisans de cette Ligue bourgeoise de la Paix et de la Liberté, dont l’impuissance et la fastidieuse rhétorique règnent aujourd’hui sans partage et dans le gouvernement de la Défense nationale, et dans tout ce monde officiel que vous venez de créer pour diriger les destinées de la France, et — vous dirai-je le mot ? — pour la perdre et pour la livrer, sans doute bien malgré vous, aux Prussiens ; c’est en vain que vous vous êtes efforcés tous de prêcher aux travailleurs et aux bourgeois une conciliation impossible. Les ouvriers et les bourgeois n’y croient pas et n’en veulent pas.

|104 Chacun de ces deux mondes opposés représente des intérêts réels et sérieux, trop sérieux pour se laisser entraîner, amuser ou endormir par des paroles. L’intérêt de la bourgeoisie, c’est celui de l’exploitation de plus en plus envahissante, de plus en plus dominante, du travail du prolétariat. Elle n’y renoncera jamais de bon gré, parce qu’y renoncer équivaut pour elle à détruire de ses propres mains les bases mêmes de sa fortune et de son existence. Et ne connaît-on pas assez la nature des bourgeois ? ils sacrifieront plutôt leur vie que leur bourse.

L’intérêt des ouvriers est également très sérieux. Il s’agit pour eux de leur émancipation réelle. Ils sont fatigués de travailler pour autrui et de rester misérables en présence et en raison même de toutes ces richesses immenses qu’ils créent, et ils savent qu’ils ne pourront s’émanciper et conquérir les conditions d’une existence humaine qu’en détruisant complètement la domination économique et cette exploitation du capital, qui forment l’unique source de la prospérité des bourgeois. Fatigués d’être enclume toujours, ils veulent détruire le marteau. Il faut être très roué ou bien naïf, vraiment, pour oser dire qu’entre deux intérêts si sérieux et si complètement opposés une conciliation quelconque est possible.

Entre ces deux intérêts inconciliables, quel rôle jouent les républicains bourgeois ? Il n’y en a réellement que deux de possibles : ou bien celui de trompeurs du prolétariat, ou bien celui de gens naïfs à l’excès. Laissons de côté les trompeurs, et parlons des républicains de bonne foi. Je veux bien croire que M. Gambetta et la plupart de ses collègues du gouvernement de la Défense nationale sont de ce nombre. S’ils sont réellement de bonne foi, ils ne peuvent représenter aucuns intérêts ; car s’ils représentent ceux |105 de la bourgeoisie, ils seraient des trompeurs, des ennemis du peuple ; s’ils représentent au contraire les intérêts du prolétariat, ils seraient des révolutionnaires socialistes, et comme tels, nécessairement, des ennemis de la bourgeoisie. Ne représentant ni les uns ni les autres, ils ne représentent rien du tout, ou, si l’on veut, ils représentent une idée vague, incolore, comme le sont d’ailleurs toutes les inspirations actuelles de l’idéalisme bourgeois ; une idée qui, n’ayant aucune racine dans la vie, ne peut ni se réaliser, ni exercer la moindre puissance. Cette idée, c’est la conciliation impossible d’intérêts qui sont inconciliables.

Telle est la base qu’ils veulent donner à leur république. Comme Don Quichotte pour sa Dulcinée, ils se sont épris, eux aussi, d’une passion toute platonique pour l’idéal républicain qui leur a été transmis par leurs pères, et qu’ils ont bien amoindri, hélas ! ces pâles héritiers de Danton, pour le mettre au niveau de leur intelligence et de leurs caractères, qui ne sont pas de force à porter la réalité puissante de 1793.

La république qu’ils prêchent, c’est la réalisation complète du règne bourgeois, moins l’héroïsme des siècles passés, et c’est pour cela sans doute que M. Gambetta la définit par ces mots : Une démocratie rationnelle et positiviste. Pour l’atteindre, dit- il, « il faut deux choses : supprimer la peur des uns et calmer la défiance des autres ; amener la bourgeoisie à l’amour de la démocratie, et le peuple à la confiance dans ses frères aînés » (les boutiquiers !). C’est-à-dire que, pour l’établissement de la république de MM. Gambetta et compagnie, il est nécessaire que deux intérêts qui s’excluent, deux mondes irréconciliables, se donnent un nouveau baiser Lamourette.

|106 À cette proposition chaleureuse de l’illustre et aujourd’hui tout-puissant avocat, les bourgeois, qui se sentent capables de tous les sacrifices, moins celui de leurs sous, ce qu’ils prouvent triomphalement aujourd’hui, puisqu’ils ne veulent pas en donner même pour le salut de la France, — les bourgeois répondent : « Nous ne demandons pas mieux que de nous rassurer et d’adorer votre démocratie, pourvu que vous nous garantissiez qu’elle ne touchera jamais à l’arche sainte de nos institutions économiques et juridiques, qui, vous devez bien le savoir, constituent la base même de notre existence, de notre prospérité et de notre pouvoir. Faites que les ouvriers, devenus des citoyens et nos frères, continuent de nous obéir ; qu’ils se laissent exploiter par nous, comme il convient à des frères cadets, et nous serons, républicains de tout cœur et plus que vous-même. Sinon, non. Nous préférons Henry V, les Orléans, et même l’infâme Bonaparte, à votre république qui nous ramènerait le spectre rouge. »

Les ouvriers répondent, d’un autre côté : « Nous ne connaissons pas la haine, mais nous avons l’amour de la justice et de l’égalité. Notre défiance n’est que trop légitime. N’avons-nous pas été les victimes et les dupes éternelles de toutes les ambitions et de toutes les convoitises bourgeoises, qui, après avoir conquis le pouvoir par la puissance de nos bras, ne s’en sont servis que pour nous mieux exploiter. De cette exploitation, nous en avons assez. Nous ne voulons plus être ni victimes, ni dupes. Vous nous demandez de la confiance pour nos frères aînés. Fort bien, nous la leur donnerons, mais à deux conditions. D’abord, qu’ils cessent de se poser en aînés, et de nous traiter comme on traite les cadets. Sous le régime de |107 l’égalité, ces différences sont absurdes. Et ensuite, pour mériter cette confiance, qu’ils cessent de nous dominer et de nous opprimer par leurs capitaux et de nous dérober le produit de notre travail ; qu’ils mettent leur position économique et sociale au niveau de la nôtre, et qu’ils deviennent des travailleurs comme nous-mêmes. Alors nous les embrasserons comme des frères, et nous crierons avec eux : Vive la République démocratique et sociale ! Sinon, non. Nous ne voulons ni de l’infâme Bonaparte, ni de Henry V, ni des princes d’Orléans, ni d’aucun autre roi, mais nous ne voulons pas non plus de la république bourgeoise, et nous ne déposerons nos armes que lorsque nous aurons conquis pour tous l’égalité et la liberté. »

Entre ces deux négations, l’une aussi énergique que l’autre, que restait-il à faire à l’honorable député de Marseille ? Des phrases, rien que des phrases. L’infortuné ! Il a voulu asseoir sa nouvelle république sur un nouveau baiser Lamourette, plus impossible encore que le premier ! Il a cru qu’il parviendrait à combler par ses paroles éloquentes un abîme ! Il a espéré qu’il lui suffirait de présenter aux deux parties, si profondément séparées par l’opposition absolue de leurs intérêts, son idéal politique, pris en dehors de la réalité vivante de nos jours, pour que, les uns oubliant leur richesse et leur insolence, les autres leur misère et leur esclavage, ils restent confondus dans une étreinte fraternelle, sous la baguette magique du jeune républicain, qui « commanderait fraternellement » aux uns et aux autres.

M. Gambetta est pourtant un homme d’esprit. Est-il possible qu’il ait poussé la naïveté |108 jusqu’à se laisser entraîner par une pareille illusion, par un rêve que de nos jours on pardonnerait à peine à un collégien ?

Comment ne s’est-il pas dit, lui, l’homme sérieux et positif, que les plus belles et les plus grandes idées, que même les idées religieuses, celles qui par leur nature semblent le plus éloignées des préoccupations de ce monde, n’ont été puissantes, dans le passé, qu’autant qu’elles ont représenté de grands intérêts matériels ? Toute l’histoire le prouve, et la révolution de 1789 à 1794, cette révolution si grandiosement idéale, n’a-t-elle pas roulé tout entière sur deux intérêts très réels : le premier, celui de l’émancipation de l’industrie et du commerce bourgeois des entraves que leur opposait l’organisation du monde féodal ; et le second, celui de l’appropriation de la terre par les paysans de France ?

M. Gambetta s’imagine-t-il qu’il en sera autrement aujourd’hui ? Croit-il que sa république puisse s’établir et se maintenir, si elle ne représente aucun intérêt ? Je ne pense pas qu’il soit assez innocent pour l’espérer, ni même assez détaché des biens de ce monde pour le désirer. Mais alors quels sont les intérêts qu’il accepte comme base de sa république ? Il existe aujourd’hui, je le répète encore, deux catégories, deux mondes d’intérêts absolument opposés : les intérêts bourgeois, qui se fondent essentiellement sur la misère et sur l’esclavage du prolétariat ; et les intérêts du prolétariat, les intérêts matériels de tout le monde, qui exigent, comme première condition, la ruine des intérêts exclusifs de la bourgeoisie, et même l’abolition de cette dernière comme classe économiquement séparée, l’égalisation de la situation économique de tout le monde.

Il est clair que la conciliation entre ces deux tendances diamétralement opposées est impossible. Il faut donc, sous peine de se condamner à un idéalisme éternellement impuissant, et aussi ridicule qu’impuissant, se décider à prendre l’un de ces deux partis : ou bien embrasser franchement les intérêts de la |109 bourgeoisie, et alors on devient nécessairement l’ennemi du peuple, ou bien se déclarer pour les intérêts du prolétariat, et devenir par là même un socialiste révolutionnaire. Quel est le parti auquel M. Gambetta a cru devoir se décider ? Ce n’est certainement pas le dernier. Donc c’est le premier. M. Gambetta et tous ses amis, républicains et démocrates comme lui, sont incontestablement les avocats de la bourgeoisie contre le peuple.

En prenant ce parti par tempérament et par goût aussi bien que par une nécessité inhérente à leurs positions personnelles, ont-ils au moins évité la chose que tous les hommes politiques ont si profondément en horreur, et qui, plus que toute autre chose, leur fait honte, l’impuissance ? Pas du tout. Ils se trouvent dans une situation excessivement singulière, et mélancolique aussi. Ils ne peuvent pas s’appuyer sur le peuple, puisqu’ils sont contraires à ses intérêts, et ils le sentent bien. Ils savent que si, profitant d’un concours de circonstances extraordinaires, ils parviennent même quelquefois à entraîner, en les trompant, les sympathies populaires, jamais ils ne pourront les fixer. On peut bien tromper et endormir le peuple, mais pas longtemps ; car le peuple est pressé par des besoins trop réels, trop puissants, pour pouvoir se nourrir longtemps d’illusions. Il finit toujours par se réveiller, et ses réveils sont terribles.

Donc ils doivent s’appuyer principalement, et je dirai exclusivement, sur la classe bourgeoise. Mais la bourgeoisie, elle aussi, n’en veut pas. Pourquoi s’appellent-ils des républicains ? Elle n’a pas foi dans leur république, et elle n’est point du tout disposée à sacrifier ses intérêts les plus chers, sa bourse, ses écus, à leur idéal politique. Ils ont beau lui promettre la tranquillité et l’ordre public, les « bonnes affaires » : elle n’en croit rien. Elle sait que leur action sur le peuple est nulle, elle sait qu’ils n’ont d’autre puissance que celle qu’elle voudra bien leur donner ; et elle pense, non sans raison, que Henry V, les Orléans, même l’infâme Bonaparte, même ces maudits Prussiens, les garantiront mieux que ces démocrates ne pourraient le faire contre les révoltes du prolétariat. D’où il résulte que la bourgeoisie n’est |110 nullement disposée à se laisser entraîner par eux dans de nouvelles expériences politiques, et qu’elle ne veut leur prêter ni sa puissance, ni son appui.

Mais alors sur quoi s’appuient-ils ? Sur rien. Ils sont pris entre deux mondes qui se disputent la puissance et la vie. L’un, représentant l’exploitation inique du travail populaire au profit, d’une minorité privilégiée, est puissant par sa richesse, par son instruction supérieure, aussi bien que par l’organisation formidable des États qui ne sont constitués que pour le protéger ; mais, vieux, décrépit, profondément corrompu, privé d’âme, il n’existe plus que par cette organisation mécanique de ses ressources matérielles, et par là même est condamné à périr. L’autre, représentant l’émancipation du travail du joug du capital bourgeois, et l’émancipation de l’homme du joug des États, est assez faible encore, il est vrai, au point de vue de son organisation, mais puissant par le nombre, plus puissant encore par la justice de sa cause ; véritable représentant de l’humanité, il aspire et parviendra à renverser l’autre, se sentant la mission d’établir sur ses ruines un ordre nouveau, sans autre principe que celui de la liberté la plus absolue, sans autre base que celle de la plus complète égalité. Entre ces deux mondes réels et puissants, dont l’un se prépare, sans doute bien malgré lui, à mourir, dont l’autre s’apprête à tout conquérir, les républicains radicaux de l’école de M. Gambetta, idéalistes et doctrinaires impuissants, enfants abâtardis de la révolution bourgeoise du siècle passé, errent comme des fantômes dépaysés et inquiets, incapables de prendre une « résolution virile[20] », et d’embrasser franchement l’un ou l’autre parti, de sorte que la réalité et la vie leur échappent. Jetant au vent leurs paroles éloquentes, mais stériles, ils prêchent dans le désert.

Cependant, grâce à un concours de circonstances très malheureuses pour la France, mais fort heureuses |111 pour eux, ils sont parvenus aujourd’hui à s’emparer du pouvoir. Ils ne le retiendront pas longtemps sans doute ; assez longtemps, néanmoins, pour pouvoir faire beaucoup de mal à la France.

Une dictature de fantômes ! Dans ce moment terrible, où il faudrait le soulèvement, l’organisation et la concentration de toutes les réalités et de toutes les forces vives de la France pour la sauver, sont-ils au moins unis entre eux ? Point du tout. Ils s’efforcent bien de le paraître. Mais entre des orléanistes comme le général Trochu et M. de Kératry, un réactionnaire de Juin comme M. Jules Favre, un élu du peuple comme M. Rochefort, et un républicain « rationnel et positiviste » comme M. Gambetta, l’union est-elle possible ? Chacun marchant de concession en concession pour produire cette union, ils s’annulent mutuellement, voilà tout. Leur union, c’est zéro, et, grâce à ce zéro, la réaction bonapartiste, jésuitique, légitimiste et orléaniste relève la tête, et, s’emparant de nouveau du gouvernement de la France, elle ouvre la porte aux Prussiens.

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Mais supposons une chose. Supposons que tous ces hommes, de tempéraments et de tendances si divers, soient réellement unis dans une seule pensée et dans une seule volonté, et que cette pensée et cette volonté aient l’énergie révolutionnaire de la pensée et de la volonté de Danton. Cette dictature révolutionnaire pourrait-elle sauver la France ?

À cette question, ainsi posée, je n’hésite pas à répondre que non. Et voici pourquoi.

Pour qu’une dictature, collective ou individuelle, si puissante de volonté qu’elle soit, dans un pays immense comme la France, et devant gouverner et diriger l’action de quarante millions d’habitants, pour que cette dictature puisse exercer son pouvoir, il lui faut tous les instruments et toutes les ressources matérielles qui |112 constituent la puissance des États, il lui faut un bras pour exécuter ses décrets. Mais les ressources organisées de la France sont annulées. Elle n’a ni matériel de guerre, ni budget ; et son bras, c’est-à-dire sa force armée et son organisation judiciaire et civile, toute son administration intérieure, sont tellement infectées de bonapartisme, qu’au lieu d’exécuter les décrets d’une dictature qui devrait être révolutionnaire et qui ne l’est pas, elles ne peuvent que continuer à servir Bonaparte, et paralyser les efforts désespérés de la France.

La dictature se donnera-t-elle un bras nouveau ? Je l’ai déjà dit : créer une administration nouvelle en peu de temps et dans la situation où se trouve le pays, est chose impossible. Il ne lui resterait donc qu’un seul moyen : ce serait d’envoyer dans les départements des commissaires extraordinaires, investis de pleins pouvoirs militaires et civils, c’est-à-dire de créer autant de dictateurs ou de proconsuls nouveaux qu’il reste de départements libres de l’occupation prussienne. Tel fut le grand moyen de la Convention nationale. Oui, mais c’est que la Convention nationale était un corps animé d’un esprit réellement révolutionnaire, et qu’elle a trouvé sous sa main une foule d’agents révolutionnaires. Mais le gouvernement actuel, qui n’est pas révolutionnaire lui-même, où prendra-t-il ces agents ? Qu’on me permette de répéter ici ce que j’ai dit dans une autre brochure[21] :

« Pour obvier à ce mal (l’absence de toute organisation), le gouvernement de la Défense nationale enverra sans doute dans les départements des proconsuls, des commissaires extraordinaires. Ce sera le comble de la désorganisation.

« En effet, il ne suffit pas d’être muni de pouvoirs extraordinaires, pour prendre des mesures extraordinaires de salut public, pour avoir la puissance de créer des forces nouvelles, pour pouvoir provoquer dans une administration corrompue, et dans des populations |113 systématiquement déshabituées de toute initiative, un élan, une énergie, une activité salutaires. Pour cela, il faut avoir encore ce que la bourgeoisie de 1792 et 1793 avait à un si haut degré, et ce qui manque absolument à la bourgeoisie actuelle, même aux républicains, — il faut avoir l’intelligence, la volonté, l’audace révolutionnaires. Et comment imaginer que les commissaires du gouvernement de la Défense nationale, les subordonnés de Gambetta et compagnie, posséderont ces qualités, lorsque leurs supérieurs, les membres de ce gouvernement, les coryphées du parti républicain, ne les ont pas trouvées en eux-mêmes ?

« En dehors de ces qualités personnelles qui imprimèrent aux hommes de 1793 un caractère vraiment héroïque, l’envoi des commissaires extraordinaires a si bien réussi à la Convention nationale parce qu’étant révolutionnaire, et s’appuyant elle-même à Paris sur les masses populaires, sur la vile multitude, elle avait ordonné à tous ses proconsuls de s’appuyer également, partout et toujours, sur cette même canaille populaire. Les commissaires envoyés par Ledru-Rollin en 1848, et ceux que pourra envoyer aujourd’hui Gambetta, ont fait et feront nécessairement un fiasco complet, par la raison inverse, et les seconds plus que les premiers, parce que cette raison inverse agira encore plus puissamment sur eux qu’elle ne l’a fait sur leurs devanciers de 1848. Cette raison, c’est que les uns ont été et que les autres seront, à un degré plus sensible encore, des bourgeois radicaux, délégués du radicalisme bourgeois et, comme tels, ennemis du socialisme et de la révolution franchement populaire.

« Cet antagonisme de la révolution bourgeoise et de la révolution populaire n’existait pas encore, en 1793, ni dans la conscience du peuple, ni même dans celle de la bourgeoisie. On n’avait pas encore démêlé de l’expérience historique cette vérité, que la liberté de toute classe privilégiée, et |114 par conséquent celle de la bourgeoisie aussi, était fondée essentiellement sur l’esclavage économique du prolétariat. Comme fait et comme conséquence réelle, cette vérité a toujours existé ; mais elle avait été tellement embrouillée avec d’autres faits et masquée par tant d’intérêts et de tendances historiques différentes, surtout religieuses et nationales, qu’elle ne s’était point encore dégagée dans sa grande simplicité actuelle, ni pour la bourgeoisie, commanditaire du travail, ni pour le prolétariat, salarié, c’est-à-dire exploité par elle. La bourgeoisie et le prolétariat étaient bien, même avant la révolution de 1789, des ennemis naturels, mais sans le savoir. Par suite de cette ignorance, ils attribuaient, l’une ses craintes, l’autre ses maux, à des raisons fictives, non à leur antagonisme réel, et, se croyant unis d’intérêts, ils marchèrent ensemble contre la monarchie, la noblesse et les prêtres.

« Voilà ce qui fit la grande force des bourgeois révolutionnaires de 1792 et 1793. Non seulement ils ne craignaient pas le déchaînement des passions populaires, mais ils le provoquèrent de toutes leurs forces, comme l’unique moyen de salut pour la patrie et pour eux-mêmes contre la réaction intérieure et extérieure. Lorsqu’un commissaire extraordinaire, délégué par la Convention, arrivait dans une province… »


(Le manuscrit s’interrompt ici.)

  1. Le début du manuscrit, comme il a été dit dans l’Avant-propos, est la reproduction d’une lettre réelle adressée à Palix et dont le texte a été donné ci-dessus, pages 76-80. Bakounine date par erreur cette lettre du 28 septembre, tandis qu’elle a été écrite le lendemain. — J. G.
  2. Ici se termine la partie du manuscrit empruntée, avec quelques modifications, à la lettre à Palix. — J. G.
  3. Cet alinéa, que je place entre crochets, a été biffé par Bakounine dans son manuscrit. L’auteur l’a reproduit à peu près textuellement dans L’Empire knouto-germanique : voir tome II, p. 386, ligne 17. — J. G.
  4. Le passage qui suit, entre crochets, a été biffé par Bakounine dans son manuscrit. C’est qu’il l’a replacé, avec quelques changements de rédaction, dans L’Empire knouto-germanique : voir tome II, de la p. 292, ligne 19, au bas de la p. 295. — J. G.
  5. Bakounine renvoie le lecteur à la « Lettre I » de la brochure Lettres à un Français sur la crise actuelle : voir cette lettre au tome II, pages 81-83. Ceci montre que le manuscrit qu’il rédigeait à Marseille sous la forme épistolaire était, dans son esprit, la continuation de la brochure imprimée à Neuchâtel en septembre 1870. — J. G.
  6. Cette phrase, s’il faut la prendre à la lettre, date cette page du manuscrit du 4 octobre. — J. G.
  7. C’est-à-dire le secours de la province. — J. G.
  8. Le passage qui suit, entre crochets, jusqu’à la cinquième ligne de la page 117, a été biffé par Bakounine dans son manuscrit. On en retrouve la substance en plusieurs endroits de L’Empire Knouto-germanique : voir, entre autres, tome II, pages 332-339, 371-386, et tome III, pages 183-191. — J. G.
  9. Cette lettre, écrite en août 1870, avait été analysée par Bakounine dans une longue note du manuscrit des Lettres à un Français. Voir t. II, p. 236. — J. G.
  10. Voir t. II, p. 236. On entend bien que Bakounine raille. — J. G.
  11. Orléans fut pris par les Allemands le 11 octobre. — J. G.
  12. Jules Favre n’a pas été ministre en 1848 ; il a occupé simplement les fonctions de secrétaire général du ministère de l’intérieur, dont le portefeuille avait été confié à Ledru-Rollin. — J. G.
  13. Il s’agit du procès intenté aux organisateurs de la manifestation faite sur la tombe du représentant Baudin et aux journaux qui avaient pris l’initiative d’une souscription pour élever un monument à cette victime du coup d’État de décembre. La plaidoirie de Gambetta fut prononcée le 13 novembre 1868. — J. G.
  14. De cette phrase il résulterait que Bakounine aurait écrit la présente page le 9 octobre. Mais il a parlé, à la page 38 de son manuscrit, de la prise d’Orléans (voir p. 129), qui eut lieu le 11 octobre. Peut-être le bruit de la prise d’Orléans avait-il couru prématurément à Marseille, au moment où Bakounine écrivait sa page 28. — J. G.
  15. Au quatrième Congrès général de l’Internationale, à Bâle, tenu un an auparavant, quelques délégués de langue allemande avaient proposé la mise à l’ordre du jour du Congrès de la question de la législation directe pur le peuple. « Cette question avait été soulevée par Karl Bürkly et la Section de Zürich. Les Zuricois, qui viennent d’introduire (1868) le referendum dans leur constitution, se figurent volontiers avoir trouvé là un moyen capable de résoudre toutes les questions sociales, et il était naturel qu’ils voulussent faire part à l’Internationale de cette belle découverte. Aux Zuricois se joignaient certains démocrates bourgeois, comme M. Gœgg, qui veulent à tout prix endormir le prolétariat et le détourner de la révolution, et qui seraient fort heureux de lui offrir la législation directe en manière d’amusette ; puis le nouveau parti socialiste allemand, dirigé par M. Liebknecht, qui… veut préluder par l’agitation politique à la révolution sociale ; puis enfin un innocent maniaque, M. Rittinghausen, qui a fait de la législation directe sa foi et l’unique but de sa vie, qui déjà en 1849, avec Considérant, avait lutté en France pour cette idée avec plus de courage que de succès, et qui après vingt ans revient encore à la charge. » (Le Progrès, du Locle, du 18 septembre 1869.) Le Congrès de Bâle avait refusé d’inscrire la question à son ordre du jour. — J. G.
  16. Le peuple suisse possède aujourd’hui, en matière fédérale, les deux droits, celui de referendum et celui d’initiative. — J. G.
  17. Le manuscrit de Bakounine paraît avoir omis ici plusieurs mots de la citation de Gambette, car le sens de cette phrase reste inachevé. — J. G.
  18. Le suffrage universel existait depuis 1866 dans la Confédération du Nord, pour les élections au Parlement fédéral ; mais il ne fut établi dans toute l’Allemagne qu’après la création de l’Empire allemand, par la publication de la loi sur les élections au Reichstag (30 janvier 1871) ; et il n’existe que pour l’élection des membres de cette assemblée, et non pour la nomination des assemblées législatives des États particuliers, sauf quelques exceptions. — J. G.
  19. Ils étaient au nombre de huit cent mille l’an passé, et ils ont bien certainement dépassé le chiffre d’un million aujourd’hui. (Note de Bakounine.) — Lorsque au Congrès général de l’Internationale à Bâle, en 1869, le président, Jung, dans la séance du 10 septembre au matin, présenta le délégué américain Cameron, envoyé par la National Labor Union des États-Unis, il annonça que ce délégué « représentait huit cent mille frères d’au-delà l’Atlantique ». (Compte rendu du Congrès de Bâle, p. 81.) — J. G.
  20. Expression favorite de M. Gambetta. (Note de Bakounine.)
  21. Lettres à un Français sur la crise actuelle. Septembre 1870. (Note de Bakounine.) — Voir tome II, p. 124. En transportant cette citation de la brochure dans ce manuscrit nouveau, Bakounine a fait quelques légers changements à son texte. — J. G.