Bakounine/Œuvres/TomeVI41

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Œuvres - Tome VI.
RÉPONSE D'UN INTERNATIONAL À MAZZINI


RÉPONSE
D’UN INTERNATIONAL À MAZZINI



S’il est un homme universellement respecté en Europe et qui, par quarante ans d’activité, uniquement voués au service d’une grande cause, a réellement mérité ce respect, c’est Mazzini. Il est incontestablement l’une des plus nobles et des plus pures individualités de notre siècle, je dirais même la plus grande, si la grandeur était compatible avec le culte obstiné de l’erreur.

Malheureusement, au fond même du programme révolutionnaire du patriote italien il y a eu, dès l’abord, un principe essentiellement faux et qui, après avoir paralysé et frappé de stérilité ses efforts les plus héroïques et ses combinaisons les plus ingénieuses, devait l’entraîner tôt ou tard dans les rangs de la réaction. C’est le principe d’un idéalisme à la fois métaphysique et mystique, enté sur l’ambition patriotique de l’homme d’État. C’est le culte de Dieu, le culte de l’autorité divine et humaine, c’est la foi dans la prédestination messianique de l’Italie, reine des nations, avec Rome, capitale du monde ; c’est la passion politique de la grandeur et de la gloire de l’État, fondées nécessairement sur la misère des peuples. C’est enfin cette religion de tous les esprits dogmatiques et absolus, la passion de l’uniformité qu’ils appellent l’unité et qui est le tombeau de la liberté.

Mazzini est le dernier grand-prêtre de l’idéalisme religieux, métaphysique et politique, qui s’en va.

Mazzini nous reproche de ne pas croire en Dieu. Nous lui reprochons par contre d’y croire, ou plutôt, nous ne le lui reprochons même pas, nous déplorons seulement qu’il y croie. Nous regrettons infiniment que par cette intrusion des sentiments et des idées mystiques dans sa conscience, dans son activité, dans sa vie, il ait été forcé de se ranger contre nous avec tous les ennemis de l’émancipation des masses populaires.

Car enfin, on ne peut plus s’y tromper. Sous la bannière de Dieu qui se trouve maintenant ? Depuis Napoléon III jusqu’à Bismarck ; depuis l’impératrice Eugénie jusqu’à la reine Isabelle, et entre elles le pape avec sa rose mystique que galamment il présente, tour à tour, à l’une et à l’autre. Ce sont tous les empereurs, tous les rois, tout le monde officiel, officieux, nobiliaire et autrement privilégié de l’Europe, soigneusement nomenclature dans l’almanach de Gotha ; ce sont toutes les grosses sangsues de l’industrie, du commerce, de la banque ; les professeurs patentés et tous les fonctionnaires des États : la haute et la basse police, les gendarmes, les geôliers, les bourreaux, sans oublier les prêtres constituant aujourd’hui la police noire des âmes au profit des États ; ce sont les généraux, ces humains défenseurs de l’ordre public, et les rédacteurs de la presse vendue, représentants si purs de toutes les vertus officielles. Voilà l’armée de Dieu.

Voilà la bannière sous laquelle se range aujourd’hui Mazzini, bien malgré lui sans doute, entraîné par la logique de ses convictions idéales qui le forcent, sinon à bénir tout ce qu’ils bénissent, au moins à maudire ce qu’ils maudissent.

Et dans le camp opposé, qu’y a-t-il ? C’est la révolution, ce sont les négateurs audacieux de Dieu, de l’ordre divin et du principe d’autorité, mais par contre et pour cela même les croyants en l’humanité, les affirmateurs d’un ordre humain et de l’humaine liberté.

Mazzini, dans sa jeunesse, partagé entre deux courants opposés, était à la fois prêtre et révolutionnaire. Mais, à la longue, les inspirations du prêtre, comme on devait s’y attendre, finirent par étouffer en lui les instincts du révolutionnaire ; et aujourd’hui tout ce qu’il pense, tout ce qu’il dit, tout ce qu’il fait, respire la réaction la plus pure. À la suite de quoi, grande joie dans le camp de nos ennemis et deuil dans le nôtre.

Mais nous avons autre chose à faire qu’à nous lamenter ; tout notre temps appartient au combat. Mazzini vient de nous jeter son gant, il est de notre devoir de le relever, pour qu’il ne soit pas dit que par vénération pour les grands services passés d’un homme, nous avons incliné notre tête devant le mensonge.

Ce n’est pas de gaieté de cœur qu’on peut se décider à attaquer un homme comme Mazzini, un homme qu’on est forcé de révérer et d’aimer même en le combattant, car s’il est une chose que personne n’oserait mettre en doute, c’est le haut désintéressement, l’immense sincérité et la non moins immense passion pour le bien de cet homme, dont la pureté incomparable brille de tout son éclat au milieu de la corruption du siècle. Mais la piété, si légitime qu’elle soit, ne doit jamais tourner en idolâtrie ; et il est une chose plus sacrée que le plus grand homme du monde, c’est la vérité, c’est la justice, c’est le devoir de défendre la sainte cause de l’humanité.

Ce n’est pas la première fois que Mazzini lance ses accusations et ses condamnations, pour ne point dire ses injures et ses calomnies, contre nous. L’an passé, dans une lettre adressée à son ami, idéaliste et prêtre[1] comme lui, l’illustre Quinet, il avait amèrement censuré les tendances matérialistes et athées de la jeunesse moderne. C’était son droit, conséquence logique du malheur qu’il a eu d’avoir rattaché toujours ses aspirations les plus nobles à l’existence fictive d’un Être absolu impossible, fantôme malfaisant et absurde, créé par l’imagination enfantine des peuples sortant de l’animalité, et qui, après avoir été successivement revu, corrigé et enrichi par la fantaisie créatrice des poètes et plus tard gravement défini et systématisé par les spéculations abstraites des théologiens et des métaphysiciens, se dissipe aujourd’hui, comme un vrai fantôme qu’il est, sous le souffle puissant de la conscience populaire, mûrie par l’expérience historique, et sous l’analyse plus impitoyable encore de la science réelle. Et puisque l’illustre patriote italien, dès le commencement de sa longue carrière, a eu le malheur de mettre toutes ses pensées et ses actes les plus révolutionnaires sous la protection de cet Être fictif et d’y enchaîner toute sa vie, au point de lui sacrifier même l’émancipation réelle de sa chère Italie, peut-on s’étonner qu’il s’indigne maintenant contre la génération nouvelle qui, s’inspirant d’un autre esprit, d’une autre morale et d’un autre amour que le sien, tourne le dos à son Dieu ?

L’amertume et la colère de Mazzini sont naturelles. Avoir été pendant plus de trente ans à la tête du mouvement révolutionnaire de l’Europe et sentir maintenant que cette direction lui échappe ; voir ce mouvement prendre une voie où ses convictions pétrifiées ne lui permettent pas non seulement de le diriger, mais de le suivre ; rester seul, abandonné, incompris et désormais incapable de comprendre lui-même rien de ce qui se passe sous ses yeux ! Pour une grande âme, pour une fière intelligence, pour une ambition grandiose, comme celle de Mazzini, au bout d’une carrière vouée tout entière au service de l’humanité, c’est une position tragique et cruelle.

Aussi, lorsque le saint vieillard, du haut de son isolement idéal, nous a lancé ses premières foudres, nous n’avons rien ou presque rien répondu. Nous avons respecté cette impuissante, mais douloureuse colère. Et pourtant ce ne sont pas les arguments qui nous auraient manqué, non seulement pour repousser ses reproches, mais encore pour les retourner contre lui.

Il dit que nous sommes des matérialistes, des athées. À cela nous n’avons rien à répondre, car nous le sommes en effet, et, autant qu’un sentiment de fierté est permis à de pauvres individus qui, pareils à des vagues, s’élèvent pour disparaître bientôt dans l’immense océan de la vie collective de l’humaine société, nous nous glorifions de l’être, parce que l’athéisme et le matérialisme, c’est la vérité ou plutôt, c’est la base réelle de toute vérité, et parce que, sans nous soucier des conséquences pratiques, nous voulons la vérité avant tout et rien que la vérité. De plus, nous avons cette foi, que, malgré toutes les apparences du contraire, malgré toutes les craintives suggestions d’une prudence politique et sceptique, la vérité seule peut créer le bien pratique des hommes.

Tel est donc le premier article de notre foi ; et nous vous forcerons bien d’avouer que nous en avons une aussi, illustre maître. Seulement, elle ne regarde jamais en arrière, mais toujours en avant.

Vous ne vous contentez pas toutefois de constater notre athéisme et notre matérialisme, vous concluez que nous ne pouvons avoir ni amour pour les hommes, ni respect pour leur dignité ; que toutes les grandes choses qui de tout temps ont fait battre les cœurs les plus nobles : liberté, justice, humanité, beauté, vérité, doivent nous être complètement étrangères, et que, traînant au hasard notre existence misérable, rampant plutôt que marchant sur la terre, nous ne pouvons connaître d’autres soucis que de satisfaire nos appétits sensuels et grossiers.

Si un autre que vous le disait, nous l’appellerions un calomniateur éhonté. À vous, maître respecté et injuste, nous dirons que c’est là de votre part une erreur déplorable. Voulez-vous savoir à quel point nous aimons tous ces grandes et belles choses dont vous nous refusez la connaissance et l’amour ? Sachez donc que nous les aimons à ce point que nous sommes fatigués et dégoûtés de les voir éternellement suspendues à votre ciel, qui les a dérobées à la terre, comme autant de symboles et de promesses à jamais irréalisables ! Nous ne nous contentons plus de la fiction de ces choses, nous en voulons la réalité.

Et voilà le second article de notre foi, illustre maître. Nous croyons en la possibilité, en la nécessité de cette réalisation sur la terre ; en même temps, nous sommes convaincus que toutes ces choses que vous adorez comme des espérances célestes, en devenant des réalités humaines et terrestres perdront nécessairement leur caractère mystique et divin.

En nous appelant des matérialistes, vous croyez avoir tout dit. Il vous semble que vous nous ayez définitivement condamnés, écrasés. Et savez-vous d’où vous vient cette erreur ? C’est que ce que nous appelons matière, vous et nous, sont deux choses, deux conceptions absolument différentes. Votre matière à vous est un Être fictif, comme votre Dieu, comme votre Satan, comme votre âme immortelle. Votre matière, c’est l’infime grossièreté, l’inerte brutalité, un être impossible, comme est impossible l’esprit pur, immatériel, absolu, et qui, comme lui, n’a jamais existé que dans la fantaisie spéculative des théologiens et des métaphysiciens, ces uniques créateurs de l’une et de l’autre. L’histoire de la philosophie nous a dévoilé maintenant le procédé, d’ailleurs très simple, de cette création inconsciente, la genèse de cette fatale illusion historique, qui, pendant une longue série de siècles, a pesé comme un cauchemar horrible sur l’esprit écrasé des générations humaines.

Les premiers penseurs, qui furent nécessairement des théologiens et des métaphysiciens, parce que l’esprit humain est ainsi fait qu’il commence toujours par beaucoup de sottises, par le mensonge, par l’erreur, pour arriver à une parcelle de vérité, ce qui ne recommande pas beaucoup les saintes traditions du passé ; les premiers penseurs, dis-je, ont pris à l’ensemble des êtres réels dont ils eurent connaissance, y compris sans doute eux-mêmes, tout ce qui leur parut en constituer la force, le mouvement, la vie, l’intelligence, et ils appelèrent cela du nom générique d’esprit ; puis ils donnèrent au reste, au résidu informe et inerte qu’ils supposèrent devoir rester après cette opération abstractive, exécutée inconsciemment sur le monde réel par leur propre esprit, le nom de matière. Après quoi ils s’étonnèrent que cette matière qui, de même que cet esprit, n’exista jamais que dans leur imagination, leur apparût si inerte, si stupide, en présence de leur Dieu esprit pur.

Quant à nous, nous l’avouons franchement, nous ne connaissons pas votre Dieu, mais nous ne connaissons pas non plus votre matière ; ou plutôt nous savons que l’un et l’autre sont également des Non-Êtres créés à priori par la fantaisie spéculative des naïfs penseurs des siècles passés. Par ces mots matériel et matière, nous entendons, nous, la totalité, toute l’échelle des êtres réels, connus et inconnus, depuis les corps organiques les plus simples jusqu’à la constitution et au fonctionnement du cerveau du plus grand génie : les plus beaux sentiments, les plus grandes pensées, les faits héroïques, les actes de dévouement, les devoirs comme les droits, le sacrifice comme l’égoïsme, tout, jusqu’aux aberrations transcendantes et mystiques de Mazzini, de même que les manifestations de la vie organique, les propriétés et actions chimiques, l’électricité, la lumière, la chaleur, l’attraction naturelle des corps, constituent à nos yeux autant d’évolutions sans doute différentes, mais non moins étroitement solidaires, de cette totalité d’êtres réels que nous appelons la matière.

Et remarquez bien que nous ne considérons pas cette totalité comme une sorte de substance absolue et éternellement créatrice, ainsi que le font les panthéistes, mais comme une résultante éternelle, produite et reproduite toujours de nouveau par le concours d’une infinité d’actions et de réactions de toutes sortes ou par l’incessante transformation des êtres réels qui naissent et meurent en son sein.

Pour ne point prolonger cette dissertation métaphysique, je dirai, en me résumant, que nous appelons matériel tout ce qui est, tout ce qui se produit dans le monde réel, dans l’homme aussi bien qu’en dehors de l’homme, et que nous appliquons le nom d’idéal exclusivement aux produits de l’action cérébrale de l’homme ; mais comme notre cerveau est une organisation tout à fait matérielle et que par conséquent tous les fonctionnements en sont aussi matériels que peut l’être l’action de toutes les autres choses réunies, il en résulte que ce que nous appelons la matière ou le monde matériel n’exclut aucunement, mais, au contraire, embrasse infailliblement l’idéal.

Il est un fait qui serait digne d’être bien médité par nos platoniques adversaires : Comment se fait-il que généralement les théoriciens matérialistes se montrent bien plus largement idéalistes en pratique qu’eux-mêmes ? Au fond, rien de plus logique ni de plus naturel que ce fait. Tout développement, n’est-ce pas, implique en quelque sorte la négation du point de départ ; eh bien, les théoriciens matérialistes partent de la conception de la matière pour arriver à quoi ? à l’idée ; tandis que les idéalistes, partant de l’idée pure, absolue, et répétant toujours de nouveau l’antique mythe du péché originel, qui n’est que l’expression symbolique de leur mélancolique destinée, retombent éternellement, tant en théorie qu’en pratique, dans la matière dont ils ne parviennent jamais à se dépêtrer, et dans quelle matière ! brutale, ignoble, stupide, créée par leur propre imagination, comme l’alter Ego ou comme le reflet de leur Moi idéal.

De même, les matérialistes, conformant toujours leurs théories sociales aux réels développements de l’histoire, considèrent la bestialité, l’anthropophagie, l’esclavage, comme les premiers points de départ du mouvement progressif de la société ; mais que cherchent-ils, que veulent-ils ? L’émancipation et l’humanisation complète de la société ; tandis que les idéalistes, qui prennent pour bases de leurs spéculations l’âme immortelle et le libre arbitre, aboutissent fatalement au culte de l’ordre public comme Thiers et à celui de l’autorité comme Mazzini, c’est-à-dire à la consécration et à l’organisation d’un éternel esclavage. D’où il résulte, d’une manière évidente, que le matérialisme théorique a pour conséquence nécessaire l’idéalisme pratique, et qu’au contraire les théories idéales ne trouvent leur réalisation possible que dans le plus crasse matérialisme pratique.

Hier, sous nos yeux, où se sont trouvés les matérialistes, les athées ? Dans la Commune de Paris. Et les idéalistes, les croyeurs en Dieu ? Dans l’Assemblée nationale de Versailles. Qu’ont voulu les hommes de Paris ? Par l’émancipation du travail, l’émancipation définitive de l’humanité. Et que veut maintenant l’Assemblée triomphante de Versailles ? Sa dégradation finale sous le double joug du pouvoir spirituel et temporel. Les matérialistes, pleins de foi et méprisant les souffrances, les dangers et la mort, veulent marcher en avant, parce qu’ils voient briller devant eux le triomphe de l’humanité ; et les idéalistes, hors d’haleine, ne voyant plus rien que des spectres rouges, veulent à toute force la repousser dans la fange d’où elle a tant de peine à sortir. Qu’on compare et qu’on juge !

Mazzini prétend et assure, avec ce ton doctrinaire et impératif qui est propre à tous les fondateurs de religions nouvelles, que les matérialistes sont incapables d’aimer et de vouer leur existence au service des grandes choses. En disant cela, il prouve seulement que, idéaliste conséquent et contempteur de l’humanité, au nom de son Dieu, dont il se croit très sérieusement le prophète, il n’a jamais rien compris à la nature humaine, ni aux développements historiques de la société, et que, s’il n’ignore point l’histoire, il la mésentend d’une manière singulière.

Son raisonnement est celui de tous les théologiens. S’il n’y avait point de Dieu créateur, dit-il, le monde avec ses lois admirables n’aurait pu exister, ou bien ne présenterait rien qu’un horrible chaos, où toutes choses seraient réglées, non par une pensée providentielle et divine, mais par l’affreux hasard et la concurrence anarchique des forces aveugles. Il n’y aurait aucun but dans la vie ; tout n’y serait que matériel, brutal et fortuit. Car sans Dieu point de coordination dans le monde physique, et point de loi morale dans l’humaine société ; et sans loi morale, point de devoir, point de droit, point de sacrifice, point d’amour, point d’humanité, point de patrie, point de Rome et point d’Italie ; car si l’Italie existe comme nation, ce n’est que parce qu’elle a une mission providentielle et mondiale à remplir, et elle n’a pu être chargée de cette mission que par Dieu, dont la sollicitude paternelle pour cette reine des nations est allée jusqu’à tracer, de son propre doigt divin, ses frontières, devinées et décrites par le génie prophétique de Dante.

Dans des articles qui suivront celui-ci[2], je tâcherai de prouver contre Mazzini :

1° Que s’il y avait un Dieu créateur, le monde n’aurait jamais pu exister ;

2° Que si Dieu avait été le législateur du monde naturel, — qui dans notre idée comprend tout le monde proprement dit, tant le monde physique que le monde humain ou social, — ce que nous appelons les lois naturelles, tant physiques que sociales, n’aurait également jamais pu exister. Comme tous les États politiques subordonnés et dominés de haut en bas par des législateurs arbitraires, le monde présenterait alors le spectacle de la plus révoltante anarchie. Il ne pourrait exister ;

3° Que la loi morale dont nous autres, matérialistes et athées, reconnaissons l’existence plus réellement que ne peuvent le faire les idéalistes de quelque école que ce soit, mazziniens et non-mazziniens, n’est une loi vraiment morale, une loi qui doit triompher des conspirations de tous les idéalistes du monde, que parce qu’elle émane de la nature même de l’humaine société, nature dont il faut chercher les bases réelles non dans Dieu, mais dans l’animalité ;

4° Que l’idée d’un Dieu, loin d’être nécessaire à l’établissement de cette loi, n’en a jamais été que la perturbation et la dépravation ;

5° Que tous les Dieux passés et présents ont dû leur première existence à la fantaisie humaine, à peine dégagée des langes de sa bestialité primitive ; que la foi dans un monde surnaturel ou divin constitue une aberration historiquement inévitable dans les développements passés de notre esprit ; et que, pour me servir d’une expression de Proudhon, les hommes, trompés par une sorte d’illusion d’optique, n’ont jamais adoré dans leurs Dieux que leur propre image renversée et monstrueusement exagérée ;

6° Que la divinité, une fois établie sur son trône céleste, est devenue le fléau de l’humanité, l’alliée de tous les tyrans, de tous les charlatans, de tous les tourmenteurs et exploiteurs des masses populaires ;

7° Qu’enfin la disparition[3] des fantômes divins, condition nécessaire du triomphe de l’humanité, sera l’une des conséquences inévitables de l’émancipation du prolétariat.


Tant que Mazzini s’est contenté d’outrager la jeunesse des écoles, la seule qui, dans le milieu si profondément corrompu et déchu de la bourgeoisie actuelle, montre encore un peu d’enthousiasme pour les grandes choses, pour la vérité, pour la justice ; tant qu’il a limité ses attaques aux professeurs allemands, aux Moleschott, aux Schiff et autres qui commettent le délit horrible d’enseigner la vraie science dans les universités italiennes, et tant qu’il s’est amusé à les dénoncer au gouvernement italien comme des propagateurs d’idées subversives dans la patrie de Galilée et de Giordano Bruno, le silence, commandé par la piété et par la pitié, nous était possible. La jeunesse est assez énergique et les professeurs sont assez savants pour se défendre eux-mêmes.

Mais aujourd’hui Mazzini vient d’outrepasser la mesure. Toujours de bonne foi et toujours inspiré par un idéalisme aussi fanatique que sincère, il a commis deux crimes qui, à nos yeux, aux yeux de toute la démocratie socialiste de l’Europe, sont impardonnables.

Au moment même où la population héroïque de Paris, plus sublime que jamais, se faisait massacrer par dizaines de milliers, avec femmes et enfants, en défendant la cause la plus humaine, la plus juste, la plus grandiose qui se soit jamais produite dans l’histoire, la cause de l’émancipation des travailleurs du monde entier ; au moment où l’affreuse coalition de toutes les réactions immondes qui célèbrent aujourd’hui leur orgie triomphante à Versailles, non contente de massacrer et d’emprisonner en masse nos frères et nos sœurs de la Commune de Paris, déverse sur eux toutes les calomnies qu’une turpitude sans bornes peut seule imaginer, Mazzini, le grand, le pur démocrate Mazzini, tournant le dos à la cause du prolétariat et ne se rappelant que sa mission de prophète et de prêtre, lance également contre eux ses injures ! Il ose renier non-seulement la justice de leur cause, mais encore leur dévouement héroïque et sublime, les représentant, eux qui se sont sacrifiés pour la délivrance de tout le monde, comme un tas d’êtres grossiers, ignorants de toute loi morale et n’obéissant qu’à des impulsions égoïstes et sauvages.

Ce n’est pas la première fois que Mazzini injurie et calomnie le peuple de Paris. En 1848, après les mémorables Journées de Juin qui avaient inauguré l’ère des revendications du prolétariat et du mouvement proprement socialiste en Europe, Mazzini avait lancé un manifeste plein de colère, maudissant les ouvriers de Paris et le socialisme à la fois. Contre les ouvriers de 1848, dévoués, héroïques, sublimes comme leurs enfants de 1871, et, comme eux, massacrés, emprisonnés et transportés en masse par la République bourgeoise, Mazzini avait répété toutes les calomnies dont Ledru-Rollin et ses autres amis, républicains soi-disant rouges de France, se servaient pour pallier aux yeux du monde et à leurs propres yeux, peut-être, leur ridicule et honteuse impuissance.

Mazzini maudit le socialisme : comme prêtre ou comme délégué messianique du maître d’en haut, il doit le maudire, puisque le socialisme, considéré au point de vue moral, c’est l’avènement du respect humain remplaçant les dégradations volontaires du culte divin ; et considéré au point de vue scientifique pratique, c’est la proclamation de ce grand principe qui, entré désormais dans la conscience des peuples, est devenu l’unique point de départ, tant des recherches et des développements de la science positive, que des mouvements révolutionnaires du prolétariat.

Ce principe, résumé dans toute sa simplicité, le voici :

« De même que dans le monde proprement appelé matériel, la matière inorganique (mécanique, physique, chimique) est la base déterminante de la matière organique (végétale, animale, intelligente ou cérébrale), — de même dans le monde social, qui ne peut être considéré d’ailleurs que comme le dernier degré connu du monde matériel, le développement des questions économiques a toujours été et continue d’être encore la base déterminante de tous les développements religieux, philosophiques, politiques et sociaux. »

On voit que ce principe n’apporte rien de moins avec lui que le renversement le plus audacieux de toutes les théories, tant scientifiques que morales, de toutes les idées religieuses, métaphysiques, politiques et juridiques, dont l’ensemble constitue la croyance de tous les idéalistes passés et présents. C’est une révolution mille fois plus formidable que celle qui, à partir de la Renaissance et du dix-septième siècle surtout, avait renversé les doctrines scolastiques, ces remparts de l’Église, de la monarchie absolue et de la noblesse féodale, pour les remplacer par le dogmatisme métaphysique de la raison soi-disant pure, si favorable à la domination de la dernière classe privilégiée, c’est-à-dire de la bourgeoisie.

Si le renversement de la barbarie scolastique avait causé un bien terrible émoi dans son temps, on doit comprendre quels bouleversements doit causer, de nos jours, le renversement de l’idéalisme doctrinaire, de ce dernier refuge de tous les oppresseurs et exploiteurs privilégiés de l’humanité.

Les exploiteurs des croyances idéales se sentent menacés dans leurs intérêts les plus chers, et les partisans désintéressés, fanatiques et sincères de l’idéalisme mourant, comme Mazzini, voient détruire d’un seul coup toute la religion, toute l’illusion de leur vie.

Depuis qu’il a commencé à agir, Mazzini n’a cessé de répéter au prolétariat de l’Italie et de l’Europe ces paroles qui résument son catéchisme religieux et politique : « Moralisez-vous, adorez Dieu, acceptez la loi morale que je vous apporte en son nom, aidez-moi à établir une république fondée sur le mariage (impossible) de la raison et de la foi, de l’autorité divine et de la liberté humaine, et vous aurez la gloire, la puissance, et, de plus, vous aurez la prospérité, la liberté et l’égalité ».

Le socialisme leur dit, au contraire, par la bouche de l’Internationale :

« Que l’assujettissement économique du travailleur à l’accapareur des matières premières et des instruments de travail est la source de la servitude dans toutes ses formes : misère sociale, dégradation mentale, soumission politique ; — et

« Que, pour cette raison, l’émancipation économique des classes ouvrières est le grand but auquel tout mouvement politique doit être subordonné comme un simple moyen. »

Telle est dans sa simplicité la pensée fondamentale de l’Association Internationale des Travailleurs.

On comprend que Mazzini ait dû la maudire ; et c’est le second crime que nous lui reprochons, tout en reconnaissant, d’ailleurs, qu’en la maudissant il a obéi à sa conscience de prophète et de prêtre.

Mais tout en rendant justice à sa sincérité incontestable, nous devons constater qu’en joignant ses invectives à celles de tous les réactionnaires de l’Europe contre nos malheureux frères, les héroïques défenseurs et martyrs de la Commune de Paris, et ses excommunications à celles de l’Assemblée nationale et du pape contre les revendications légitimes et contre l’organisation internationale des travailleurs du monde entier, Mazzini a définitivement rompu avec la révolution, et a pris place dans l’internationale réaction.

Dans les articles suivants[4], en examinant un à un ses griefs contre notre admirable Association, je m’efforcerai de mettre à nu toute l’inanité des doctrines religieuses et politiques du prophète.


  1. « Prêtre » est, dans toute cette Réponse, une simple figure de rhétorique ; il n’est peut-être pas inutile de le dire, pour les lecteurs qui ne connaîtraient ni Mazzini ni Edgar Quinet.
  2. Dans l’Introduction de La Théologie Politique de Mazzini et l’Internationale, cette phrase a été remplacée par celle-ci : « Dans la suite de ce travail,… »
  3. La Liberté avait imprimé « dispersion ».
  4. Dans l’Introduction de La Théologie Politique de Mazzini et l’Internationale, cette phrase a été remplacée par celle-ci : « Dans la suite de ce travail,… »