Barbare - II

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Hachette (p. 17-27).


II

Le Club


Quelques instants après, la rue se trouva complétement déserte. On n’entendait plus que le bruit lointain de la fête et le vague murmure de la foule. Barbare rompit le silence, et, prenant les mains de son compagnon qu’il serra avec une sombre énergie :

— Citoyen président, dit-il, tu m’as sauvé la vie !

— Ne parlons pas de cela ! répondit le colosse.

— Si fait ! je veux t’en remercier et je ne souhaite rien tant que d’avoir l’occasion de te prouver ma reconnaissance.

— Mais, mon bon ami, je n’ai fait que mon devoir.

— C’est bien ! nous sommes gens de cœur et nous nous comprenons !… Écoute… j’ai encore un service à te demander.

— Parle.

— Nous sommes seuls. Personne ne peut nous voir. Laisse-moi partir.

— Et la fête ? dit le patriote.

— J’en ai vu assez comme cela.

— Ah ! fit le président du club en souriant… Je devine !… Un rendez-vous d’amour ?

— Peut-être, répondit Barbare en rougissant.

— Va, mon garçon, reprit le patriote avec bonté. La République ne défend pas d’aimer ; elle t’excuse par ma bouche ; mais n’oublie pas d’assister, ce soir, à la séance du club.

— Merci et adieu ! dit Barbare en donnant une dernière poignée de main à son libérateur.

— Adieu, répondit le président.

Et le brave homme, après s’être amusé à regarder son protégé qui courait à toutes jambes, s’empressa de rejoindre le cortége.

Barbare n’avait pas oublié dans quelle direction le vieillard et la jeune fille avaient pris la fuite. Il s’engagea dans un vrai labyrinthe de rues tortueuses et courut tant et si bien, qu’en arrivant aux dernières maisons de la ville, il aperçut sur la grand’route, à une portée de fusil environ, Dominique et Marguerite qui s’étaient arrêtés pour reprendre haleine. Il cria de toutes ses forces et leur fit signe de l’attendre. Mais cette bruyante manifestation eut un résultat diamétralement opposé à celui qu’il en espérait. A la vue de cet homme qui semblait les poursuivre, les fugitifs furent saisis d’une véritable panique et la peur leur rendit des jambes. Barbare eut beau presser le pas, gesticuler, crier ; il ne put arrêter le vieillard et sa jolie compagne. Il les vit s’approcher de la petite maison isolée et disparaître derrière la porte, qui se referma avec fracas.

Le jeune homme se sentit des larmes dans les yeux. Il s’approcha de la porte qu’il essaya de pousser, dans l’espoir sans doute que les fugitifs, en la jetant avec violence, l’auraient laissée entr’ouverte. Mais elle résista à tous ses efforts. Il se colla l’œil contre la serrure et n’aperçut qu’un corridor sombre. Il chercha le cordon de la sonnette ou le marteau de la porte. Rien ! Il frappa contre les planches sonores et prêta l’oreille. Pas le moindre bruit ! Il recula de quelques pas, pour voir toute la façade de la maison. Peut-être découvrirait-il une figure curieuse, une main derrière un rideau ? Hélas ! le soleil lui-même ne visitait plus cette triste demeure. Et les fenêtres ; ces yeux de la maison, s’étaient voilées sous leurs contrevents, comme l’œil sous la paupière.

Barbare éprouva un affreux serrement de cœur. Il eût donné sa vie, en cet instant, pour revoir ce frais visage, cette charmante apparition dont il était encore ébloui. Elle était là, pourtant, à deux pas de lui, derrière cette muraille !… Comme la mère qui rôde, le soir, devant la prison où gémit son enfant, et qui se demande si quelque barreau de fer ne lui livrera pas un passage, le jeune homme ne pouvait se décider à partir et s’en remettait au hasard, cette dernière consolation des désespérés ! Il attendit longtemps encore. Mais la patience l’abandonna. Se sentant jeune et fort, il se révolta à la pensée que quelques planches, à peine jointes, lui opposaient un obstacle. Il s’élança vers la porte, bien déterminé à l’ébranler sous un dernier effort. Mais il recula bientôt en rougissant.

— Qu’allais-je faire ? pensa-t-il. Ce seuil est inviolable ! Il n’y a là ni barreaux, ni soldats pour le défendre. Et je ne dois y entrer que par la volonté de celle que j’aime !

Alors il tira de son sein la petite croix, ornée de diamants, la baisa avec respect et, l’agitant au-dessus de sa tête :

— C’est votre croix ! dit-il, votre croix que je vous rapporte !

Deux fois il fit le même geste et poussa le même cri. Mais la maison ne sortit pas de son sommeil. Le jeune homme, après avoir caché la petite croix sur son cœur, reprit tristement le chemin de la ville.

Lorsqu’il entra dans le faubourg, on allumait déjà les réverbères, dont les lanternes huileuses se balançaient, avec un grincement sinistre, et faisaient, en quelque sorte, danser le jour et la nuit entre les noires façades des maisons. Les bruits de la fête avaient cessé. Tout était rentré dans le silence. On n’entendait guère que le pas sonore du promeneur attardé qui regagnait son foyer, ou le sourd grognement de l’ivrogne qui luttait avec une borne, dans un coin obscur. Tout ce qu’il y avait de paisible ou de craintif s’était prudemment renfermé derrière une porte bien close, et la vie politique ne battait plus qu’au cœur même de la cité, dans une des salles basses de l’ancien évêché. C’était là que se donnaient rendez-vous les plus purs et les plus ardents patriotes de la ville.

Barbare n’avait pas oublié la recommandation que lui avait faite le président de la société populaire. Pour rien au monde, il n’aurait voulu manquer à l’engagement qu’il avait pris. D’ailleurs, il ne se sentait pas dans une disposition d’esprit à rechercher la solitude. Dans les temps de révolution, l’amour, — ce sentiment raffiné qui trouve tant de charmes à se replier sur lui-même et qui met tant de complaisance à caresser même la pensée d’un revers, — l’amour semble se ressentir de la fièvre des passions politiques. Il fuit la rêverie, il marche, il court vers le but et, s’il éprouve un échec, il demande à la vie publique un instant d’oubli et de distraction. Aussi, Barbare se dirigea-t-il en toute hâte vers l’ancien évêché.

Son entrée dans la salle du club fut un vrai triomphe.

— Vive Barbare ! cria la foule.

— Ah ! fit le jeune homme en promenant autour de lui un regard ironique, il paraît qu’on n’a plus envie de me hisser à la lanterne. Le moment serait pourtant mieux choisi que tantôt. Car vous êtes bien mal éclairés !

Un éclat de rire général accueillit cette saillie, et chacun montra en plaisantant à son voisin les deux chandelles qui fumaient tristement au pied de l’estrade où montaient les orateurs.

— Citoyen Barbare, répondit une voix énergique, si la République n’a pas le moyen de se payer des flambeaux, elle compte sur la bonne volonté des patriotes. Nos fils, qui sont à la frontière, n’ont pas de souliers pour marcher à l’ennemi ; nous n’avons pas le droit d’être difficiles, et nous saurons défendre les intérêts de la patrie avec les seules lumières de notre raison.

— Bien répondu ! dit la foule.

Le jeune homme tressaillit ; car il venait de reconnaître la voix de l’homme auquel il devait la vie. Il fendit les rangs serrés des auditeurs et s’approcha respectueusement du magistrat populaire.

— Citoyen président, dit-il, je n’ai pas eu l’intention d’offenser la majesté de la République. J’ai déjà versé mon sang pour elle et je suis prêt à lui donner une nouvelle preuve de mon dévouement. Je demande la parole.

— Je te l’accorde, répondit le président d’un ton bref.

D’un bond puissant, Barbare escalada la tribune, comme s’il eût monté à l’assaut. Du haut de ces misérables tréteaux, où l’éloquence populaire agitait tant de questions sérieuses ou plaisantes, grotesques ou sublimes, le jeune homme contempla un instant toutes ces têtes qui se balançaient au-dessous de lui, dans un demi-jour. C’était un tableau digne des maîtres flamands. Au premier plan, des ouvriers encore armés de leurs instruments de travail, des femmes, des enfants, des mendiants avec leurs besaces, des rôdeurs de nuit, chaos étrange, mer de haillons dont chaque flot s’éclairait d’un rouge reflet ou retombait dans les ténèbres, suivant que le caprice du vent ravivait ou menaçait d’éteindre la flamme des chandelles ; et plus loin, au fond de la salle, un pâle rayon de la lune, glissant à travers les vitraux d’une fenêtre et venant entourer d’une douce lumière les cheveux blancs des frères de la Société populaire.

Une rumeur sourde s’éleva de tous les coins de la salle, lorsqu’on vit le jeune homme escalader les degrés de l’estrade. Mais, peu à peu le bruit cessa pour faire place au silence de l’attente. Barbare se pencha sur le bord de la balustrade, et, s’adressant à la foule :

— Citoyens, dit-il d’une voix ferme, vous avez déjà deviné sans doute le sujet de ma motion. Je demande que la municipalité tienne une récompense toute prête pour celui qui aura le courage de monter aux tours de la cathédrale et d’en enlever les croix.

— Bravo ! bravo ! vive Barbare ! cria la foule.

Barbare descendit précipitamment au milieu des acclamations, et se dirigea vers la porte de la salle basse. Au moment où il allait en franchir le seuil, la voix d’un nouvel orateur lui causa une telle surprise qu’il s’arrêta sur-le-champ et se retourna, pour voir si ses sens ne l’avaient pas trompé. Il regarda du côté de la tribune et reconnut l’homme du peuple qu’il avait terrassé, le matin.

— Citoyens, disait cet homme, on conspire dans la ville contre la République.

— Qui ça ? demanda la foule avec des cris furieux.

— Je ne sais. Mais je puis affirmer qu’il y a des aristocrates…

— Où donc ? reprit encore la foule, dont la colère augmentait en raison de son impatience.

— A la sortie de la ville, dans une petite maison isolée, à peu de distance de la rivière.

Barbare sentit un frisson passer dans tous ses membres.

— Dans la Vallée aux Prés ? demanda la foule.

— Oui, répondit l’orateur. Les contrevents de la maison sont fermés nuit et jour. Aucun bruit ! jamais de lumière ! apparences suspectes. A coup sûr, ce sont des royalistes ; et l’on devrait charger un citoyen, bien connu pour son patriotisme, de s’introduire dans l’intérieur de cette maison.

— Mort aux aristocrates ! s’écrièrent les plus ardents des patriotes.

— Hélas ! pensa Barbare, cette jeune fille et son père sont perdus, si je n’interviens !

Il entra dans la salle. Mais ses jambes tremblaient et le sang lui affluait au cœur.

— Allons ! Pas de faiblesse ! se dit-il en essayant de vaincre son émotion. Du courage ! de l’audace ! je la sauverai encore une fois !

Puis, l’œil étincelant et l’air résolu, il passa de nouveau à travers la foule et s’approcha de la tribune.

— Citoyen, dit-il à l’orateur, en le regardant en face, es-tu sûr de ce que tu avances ?

— Moi ?… Moi ? balbutia l’homme du peuple, que l’air menaçant de son interlocuteur troubla profondément… Je n’ai que des soupçons… et, d’ailleurs, je n’habite pas le quartier où se trouve la maison suspecte.

— Eh bien ! moi, je suis aux premières places pour surveiller les gens que tu accuses si légèrement. Je m’engage à pénétrer dans l’intérieur de la maison, et, dans deux jours, au plus tard, je dirai à tous les bons patriotes qui m’entourent s’il y a vraiment lieu de s’inquiéter.

— Vive Barbare ! cria l’assemblée.

— Comptez sur moi, dit le jeune homme en remerciant du geste tous les auditeurs. Je me montrerai digne de votre confiance.

A ces mots, il se pencha vers le président de la Société populaire, qui lui tendait la main, et sortit du club au milieu des applaudissements. A peine arrivé dans la rue, il tira de son sein la petite croix de Marguerite et la baisa avec amour, en s’écriant par deux fois :

— Je la sauverai !… Je lasauverai !…