Barzaz Breiz/1846/Avant-propos

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AVANT-PROPOS


DE CETTE TROISIÈME ÉDITION.
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Lorsque je fis paraître, il y a six ans, la première édition des Chants populaires de la Bretagne, ce ne fut pas sans une juste appréhension. Le succès d’un petit nombre de poésies bretonnes traduites en prose par Cambry, en vers par l’auteur de Marie, et, tout récemment, reproduites, avec des additions, par M. Souvestre, ne me rassurait pas. Cambry les avait encadrés dans un récit de voyage très-agréable par lui-même ; M. Brizeux, dans un poëme charmant ; M. Souvestre les enchâssait dans une monture brillante. Arriver avec des textes, une traduction littérale, des arguments et des notes après l’élégant voyageur cité ; après un poëte dont M. de Chateaubriand avait prédit la mission en écrivant à l’auteur de ces lignes : « Il chantera les bois de notre Bretagne, que je n’ai fait que traverser dans mon enfance ; » après un coloriste tel que M. Souvestre, à l’ouvrage duquel ces chants n’offraient d’ailleurs, comme à ceux des autres, qu’un accessoire, n’était-ce pas un motif de craintes bien fondées ? Elles avaient fait reculer Cambry. « Il faut, disait-il, laisser à l’écart ce fumier d’Ennius ; on peut seulement, avec choix, lui dérober quelques perles. » On jugeait ainsi la poésie bretonne du temps où vivait Mac-Pherson. L’accueil fait au prétendu fumier d’Ennius, quand je le produisis au grand jour, prouva que l’opinion avait changé. Toutefois, et je ne me le dissimule pas, les perles qu’il contient auraient moins frappé les regards, sans l’intervention bienveillante des écrivains les plus propres à fixer sur elles l’attention publique.

Bien avant la publication de ce recueil, le Comité historique de la langue et de la littérature françaises, sur les conclusions de M. Fauriel, l’éditeur à jamais regrettable des Chants populaires grecs, jugeait ceux de la Bretagne « de nature à intéresser non seulement la France, mais l’Europe, » et les trouvait « dignes de figurer parmi les documents pour servir à l’histoire de France. » Cette décision flatteuse n’était pas encore exécutée, que M. Augustin Thierry, dont le cœur est aussi prompt que le génie, faisait aux poésies bretonnes l’honneur de les citer dans ses admirables récits de la conquête de l’Angleterre. À l’exemple de MM. Fauriel et Augustin Thierry, la presse française et la presse étrangère, pleines d’un dévouement étonné, annoncèrent le recueil aussitôt son apparition : l’autorité d’un critique français hors de ligne, M. Magnin, dans le Journal des Savants ; celle de deux critiques étrangers de mérite, M. Milmann, dans le Quarterly Review, M. Keller, dans la Gazette d’Augsbourg, contribuèrent puissamment à lui aplanir les voies de la publicité. Les tribunes de l’enseignement ne tardèrent pas à seconder elles-mêmes l’action protectrice de la presse. À Paris, M. Ampère, l’ingénieux et savant professeur du collège de France ; en province, M. X. Marmier, auteur de recueils charmants de traditions populaires ; à Berlin, un professeur de littérature dont tout le monde sait le nom ; enfin, dans une autre sphère et pour un public moins sérieux, M. Ed. Meunechet, dans ses curieuses Matinées littéraires, si suivies du monde élégant, citèrent comme des modèles plusieurs des chants de la Bretagne. C’en était assez pour faire leur fortune ; toutefois les lecteurs qu’ils avaient charmés l’assurèrent. Aux historiens, aux critiques et aux professeurs succédèrent les traducteurs en vers et en prose, les commentateurs, les romanciers et les peintres d’études de mœurs.

Au nombre des premiers, les écrivains d’Allemagne, devant qui l’Europe doit s’incliner toutes les fois qu’il s’agit de poésie populaire, se montrèrent les plus gracieusement empressés à rendre dans leur langue les chants de la Bretagne. Encouragés peut-être par l’illustre accueil que voulut bien faire à ces chants un roi protecteur éclairé des lettres, et auquel la Prusse actuelle doit une éclatante renaissance nationale, M. le baron de Seckendorf et M. le professeur Keller, poètes distingués tous deux, les traduisaient en vers allemands ; peu après, un écrivain connu, en Suède, et une jeune Anglaise à la fois peintre et poëte éminent, miss Stuart Costello, leur accordaient la même faveur. Quelques morceaux la devaient déjà, en France, à M. Brizeux, qui en avait traduit plusieurs, sur texte, avec un rare bonheur, et la durent ultérieurement à M. Turquety, dont le talent, aussi gracieux qu’énergique, reflète le double caractère de la poésie bretonne.

Les commentaires furent pareillement de nature à attirer sur le recueil les regards des hommes instruits. Je voudrais pouvoir dire un mot de l’excellent Essai sur les Fées, de M. Alfred Maury, de l’ouvrage sur le même sujet, de M. Baron du Taya, et du livre intitulé : Poeseos popularis ante seculum duodecimum latine decantatæ, etc., dont l’auteur, bien qu’un peu distrait, a contribué à faire connaître cette collection ; mais il est un commentateur à l’opinion duquel elle doit son plus grand succès à l’étranger, et que la reconnaissance me fait un devoir de remercier publiquement. En voulant bien dire, dans son grand et savant ouvrage Uber de Lays « qu’aujourd’hui, en Bretagne, la poésie populaire est plus vieille, plus authentique et plus originale que partout ailleurs en Europe, » M. Wolf a émis un jugement dont l’Allemagne littéraire s’est faite l’écho flatteur.

Je ne parlerai ni des romanciers ni des peintres de mœurs qui ont popularisé, parmi un différent public, les types caractéristiques de la poésie bretonne. Le plus en vogue maintenant, qui avait alors assez de confiance en lui-même pour ne pas chercher le succès dans le scandale, sema de chants bretons son meilleur ouvrage ; un autre dont les écrits, au contraire, font aimer et estimer l’auteur autant que l’homme, et dont le nom, respecté comme celui de Walter Scott chez les Bretons d’Ecosse, devient chaque jour plus cher aux Bretons d’Armorique, M. Pitre Chevalier, avait déjà montré à plusieurs reprises, et montre encore avec éclat, quel parti on peut tirer des chants bretons en écrivant le roman et l’histoire. Ses livres, ainsi que les études de M. Alfred de Courcy, qui ploie avec une rare souplesse son talent varié aux sujets les plus divers, ont achevé de faire connaître les chants populaires de la Bretagne révélés par la critique à la science.

Cette bienveillance générale m’a imposé un devoir que les Bretons ont bien voulu me rendre plus facile à remplir : grâce à eux, je peux publier aujourd’hui une collection moins indigne de l’attention des hommes sérieux. On aura remarqué combien la première offrait de lacunes ; les chants nationaux, en particulier, y étaient peu nombreux, et cependant j’entendais souvent citer les titres ou des vers de plusieurs que je ne pouvais me procurer. Comment y parvenir ? J’avais interrogé en vain les habitants de la vallée : la plupart m’avaient avoué leur ignorance, et je les crus sans peine, car, tout en se faisant prier, aucun n’avait jamais refusé de chanter ; leur nature peu belliqueuse achevait de me persuader qu’ils devaient attacher une assez médiocre importance à des ballades dont leurs pères n’étaient pas les héros. Dans les montagnes, où le caractère est tout différent, mes demandes n’obtinrent pas d’abord un résultat plus favorable, quoique je lusse dans les yeux des personnes que j’interrogeais, en les mettant sur la voie, et en les pressant un peu, qu’elles auraient pu me satisfaire. Mais je n’étais pas connu ; je me présentais seul, et le montagnard est défiant. D’ailleurs il lui semblait étrange de voir un monsieur parcourir les campagnes pour recueillir des chansons : si quelque gentilhomme s’adressait à lui, c’était le fusil et non le portefeuille sous le bras ; c’était pour lui demander où gîtait le lièvre, où remisait la perdrix, et non pas s’il savait la ballade d’Arthur ou de Noménoë. Il se taisait donc, et le plus souvent il souriait de cet air narquois et important qu’il prend volontiers quand il veut montrer qu’il n’est pas dupe. Mais le manoir et le presbytère vinrent à mon aide, et devant ces deux puissances morales, les soupçons du paysan tombèrent, et sa langue se délia. Alors, et en pénétrant plus avant dans sa confiance, je connus le secret motif de son extrême réserve.

Les chants nationaux dont je lui avais étourdiment jeté à la tête un vers ou le titre, étaient précisément ceux auxquels il attachait le plus d’importance : ils lui offraient souvent je ne sais quoi de mystérieux et de sacré qui l’impressionnait d’autant plus qu’il ne les comprenait pas toujours tout entiers ; il voyait au fond une certaine doctrine politique secrète et terrible dont il ne se rendait pas bien compte, mais qu’il entourait, avec la tradition, d’un respect superstitieux. Un vieillard me peignait cette manière de sentir dans le langage naïf et figuré particulier aux hommes des montagnes : comme je lui témoignais mon étonnement pour la réserve qu’il montra à l’époque où je fis sa connaissance : « D’abord, quand on veut prendre le bouvreuil, me répondit-il, il ne faut pas l’effaroucher ; s’il voit l’homme qui siffle, il ne siffle plus, il s’envole. Maintenant je vais vous dire pourquoi il y a des chansons qu’on n’osait pas trop vous chanter ; c’est que plusieurs d’entre elles ont une vertu, voyez-vous : le sang bout, la main tremble, et les fusils frémissent d’eux-mêmes, rien qu’à les entendre ; plusieurs contiennent des mots et des noms qui ont la propriété de mettre l’écume de la rage à la bouche des ennemis des chrétiens, et de faire éclater leurs veines ; quand nous les chantions en marchant contre les Bleus, nous voyions qu’ils les faisaient fringuer, comme de jeunes chevaux qui ont bu du vin de feu mêlé à de la poudre à canon : quand nous les dansions la nuit autour du feu du bivac, dans quelque cour de manoir incendié par les républicains, nous entendions, vous ne croiriez pas ? nous entendions nos fusils, nos bâtons et nos fourches de fer, rangés en faisceaux derrière nous, s’agiter d’eux-mêmes et murmurer comme s’ils eussent été impatientés de rester au repos ; quand nous apprenions ces chants à nos enfants, le soir aux veillées, pour leur donner du cœur, les Bleus avaient vent de la chose, eussent-ils été à vingt lieues, et ils allaient bien vite en informer le district. Le district, qui n’osait pas s’aventurer la nuit dans nos chemins de traverse, envoyait quelqu’un pour écouter ce que nous chantions. Quiconque alors eût été dehors aux aguets, aurait vu l’espion entrer dans la cour à pas de loup, et venir coller son oreille au trou de la porte, ou aux fentes de la fenêtre. Le lendemain, dès le point du jour, la maison était cernée par les soldats, et tous les habitants, hommes, femmes, enfants et vieillards, emmenés en ville pour être guillotinés. »

Je compris, et ne m’étonnai plus de la discrétion des montagnards ; je compris mieux encore, lorsqu’ils me mirent à même de juger de ces ballades qui donnaient la mort et à ceux contre qui elles étaient chantées et à ceux mêmes qui les chantaient : elles réveillent tous les souvenirs patriotiques des Bretons, depuis douze siècles ; souvenirs héroïques, souvenirs chevaleresques, souvenirs modernes, longue chaîne traditionnelle, à laquelle chaque événement militaire ajouta son anneau poétique, et qui, depuis Arthur, vient de gloire en gloire jusqu’à Georges Cadoudal. Les termes de guerre tombés en désuétude qu’offrent les plus anciennes, voilà les mots magiques dont les paysans redoutent la puissance, parce qu’ils en ont perdu la clef ; les noms désormais sans valeur pour eux des vieux héros bretons, voilà ceux qu’ils croient doués de vertus étranges ; le fer de la guillotine en coupant la gorge des chanteurs pour étouffer la voix qui célébrait la résistance perpétuelle de la Bretagne à l’oppression, achevait de rendre leurs chants sacrés pour leurs compatriotes. Ceux-ci ne me les auraient jamais révélés sans l’intervention des habitants du manoir ou du presbytère ; j’ai besoin de le répéter, j’ai besoin de dire hautement que c’est aux prêtres et aux grands propriétaires de Bretagne que je dois les pièces les plus importantes de cette nouvelle édition. On verra leurs noms cités à côté des noms modestes des chanteurs ; mais je n’en veux pas moins ici leur exprimer en commençant toute ma gratitude. Combien de ces excellents ecclésiastiques qui ne visitent leurs paroissiens que pour leur adoucir les peines du corps ou de l’âme, ont bien voulu les visiter en antiquaires, à ma demande, et m’aplanir la voie difficile de la confiance populaire ! Combien de nobles dames au manoir desquelles le pauvre et le malade trouvent toujours le remède ou l’aumône, ont changé souvent la chambre où elles aiment à recevoir les malheureux, et où elles avaient la bonté de les convoquer pour moi, en un véritable conservatoire rustique de poésie et de musique bretonnes ! L’industrie elle-même (et le souvenir d’une femme supérieure, que les pauvres mineurs de Poullaouen n’oublieront jamais, m’y conduit), l’industrie, par une condescendance charmante, a fait taire un moment les soufflets de ses mille fourneaux, pour me laisser prêter l’oreille aux chansons de ses ouvriers.

Enfin, tous les hommes qui s’occupent en Bretagne de recherches sur la poésie du pays m’ont permis de compléter les miennes au moyen des leurs. L’un des plus riches en chants populaires, M. de Penguern, en a mis gracieusement à ma disposition plusieurs cahiers écrits par ses ordres : M. Prosper Proux, poète breton plein d’originalité, qui compose des chansons non moins dans le génie national que celles qu’il recueille, m’en a aussi procuré quelques-unes ; M. l’abbé Henry, digne élève de le Gonidec, m’a rendu le même service, et de plus il m’a souvent éclairé de ses lumières à la révision des textes de cette troisième édition.

Les nouvelles mélodies originales, placées à la fin du volume, ont été notées sous ma dictée, par M. Audren de Kerdrel, mon ami et ancien confrère à l’École des chartes, auquel la Bretagne devra prochainement un important travail philologique ; les premières l’avaient été par M. Jules Schaëfter, de la Société des concerts du Conservatoire ; j’ai cru devoir joindre à quelques-unes des accompagnements précieux faits par un artiste allemand de mérite, M. F. Silcher, et empruntés à une des traductions en langue étrangère des chants populaires bretons.


________Paris, 25 juin 1845.