Beaux-Arts, 1855

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Beaux-Arts, 1855
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 9 (p. 220-224).


BEAUX-ARTS.
LES DERNIERS ENVOIS DES PENSIONNAIRES DE ROME.

Parmi le petit nombre d’institutions que les révolutions n’ont point détruites, il faut compter l’Académie de France à Rome. Debout encore au milieu de tant de ruines, la noble colonie de la villa Médicis se trouve rajeunie chaque année par les nouveaux lauréats de l’École des Beaux-Arts. Malgré les services rendus et ceux qu’elle peut rendre encore, l’école de Rome a des ennemis. Réunis contre elle, artistes et gens de lettres l’ont attaquée à plusieurs reprises. Le premier qu’il faille nommer parmi les assaillans n’est autre qu’un de ses propres enfans, qui depuis, il est vrai, semble avoir fait amende honorable : on voit, dans la correspondance de Girodet, que ce peintre érudit considère que le meilleur moyen de former de véritables artistes, c’est de les laisser voyager à leur fantaisie. Il n’y a pas longtemps encore, un romancier dont la veine inépuisable enrichit les cabinets de lecture battait à son tour en brèche l’Académie de France ; il s’étonnait de la voir vivre, et demandait s’il n’était pas cent fois plus raisonnable d’envoyer chaque prix, selon son aptitude, étudier Rubens à Anvers, Murillo à Madrid, Cornélius à Munich, au lieu de le diriger sur Rome pour y copier Raphaël et Michel-Ange ! Que certains talens furibonds se déclarent les adversaires de l’école de Rome, parce que ses œuvres, à certains égards, condamnent les leurs, il n’y a là rien qui doive surprendre. Le malheur est qu’ils trouvent de nombreux auxiliaires dans ces éclectiques au goût affadi, qui pèsent dans une même balance Raphaël et Téniers. Aussi depuis longtemps on assure que l’école de Rome est agonisante. L’école de Rome n’est point morte cependant, elle n’a pas envie de mourir.

Que prouvent ces attaques multipliées ? Rien, si ce n’est passablement d’ingratitude envers une institution dont le plus grand tort est d’avoir vieilli. Si l’école de Rome ne fait pas toujours de grands artistes, — à Dieu seul il appartient de donner le génie, — du moins elle indique au talent, tout prêt à fleurir, quel est le chemin qui mène vers les hauts sommets. Elle est à l’artiste ce que Gœttingue, ou bien Oxford, et un peu notre Collège de France sont aux esprits jeunes, ardens et studieux, qui souhaitent d’aller plus avant. C’est la véritable voie Appienne par où a passé cette grande tradition qui remonte à la Grèce. Peut-être qu’un jour, comme les universités ses sœurs, elle servira de camp retranché contre l’ignorance et la barbarie qui sont toujours à nos portes. En attendant, demandez à ces élèves qui assiègent le péristyle de l’Institut si le grand prix de Rome n’est pas une amorce et un aiguillon ! Et d’ailleurs, comment cette Italie, si justement nommée la terre promise de l’imagination et des arts, exercerait-elle en vain le. pouvoir de ses mystérieux attraits sur de vrais artistes ? Vouloir échanger l’antique métropole des arts contre Anvers ou Munich, remplacer Michel-Ange par M. Cornélius est un de ces paradoxes que tout l’esprit du monde ne saurait rendre viables. N’est-ce donc rien d’ailleurs que d’enlever nos lauréats à ces ateliers changés en tabagie, à cette vie turbulente et malsaine, à des idées de lucre ou d’affaires, pour les transporter tout à coup dans un milieu doux, grave, tranquille, où le devoir consiste à laisser couler ses jours entre l’étude et l’admiration ? Les esprits les plus froids, les plus ironiques, les moins propres à goûter Rome à leur arrivée, se sentent transformés peu à peu dans cet élysée tout parfumé de l’odeur des pins et muré par des lauriers. Le moyen de ne pas épanouir son âme quand il suffit d’ouvrir la fenêtre pour voir Rome à ses pieds et les cyprès du Mont-Marius colorés par les derniers feux du jour ? Aussi, en quittant pour jamais la villa Médicis, l’artiste lauréat emporte-t-il avec, lui tout un monde où son cœur se réfugiera plus tard, afin d’échapper au souffle glacé de la réalité, certain de retrouver dans ses souvenirs, comme dans un sanctuaire, la flamme de l’inspiration.

Les derniers envois de l’Académie de France, qu’on a pu voir pendant quelques semaines exposés à l’École des Beaux-Arts, justifient presque complètement ces réflexions ; nous n’aurons aucune peine à le prouver en jetant sur quelques-uns des derniers travaux de nos pensionnaires un rapide coup d’œil. Parmi ces travaux se présente d’abord une remarquable peinture de M. Bouguereau. On ne pourrait souhaiter un plus frappant exemple de l’action salutaire des études romaines sur de jeunes esprits. L’œuvre de M. Bouguereau est une œuvre sérieuse, longtemps méditée, et que colore un large reflet de la Rome chrétienne. Et en effet le sujet qu’il a choisi demandait plus d’une visite aux catacombes, quelque chose de l’émotion qui vous saisit en présence de la bénédiction urbi et orbi, et un souvenir de la piété rustique qui se prosterne devant le bambino de l’église d’Ara cœli. Ce sujet, c’est l’ensevelissement de sainte Cécile dans les catacombes de Rome après son martyre.

Une foule de chrétiens se presse dans une étroite enceinte ; la foi et l’enthousiasme illuminent tous les visages. Avec quel amoureux respect on entoure le corps de la vierge déjà toute radieuse de la lumière du paradis ! Trois hommes soutiennent ce magnifique trophée de la mort et descendent un escalier qui mène au saint caveau. À gauche et un peu trop dans l’ombre, le peintre a placé l’évêque qui se dispose à bénir. De jeunes néophytes l’entourent et préparent les vases sacrés. À droite, une femme et sa fille couvrent la main de la sainte de baisers et de larmes. Une tendresse chrétienne éclate dans ce groupe. Sur le premier plan, une femme étend les bras vers la sainte en lui présentant son enfant. Ce mouvement passionné, cet élan maternel et la tête blonde du nouveau-né sur laquelle la lumière se repose si doucement, ressortent d’une manière charmante sur un fond austère et purement religieux. Si je ne craignais de faire un anachronisme, je voudrais que cet homme dont la face est collée contre terre fût le bourreau converti subitement, mais écrasé sous le poids de sa conscience.

Telle est à peu près la silhouette d’une œuvre importante, dont l’auteur se montre intelligent, consciencieux, correct, bien que les scrupuleux sur la perspective soient en droit de lui adresser quelques reproches. L’ordonnance de sa composition ne mérite que des éloges. Louons-le également d’avoir su résister, dans un sujet pareil, à la tentation de reproduire un de ces effets d’ombre et de lumière auxquels les peintres ont donné le nom de coup de pistolet. Ceci prouve la sagesse du jeune artiste. On est sûr maintenant qu’il a plutôt le sentiment de l’histoire que de la peinture de genre. Ce que je regrette, c’est de reconnaître ici un faire par trop égal : un pinceau qui termine tout avec le même soin devient monotone. Pourquoi M. Bouguereau ne traite-t-il pas son modèle comme ces traducteurs habiles qui nous rendent l’esprit et le coloris du texte, mais nous font grâce du mot à mot ? Manquerait-il de verve et d’inspiration en présence de la nature ? Serait-ce pour cela que son évêque est étriqué et vulgaire ? Plus d’accent et plus d’ampleur auraient rendu son œuvre parfaite. N’importe, nous persistons à croire qu’il faut espérer beaucoup d’un jeune homme déjà si savant dans son art et qui ne s’approche plus des maîtres qu’avec de respectueuses sympathies. Il vient de prouver que, sans avoir vécu à Madrid ou à Anvers, il est possible de l’aire d’excellente peinture, et, qui plus est, qu’un séjour de trois années a la villa Médicis ne saurait rien gâter.

M. Baudry est l’antipode de M. Bouguereau, ce qui démontre que toutes les aptitudes se trouvent pleinement à l’aise à l’Académie de France. Ce n’est pas moi qui reprocherai à M. Baudry sa charmante fantaisie, la Fortune et l’Enfant, ce véritable coup de tête qui me fait apercevoir en lui un futur favori de la foule, si bien disposée d’ordinaire pour les audacieux. M. Baudry est un habile coloriste. Sa jeune palette se couvre des tons les plus délicats et les plus harmonieux. Toutefois nous l’attendons à l’année prochaine pour mieux constater son individualité.

Rome n’est pas éloignée de Syracuse ; M. Boulanger vit donc sous le ciel qui éclaira Théocrite. Alors d’où lui vient cette singulière idée de s’adresser aux ballades de Schiller’ ? Il en est résulté une sorte d’Arcadie germanique où deux figures d’étude grimacent la joie. Laissons M. Boulanger, aussi mal préparé, à ce qu’il nous semble, à rendre la sentimentalité allemande que l’églogue grecque, laissons-le côte à côte avec M. Chifflard, qui fera bien, quand il enverra une nouvelle figure, de lui donner un coloris moins désagréable et un aspect plus saisissant : il faut dire un mot du tableau de M. Lecointe, que je me hâterai de ranger parmi lis paysagistes sérieux. Suivons l’artiste dans cette gorge profonde couronnée de palmiers que le veut du matin semble doucement agiter. De quelles teintes mélancoliques et douces les premières lueurs du jour colorent ces riches perspectives ! Il est fâcheux que le nimbe du Christ forme tache au milieu de cette poétique obscurité. On peut aussi se demander pourquoi le peintre n’a pas desséché complètement le figuier à droite dans un tableau désigné sous cette rubrique : le Figuier maudit.

N’est-il pas un peu secondaire, le rôle de la sculpture, dans l’envoi de cette année ? Nous avons cependant à citer un excellent morceau, le plâtre de M. Gumery : Faune jouant avec un chevreau. Comme ce faune est vif et gai, comme il est heureux de vivre de sa vie de faune ! En le voyant, on croit sentir l’odeur du serpolet dans les montagnes de la Sabine. Passons devant l’Orphée de M. Thomas ; son ciseau est trop dogmatique pont nous arrêter ; mais avant de quitter la statuaire, remercions M. Bonnardel de nous avoir rendu le célèbre bronze d’Herculanum, ce Mercure, le plus leste de tous ceux dont Jupiter ait mis l’agilité à contribution.

Quand on voit que cette simple et modeste exposition de quelques élèves est pourtant si pleine et si forte, on éprouve une haute estime pour l’école de Rome. Est-ce à dire que l’institution est parfaite ? Loin de là, l’école de Rome réclame de grandes améliorations. Cette marche en spirale à laquelle la condamne plus ou moins l’antagonisme des directeurs qui se suivent, mais ne se ressemblent pas, enchaîne fatalement ses progrès. Si jamais l’Académie, des Beaux-Arts de Paris se préoccupait sérieusement d’un projet de constitution pour l’Académie de France à Rome, projet qui, s’il conservait les anciennes bases, tiendrait compte aussi des nécessités du moment ; elle rendrait un service signalé. En attendant ; nous dirons à ceux qui reprochent à l’école de Rome de n’avoir produit aucun artiste original qu’il lui reste quelques sujets de consolation, puisqu’elle peut porter sur sa liste Pradier, David d’Angers, Simart, Coignet, Flandrin, bien d’autres encore, et surtout M. Ingres.

ERNEST VINET.


PEINTURE DU VESTIBULE DE LA COUR DES COMPTES.

Lorsqu’on examine l’ensemble des peintures qui représentent en France les tendances de la nouvelle école, il est impossible de méconnaître un singulier contraste entre les progrès matériels et l’insuffisance croissante de la pensée. Les travaux récemment terminés par M. Gendron dans le vestibule de la cour des comptes méritent d’être signalés comme une honorable exception à un oubli des traditions spiritualistes de notre école que nous souhaiterions moins général.

Le talent de M. Goudron procède de l’imagination poétique beaucoup plus que de l’étude littérale du fait : talent, il est vrai, irrésolu parfois dans ses formes, dont les aspirations mêmes ont quelque chose, d’un peu flottant ou d’incomplètement approfondi, mais qui emprunte à cette sorte de nonchalance une grâce singulière et une véritable distinction. On se souvient des Willis de plusieurs autres compositions du même genre où les imperfections de détail sont rachetées par le charme de l’impression générale et les négligences de la brosse par la délicatesse des intentions. L’œuvre nouvelle de M. Gendron a les mêmes qualités comme elle a aussi les mêmes défauts : seulement, en raison des conditions particulières de la tâche que l’artiste avait à remplir, ces défauts sont ici moins sensibles, et les qualités du peintre ressortent d’autant mieux que sa fantaisie était plus libre de se donner carrière. Peu importe en effet que, dans une suite de peintures placées à une hauteur de huit mètres peut-être, certains morceaux secondaires soient traités avec quelque insouciance, que plusieurs draperies par exemple aient une apparence équivoque, ou que le modelé des chairs manque ça et là de finesse. De pareilles fautes mériteraient le blâme, si elles étaient commises sur une toile : dans une décoration monumentale, et dont le sujet a un caractère abstrait, elles semblent beaucoup plus excusables. Le point essentiel en pareil cas est d’exprimer, non les vérités accidentelles, mais un certain vrai général au-dessus du fait palpable et du détail ; il s’agit de rendre des idées intelligibles aux yeux plutôt qu’il ne faut définir des réalités. Les peintures du vestibule de la cour des comptes sont conçues et exécutées conformément à ce principe. Elles ont le mérite de n’être ni académiques, comme la plupart des allégories qu’ont signées les artistes de l’ancienne école, ni vulgaires comme les tableaux de l’école réaliste. À ne parler que de l’aspect, elles sont dépourvues, si l’on veut, de puissance, en ce sens qu’elles n’imposent pas par ce dessin follement accentué ou par ces fiertés de coloris propres aux œuvres magistrales ; mais elles séduisent le regard par une largeur élégante dans l’ordonnance et dans l’exécution.

Les compositions que M. Gendron vient de peindre sont au nombre, de douze : elles se développent sur une vaste superficie comprise entre la corniche qui orne les murs de la salle, — assez triste ornement, soit dit en passant, — et le plafond vitré d’où descend la lumière. Dans les quatre compartimens principaux, des figures de femmes volant, enlacées et groupées trois par trois, personnifient les heures du jour ; les huit autres tableaux reproduisent les phases diverses de l’existence humaine, et servent de commentaire à cette image de la fuite des Heures. La peinture de chaque moment de la journée correspond à la peinture des faits successifs que le cours des années amène. L’aurore a pour complément des scènes gracieuses exprimant l’aurore de la vie ; à côté du Matin figure la jeunesse, partagée entre l’activité et l’amour ; les fécondes occupations de l’âge mûr s’accordent avec la force productrice et la beauté pleine du Midi ; enfin l’heure où le jour expire est aussi celle de la mort et du deuil. À vrai dire, on serait mal venu à chercher dans une pareille donnée un sens en rapport exact avec la destination du monument, et nous conviendrons qu’il n’y a rien là qui, de près ou de loin, se rattache aux attributions de la cour des comptes. Toutefois, la salle qu’il s’agissait de décorer étant une salle des pas-perdus, n’y avait-il pas au moins autant d’opportunité à mettre une peinture des Heures sous les yeux des gens qui attendent qu’à leur montrer, suivant la coutume, quelque honnête Thémis, sa balance à la main ? L’idée était en tout cas plus nouvelle, et comme M. Gendron l’a ingénieusement rendue, on ne saurait le blâmer d’avoir adopté un programme conforme d’ailleurs aux inclinations de son talent. Il serait plus juste, à notre avis, de reprocher au style de l’œuvre certaines anomalies qui accusent de la lassitude ou de l’inadvertance. Ainsi les figures personnifiant les heures sont traitées dans un goût mythologique ; les sujets qui accompagnent et expliquent ces allégories ont eux-mêmes un caractère sinon ouvertement profane, au moins assez éloigné du caractère religieux. Pourquoi la Mort est-elle représentée sous les traits d’un ange qui semble détaché de quelque tableau d’église ? Il y a discordance dans ce rapprochement, d’autant moins acceptable que jusque-là l’histoire de la vie humaine s’est déroulée sans l’intervention d’aucun être immatériel, et l’effet qui résulte d’un contraste si inattendu est à peu près celui que produiraient les notes sévères d’un chant sacré au milieu de la musique d’un ballet. Nous sommes à l’aise pour relever cette faute de goût dans le travail de M. Gendron, car les autres parties attestent un goût très judicieux et un remarquable sentiment de l’harmonie. Rien de banal dans l’expression ni dans la disposition des lignes. Le coloris même, tout sobre qu’il est, a une légèreté et une souplesse qui manquaient aux tableaux précédens de l’artiste. En somme, si ces agréables peintures n’obtiennent pas les applaudissemens de la foule, un peu abusée aujourd’hui par l’étalage des procédés, elles méritent certes l’estime et les encouragemens de quiconque préfère la science contenue au pédantisme pittoresque, et l’œuvre d’une pensée délicate aux effigies de la réalité.


HENRI DELABORDE.


V. DE MARS.