Beaux-Arts - Homère déifié, de M. Ingres

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Beaux-Arts - Homère déifié, de M. Ingres
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 57 (p. 775-781).


ESSAIS ET NOTICES.

HOMÈRE DÉIFIÉ. DESSIN DE M. INGRES.

L’illustre chef de notre école de peinture vient de terminer une œuvre digne d’être comptée parmi les témoignages les plus importans que l’art du XIXe siècle aura légués à l’avenir. Je n’exagère rien. Bien qu’il ne s’agisse ici ni d’une vaste peinture monumentale, ni même d’un tableau, bien que les moyens d’exécution choisis par M. Ingres se réduisent à l’emploi du crayon et de l’encre de chine, l’invention grandiose et les détails ingénieux de la scène où il nous montre Homère déifié, l’alliance dans les formes d’une énergie et d’une finesse dont il semble que le génie grec ait seul possédé le secret, tout concourt à relever l’importance de ce simple dessin, qui ne mesure peut-être pas plus d’un mètre dans un sens et de quatre-vingts centimètres dans l’autre ; tout lui donne, au milieu de nos déclamations ou de nos bavardages pittoresques, une éloquence d’autant plus sûre qu’elle est plus sobre dans les termes, plus indépendante des procédés ordinaires de la rhétorique.

On sait de reste ce que vaut, au double point de vue de l’invention et du style, le tableau représentant l’Apothéose d’Homère que M. Ingres peignait en 1827 pour la décoration d’une des salles du musée Charles X. Même après l’École d’Athènes et le Parnasse de Raphaël ; cette assemblée des héros de l’intelligence humaine était retracée par le pinceau avec une dignité à la hauteur d’un pareil thème ; même après les chefs-d’œuvre de l’antiquité et de la renaissance, l’œuvre moderne réussissait à mettre en lumière quelques côtés encore inaperçus du beau et du vrai. En entreprenant de réviser, à près de quarante ans d’intervalle, cette composition célèbre, en désavouant pour ainsi dire la gloire d’un ouvrage consacré par le temps et par l’admiration de tous, M. Ingres ne semblait-il pas entrer bien imprudemment en lutte avec lui-même et courir le risque d’affaiblir par des redites ou par des développemens inutiles ce qu’il avait une fois si nettement défini ? Le plus rapide coup d’œil sur cette seconde édition de la pensée du maître suffit néanmoins pour en faire comprendre l’opportunité et pour nous révéler non-seulement d’insignes améliorations dans le texte, mais dans le fond même des inspirations un surcroît d’abondance et de certitude.

Et d’abord l’ordonnance des figures groupées autour d’Homère, ce qu’on pourrait appeler l’aspect architectonique de ces groupes, a pris dans le dessin une aisance et un caractère de vraisemblance qui, sans compromettre la majesté nécessaire du sujet, achèvent d’en vivifier et d’en assouplir les dehors. Quoique le nombre des personnages représentés primitivement ait été ici presque doublé, les quatre-vingts figures environ dont se compose la nouvelle scène forment dans l’ensemble des lignes moins compactes, moins étroitement enchevêtrées que les lignes qui réunissent les unes aux autres les figures tracées autrefois sur la toile. Tout en exprimant la foule, elles gardent chacune un rôle et une importance propres, parce que l’espace où elles se meuvent, plutôt occupé que rempli, permet aux attitudes de s’affirmer davantage, aux gestes de se développer, aux contours de se continuer sans excès d’envahissement sur les objets voisins ou de se rapprocher de ceux-ci sans qu’il en résulte ni choc violent, ni conflit. Partout en un mot l’air circule mieux, l’équilibre pittoresque se constitue plus naturellement, grâce au parti qu’a pris le maître d’élargir relativement son cadre et d’adopter, pour la distribution des divers groupes, deux plans parfaitement distincts rappelant à peu près les dispositions du théâtre antique.

L’un, sorte de proscenium entouré d’un pœcile dont les murs sont ornés de peintures reproduisant les compositions de Flaxman sur l’Iliade et sur l’Odyssée, sert à la fois de soubassement au temple dédié à Homère, de piédestal au trône sur lequel le « divin aveugle » est assis, de plate-forme pour les deux chœurs rangés de chaque côté de ce trône et représentant, dans l’ordre chronologique, les aînés de la race homérique. L’autre, réservé aux derniers descendans du poète, correspond à la place qu’occupait l’orchestre dans le théâtre antique, et un autel s’y élève de même au centre, portant le nom du dieu auquel il est consacré. À la droite et à la gauche de la scène, des personnages appartenant aux époques intermédiaires s’étagent sur des degrés qui mettent en communication le plan supérieur et le plan inférieur, et conduisent ainsi le regard des figures qui résument la tradition homérique dans l’antiquité aux figures qui en perpétuent le souvenir jusque dans les temps modernes. Enfin, aux quatre angles du champ que peuple cette foule illustre, quatre groupes principaux rappellent et personnifient les siècles glorieux entre tous dans l’histoire des lettres et des arts. Au-dessous de Périclès, debout auprès de Phidias, de Socrate et d’Aspasie, Louis XIV, assis au milieu d’un cortège de grands hommes, s’efface presque pour faire place à Bossuet, à Colbert, à Racine et surtout à Molière, dont la figure, dominant toutes les autres, forme le sommet de la pyramide que les lignes dessinent dans cette partie de la composition. En regard du roi de France, les trois Médicis, Côme, Laurent et Léon X, ont à leurs côtés les érudits et les artistes que le XVe siècle vit naître pour l’honneur éternel de l’Italie, tandis que, faisant face aux philosophes et aux artistes grecs qui accompagnent Périclès, les poètes latins du siècle d’Auguste attestent la gloire littéraire de Rome avant l’ère que le christianisme allait ouvrir.

Si la nouvelle œuvre de M. Ingres avait eu pour objet de nous donner le résumé complet des progrès intellectuels de l’humanité, s’il s’était agi de représenter Homère comme le fondateur d’une dynastie à laquelle appartiennent, par droit de génie, tous ceux que la postérité a classés parmi les penseurs ou les artistes souverains, sans doute on pourrait remarquer plus d’une omission dans les noms, plus d’une lacune dans les exemples proposés à notre vénération. Ainsi, comment Shakspeare et Pascal, comment Léonard de Vinci et Mozart se trouveraient-ils exclus de ce panthéon où siègent, entre autres hôtes infiniment moins dignes d’y être admis, Pope, l’abbé Barthélémy et Mme Dacier ? En s’imposant la tâche qu’il vient de mener à fin, M. Ingres toutefois n’a nullement entendu dispenser l’immortalité à tous les grands hommes ni célébrer tous les genres de mérite : il a voulu seulement proclamer, en même temps que la gloire incomparable d’Homère, l’autorité des enseignemens que celui-ci a laissés au monde et l’influence que, depuis près de trois mille ans, ces leçons n’ont cessé d’exercer ; il a voulu, en groupant autour du poète grec par excellence les écrivains, les artistes de tous les âges que les souvenirs de la Grèce ont le plus habituellement inspirés, indiquer à sa source le flot de ces traditions qui depuis tant de siècles portent la fécondité avec elles, et qui seules, à ses yeux, peuvent épancher encore dans le domaine de l’art la vie et le progrès.

Le dessin de M. Ingres est donc, à vrai dire, un manifeste en l’honneur de l’art antique et de ceux qui en ont été les fidèles sectateurs ; c’est, aussi bien qu’un hommage à des talens d’élite, l’affirmation formelle d’une doctrine et un acte de foi. Il convient de l’accepter comme tel, sans demander compte au maître de certains choix trop indulgens que lui auront dictés ses prédilections personnelles, ni de quelques évictions sévères peut-être jusqu’à la rigueur. Parmi celles-ci pourtant, il en est une à laquelle il semble bien difficile de se résigner et plus difficile encore de souscrire : dans cette assemblée des plus pieux disciples de l’art antique, André Chénier ne figure pas. Qu’elle soit, ainsi qu’il faut le croire, le résultat d’un oubli, l’absence en pareil lieu d’un pareil homme n’en a pas moins de quoi nous étonner, et, sans parler des titres qui recommandaient en général une aussi noble mémoire, comment s’expliquer que le chantre du Jeune malade ait pu échapper au souvenir du peintre de Stratonice ?

Quant à l’exécution matérielle, — si tant est que le mot soit applicable à des formes d’expression sous lesquelles percent partout un sentiment exquis du beau, un amour passionné du vrai, mais du vrai dans son acception la plus haute, — quant au rôle du dessin proprement dit, du modelé, de la physionomie extérieure des choses dans cette œuvre si fortement pensée et moralement si éloquente, il faudrait, pour en signaler les mérites, analyser chaque figure, s’arrêter à chacun des détails qui précisent l’âge ou le tempérament d’un homme, les habitudes d’un corps ou les caractères d’un vêtement, les mœurs et jusqu’aux modes d’une époque. Quel art varié en raison des différens types qu’il s’agissait de reproduire ! quelle souplesse de style dans l’interprétation des apparences les plus contraires ! En même temps quelle habileté à faire tourner ces élémens en désaccord au profit de l’harmonie générale ! Un autre que le peintre qui avait su jadis rapprocher sans invraisemblance les draperies épiques d’une muse des habits bourgeois de Cherubini, un autre aurait-il trouvé le secret de contenter le regard et de persuader l’esprit en réunissant dans le même cadre, en représentant côte à côte, avec leurs allures ou leurs costumes disparates, les habitués des portiques d’Athènes et les hôtes du palais de Versailles, les amis de Mécène et les néo-platoniciens amis de Laurent de Médicis ? Nulle part mieux qu’ici M. Ingres n’a usé du don qu’il a reçu, et qu’aucun peintre avant lui n’avait possédé au même degré, de s’assimiler tous les exemples du passé, d’en ressusciter toutes les formes, comme s’il avait coudoyé les hommes dont il retrace les images et vu de ses yeux ce que son imagination devine.

Jamais non plus cet instinct de la vérité historique ne s’était concilié sous la main du maître avec une docilité plus sincère aux enseignemens directs de la nature. Telle petite tête rappelant par la fermeté et la délicatesse des contours l’exécution d’un camée a reçu, dans le modelé intérieur, certains accens de vie, certaines touches décisives, qui laissent la réalité se faire jour et palpiter sous la correction idéale des apparences. Telle figure, solennelle au premier aspect comme une statue antique, est pourvue dans les détails d’une grâce simple, vraisemblable, presque familière, qui anime cette majesté en l’assouplissant et définit un individu là où quelque talent moins franc ou moins sagace se serait contenté de reproduire une fois de plus les formules consacrées d’un type. Que l’on examine par exemple, entre bien d’autres dignes d’admiration au même titre, deux figures, Aspasie et Anacréon, qui n’existaient pas dans le tableau primitif, ou le groupe, si heureusement développé dans la composition nouvelle, que forment les trois tragiques, Eschyle, Sophocle, Euripide. Quoi de plus noble, mais aussi quoi de moins académique que cette jeune femme enveloppée de draperies dont l’immobilité sans caprice, sans inconséquence pour ainsi dire, semble se souvenir du mouvement qui a précédé et faire pressentir le mouvement qui ya suivre ? Et dans ce vieillard souriant de sa défaite, sous le poids encore léger pour ses épaules des tourmens que lui infligé l’Amour, dans chacun de ces trois poètes au torse nu comme celui d’un dieu de l’Olympe, mais d’une nudité tout humaine par la flexibilité des muscles ou les dépressions que l’âge y a creusées, ne verra-t-on qu’une pure imitation de la statuaire, qu’une contrefaçon érudite des monumens anciens ? Non, indépendamment de certaines beautés renouvelées des traditions de l’art grec, il y a là quelque chose d’imprévu, de pris sur le vif, de personnellement trouvé ; il y a là l’expression d’une véracité sans peur, aussi bien que l’empreinte d’un goût et d’un savoir dus à une longue familiarité avec les grands modèles.

Ce mélange de science profonde et de bonne foi est, au reste, ce qui caractérise en général la manière de M. Ingres ; c’est ce qui en constitue le mérite supérieur et la principale originalité. Avant le peintre de l’Œdipe, de Romulus vainqueur d’Acron, de Virgile lisant l’Enéide, et de tant d’autres scènes du même ordre où l’antique est comme rajeuni par des traits hardis de vérité, les maîtres appartenant à notre école avaient ou sacrifié les enseignemens de la nature à l’étude absolue de l’antiquité ou défiguré l’antiquité en essayant d’en accommoder les souvenirs aux exigences de l’art moderne. Le grand Poussin lui-même, malgré sa raison souveraine, malgré la clairvoyance et la vigueur de sa pensée, Poussin quelquefois semble s’être préoccupé outre mesure de la crainte d’avilir son style en y introduisant certains tours empruntés du fait immédiat. La recherche de l’expression majestueuse ne laisse pas de faire tort, sous son pinceau, à l’expression vive ou naturelle, tandis que Puget, ou, vers le milieu du siècle suivant, Doyen et quelques autres gens habiles élargirent si bien dans leurs ouvrages la part de la réalité contemporaine que l’antique n’y eut plus que la place d’un élément accessoire ou la signification d’une étiquette. Survint David, qui, à force de réagir contre les profanateurs de la beauté classique, exila presque du domaine de l’art tout ce qui n’avait pas exclusivement pour objet la glorification de celle-ci, — jusqu’au jour où un nouveau mouvement d’idées entraîna, au nom de la vérité, la peinture française dans le champ des innovations à outrance et des aventures. Il était réservé à M. Ingres d’associer pour la première fois avec une équité parfaite, de réconcilier deux principes jusqu’alors en divorce complet dans notre école. Non-seulement le dessin d’Homère s’ajoute comme un témoignage de plus aux témoignages sur ce point successivement produits ; mais, tout en confirmant l’autorité de ces preuves, il porte en soi je ne sais quel rayonnement, je ne sais quelle sève de poésie qui, moins qu’ailleurs peut-être, permettent à l’admiration d’hésiter et à l’esprit du spectateur de se méprendre sur la force intime, sur l’ample sérénité des inspirations.

Est-il besoin de dire après cela que, loin de paraître lassée par les travaux qu’elle n’a cessé d’accomplir depuis le commencement du siècle, la main qui vient de tracer ce nouveau chef-d’œuvre n’a jamais été ni plus déliée, ni plus ferme ? Faut-il regarder avec surprise, faut-il même mesurer le long intervalle qui sépare, dans la vie du peintre d’Homère, l’époque des débuts de celle où il achève d’attester ainsi sa fécondité et sa vigueur ? Autant vaudrait s’étonner de voir un chêne dès longtemps enraciné dans le sol dont il est l’honneur croître encore et reverdir d’année en année. L’âge qui pour des talens d’une autre essence serait celui de la vieillesse n’est pour le talent de M. Ingres que l’âge de la maturité. Oublions donc les quatre-vingt-quatre ans du maître, puisque ses œuvres n’en dénoncent rien, ou, s’il nous arrive de nous les rappeler en dépit d’elles, que ce soit pour saluer avec un surcroît d’admiration et de respect les preuves de l’éternelle jeunesse, de l’inaltérable santé de son génie.

Qu’il nous soit permis toutefois en terminant d’exprimer un regret. Une œuvre de cette importance et de ce caractère, une protestation aussi fière contre les humbles inclinations ou les erreurs auxquelles nous cédons trop souvent, une telle œuvre aurait dû apparaître en face même des témoignages suspects dont il lui appartient de faire justice, en face surtout des talens de bonne volonté qu’elle peut si bien achever de convaincre, si puissamment encourager. Ce que nous aurions souhaité pour elle, pour l’honneur de notre école, pour les progrès du goût dans notre pays, c’est le grand jour du Salon, c’est une publicité sans limites, au lieu de cette lumière restreinte qui l’éclairé aujourd’hui et de cette hospitalité domestique dont quelques privilégiés seulement sont appelés à recevoir la faveur. Quelle plus opportune et plus utile leçon qu’un pareil exemple, s’il était donné sur la place publique en quelque sorte, au milieu ou plutôt au-dessus de la mêlée où s’entre-choquent les intérêts et les partis, au milieu de tant d’efforts en sens contraire pour tirer à soi un lambeau de succès, pour conquérir vaille que vaille une notoriété éphémère ? Quel plus sûr moyen de ramener ceux qui s’égarent, de faire vraiment acte de maître, c’est-à-dire d’assurer le triomphe des grands principes qu’on représente et la défaite des petites doctrines, des petites ambitions qui s’agitent ou se prélassent là où elles trouvent le champ libre et l’opinion disposée à les accueillir, faute de mieux ? Certes, au degré de gloire où il est depuis longtemps parvenu, M. Ingres n’a que faire d’un nouveau succès personnel. Une victoire de plus remportée au Salon ne saurait rien ajouter aux respects unanimes qui environnent son nom ; mais, en dehors d’un surcroît de célébrité inutile ou impossible, cette victoire pourrait avoir des conséquences fécondes. Elle enseignerait aux uns, elle rappellerait aux autres à quelles conditions et en vertu de quelles lois l’art s’élève au-dessus d’une industrie futile. En réduisant à leur juste valeur, par l’éloquence du contraste, les tours d’adresse ou les fantaisies pittoresques dont nous consentons parfois à être les dupes, elle en anéantirait l’influence présente et en discréditerait l’imitation pour l’avenir. Les bons exemples en matière d’art ont leur contagion, comme les exemples décevans ou malsains. Il ne suffit pas, je le sais, d’un chef-d’œuvre pour en susciter d’autres, il ne suffit pas qu’un grand artiste se produise pour que des rivaux à sa taille surgissent instantanément autour de lui. Toutefois, que ce chef-d’œuvre apparaisse et que ce maître vienne à nous, c’en est assez pour que les usurpations soient par cela même combattues et démasquées, pour que le courage soit rendu à ceux qui n’osaient s’engager ou qui faiblissaient dans la lutte ; c’en est assez pour que les esprits en quête du bien trouvent un guide, les croyances qui se forment un élément de conviction, et les opinions qui chancellent un point d’appui.

HENRI DELABORDE.