Beaux-Arts - La Chapelle des Saint-Anges à Saint-Sulpice - M. Eugène Delacroix

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Beaux-Arts - La Chapelle des Saint-Anges à Saint-Sulpice - M. Eugène Delacroix
Revue des Deux Mondes2e période, tome 38 (p. 703-716).
BEAUX-ARTS

LA CHAPELLE DES SAINTS-ANGES A SAINT-SULPICE.
M. EUGÈNE DELACROIX.

Il est bien tard pour s’occuper des peintures que M. Delacroix a terminées l’été dernier à Saint-Sulpice. Cette chapelle, ouverte depuis plus de six mois, a déjà vu tant de visiteurs, et le public commence à la si bien connaître, qu’on ose à peine lui en parler encore. Ce n’est cependant pas une de ces œuvres qui n’ont d’attrait que la nouveauté. Dans tout ce que fait M. Delacroix, dans toute production où d’éclatans défauts se mêlent hardiment à des beautés de premier ordre, il y a matière à controverse, on peut en disserter longtemps. Essayons donc, si tard qu’il soit, de nous mêler à la querelle; étudions ces peintures et ne craignons pas d’en dire franchement notre avis.

C’est, comme on sait, sous l’invocation des saints anges que la chapelle est placée. Ce patronage semble d’abord promettre un radieux spectacle, de suaves perspectives ; il n’en est rien. Ne vous attendez pas à des chœurs séraphiques; ne rêvez pas, comme Jacob, je ne sais quelle échelle d’or qui vous transporte au ciel, M. Delacroix ne vous y suivrait pas. Pour lui, les anges du Seigneur ne sont pas des ministres d’espérance et de charité, gardiens et consolateurs de la misère humaine, de douces et blondes créatures, des types de céleste beauté; il voit en eux, fidèle à ses instincts, des instrumens surnaturels de force et de colère, de lutte et de châtiment. Trois grands espaces s’offraient à son pinceau : les deux murs latéraux de la chapelle et la voûte qui les relie. Chacune de ces trois divisions demandait un sujet distinct. Voici ceux que le peintre a choisis : pour le plafond, l’archange saint Michel triomphant du démon; pour les murailles, d’un côté Héliodore, le spoliateur du temple, terrassé et battu de verges, de l’autre la mystérieuse lutte de Jacob et de l’ange.

L’Héliodore et le saint Michel! ces deux sujets que le roi des peintres a marqués de son sceau, dont il a fait deux œuvres immortelles! Oser s’en emparer comme d’un bien vacant! J’ai vu des gens outrés de cette audace. J’avoue que pour ma part je n’en suis pas très ému. Quel que soit mon respect, disons mieux, mon adoration pour les moindres croquis, à plus forte raison pour les chefs d’œuvre de Raphaël, je ne pense pas que sans irrévérence on ne puisse toucher à un sujet traité par lui. Il est de taille à se défendre et n’a que faire de nos prohibitions. Ces sortes d’usurpations sont même à mon avis d’innocens exercices dont l’art peut tirer profit, et c’est d’un modeste courage, bien plutôt que de présomption, qu’on fait preuve en se les permettant. Il faut seulement ne tenter l’entreprise que lorsqu’on est bien sûr d’avoir à dire quelque chose de neuf. C’est là le grand moyen d’obtenir son pardon. Rappelons-nous Rossini, lorsque tout jeune encore il s’avisa de remettre en musique le Barbier de Séville, de refaire l’œuvre de Paisiello, cette tendre et fine partition que l’Italie et l’Europe musicale applaudissaient depuis vingt ans. C’était jouer gros jeu; il risquait tout au moins de se faire lapider, s’il n’avait eu des flots de mélodies vraiment nouvelles à verser sur ses auditeurs. Dès qu’on l’eut entendu, la colère se calma, le novateur gagna sa cause, et son triomphe dure encore; ce qui ne veut pas dire que Rossini lui-même se fût également permis de refaire Don Juan, ni même le Mariage secret. Il est certains chefs-d’œuvre qui sont le dernier mot de l’idée qu’ils expriment; ils ont tout dit : tenter de les rajeunir, de les concevoir à nouveau, de s’en approprier la substance pour en tirer d’autres effets, c’est une vaine prétention. Forcément on retombe dans la donnée du maître créateur, on imite en croyant innover, on n’a pas même l’honneur d’avoir lutté, tant le combat est impossible.

Le Saint Michel terrassant Lucifer serait-il donc un de ces chefs-d’œuvre avec lesquels il est prudent de ne se point mesurer? Je le suppose, à en juger par ce plafond de M. Delacroix. Comprend-on que ce vigoureux esprit, qui s’égare quelquefois, mais toujours par excès d’originalité, se soit montré cette fois si timide, et qu’il ait reproduit, tout en les altérant, la pose, l’intention, la silhouette générale de notre saint Michel du Louvre? Quel besoin de nous donner encore un saint Michel, si ce n’était pas pour en faire un entièrement à sa façon? Tout à l’heure nous verrons qu’avec l’Héliodore il en use plus librement, qu’il interprète à sa manière cette page des Macchabées. Sans tout admirer, tout absoudre dans sa version nouvelle, nous comprendrons qu’il s’en soit épris, qu’il ait tenu à la produire, qu’il ait cédé à cette séduction, tandis qu’ici qui l’a poussé ? Pourquoi cette reproduction tout à la fois littérale et infidèle ? A-t-il pensé que pour faire du neuf il suffisait d’élargir le champ de son tableau, d’en rendre la coloration plus vive et plus intense, de détacher la figure dominante sur un de ces nuages phosphorescens dont sa chaude palette possède le secret, ou bien encore d’ajouter à la scène un fond de paysage, morne désert où gisent les cadavres des rebelles dont l’archange a déjà triomphé? Ces accessoires ne sont pas sans poésie, et on y sent la main d’un maître; mais ils ne changent rien au groupe principal, ils ne déguisent pas ce caractère d’imitation dont tout d’abord on est si étrangement frappé.

Ce n’est pourtant qu’une apparence : les deux groupes au fond ne se ressemblent pas. Le saint Michel du Louvre pose franchement le pied sur le corps du démon avant de le percer de cet épieu qu’il tient en ses deux mains; il l’étouffe, il l’écrase, moins du poids de son corps que de sa force surhumaine, car tout en l’écrasant il laisse voir qu’il a des ailes, qu’il est un être aérien : contraste merveilleux qui ne vient pas seulement de ces plumes qu’il porte aux épaules, plumes indiquées sobrement et presque en raccourci, mais d’un certain élan surnaturel imprimé à la figure tout entière. Qu’a fait M. Delacroix pour ne pas copier trait pour trait son modèle? Il a mis de côté ce caractère complexe, cet inexplicable mélange de deux natures contradictoires, cette simultanéité de la force de pression et de la force d’ascension; il n’a cherché qu’à rendre son archange de plus en plus aérien, sauf à lui supprimer toute énergie et toute consistance. Faut-il donc s’étonner si le nouveau saint Michel a cet air grêle et sautillant? Il voltige dans l’air comme un oiseau, comme un ballon. Au lieu de fouler du pied son adversaire, il l’effleure à l’épaule et seulement du talon : pose effrayante en vérité! le point d’appui lui manque, et sans ces grandes ailes déployées il tomberait sur votre tête.

Je ne veux pas insister : de ces trois compositions, celle-ci est, à tous égards et de beaucoup, la moins heureuse. Mieux vaut donc ne s’y point arrêter. Un seul mot cependant pour regretter encore qu’au lieu d’innover ainsi seulement dans le détail, l’artiste n’ait pas pris, comme il lui appartient, un parti vigoureux et retourné de fond en comble les données du sujet. Pourquoi, dans un plafond, conserver cette langue de terre qui sert de base aux personnages? Pourquoi ne pas nous transporter tout franchement dans les nuages? L’impétueux archange, au milieu de l’espace, fondrait à tire-d’aile sur le monstre, ailé comme lui; ce serait le combat, le duel à mort de l’aigle et du vautour : quelle occasion d’effets heurtés, d’expressions risquées, de lumières fantastiques, comme il en faut à ce talent fougueux ! Et la scène ainsi transformée aurait le double avantage de n’être plus la contrefaçon d’un chef-d’œuvre et de supprimer ces rochers, ces gazons qui, suspendus à trente pieds du sol, ne laissent pas le spectateur en suffisante sécurité.

Cela dit, passons à l’Héliodore. C’est encore avec Raphaël que la lutte va s’engager, et sur un terrain qui, au premier aspect, ne semble guère moins périlleux. Quelle œuvre en effet que cet Héliodore du Vatican? Ce n’est pas seulement un groupe, une figure, une merveille isolée; c’est quelque chose de plus désespérant, un vaste ensemble dont les moindres parties sont autant de chefs-d’œuvre, une scène à la fois ordonnée et vivante, symétrique et tumultueuse, aussi claire que compliquée, une scène où le génie du peintre, sans cesser d’être pur, devient tragique et passionné. Jamais ce gracieux pinceau se montra-t-il plus ferme, plus hardi, plus puissant? Que faire de neuf sur un pareil sujet? La lutte n’est-elle pas encore plus difficile avec l’Héliodore qu’avec le saint Michel? Oui, mais cette fois, nous l’avons dit, M. Delacroix a pris ses précautions : point de comparaison directe; la même action, les mêmes personnages, et cependant un tout autre tableau. Il a d’abord eu soin de changer le lieu de la scène : ce n’est plus au milieu du sanctuaire, devant l’autel, devant le pontife en prières que le spoliateur est foudroyé, c’est hors du temple, sur an immense escalier qui descend aux parvis extérieurs. De gigantesques colonnes, asiatiques de style et de proportions, soutiennent l’édifice et coupent le tableau dans toute sa hauteur. Rien ne ressemble moins, comme on voit, à la décoration choisie par Raphaël, à cette élégante série d’arcades et de coupoles dans le goût du Bramante, qui comme perspective au centre de sa composition. Du temps de Raphaël, ces sortes d’anachronismes ne révoltaient personne; qui se souciait alors de la couleur locale, de la vérité chronologique, dont il faut plus ou moins s’occuper aujourd’hui? Le peintre cherchait les lignes les mieux appropriées à la scène qu’il voulait rendre, sans s’inquiéter s’il attribuait à Salomon les façons de bâtir pratiquées sous Jules II. Je ne dis pas, notez bien, que le motif architectural inventé par M. Delacroix soit exactement hébraïque, et que le temple de Jérusalem eût des abords aussi étranges que ce colossal escalier; mais il y a là du moins, dans le volume et la hauteur des colonnes, dans le style de l’ornementation, une certaine analogie avec les caractères, aujourd’hui parfaitement connus, des constructions religieuses de l’antique Orient. L’innovation est donc heureuse; je dis plus, elle était nécessaire. Si maintenant, dans cette architecture, vous trouvez quelques incohérences, si les règles de la perspective y sont peu respectées, si l’escalier, par exemple, est aussi raide qu’une échelle, à tel point qu’il y aurait danger d’en tenter l’escalade, qu’importe? Tout ce fond de tableau n’en est pas moins grandiose et hardiment conçu. Ici du moins l’artiste se retrouve, son audace ne lui fait plus défaut.

Et ce n’est pas tout. Le théâtre une fois transformé, vient le tour des acteurs. Voyez d’abord au milieu de la scène cette masse flottante, de couleur violacée, qui semble tomber du ciel. Est-ce un être vivant? N’a-t-il pas forme humaine? Oui, mais les pieds sont en l’air et la tête est en bas. Quelle sinistre figure! quels yeux! comme ils flamboient! Ces mains sont armées de verges; vous croyez voir une Euménide. Comment ce personnage se tient-il dans l’espace? Point d’ailes à ses épaules, pas le moindre support; rien qui rassure votre imagination. Si aguerri que vous soyez aux apparitions fantastiques, cette culbute en permanence doit vous causer quelque émotion. Vous n’êtes pas au bout. Voici à votre gauche, dans le bas du tableau, un autre porteur de verges, moins apparent, moins lumineux, mais tout aussi terrible, qui, sans tomber des nues, n’en est pas moins aussi dans une position des plus extraordinaires. Comme son frère, il n’a point d’ailes, et comme lui il flotte, il se soutient en l’air, mais d’une autre façon, à quelques pieds du sol, horizontalement. Il plane, ou, pour mieux dire, il rampe dans le vide, il se glisse, il s’allonge vers le coupable qu’il doit frapper. Rien de plus étrange, de plus inattendu que ces deux figures, l’une sortant, comme un tiroir, des flancs d’une muraille, l’autre tombant du ciel comme un aérolithe.

On le voit donc, en fait d’audace, M. Delacroix prend sa revanche. Le voilà loin de son modèle. Les deux flagellateurs du Vatican n’ont point d’ailes non plus, bien qu’ils ne touchent pas la terre, mais ils bondissent plutôt qu’ils ne volent. Ils ne font point de tours de force, point de sauts périlleux, ils ne marchent pas sur le ventre. Debout, la tête haute, ils vont rasant le sol : en sont-ils moins légers, moins impétueux, moins terribles? Le grand art, quand on représente en peinture des faits miraculeux, est de n’en pas outrer l’expression, de donner au surnaturel un certain air de vraisemblance qui aide à le faire accepter. La difficulté vient ici de cette lutte contre un chef-d’œuvre. Comment rester dans la juste mesure? Quand la vraie route est occupée, quel chemin se frayer? Vous êtes entre deux écueils : ou côtoyer votre modèle et tomber dans l’imitation, ou chercher du neuf à tout prix, et en cherchant le neuf aller jusqu’au bizarre. Pour ma part, si entre ces extrêmes il me fallait absolument choisir, je n’hésiterais pas : mieux vaut encore risquer de s’égarer que de marcher en laisse; tout plutôt que l’imitation! Je comprends cependant qu’on soit d’avis contraire. Il y a des gens que la témérité révolte, qui ne pardonnent pas une offense à leur goût, un trouble dans leurs habitudes : ceux-là sont hors d’état d’accepter de sang-froid ces deux anges; mais si vous êtes par bonheur d’humeur plus débonnaire, si vous vous résignez sans prévention, sans colère, aux allures hasardées de ces ceux habitans du ciel, vous aurez votre récompense. Regardez bien : quelle énergie dans ces têtes! quel feu dans ces regards! quel jeu puissant dans tous ces membres! Isolément et pris à part, ces chérubins farouches sont deux morceaux de grande et puissante peinture. Je ne leur fais qu’un reproche : ils prennent un plaisir trop vif et trop personnel au châtiment qu’ils infligent; ils frappent pour leur propre compte, comme s’ils obéissaient non pas à la justice, mais à la passion. L’ange exterminateur lui-même ne doit pas laisser voir de haine pour ses victimes; il faut qu’on sente, même quand il frappe, que c’est un ordre qu’il accomplit, et que, si Dieu l’avait laissé faire, il serait compatissant. Je voudrais donc dans ces regards le même feu, j’y voudrais moins de rage. Aussi j’ai plus de sympathie pour ce troisième envoyé du ciel, ce sévère et brillant cavalier à l’armure et au sceptre d’or, aux ailes épanouies (car celui-là porte des ailes, bien que, soutenu par son cheval, il pût, à vrai dire, s’en passer). J’aime son expression calme, bien qu’indignée, méprisante sans cruauté. Il préside au supplice sans y mettre la main, et ne touche au coupable qu’en poussant sur lui son cheval, qui le renverse et le foule aux pieds. Quel dommage que les défauts de la monture nuisent un peu au cavalier! Que vient faire là cette robe d’un gris si violent et si dur, ce gigantesque poitrail, cette encolure en col de cygne d’une ampleur si exagérée? Tout cela trouble le spectateur et le détourne d’admirer la pose, le mouvement, l’inspiration de la figure. Faut-il le dire? ce cavalier me semble de meilleure race, et à certains égards il me satisfait mieux que son rival du Vatican. Il est moins bourru, moins brutal ; il y a dans son attitude, dans sa personne, dans ses traits, je ne sais quoi de serein, de noble, d’idéal. Ce n’est pas un centurion en colère, c’est vraiment un archange. Je ne promets pas à M. Delacroix d’avoir souvent à exprimer de pareilles préférences; mais, puisque l’occasion s’en trouve, je me complais à la saisir.

Cette bonne fortune va, je le crains, m’abandonner en parlant des autres personnages, à commencer par l’Héliodore lui-même. Je le vois là couché tout à plat sur le dos, la tête renversée, les bras en croix, une jambe à demi relevée. Cette posture peut sembler naturelle, on peut la proclamer naïve, l’admirer même et trouver au contraire trop de noblesse et trop de style chez l’autre Héliodore, terrassé lui aussi, mais faisant un suprême effort pour se tenir sur son séant et repousser du geste et de la voix les coups qui le vont frapper. Je veux bien qu’il y ait dans cette pose quelque chose d’un peu trop dramatique; en revanche, l’Héliodore nouveau est, à mon sens, trop sans façon. Sans se draper pour mourir, on peut ne pas tomber si maladroitement, laisser voir un peu mieux son visage, ne pas soulever sa jambe, ne pas la laisser ainsi éternellement en l’air sans point d’appui, ce qui, par sympathie, cause à ceux qui la voient une véritable fatigue. J’avoue pourtant que cette prostration complète du principal personnage, qui au point de vue pittoresque laisse tant à désirer, répand sur tout l’ensemble de la composition une grande impression de terreur. A voir ce corps par terre, renversé, presque mort avant même d’avoir été atteint, on sent qu’une force invisible, un mystérieux orage, a précédé l’apparition du cavalier et de ses deux compagnons. Cet orage ou plutôt le souffle de Jéhovah lui-même, on le devine, on l’entend; c’est lui qui agite et soulève ces lourdes tapisseries suspendues aux colonnes. Aussi quelle épouvante chez les complices du sacrilège, chez ces grossiers soldats qui l’ont aidé dans son pillage et s’en vont les épaules chargées de vases d’or et de bijoux sacrés ! Qu’ils soient violemment émus, qu’ils se retournent stupéfaits et comme à demi foudroyés eux-mêmes, rien de mieux; mais pour exprimer leur terreur était-il nécessaire de les rendre si laids? Je défie qu’en Syrie, dans toute l’armée de Séleucus, on eût trouvé la figure de ce premier soldat, à votre droite, dans le coin du tableau. Pour arriver à un profil et à un nez comme celui-là, il eût fallu remonter jusqu’en Thrace, même au-delà de la Propontide. C’est un type de Cosaque, et cette barbarie des visages est ici d’autant plus inattendue qu’elle s’associe à des gestes et à des attitudes d’une ampleur solennelle et presque académique.

Quoi qu’il en soit, malgré tant de témérités, d’étrangetés, d’incohérences, la scène est grande, extraordinaire, attachante et d’un puissant effet. Encore un coup, glissez sur les détails, chassez les souvenirs et les comparaisons, ne pensez ni à Raphaël ni à rien de complet, d’achevé, de fini en peinture, laissez-vous franchement aller, et vous serez, je ne dis pas charmé, mais profondément remué par l’intelligente vie cachée sous ce fracas de couleurs et de. formes. Pour moi, j’aurais tous les regrets du monde que ce nouvel Héliodore n’existât pas, d’abord parce qu’en elle-même l’œuvre est originale et de haute valeur, puis parce qu’elle aide à mieux comprendre l’Héliodore du Vatican. Rien n’enseigne à goûter les douceurs de la paix comme une heure de tumulte. Avant d’avoir connu la chapelle des Saints-Anges, lorsque, rappelant mes souvenirs, je me transportais en pensée devant ce Jules II vainqueur, assistant au châtiment allégorique des spoliateurs du saint-siège, ce qui me charmait le plus dans cette incomparable fresque, c’étaient les femmes, les enfans, les hommes d’un dessin si splendide, d’une si ravissante beauté : je n’avais des yeux, je l’avoue, que pour chaque tête, chaque groupe en particulier, tandis que la composition, je m’en occupais à peine, ou plutôt elle me semblait un peu trop symétrique, coupée en deux parties trop justement égales et divisée par un vide d’une largeur démesurée. Or maintenant, tout au contraire, c’est la composition, c’est l’ensemble, c’est la grandeur de l’ordonnance qui me confondent d’admiration. J’en prise d’autant plus le savant équilibre et la clarté monumentale que je sors d’un spectacle plus confus et plus turbulent. Ce vide au milieu de la scène, ce vide qui m’étonnait, je le comprends, c’est le trait du génie. Non-seulement il sépare par une démarcation visible les êtres surnaturels qui accomplissent le miracle et les simples mortels qui le contemplent, non-seulement il exprime d’une manière saisissante le mouvement de recul, le refoulement précipité que le passage des trois anges vient d’imprimer à ce flot de peuple à la fois effrayé et criant anathème, mais l’intention principale de ce vide insolite est de dégager, de mettre en évidence, au cœur même de la composition, le grand-prêtre et l’autel, de faire ainsi bien voir que c’est au nom de l’autel et à la voix du grand-prêtre que la vengeance est descendue du ciel. Est-il une conception pittoresque plus éloquente, plus profonde et plus simple? Il n’y a pas jusqu’à ce Jules II apparaissant porté sur la chaise papale qui ne donne à l’œuvre tout entière un caractère unique d’originalité. C’est un acteur muet, ou plutôt ce n’est point un acteur. Ni le pontife, ni les hommes qui le portent ne prennent part à l’action; ils ignorent ce qui se passe autour d’eux et ne sont en communication qu’avec le spectateur. Ce sont de purs portraits, des armoiries vivantes. Comme les donateurs dans les tableaux du moyen âge, ils restent étrangers aussi bien à la partie humaine qu’à la partie mystique du tableau. L’usage de réunir ainsi dans un même cadre des portraits et des sujets de piété sans relation directe entre les deux ordres de personnages fut. comme on sait, longtemps universel, et il tombait à peine en désuétude quand Raphaël en cette circonstance se plut à le raviver: sorte d’innovation archaïque pleine de grandeur et d’à-propos. Aussi n’est-ce pas sans un certain sourire que vous aurez peut-être entendu de très habiles gens, des critiques en renom, prendre pour un anachronisme cette apparition de Jules II dans le temple de Jérusalem, et trouver fort mauvais, une fois l’invraisemblance admise, que le saint-père et son monde soient si maussades, si distraits, et ne daignent ni s’associer aux sentimens du peuple qui les entoure, ni même tourner les yeux sur le drame qui se joue à côté d’eux. La méprise n’est-elle pas étrange? Mais ce n’est pas le lieu de m’arrêter à ces détails; nous ne sommes pas au Vatican, Si je n’y prenais garde, l’Attila, le Saint Pierre, la Messe de Bolsena sont là dans cette même salle, je risquerais de m’y laisser prendre. Retournons donc à Saint-Sulpice. Aussi bien nous y allons trouver M. Delacroix sur un autre terrain, livré à ses propres forces. Plus de comparaison, plus de lutte, et partant moins d’efforts pour se singulariser. Malgré l’attrait curieux qui m’attache à son Héliodore, j’ai hâte d’être en face de son Jacob, c’est-à-dire de n’avoir plus affaire qu’à lui.

La première condition pour peindre ce second pan de mur, exactement semblable au premier et de dimensions et de forme, c’était de conserver certains rapports, certaine analogie dans l’échelle des deux décorations. Pour que deux œuvres qui se font pendant ne se nuisent pas l’une à l’autre, il faut que les proportions générales n’en soient pas trop discordantes. Or c’est ici que j’aperçois dans tout son jour un des dons de M. Delacroix qu’on peut le moins lui contester, le sentiment décoratif, cette partie vraiment supérieure de son talent. Que de peintres aujourd’hui se croiraient obligés, pour nous représenter les vastes champs d’Edom, le lieu désert où Jacob fut rencontré par l’ange, d’imaginer un site bien oriental, c’est-à-dire bien aride, bien nu, bien désolé! Or vous figurez-vous quelques roches poudreuses, quelques pauvres broussailles, en regard de ces murs gigantesques, de ces immenses propylées que nous venons de parcourir? De telles dissonances ne sont jamais à craindre avec M. Delacroix. Il a senti qu’en face de ses colonnes de granit il lui fallait d’autres colonnes de taille et d’importance au moins égales. De là ces arbres séculaires, ces magnifiques chênes plantés si fièrement sur ce petit monticule qui abrite et domine la paisible prairie où vont lutter les deux athlètes. Quels arbres! Tout en est colossal, les troncs, la ramure, le feuillage. Ce sont de vrais géans, des enfans du vieux monde échappés au déluge. Comme ils ombragent cette oasis! Quelle fraîcheur, quel mystère au bord de ce ruisseau? Est-ce bien l’Orient? Je ne sais, mais c’est le paysage le plus poétiquement biblique que vous puissiez rêver.

Me voilà donc sous le charme, et cette fois sans réserve. J’accepte cette façon d’interpréter la nature, de la tailler en grand; je l’accepte sans chicaner sur rien, ni sur les coups de brosse un peu trop violens, ni sur les durs contrastes de ces végétations si diverses : l’effet d’ensemble domine tout. Je n’ai de doutes que sur les personnages. L’attitude de ces deux lutteurs, est-ce bien celle qu’il eut fallu choisir? Je conviens que Jacob, aux prises depuis la veille au soir avec cet inconnu qui veut le terrasser, a bien pu quelquefois, dans cette longue nuit, se jeter, par un effort suprême, tête baissée, comme un tableau. sur son immobile adversaire: mais le plus souvent, ce me semble, c’est lui qui a dû résister. Ou le récit de la Genèse n’a pas de sens et n’est qu’un vain symbole. ou nous devons supposer que Dieu veut éprouver son serviteur, sonder son cœur et ses reins. Or la gloire de Jacob, ce n’est pas d’avoir par moment, avec une fureur impuissante, donné du front contre l’ange, c’est d’avoir constamment soutenu son étreinte, c’est de n’avoir pas ployé. M. Delacroix, il est vrai, s’est proposé de peindre ce dernier moment de la lutte où l’ange, en touchant du doigt la cuisse de Jacob, dessèche un de ses muscles; mais d’où vient que le messager divin abuse ainsi de sa puissance et se permet, pour en finir, de rendre son adversaire boiteux? Est-ce donc qu’il se sente en péril, qu’il ait besoin de se défendre contre un assaut désespéré? Non, c’est qu’il a vu briller au sommet des montagnes les premiers feux de l’aurore, qu’avec le jour sa mission doit finir, et qu’il lui tarde de remonter aux cieux.

Je crois donc qu’il y aurait eu profit à intervertir les rôles, à prêter à Jacob une attitude résistante qui donnât mieux l’idée de sa victoire morale. L’effet pittoresque lui-même n’y aurait rien perdu, et l’esprit serait plus satisfait. Du reste, la pose admise, l’attitude assaillante une fois adoptée, je ne crois pas qu’on put l’exprimer avec plus d’énergie que ne l’a fait M. Delacroix. Son Jacob manque un peu de noblesse : il a la puissance d’un Hercule et la rusticité d’un pâtre: on voudrait quelque chose de plus, quelque chose qui fît pressentir le futur patriarche: mais quel mouvement! quelle vie! comme ce corps tout entier s’élance d’un seul bond! Quel choc! on croit l’entendre. Il faut un immortel pour n’y pas succomber. Cet immortel, je dois le dire, a bien aussi quelques défauts. Ses jambes sont un peu lourdes et toute sa personne un peu matérielle. Ce n’est pas la noblesse, encore moins la grandeur qui lui manquent: il est trop dépourvu d’élégance, ou pour mieux dire de spiritualité. Après tout, on s’en aperçoit peu. Les figures ne tiennent pas ici la place principale: on pourrait presque dire qu’elles ne sont qu’accessoires, tant la passion, la vie, le rôle actif et animé sont dévolus au paysage. Depuis les premiers plans jusqu’à la crête de ces montagnes dorées par le soleil levant, tout vous captive et vous attache dans cette puissante conception, qui n’a guère d’analogues, même chez les maîtres italiens qui ont traité le plus largement le paysage décoratif. Rien de banal, rien d’inutile. Comme ce chemin creux est habilement jeté dans ce coin perdu du tableau ! comme on y sent passer, à travers la poussière, ces troupeaux, ces pasteurs, ces femmes, ces enfans! comme on suit au loin les méandres de cette longue caravane, et comme tout ce monde court bruyamment sans se douter qu’un combat solitaire se livre à deux pas de là! Ce tumulte, à peine indiqué, suffit à faire mieux sentir l’obstination, l’acharnement et le mystère de la lutte.

Je n’ai pas le courage de demander compte à M. Delacroix d’une légère inexactitude dans l’interprétation de son texte. C’est à la première aube que le combat devrait finir, et il fait clair dans son tableau à peu près comme en plein midi. Peut-être qu’un effet de lumière plus douteuse, de jour naissant, de crépuscule, aurait jeté sur cette scène quelque chose de plus poétique encore, et comme une teinte énigmatique en rapport avec le sujet ; mais d’un autre côté je ne m’étonne pas, quand on a du soleil sur sa palette, qu’on tienne à en tirer parti. Aussi mon regret le plus vif n’est pas cette licence que s’est donnée le peintre d’éclairer un peu trop son œuvre, c’est qu’il soit si difficile de la bien voir, d’en jouir à son vrai point de vue. Cette chapelle est trop étroite ; le spectateur n’a pas assez de reculée. Vous voyez un peu moins mal l’Héliodore que le Jacob, parce qu’en sortant de la chapelle et en reculant de quelques pas sous les voûtes du bas côté, vous l’apercevez encore, et à bonne distance ; c’est même en s’éloignant davantage, en se plaçant au point de jonction de la grande nef et du chœur, en dirigeant son regard à travers les arcades sur ce qui apparaît de l’Héliodore, que l’on peut vraiment juger de la puissance de cette coloration, et sentir combien la distance lui donne d’harmonie, de transparence et de légèreté.

Encore un mot : je voudrais ne pas oublier, dans l’intérieur de la chapelle, aux quatre coins de l’ovale du plafond, sur les pendentifs de la voûte, ces quatre anges en grisaille, si calmes, si modestes, si sobrement disposés pour marier en quelque sorte par des tons neutres et presque éteints le lumineux éclat des parois latérales et l’éclat chatoyant du plafond. J’insiste sur ces quatre anges, parce que j’y vois une de ces contradictions piquantes qui abondent chez M. Delacroix. De même que lorsqu’il lui prend envie de faire de la critique, lorsqu’au lieu d’un pinceau c’est une plume qu’il manie, ses goûts, ses idées, ses préceptes deviennent châtiés, on pourrait presque dire classiques, de même ici, dans ces grisailles, la couleur mise de côté, il semble écrire au lieu de peindre. Si j’ose ainsi parler, c’est sa palette qui le grise, ou tout au moins qui lui suggère des séductions, des entraînemens de couleur dont sa raison n’est plus maîtresse.

Et maintenant faut-il conclure ? Faut-il donner le dernier mot de tous ces jugemens un peu contradictoires que je viens de risquer en passant ? Je n’ai pas besoin de dire que mes instincts, mes goûts, mes convictions, mes préférences, sont presque à chaque instant froissés par M. Delacroix, et que je goûte néanmoins, que je comprends, que j’aime son talent, quelle conclusion logique puis-je tirer de là? Rien de plus malaisé, de plus compromettant, que de parler d’un tel homme à cœur ouvert, de bonne loi. Il a de tels admirateurs, que, même en l’admirant aussi, très franchement, mais sous réserve, on semble froid et presque malveillant; il a de tels antagonistes, qu’à signaler seulement ses défauts sans colère, sans anathème, on fait l’effet d’un complaisant. La destinée de certains hommes est de n’être loué ni critiqué qu’avec passion. J’entendais l’autre jour deux artistes, gens d’esprit, connaisseurs éprouvés et de sincérité parfaite, qui tous deux sortaient de Saint-Sulpice. Pour l’un, cette chapelle était une œuvre sans pareille, éblouissante, immense, un éclair de génie : l’autre au contraire la tenait pour une informe ébauche, sans style et sans pensée, pure peinture d’opéra, œuvre non pas d’artiste, mais de décorateur. L’un proclamait l’échec et l’autre le triomphe. Lequel avait raison?

Ce que j’affirme en toute sûreté, ce que je crois incontestable, c’est qu’il n’y a pas échec, et que, bien loin de là, l’artiste, à certains égards, est resté dans cette grande épreuve plus qu’égal à lui-même. Maintenant cela veut-il dire qu’il se soit amendé, qu’il ait tenté le moindre effort pour s’élever à un style plus sévère, à une forme plus épurée, à des contours moins hésitans, à un rendu plus ferme et plus serré, que la pensée lui soit venue de corriger ou seulement d’adoucir un seul de ses défauts, chers défauts qui lui ont valu, j’en conviens, une partie de ses succès, et dont ses adulateurs ne parlent qu’à genoux? Non assurément, non. Et qui donc espérait cette métamorphose? Pensait-on qu’appelé pour la première fois à décorer les parois d’une église, M. Delacroix, subitement illuminé, allait nous donner le spectacle de sa conversion esthétique, et se soumettre à l’austère discipline, aux chastes conditions de la vraie peinture religieuse? N’était-ce pas au contraire un fait certain, et comme écrit d’avance, qu’à Saint-Sulpice, comme au Palais-Bourbon, comme à l’hôtel-de-Ville, comme au palais du Luxembourg, il ne plierait son talent à aucune autre entrave, et ne s’attacherait avec amour à aucun autre but qu’à l’effet pittoresque? Si c’est là qu’est l’échec, je n’en disconviens pas, l’échec existe : rien de moins religieux, c’est-à-dire de moins sobre et de moins tempéré que la chapelle des Saints-Anges; mais franchement, que voulait-on qu’il fît? Un froid pastiche, une pure parodie des adorables fresques de Masaccio et d’Angelico? M. Delacroix peindre sans clair-obscur, sans ombres, sans lumières, sans saillies! n’appliquer sur un mur qu’un épidémie de couleurs simulant tout au plus l’épaisseur d’une tapisserie, et renoncer par conséquent aux profondeurs, aux perspectives, à la pompe, aux richesses, à tout ce qui parle aux sens! Alors que lui resterait-il? C’est presque un suicide qu’on demande. Laissons chacun suivre sa voie. J’aurais sans doute autant aimé qu’au lieu de Saint-Sulpice, ce fût quelque palais, quelque salle mondaine, qui cette fois encore s’ouvrît à M. Delacroix; mais, même en ce saint lieu, on ne peut, ce me semble, reprocher à son œuvre aucune disparate qu’il y ait sujet de regretter; seulement, j’en conviens, ce n’est ni la prière ni le renoncement aux choses de ce monde qu’une telle peinture nous enseigne. Sa signification, ou plutôt son charme et sa parure, c’est la vie, la vie surabondante, c’est l’entraînement et l’éclat d’une impérissable jeunesse.

La jeunesse, voilà le véritable mot! Tout le monde en France est plus ou moins changé depuis ces trente ou quarante ans. Les plus aventureux esprits ont peu à peu coupé leurs ailes. L’espoir, la confiance, les illusions, les théories, la foi en ses doctrines et en soi-même, tout s’est usé, tout a vieilli, tout, excepté M. Delacroix : il n’a pas pris un jour. Gardez-vous d’en conclure qu’il se soit pétrifié dans les idées de son jeune âge, comme ces muscadins qui, même encore sous la restauration, portaient les modes du directoire en souvenir de leurs triomphes. Non, il n’est pas immobile, il a marché avec son temps, le moins possible cependant, et en restant soi-même envers et contre tous. Sauf les toiles de ses premières années, où se trahit certaine hésitation, certaine influence des tentatives contemporaines, sauf par exemple sa Mort de Sardanapale, dont Bonington et Devéria ont fait en partie les frais, on peut dire que toutes ses productions, grandes ou petites, sont depuis près d’un demi-siècle marquées au même sceau. Une telle persévérance est presque sans exemple. Pour les artistes en général et surtout pour les peintres, la vie, quand elle se prolonge, se transforme et se diversifie; à certains jours, il leur vient des scrupules, des doutes, des regrets; ils font des expériences, des retours en arrière ou des pas en avant; ils ont des manières successives : rien de tout cela chez M. Delacroix. A peine çà et là d’insensibles modifications, simples nuances provenant de la diversité des sujets plutôt que du changement des méthodes. Au fond, il est toujours le même, toujours le jeune romantique de 1828, ardent, confiant, téméraire, heurtant de front les traditions, même celles qui sont mortes, pour le plaisir de les heurter. Aussi j’oserais dire qu’à son contact, à son exemple, on se sent rajeunir soi-même. Ces témérités de pinceau, ces notes éclatantes que chaque jour il se permet encore, ce sont les mêmes qui vous éblouissaient quand vous aviez vingt ans; elles vous transportent à votre insu dans vos jeunes années, comme un air national inspire aux exilés l’illusion de la patrie.

Je ne connais qu’un homme aujourd’hui, parmi les vétérans de l’art, qui ne soit pas moins jeune que M. Delacroix; cet homme est M. Ingres. Je vais sans doute les étonner tous deux en leur trouvant un trait de ressemblance; mais, si différens qu’ils soient en toutes choses, n’ont-ils pas même ardeur, même foi, même persévérance, même fidélité à leurs idées, même horreur de toute transaction? Aussi ne nous étonnons pas si par un sort commun, l’un comme l’autre, ils ne sont populaires, c’est-à-dire franchement acceptés et compris, que dans le cercle de leurs sectateurs et de leurs initiés, tandis que le public, cette masse indifférente qui dans les questions d’art prétend juger, tout en disant : Je ne m’y connais pas, cette masse qui n’aime rien de hardi, rien de fier, qui veut des complaisans et des flatteurs, les tient pour suspects l’un et l’autre, et ne leur pardonne pas cette sorte de raideur et d’aristocratie.

Chaque jour cependant, j’aime à le dire, le cercle, autour de M. Ingres, a l’air de s’agrandir, ou tout au moins les réfractaires et les sceptiques deviennent moins nombreux ou plus dissimulés. La notabilité de ce talent hors ligne est maintenant si grande que la révolte ouverte semble presque impossible. Et puis la pureté du dessin, la perfection du style, la magie de l’exécution sont des qualités si visibles, si palpables en quelque sorte, qu’on ne peut guère les méconnaître. Les moins amis renoncent donc à nier le talent, et tout au plus ils se confessent hors d’état de le bien comprendre. Avec M. Delacroix, on n’a pas tant de peine à prendre; il prête mieux le flanc : les incrédules ont plus beau jeu. Quel prétexte à ne rien admirer que ces négligences de dessin, cette rudesse d’exécution et, disons-le, cet extérieur de décadence dans le choix de certains détails et de certains ajustemens, extérieur mensonger, puisque la vie et la vraie décadence sont deux termes incompatibles, et qu’ici la vie coule à flots, personne ne peut le contester! Mais le prétexte est bon, on le saisit, et vous trouvez des gens qui ne reculent pas devant l’absurde conséquence de nier jusqu’à l’existence de ce vigoureux talent. Pour moi, si classique qu’on soit, je soutiens qu’on est inaccessible aux émotions de l’art et qu’on ne sent pas même ces beautés plus sévères qu’on prétend admirer, si l’on n’a pas de temps en temps des tendresses pour M. Delacroix. Qu’on le querelle, je l’admets; de rudes vérités, je les comprends, et je me permets d’en dire moi-même, mais à la condition de les entremêler de francs et sincères éloges, et de bien laisser voir que si à aucun prix je ne voudrais que nos jeunes peintres prissent modèle sur M. Delacroix, je ne l’en tiens pas moins pour un maître, un vrai maître, dont, à coup sûr, le nom vivra, et qui dans notre école aura sa place à part, grâce à l’éclat de sa puissante originalité.


LOUIS VITET.