Belle-Rose/XLVIII

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Calman-Lévy (p. 491-504).

M. de Pomereux devina aux paroles de Belle-Rose que le danger était grand ; chez un homme de ce courage, elles indiquaient la certitude d’un péril imminent. Le comte saisit la main du capitaine et la serra.

– Vous avez prononcé un nom qui vous fait inviolable ; je réponds de vous corps pour corps, lui dit-il.

La Déroute s’était jeté sur le balcon et regardait dans la rue. À la lueur vacillante des étoiles, il aperçut quatre ou cinq hommes qui allaient et venaient parlant à voix basse ; il tendit l’oreille et put entendre quelques mots de leur conversation.

– C’est ici…

– Parbleu ! il a grimpé le long du mur comme un chat…

– J’ai entendu tomber la vitre qu’il a mise en pièces…

– Tenez, le verre craque sous mes pieds !

– S’il était resté un instant de plus sur le balcon, je lui mettais la balle de ce mousquet dans le dos ; mais il a disparu au moment où mon doigt pressait la détente, dit le cinquième.

Un autre accourut du bout de la rue.

– Et Landry ? lui demanda-t-on.

– Il est mort, et je l’ai laissé au coin d’une borne.

– Ma foi, il faut attendre, reprit celui qui paraissait le chef de la bande et qui tenait une épée nue à la main.

Au moment où Gargouille avait quitté celui qu’on venait de nommer Landry, il avait pris sa course du côté de l’hôtel de M. de Louvois. Au coin de la rue des Lombards, il avait rencontré une troupe de soldats de la maréchaussée et l’avait envoyée, en l’engageant à se hâter, vers la rue du Roi-de-Sicile, où son camarade et lui supposaient que Belle-Rose se rendrait.

La maréchaussée arriva dans la rue de la Tixéranderie au moment où Landry tombait sous le poignard de Belle-Rose ; au cri du blessé, toute la troupe se jeta sur les traces du fugitif, qui semblait avoir des ailes ; Landry fit un effort désespéré pour leur indiquer du geste la direction qu’il avait suivie, mais Belle-Rose était en avance d’une centaine de pas, et l’on a vu comment il avait pénétré dans l’hôtel de M. de Pomereux.

– Vos bandits sont là ! dit tout bas la Déroute en se tournant vers le capitaine.

– La rue est à tout le monde, mais l’hôtel est à moi, dit le comte fièrement.

– Laissez-moi prendre mes pistolets, et je chargerai toute cette canaille, reprit le sergent, à qui la pensée du péril qu’avait couru son maître donnait la fièvre.

– On ne fait pas de sortie quand le siège n’est pas commencé, dit M. de Pomereux en souriant. Avant de combattre, nous parlementerons.

La Déroute repoussa les pistolets dans sa ceinture et retourna à la fenêtre ; caché derrière le volet, il pouvait tout sans être vu. Un changement s’était opéré dans la manœuvre de l’ennemi ; il n’y avait plus que deux hommes devant la grande porte ; les autres s’étaient dispersés autour de l’hôtel, veillant sur chaque issue.

– La place est investie, dit la Déroute, la tête tournée vers le comte ; faut-il ouvrir le feu ?

– Eh ! non, mordieu ! ne saurais-tu trouver dans ton esprit d’autres ressources que des batailles ? s’écria le comte.

Belle-Rose s’informa de Gaston.

– Oh ! reprit la Déroute, le petit bonhomme est en train de dormir pour vingt-quatre heures si nous le laissons faire.

Comme il parlait encore, on entendit au milieu de la rue le galop précipité d’un cheval. Les yeux de chat de la Déroute eurent bien vite reconnu le cavalier qui accourait à toute bride.

– M. de Charny ! murmura-t-il.

– C’est bien, dit M. de Pomereux : le tigre après les loups.

Trois secondes après, un coup violent ébranla la porte de l’hôtel ; un autre coup le suivit brusquement.

– Jean, reprit le comte en s’adressant à l’un de ses laquais, prenez un flambeau, ouvrez la porte, et conduisez vers moi la personne qui frappe. Elle seule, entendez-vous ?

Le laquais s’inclina et sortit.

– Quoi ! s’écria la Déroute, vous introduisez l’ennemi dans la place ?

– Comme tu vois, mon pauvre camarade, et, de plus, je mets la garnison aux arrêts.

La Déroute regardait le comte de tous ses yeux.

– Aux arrêts, dites-vous ?

– Là, dans la chambre voisine, où tu vas passer en compagnie de Belle-Rose, reprit M. de Pomereux.

En achevant ces mots, il ouvrit une porte cachée dans la draperie et introduisit le capitaine et le sergent dans une petite pièce où il y avait un lit de repos.

– Rêve, médite ou dors si tu veux, ajouta-t-il en se tournant vers la Déroute ; mais surtout ne parle que si l’on t’interroge.

Le comte pressa de nouveau la main de Belle-Rose et tira la porte sur lui. On entendait à l’intérieur un bruit de pas sur l’escalier.

– M. de Charny ! cria le laquais en livrant passage au favori.

M. de Pomereux montra du geste un fauteuil près de la cheminée.

– Il est un peu bien tard pour faire une visite, monsieur, dit-il à M. de Charny avec courtoisie ; mais vos visites sont si rares que je n’ai point à m’inquiéter de l’heure que vous choisissez.

– Ce n’est point une visite, monsieur le comte, c’est une affaire qui m’amène, répondit M. de Charny.

– Peu importe le motif, votre présence me suffit et vous êtes le bienvenu.

– J’imagine, monsieur, que vous connaissez la raison grave qui m’a conduit à votre hôtel à une heure aussi avancée de la nuit ?

– Mon Dieu ! mon cher monsieur de Charny, vous avez une politique si profonde, et j’ai l’esprit si mal fait à l’endroit de cette politique, que peut-être auriezvous plus tôt fait de m’expliquer vos raisons. Je pourrais bien chercher trois heures et ne rien trouver après, si vous m’abandonniez à mes seules méditations.

M. de Charny comprit bien que M. de Pomereux raillait, mais il se contint.

– Alors, monsieur, reprit-il, je serai bref.

– Je suis tout oreilles, monsieur.

– Un homme s’est réfugié chez vous cette nuit ?

– Permettez ; il serait plus exact de dire qu’un de mes amis m’a rendu visite ; vous le savez, les visites se font à toute heure.

– Cet homme est en rébellion contre les lois du royaume.

– Mon Dieu ! les lois sont quelquefois si complaisantes !

– Il s’est révolté contre l’autorité du ministre qui représente le roi.

– Ce qui me plaît en vous, monsieur de Charny, c’est qu’on ne peut vous accuser de flatter la royauté. C’est bien beau dans un temps où il y a si peu de gens sincères.

– Tout à l’heure encore, continua M. de Charny, qui était résolu à ne pas s’arrêter aux épigrammes du comte, cet homme a tué ici près un des soldats de Sa Majesté.

– Pardon, mon bon monsieur de Charny, êtes-vous bien sûr que ce fût un soldat ? Les soldats ont-ils coutume de rôder la nuit sur les talons des gens comme des coupeurs de bourse ? S’il y avait quelque ordonnance nouvelle à ce sujet, je serais vraiment curieux de la connaître.

– Après cet assassinat…

– Un duel, monsieur.

– Après cet assassinat, reprit froidement M. de Charny, le meurtrier s’est jeté dans votre hôtel, où vous l’avez accueilli.

– Ma foi, mon cher monsieur, j’avoue que je n’ai point pour habitude de mettre à la porte ceux qui viennent me voir.

– Cet homme est ici.

– Je crois même qu’il a fantaisie d’y passer la nuit.

– Maintenant, monsieur le comte, je viens pour arrêter ce criminel d’État, et vous allez me le livrer sur-le-champ.

En achevant ces mots, M. de Charny s’était levé ; M. de Pomereux resta sur son fauteuil.

– Permettez, monsieur, dit-il de l’air d’un homme profondément étonné, il y a dans tout ceci une grave erreur, et je tiens à m’en expliquer. Avez-vous le loisir de me donner encore trois minutes ?

M. de Charny regarda le comte, ne devinant pas où il voulait en venir, mais soupçonnant un piège sous ces paroles :

– Parlez, monsieur, dit-il.

– Oh ! je serai bref comme vous, veuillez seulement vous rasseoir ; je suis très fatigué, et si vous restiez debout vous m’obligeriez à me lever, ce qui me contrarierait fort.

M. de Charny se rassit, la colère commençait à briller dans ses yeux.

– C’est bien à monsieur de Charny que j’ai l’honneur de parler ? continua M. de Pomereux.

M. de Charny sauta sur sa chaise.

– Êtes-vous en humeur de railler, monsieur ? s’écria-t-il.

– Point ; je suis en humeur de causer, si vous le permettez.

– Que signifie alors cette question ?

– Elle signifie tout bonnement que M. de Charny, l’honorable M. de Charny que j’ai eu si souvent le plaisir de rencontrer chez M. de Louvois, n’étant ni lieutenant criminel, ni conseiller au parlement, ni procureur au Châtelet, n’ayant enfin aucune charge de justice, n’a pas mission pour arrêter qui que ce soit.

M. de Charny se mordit les lèvres.

– Cependant, continua M. de Pomereux avec le même sang-froid, si, durant les quelques jours où j’ai été privé de votre compagnie, vous étiez entré dans la magistrature, veuillez me l’apprendre, et vous me verrez tout disposé à m’entendre avec vous.

– Eh ! monsieur ! il n’est point nécessaire d’être de robe pour avoir le droit d’arrêter un misérable ! s’écria M. de Charny que la rage tourmentait.

– Ce misérable est de mes amis, monsieur, et encore, si je consens à le livrer, ne dois-je le faire qu’à bon escient.

– Eh bien ! ne suis-je pas de la maison de M. de Louvois ?

– Sans doute.

– N’ai-je pas toute sa confiance ?

– On le dit.

– Ne m’a-t-il pas chargé de cent missions plus importantes que celle-ci ?

– Certainement.

– Et vous hésitez encore ?

– Pas le moins du monde.

– Enfin ! s’écria M. de Charny comme un homme déchargé d’un grand poids.

– Quand on est si bien avec un si grand ministre, on a bien toujours sur soi un petit ordre, quelque blanc-seing, une lettre de cachet, la moindre bagatelle. Exhibez-moi vos pouvoirs, et tout s’arrangera à notre contentement mutuel.

M. de Charny était pâle déjà ; la fureur le rendit livide. M. de Pomereux, qui attachait sur lui un regard perçant, avait deviné juste ; dans sa précipitation à suivre Gargouille, M. de Charny ne s’était muni d’aucun papier qui pût lui conférer un pouvoir officiel.

– J’attends, reprit le comte.

M. de Charny se leva d’un bond.

– Ainsi, vous refusez ? s’écria-t-il d’une voix tremblante de colère.

– Ai-je rien dit qui ressemblât à un refus, répondit M. de Pomereux sans quitter son fauteuil.

– Prenez garde, monsieur le comte ! vous jouez un jeu dangereux, reprit M. de Charny. Belle-Rose est ici, tout près de nous, peut-être ; c’est un criminel d’État dont M. de Louvois prétend avoir justice ; vous le recevez et le cachez dans votre maison, alors que vous n’ignorez rien de ce qui s’est passé. Dans une heure, monseigneur le ministre saura tout. Il y va de votre tête, monsieur le comte !

À peine M. de Charny avait-il achevé ces mots, que la porte s’ouvrit avec violence et livra passage à Belle-Rose. Belle-Rose avait tout entendu. À la menace de M. de Charny, la loyauté de son caractère s’était révoltée ; il pouvait bien réclamer le secours de M. de Pomereux quand il s’agissait d’un enfant à rendre à sa mère, mais il ne devait pas exposer ce fier gentilhomme à des périls où sa tête était en jeu.

– Merci, monsieur le comte, dit-il en pressant la main du jeune homme, vous avez été ferme et loyal jusqu’au bout ; vous avez fait votre devoir, je ferai le mien.

Et, se tournant vers M. de Charny :

– Je vous suis, monsieur, mais veillez bien sur moi, car au premier pas que je ferai hors de cette maison, j’aurai l’épée d’une main et le pistolet de l’autre.

La Déroute s’était glissé derrière le capitaine, ses deux mains sur ses armes, prêt à tout. M. de Charny sourit d’un air de triomphe ; il ramassa son chapeau, salua M. de Pomereux et se dirigea vers la porte.

– Venez donc, monsieur, dit-il à Belle-Rose.

Mais déjà M. de Pomereux s’était placé entre Belle-Rose et M. de Charny.

– Vous êtes mon hôte ! s’écria-t-il d’une voix sonore ; s’il tombait un cheveu de votre tête, mon honneur serait perdu. Restez, je le veux !

L’action de M. de Pomereux, l’éclat de son regard, la fermeté de son geste, l’accent de sa parole, firent tressaillir Belle-Rose, qui s’arrêta. M. de Charny bondit vers lui comme un tigre.

– Encore vous ? prenez garde ! s’écria-t-il.

Le comte couvrit le confident du ministre de son regard dédaigneux.

– Belle-Rose, ajouta-t-il en se tournant vers son ami, vous êtes entré chez moi sain et sauf, vous en sortirez vivant et libre.

– Mais votre tête est en péril !

– Aimez-vous mieux que mon honneur périsse ?

La colère faisait trembler M. de Charny.

– Ah ! c’est une lettre de cachet qu’il vous faut ! dit-il, vous en aurez deux.

M. de Pomereux haussa les épaules.

– Si vous aviez tiré un ordre de votre poche, je vous aurais brûlé la cervelle, voilà tout, lui dit-il.

– Après moi, il y a M. de Louvois, répondit le favori.

– Après moi, il y a le prince de Condé, répliqua M. de Pomereux. Tenez, Belle-Rose, cessez de craindre pour ma vie ; on ne s’avisera pas de toucher un seul ruban de mon habit, et monsieur que voilà le sait bien.

M. de Charny regardait tout autour de lui comme une bête fauve ; ses yeux s’arrêtèrent sur le balcon, et il se demanda s’il ne ferait pas bien d’appeler les gens de la maréchaussée à son aide pour en finir tout d’un coup. La Déroute devina sa pensée à l’expression de ses regards, et fut s’appuyer contre la fenêtre d’un air tranquille. M. de Charny lui jeta un regard de vipère et se tint immobile. Il y eut un instant de silence pendant lequel chacun s’observa. M. de Charny ne voulait pas s’éloigner, craignant que, durant son absence, Belle-Rose ne s’échappât par une issue secrète de l’hôtel ; M. de Pomereux désirait de son côté garder M. de Charny en son pouvoir, mais tout le monde comprenait qu’il fallait à tout prix sortir de cette situation violente. Ce fut M. de Pomereux qui rompit le premier le silence.

– Tout ce qui vient de se passer, dit-il avec une aisance parfaite, doit nous prouver à tous que chacun de nous ici a une volonté ferme et nette. Vous, M. de Charny, vous voulez Belle-Rose mort ou vivant ; vous, Belle-Rose, vous êtes décidé à vous battre jusqu’à la dernière goutte de votre sang ; je vois là-bas mon ami la Déroute qui est aussi de cet avis.

– Certainement, dit le sergent.

– Quant à moi, continua le comte, je suis très résolu à ne pas souffrir que M. de Charny attente à la liberté de mon hôte.

– Si je poussais un cri, mes gens envahiraient l’hôtel, dit le confident.

– Essayez, j’ai trente laquais armés jusqu’aux dents, et parmi eux, il y en a qui portent la livrée de M. de Condé.

M. de Charny se tut.

– Je vois, monsieur, que vous êtes convaincu comme moi de l’inefficacité de ce moyen ; cherchons-en donc un autre. Il m’est venu tout à l’heure une idée, et la voici.

Tous les regards se tournèrent vers M. de Pomereux, qui parlait comme s’il avait été au coin de son feu après souper.

– La querelle est entre Belle-Rose et M. de Charny, reprit-il, chacun d’eux a son épée : qu’ils la tirent et qu’ils se battent. Voilà des flambeaux pour éclairer ce tournoi ; la Déroute et moi servirons de témoins.

– Et quel sera le résultat de ce duel à huis clos ? demanda M. de Charny, tandis que Belle-Rose tirait déjà son épée du fourreau.

– Parbleu ! vous me faites là une plaisante question, mon bon monsieur de Charny. Si Belle-Rose vous tue, il est clair que vous ne l’empêcherez plus d’aller où bon lui semblera ; si, au contraire, vous le tuez, il lui importera médiocrement que vous le conduisiez après à la Bastille.

– Fort bien, monsieur le comte ; mais si, par hasard, je refusais de me battre ?

– Oh ! alors, ce serait plus simple encore ! je vous considérerais tout bonnement comme un aventurier qui, après avoir aposté dans la rue, pour je ne sais quel mauvais coup, un tas de bandits, s’est introduit, sous un misérable prétexte, dans mon domicile, afin de s’y livrer à un abominable espionnage ; en conséquence, je vous ferais saisir par l’un de mes gens, et vous seriez bien vite garrotté. Tenez, voilà justement notre ami la Déroute qui nous prêterait volontiers ses deux bras pour cet office ; n’est-ce pas, l’ami ?

– Tout de suite, dit le sergent.

M. de Charny comprit, à l’air du comte, qu’il ne plaisantait pas. Il prit donc son parti sur-le-champ, en homme qui a du courage et qui sait jouer sa vie quand il le faut. Il tira son épée lentement et se mit en garde.

– Je suis prêt, dit-il.

– Allez donc, messieurs, dit le comte.

Les deux épées se croisèrent aussitôt. M. de Pomereux, qui avait vu Belle-Rose à l’épreuve, n’avait aucune crainte sur le résultat de ce duel ; mais à la manière dont M. de Charny se battait, il comprit que l’adversaire était digne du capitaine, et il eut un instant quelque regret d’avoir engagé le combat. Aux premiers chocs, Belle-Rose devina la force de M. de Charny ; il mesura ses coups, feignit de rompre, et au moment où son antagoniste fondait sur lui, il revint à la parade avec une telle violence que le fer vola des mains de M. de Charny. M. de Pomereux fut complètement rassuré. La Déroute ramassa l’épée et la rendit à M. de Charny, qui retomba en garde sur-le-champ, et le duel recommença. Cette fois, Belle-Rose, maître du jeu de son adversaire, attaqua à son tour ; au moment où M. de Charny essayait une riposte, il lia son épée et la fit sauter au plafond. M. de Charny devint blanc comme un cadavre. Il bondit sur son arme, l’assura dans sa main, et revint à la charge avec une incroyable fureur. Belle-Rose para tous ses coups, deux ou trois à peine déchirèrent sa casaque sans toucher ; le capitaine excitait la riposte et semblait attendre une occasion qui ne venait pas ; enfin, M. de Charny ayant tendu l’épée dans une feinte, Belle-Rose s’en empara si résolument qu’elle tomba à dix pas d’eux. À ce troisième désarmement, M. de Charny frémit de la tête aux pieds.

– Mais frappez donc ! s’écria-t-il, ivre de colère.

– On ne tue pas un espion, répondit Belle-Rose.

Et prenant l’épée de M. de Charny, il la brisa sur son genou. Les yeux de M. de Charny s’injectèrent de sang, et il tomba sur un fauteuil.

– Ma foi, monsieur, vous êtes vaincu, lui dit M. de Pomereux. Permettez-moi d’agir comme si vous étiez mort.

Le comte agita une sonnette et un laquais se présenta.

– Labranche, lui dit-il, cours à l’écurie, et dis aux palefreniers d’apprêter la voiture et d’atteler les chevaux : nous partons pour Chantilly.

Ce dernier mot réveilla M. de Charny comme d’un songe.

– Vous partez pour Chantilly ? s’écria-t-il en se dressant.

– Ma foi, oui, si vous le trouvez bon.

– Seul, alors, j’imagine ?

– Vous oubliez, mon cher monsieur de Charny, que vous êtes mort et que vous n’êtes point en état de m’adresser des questions ; cependant je veux bien vous traiter en vivant et vous répondre, sans que cela tire à conséquence. Vous êtes curieux de savoir si je me rends seul à Chantilly ?

– Oui, reprit le favori du ministre en frappant du pied.

– Mon Dieu ! que vous êtes donc vif pour un homme tué. À vrai dire, je n’aime pas à voyager seul, j’ai du goût pour la compagnie, et, si vous le permettez, j’emmènerai avec moi Belle-Rose et mon ami la Déroute.

– C’en est trop, et je ne le souffrirai pas.

M. de Charny s’élança vers la fenêtre, mais M. de Pomereux l’arrêta au passage.

– Écoutez, monsieur, lui dit-il d’une voix ferme, je suis ici le maître, étant chez moi. Vous êtes venu sans ordre et sans titre pour je ne sais quelle mission que vous n’avez pas le droit d’exercer. Vos bandits ont fait feu sur ma maison, la maison d’un gentilhomme. J’aurais pu vous faire bâtonner par mes gens et jeter dans la rue, je ne l’ai pas fait. Vous vous êtes battu, vous avez été vaincu, pour moi vous êtes mort ; souvenez-vous de nos conditions. Si maintenant vous dites un mot, si vous criez, si vous appelez, foi de gentilhomme, je vous brûle la cervelle.

M. de Pomereux prit un pistolet et l’arma. Il était un peu pâle et ne riait plus. Il y eut un instant de silence terrible. M. de Charny ne craignait pas la mort, mais si la mort le frappait, l’espoir de la vengeance lui échappait. Il regarda M. de Pomereux l’espace d’une seconde. Le visage du comte exprimait une résolution froide, et il n’était pas douteux qu’il n’exécutât sa menace au premier cri. M. de Charny se tut et s’assit.

– La voiture de M. le comte est attelée ! cria Labranche en ouvrant la porte.

La Déroute disparut un instant sur un signe de Belle-Rose et revint tenant dans ses bras le petit Gaston qui dormait paisiblement.

– Suivez-moi, mes amis, et vous, monsieur, passez, ajouta-t-il en s’adressant à M. de Charny.

On descendit le grand escalier. Quand on fut en bas, M. de Pomereux se tourna vers deux de ses gens.

– Vous voyez bien monsieur, leur dit-il en désignant M. de Charny, je vous le confie et vous m’en répondez. Dans une heure, vous lui ouvrirez les portes de l’hôtel.

Les laquais s’inclinèrent et l’on passa. Le carrosse aux armes du prince de Condé était attelé de quatre chevaux, les postillons étaient en selle ; les piqueurs, armés de torches enflammées, attendaient le signal du départ pour courir en avant ; des laquais, armés de mousquetons et d’épées, se tenaient aux portières à cheval. M. de Pomereux fit monter Belle-Rose, la Déroute et l’enfant ; lui-même s’assit près d’eux.

– Allez ! dit-il.

La grande porte de l’hôtel roula sur ses gonds, les piqueurs s’élancèrent au galop, secouant leurs torches, le carrosse les suivit, et toute l’escorte s’ébranla au milieu des éclairs et du bruit. La maréchaussée attendait dans la rue. À la vue du carrosse où l’écusson aux trois fleurs de lis d’or étincelait et de cet appareil magnifique, elle hésita. Elle était sans chef et privée d’ordre. Celui qui commandait la bande obéit au proverbe et s’abstint.

– Place au carrosse de monseigneur le prince de Condé ! crièrent les piqueurs dont les chevaux hennissaient et piaffaient.

Les archers éblouis s’écartèrent, et le cortège passa comme la foudre, illuminant les ténèbres de Paris.

– C’est égal, mon cher, dit M. de Pomereux à Belle-Rose quand ils eurent tourné le coin de la rue du Roi-de-Sicile, je crois que vous auriez mieux fait de tuer M. de Charny.