Belphégor (La Fontaine)

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Fables choisies, mises en versClaude BarbinLivre xii (p. 152-170).

FABLE XXVII.

BELPHÉGOR.

Nouvelle tirée de Machiavel.


Un jour Satan, Monarque des enfers,
Faisoit paſſer ſes Sujets en revûë.
Là confondus tous les états divers,

Princes & Rois, & la tourbe menuë,
Jettoient maint pleur, pouſſoient maint & maint cri,
Tant que Satan en étoit étourdi.
Il demandoit en paſſant à chaque ame ;
Qui t’a jettée en l’éternelle flame ?
L’une disoit, Helas ! c’eſt mon Mari ;
L’autre auſſi-tôt répondoit, C’eſt ma Femme.
Tant & tant fut ce diſcours repeté,
Qu’enfin Satan dit en plein Conſiſtoire :
Si ces gens-ci diſent la verité
Il eſt aiſé d’augmenter nôtre gloire.
Nous n’avons donc qu’à le verifier.
Pour cet effet il nous faut envoïer
Quelque Demon plein d’art & de prudence ;
Qui non content d’obſerver avec ſoin
Tous les Hymens dont il ſera témoin,

Y joigne auſſi ſa propre experience.
Le Prince aïant propoſé la Sentence,
Le noir Senat ſuivit tout d’une voix.
De Belphegor auſſi-tôt on fit choix.
Ce Diable étoit tout yeux & tout oreilles,
Grand éplucheur, clairvoïant à merveilles,
Capable enfin de penetrer dans tout,
Et de pouſſer l’examen juſqu’au bout.
Pour ſubvenir aux frais de l’entrepriſe,
On lui donna mainte & mainte remiſe,
Toutes à vûë, & qu’en lieux differens
Il pût toucher par des correſpondans.
Quant au ſurplus, les fortunes humaines,
Les biens, les maux, les plaiſirs & les peines,
Bref ce qui ſuit nôtre condition,
Fut une annexe à ſa legation.
Il ſe pouvoit tirer d’affliction,
Par ſes bons tours, & par ſon induſtrie,

Mais non mourir, ni revoir ſa patrie,
Qu’il n’eût ici conſumé certain tems :
Sa miſſion devoit durer dix ans.
Le voilà donc qui traverſe & qui paſſe
Ce que le Ciel voulut mettre d’eſpace
Entre ce monde & l’éternelle nuit ;
Il n’en mit guere, un moment y conduit.
Nôtre Demon s’établit à Florence,
Ville pour lors de luxe & de dépenſe.
Même il la crut propre pour le trafic.
Là ſous le nom du Seigneur Roderic,
Il ſe logea, meubla, comme un riche homme ;
Groſſe maiſon, grand train, nombre de gens ;
Anticipant tous les jours ſur la ſomme
Qu’il ne devoit conſumer qu’en dix ans.
On s’étonnoit d’une telle bombance.
Il tenoit table, avoit de tous côtez

Gens à ſes frais, ſoit pour ſes voluptez,
Soit pour le faſte & la magnificence.
L’un des plaiſirs où plus il dépenſa
Fut la loüange : Apollon l’encenſa ;
Car il eſt maître en l’art de flaterie.
Diable n’eût onc tant d’honneurs en ſa vie.
Son cœur devint le but de tous les traits
Qu’amour lançoit : il n’étoit point de belle
Qui n’emploïât ce qu’elle avoit d’attraits
Pour le gagner, tant ſauvage fût-elle :
Car de trouver une ſeule rebelle,
Ce n’eſt la mode à gens de qui la main
Par les preſens s’aplanit tout chemin.
C’eſt un reſſort en tous deſſeins utile.
Je l’ai jà dit, & le redis encor ;
Je ne connois d’autre premier mobile
Dans l’Univers, que l’argent & que l’or.
Nôtre Envoïé cependant tenoit compte

De chaque Hymen, en journaux differens ;
L’un des Époux ſatisfaits & contens,
Si peu rempli que le Diable en eut honte.
L’autre journal incontinent fut plein.
À Belphegor il ne reſtoit enfin
Que d’éprouver la choſe par lui-même.
Certaine fille à Florence étoit lors ;
Belle, & bien faite, & peu d’autres treſors ;
Noble d’ailleurs, mais d’un orgueil extrême ;
Et d’autant plus que de quelque vertu
Un tel orgueil paroiſſoit revétu.
Pour Roderic on en fit la demande.
Le Pere dit que Madame Honneſta,
C’étoit ſon nom, avoit eu juſques-là
Force partis ; mais que parmi la bande
Il pourroit bien Roderic preferer,
Et démandoit tems pour déliberer.

On en convient. Le pourſuivant s’applique
À gagner celle où ſes vœux s’adreſſoient.
Fêtes & bals, ſerenades, muſique,
Cadeaux, feſtins, bien fort appetiſſoient,
Alteroient fort le fonds de l’Ambaſſade.
Il n’y plaint rien, en uſe en grand Seigneur,
S’épuiſe en dons. L’autre ſe perſuade
Qu’elle lui fait encor beaucoup d’honneur.
Concluſion qu’aprés force prieres,
Et des façons de toutes les manieres,
Il eut un oüi de Madame Honneſta.
Auparavant le Notaire y paſſa :
Dont Belphegor ſe mocquant en ſon ame ;
Hé quoi, dit-il, on acquiert une Femme
Comme un Château ! Ces gens ont tout gâté.

Il eut raiſon : ôtez d’entre les hommes
La ſimple foi, le meilleur eſt ôté.
Nous nous jettons, pauvres gens que nous ſommes,
Dans les procés en prenant le revers.
Les ſi, les cas, les Contracts ſont la porte
Par où la noiſe entra dans l’Univers :
N’eſperons pas que jamais elle en ſorte.
Solemnitez & loix n’empêchent pas
Qu’avec l’Hymen Amour n’ait des débats.
C’eſt le cœur ſeul qui peut rendre tranquille.
Le cœur fait tout, le reſte eſt inutile.
Qu’ainſi ne ſoit, voïons d’autres états.
Chez les Amis tout s’excuſe, tout paſſe ;
Chez les Amants tout plaît, tout eſt parfait ;
Chez les Époux tout ennuie & tout laſſe.

Le devoir nuit, chacun eſt ainſi fait :
Mais, dira-t-on, n’eſt-il en nulles guiſes
D’heureux ménage ? Aprés meur examen,
J’appelle un bon, voir un parfait Hymen,
Quand les conjoints ſe ſouffrent leurs ſottiſes.

Sur ce point-là c’eſt aſſez raiſonné.
Dés que chez lui le Diable eut amené
Son Épouſée, il jugea par lui-même
Ce qu’eſt l’Hymen avec un tel Demon :
Toûjours debats, toûjours quelque ſermon
Plein de ſottiſe en un degré ſuprême.
Le bruit fut tel que Madame Honneſta
Plus d’une fois les voiſins éveilla :
Plus d’une fois on courut à la noiſe.
Il lui falloit quelque ſimple Bourgeoiſe,
Ce disoit-elle ; un petit Trafiquant
Traiter ainſi les Filles de mon rang !

Meritoit-il femme ſi vertueuſe ?
Sur mon devoir je ſuis trop ſcrupuleuſe :
J’en ai regret, & ſi je faiſois bien...
Il n’eſt pas seur qu’Honneſta ne fiſt rien :
Ces prudes-là nous en font bien accroire.
Nos deux Époux, à ce que dit l’Hiſtoire,
Sans diſputer n’étoient pas un moment.
Souvent leur guerre avoit pour fondement
Le jeu, la juppe ou quelque ameublement
D’Été, d’Hyver, d’entre-tems, bref un monde
D’inventions propres à tout gâter.
Le pauvre Diable eut lieu de regretter
De l’autre Enfer la demeure profonde.
Pour comble enfin Roderic épouſa
La parenté de Madame Honneſta,
Aïant ſans ceſſe & le pere & la mere,
Et la grand’ſœur avec le petit frere,
De ſes deniers mariant la grand’ſœur,

Et du petit païant le Precepteur.
Je n’ai pas dit la principale cauſe
De ſa ruine infaillible accident ;
Et j’oubliois qu’il eut un Intendant.
Un Intendant ? qu’eſt-ce que cette choſe ?
Je definis cet être, un animal
Qui, comme on dit, ſçait pêcher en eau trouble ;
Et plus le bien de ſon Maître va mal,
Plus le ſien croît, plus ſon profit redouble ;
Tant qu’aiſément lui-même acheteroit
Ce qui de net au Seigneur reſteroit :
Dont par raiſon bien & dûment déduite
On pourroit voir chaque choſe réduite
En ſon état, s’il arrivoit qu’un jour
L’autre devinſt l’Intendant à ſon tour ;
Car regagnant ce qu’il eut étant Maître,
Ils reprendroient tous deux leur premier être.

Le ſeul recours du pauvre Roderic,
Son ſeul eſpoir, étoit certain trafic
Qu’il pretendoit devoir remplir ſa bourſe,
Eſpoir douteux, incertaine reſſource.
Il étoit dit que tout ſeroit fatal
À nôtre Époux, ainſi tout alla mal.
Ses Agents tels que la plûpart des nôtres,
En abuſoient. Il perdit un vaiſſeau,
Et vid aller le commerce à vau-l’eau,
Trompé des uns, mal ſervi par les autres.
Il emprunta. Quand ce vint à païer,
Et qu’à ſa porte il vid le creancier,
Force lui fut d’eſquiver par la fuite,
Gagnant les champs, où de l’âpre pourſuite
Il ſe ſauva chez un certain Fermier,
En certain coin remparé de fumier.
À Matheo, c’étoit le nom du Sire,

Sans tant tourner il dit ce qu’il étoit ;
Qu’un double mal chez lui le tourmentoit,
Ses Creanciers & ſa Femme encor pire :
Qu’il n’y ſçavoit remede que d’entrer
Au corps des gens, & de s’y remparer,
D’y tenir bon : Iroit-on là le prendre ?
Dame Honneſta viendroit-elle y prôner
Qu’elle a regret de ſe bien gouverner ?
Choſe ennuïeuſe, & qu’il eſt las d’entendre.
Que de ces corps trois fois il ſortiroit
Si-tôt que lui Matheo l’en prîroit ;
Trois fois ſans plus, & ce pour récompenſe
De l’avoir mis à couvert des Sergens.
Tout auſſi-tôt l’Ambaſſadeur commence
Avec grand bruit d’entrer au corps des gens.
Ce que le ſien, ouvrage fantaſtique,

Devint alors, l’Hiſtoire n’en dit rien.
Son coup d’eſſai fut une Fille unique
Où le Galand ſe trouvoit aſſez bien ;
Mais Matheo moïennant groſſe ſomme
L’en fit ſortir au premier mot qu’il dit.
C’étoit à Naples, il ſe tranſporte à Rome ;
Saiſit un corps : Matheo l’en bannit,
Le chaſſe encore ; autre ſomme nouvelle.
Trois fois enfin, toûjours d’un corps femelle,
Remarquez bien, nôtre Diable ſortit.
Le Roi de Naples avoit lors une Fille,
Honneur du ſexe, eſpoir de ſa famille ;
Maint jeune Prince étoit ſon pourſuivant,
Là d’Honneſta Belphegor ſe ſauvant,
On ne le put tirer de cet azile.
Il n’étoit bruit aux champs comme à la ville
Que d’un manant qui chaſſoit les Eſprits.

Cent mille écus d’abord lui ſont promis.
Bien affligé de manquer cette ſomme
(Car les trois fois l’empêchoient d’eſperer
Que Belphegor ſe laiſſât conjurer)
Il la refuſe : il ſe dit un pauvre homme,
Pauvre pecheur, qui ſans ſçavoir comment,
Sans dons du Ciel, par hazard ſeulement,
De quelques corps a chaſſé quelque Diable,
Apparemment chetif, & miſerable,
Et ne connoît celui-ci nullement.
Il a beau dire ; on le force on l’ameine,
On le menace, on lui dit que ſous peine
D’être pendu, d’être mis haut & court
En un gibet, il faut que ſa puiſſance
Se manifeſte avant la fin du jour.

Dès l’heure même on vous met en preſence
Nôtre Demon & ſon Conjurateur.
D’un tel combat le Prince eſt ſpectateur.
Chacun y court, n’eſt fils de bonne mere
Qui pour le voir ne quitte toute affaire.
D’un côté ſont le gibet & la hart,
Cent mille écus bien comptez d’autre part.
Matheo tremble, & lorgne la finance.
L’Eſprit malin voïant ſa contenance
Rioit ſous cape, alleguoit les trois fois ;
Dont Matheo ſuoit dans ſon harnois,
Preſſoit, prioit, conjuroit avec larmes.
Le tout en vain : Plus il eſt en alarmes,
Plus l’autre rit. Enfin le Manant dit
Que ſur ce Diable il n’avoit nul credit.
On vous le hape & mene à la potence.
Comme il alloit haranguer l’aſſiſtance,
Neceſſité lui ſuggera ce tour :

Il dit tout bas qu’on batît le tambour,
Ce qui fut fait ; de quoi l’Eſprit immonde
Un peu ſurpris au Manant demanda :
Pourquoi ce bruit ? coquin, qu’entends-je là ?
L’autre répond : C’eſt Madame Honneſta
Qui vous reclame, & va par tout le Monde
Cherchant l’Époux que le Ciel lui donna.
Incontinent le Diable décampa,
S’enfuit au fond des Enfers, & conta
Tout le ſuccés qu’avoit eu ſon voïage.
Sire, dit-il, le nœud du Mariage
Damne auſſi dru qu’aucuns autres états.
Vôtre Grandeur voit tomber ici-bas,
Non par flocons, mais menu comme pluie,
Ceux que l’Hymen fait de ſa Confrerie,

J’ai par moi-même examiné le cas.
Non que de ſoi la choſe ne ſoit bonne ;
Elle eut jadis un plus heureux deſtin ;
Mais comme tout ſe corrompt à la fin,
Plus beau fleuron n’eſt en vôtre Couronne.
Satan le crut : il fut récompenſé,
Encor qu’il eût ſon retour avancé ;
Car qu’eût-il fait ? Ce n’étoit pas merveilles
Qu’aïant ſans ceſſe un Diable à ſes oreilles,
Toûjours le même, & toûjours ſur un ton,
Il fut contraint d’enfiler la venelle ;
Dans les Enfers, encore en change-t-on ;
L’autre peine eſt à mon ſens plus cruelle.
Je voudrois voir quelques gens y durer.
Elle eût à Job fait tourner la cervelle.
De tout ceci que pretends-je inferer ?

Premièrement je ne ſçai pire choſe
Que de changer ſon logis en priſon :
En ſecond lieu, ſi par quelque raiſon
Vôtre aſcendant à l’Hymen vous expoſe,
N’épouſez point d’Honneſta s’il ſe peut ;
N’a pas pourtant une Honneſta qui veut.