Bernard Palissy, étude sur sa vie et ses travaux/Chapitre IV A

La bibliothèque libre.

CHAPITRE IV

Course sur la côte. — Les oursins de l’île d’Oléron. — D’où viennent les eaux ? — Les fossiles de Marennes. — Voltaire et Palissy. — Le rocher coquillier de Soubise. — Retrait de la mer. — Maumusson terre ferme. — Action de l’Océan sur les côtes. — Golfe du Poitou. — Description des marais. — La sanguenite. — Brouage. — Gêne dans la famille. — La coupe émaillée.

Tout en levant ses plans, Palissy, esprit essentiellement observateur, ne négligeait pas l’étude. Dans ses courses au bord de la mer, il fit encore plus ample moisson d’idées et d’observations. À Saint-Denis, extrême limite nord de l’île d’Oléron, il prend une vingtaine de femmes et d’enfants pour lui ramasser des oursins (echinus),« des hérissons, » comme il dit. Quelque temps après, un avocat de Saintes lui montre des oursins fossiles. La comparaison lui donne la théorie des coquilles pétrifiées.

Les marées, plus fortes en mars et en juillet sur la côte Santone (page 161), lui font concevoir la pensée que ce n’est pas l’eau de la mer qui alimente les sources. Et il a pour exprimer sa théorie les images les plus gracieuses, les plus poétiques et les plus justes en même temps. Dieu, dit-il, a marqué ses limites à la mer qu’elle ne peut dépasser. Bien des endroits de la terre sont plus bas que la mer. Aussi, regardez-la, deux fois par vingt-quatre heures, s’élancer contre le rivage qu’elle veut submerger. C’est alors le bruit d’une nombreuse armée qui viendrait combattre la terre. Elle bat impétueusement les rochers et la côte, et le bruit est si violent, qu’il semble qu’elle va tout détruire. Mais on ne s’effraye pas. On a même songé à profiter de cette fureur. Des canaux ont été creusés, par où le flot s’engouffre. La mer en ouvre elle-même les portes, et, docile, va faire moudre le moulin. Et quand elle s’en veut retourner, comme une diligente servante, elle ferme la porte du canal afin de le laisser plein d’eau. Or, si toutes les sources venaient de la mer, il faudrait que toutes les sources fussent salées, que la mer fût plus haute que les plus hautes montagnes, afin qu’elles se retirassent avec elle quand elle revient d’escarmoucher la terre, et partant restassent à sec comme le sable de la grève avec les coquillages qui s’y enfoncent. De plus, la mer est aussi haute en été qu’en hiver. Or, si c’était à ses mamelles que se vinssent allaiter les fontaines de la terre, on ne verrait pas tarir les sources pendant les mois de juillet, août et de septembre.

En allant de Marennes à la Rochelle, au retour de l’île d’Oléron, il aperçoit un immense fossé récemment creusé, dont on avait extrait plus de cent charretées de pierres toutes pleines de coquillages. Et ces coquilles (page 37) étaient « si près à près, qu’on n’eust sceu mettre un dos de cousteau entre elles sans les toucher. » Cette vue le frappe ; il chemine rêveur le long de cette route qui se déroule sans fin à travers le marais, de Marennes à Hiers, d’Hiers à Brouage, de Brouage à Moëze, de Moëze à Soubise, de Soubise à Rochefort. L’idée qui se présente la première est que ces débris ont été jetés par les habitants de quelque maison voisine qui entassaient là les débris de leurs repas. C’est l’explication qu’adopta plus tard Voltaire, lorsqu’il faisait, au sommet des Alpes, dîner d’huîtres et de sourdons les dévots qui se rendaient à Saint-Jacques de Compostelle en Espagne, ou bien tomber là précisément les coquilles dont ornait ses vêtements « cette foule innombrable de pèlerins et de croisés qui porta son argent dans la terre sainte et qui en rapporta des coquillages. » Maître Bernard était trop observateur pour persévérer dans cette erreur. Des examens répétés, des méditations plus attentives lui révélèrent la vérité. Et plus tard, il soutiendra la doctrine de la formation sur place avec toute l’ardeur d’un néophyte. Ce n’en est pas moins un spectacle intéressant que de suivre les évolutions de cette pensée qui se cherche elle-même.

À Soubise, « ville limitrophe de la mer » (page 276), aujourd’hui gros bourg sur la Charente, à 8 kilomètres de l’Océan, il voit un rocher coquillier dont il fait couper un morceau qui lui servira plus tard pour ses démonstrations géologiques. Ce rocher avait été, selon lui, et avec raison, couvert par l’eau de la mer ; la mer, en se retirant, a laissé à sec une grande quantité de poissons ; le tout, vase et poissons, s’est pétrifié. Jean-Cécile Frey, médecin suisse à Paris, dans un livre[1] (page 372), où du reste se trouvent des fables et des prodiges qui prouvent la crédulité de l’auteur, cite une eau qui durcit tellement, qu’elle forme des pierres dont on a construit un pont. C’est le même fait que rapporte ailleurs Palissy du pieu trouvé en Auvergne. En 1595, un avocat au parlement de Bordeaux, Jean de Champaignac, dédiait à Jacquette de Montbron, dame des vicomtés de Bourdeilles et d’Aulnay, et des baronnies d’Archiac et de Matha, une Physique française, où il parle, (page 293), d’une certaine boue en Sicile « laquelle estant extraite de dedans la terre vient à s’endurcir et former en pierre, tout ainsi que la boue du Tibre. »

Palissy est sûr de ce retrait de la mer ; il l’a vérifié. Les indigènes lui ont affirmé que la tour ruinée, gigantesque débris, qui domine encore la presqu’île de Broue, avait été bâtie pour protéger le pays contre les pirates ; qu’autrefois ils avaient vu le canal de Brouage, qui a pris son nom de l’îlot de Broue, venir jusqu’au pied de la tour ; qu’au contraire (page 377), non loin du dangereux pas de Maumusson, ils allaient de l’île d’Arvert en l’île d’Oléron sans difficulté ; tandis qu’aujourd’hui c’est le chemin des navires qui se rendent de Bordeaux à la Rochelle, en Bretagne et en Angleterre ; preuve que la terre, se diminuant d’une part, s’accroît de l’autre. On sait que l’Océan[2], qui s’avançait jusqu’à 10 kilomètres de Saintes, à Corme-Royal, en est maintenant éloigné de plus de 40 dans cette direction. Du haut de l’élégant clocher de Marennes, on reconnaît parfaitement la falaise, et, dans ce grand golfe des Santons, mentionné par Ptolémée, Strabon, et les autres géographes, tous ces monticules semés çà et là, collines aujourd’hui, terres flottantes jadis, et que, malgré leur changement d’état, les habitants qualifient encore du nom d’îles.

Des ferrements de navires qu’on a trouvés dans le golfe de Sithieu, nom primitif de Saint-Omer, prouvent que les Flandres, l’Artois et la Hollande étaient sous les eaux, lorsque la Manche n’existait pas encore, et que l’Angleterre était unie au continent par un isthme. Un curieux livre, imprimé d’abord à Poitiers en 1520, chez Enguilbert de Marnef, puis en 1560 à la Rochelle, chez Barthélemy Berton, le grand Routier, Pilotage et Encrage de mer, que l’auteur, Pierre Garcie, dit Ferrande, né en 1483 à Saint-Gilles-sur-Vie (Vendée), dédia à son filleul, Pierre Imbert, un de ces Imbert que connut Palissy, atteste que le potier-hydrologue ne se trompait guère. Il comptait entre Douvres et Calais 25 brasses. La profondeur est aujourd’hui plus considérable ; mais en retour, les côtes ont gagné du terrain sur l’Océan.

Cette action de la mer sur la rive Santonique que signalait maître Bernard se continue, plus puissante sur ce littoral que partout ailleurs. Ailleurs, à l’embouchure du Rhône, pour ne pas sortir de la France, se forme l’immense delta de la Camargue ; par contre, la Biscaye française est continuellement rongée. Qu’est devenu le golfe de Poitou ? De l’entrée jusqu’à Niort, il y avait 50 kilomètres. Il fallait, pour aller en ligne directe d’Aigrefeuille à Luçon, faire par mer un trajet de 42 kilomètres, qu’on peut à présent accomplir en entier par terre. Luçon, Maillezais, Niort, Aigrefeuille, entourés au treizième siècle par l’Océan, en sont maintenant à 12, 29, 48, et 22 kilomètres. Ce phénomène géologique si rapide a-t-il pour cause l’envasement ? Ne serait-ce pas plutôt une révolution semblable à celle qui s’opère en Scandinavie, où les côtes s’élèvent d’un côté par un mouvement régulier et lent qu’on a pu mesurer ? « cette question, dit M. de Quatrefages en ses Souvenirs d’un naturaliste, est d’autant plus permise, que des faits positifs attestent sur quelques points l’action récente de ces forces géologiques qui modifient sans cesse la mince pellicule appelée terre ferme. » Les bancs d’huîtres, moules et peignes de Saint-Michel-en-l’Herm, placés à 8 et 13 mètres au-dessus du niveau des plus fortes marées, prouvent évidemment des soulèvements locaux. Ajoutons aux inductions de la science le fait que raconte un chroniqueur, Pierre de Maillezais, je crois. Une nuit de Noël, au douzième siècle, les barques qui étaient autour de l’abbaye furent laissées à sec, et jamais l’eau ne reparut.

En Saintonge et en Aunis, l’Océan agit de même. Il démolit les pointes avancées et remblaie les golfes tout à la fois. Il travaille ainsi chaque jour à raser les promontoires et à combler les baies. Il a abandonné l’ancien golfe des Santons ; et, à Esnandes, une digue contre les grandes marées, construite il y a quarante ans, est aujourd’hui un chemin vicinal à 2 kilomètres de la mer. La vase poussée par le flot se tasse, s’élève peu à peu au-dessus des marées, se dessèche, se couvre de plantes ; elle est perdue pour la mer qui ne peut plus la reprendre. On compte qu’en certains endroits, l’envahissement de l’eau est d’un mètre par an. Demandez ce que sont devenues ces villes puissantes, Montmeillan, Chatel-Aillon, dont le souvenir seul est conservé. Elles ont croulé avec les falaises qu’elles dominaient. Chatel-Aillon, capitale de l’Aunis, fondée par Jules César, dit-on, fortifiée par Charlemagne, avait, en 1430, quatorze belles et fortes tours. En 1630, s’écroula le donjon qu’Amos Barbot, le premier historien de la Rochelle, avait vu presque tout entier dans l’année 1625. Sept tours qui faisaient jadis face à la campagne, surplombaient encore la base en 1660. Les tempêtes de l’hiver les emportèrent ; et les terribles ouragans de 1709, au dire du P. Arcère, anéantirent les derniers vestiges de Chatel-Aillon. « Aujourd’hui, ajoute M. de Quatrefages (tome II, page 343), un modeste corps de garde de douaniers a succédé à ces forteresses de deux âges, mais il ne repose pas sur leurs débris. Sur cette falaise qui manque sous eux, tours et bastions n’ont pas le temps de laisser des ruines ; et, comme des soldats frappés à leur poste, ils tombent tout entiers. » Et encore devant la marche sans cesse envahissante de la mer, devant l’érosion continuelle de la côte par les eaux, les douaniers, de temps en temps, sont-ils forcés de reculer leur poste.

Bernard Palissy, familiarisé avec tous ces divers endroits de la Saintonge, ne les a pas oubliés. Tels il les a décrits, tels ils sont de nos jours. Les brandes de Saint-Sorlin, près de Marennes, s’étendent encore telles qu’il les a parcourues ; les marais salants (page 258), dont l’établissement a plus coûté d’argent « qu’il ne faudroit pour faire une seconde ville de Paris, » produisent encore le fameux sel saintongeois. Comme de son temps, on multiplie encore les surfaces afin de suppléer par une évaporation plus rapide à l’ardeur du soleil, moins vif que dans le Gard ou l’Hérault.

Au pied de la tour de Broue, jaillit encore la fontaine où se venaient approvisionner d’eau douce les écumeurs de mer ; les manouvriers y extraient encore l’argile pour fabriquer des tuiles. C’est dans cette carrière qu’il vit des marcassites ayant la forme de gouttelettes de cire brûlante qui se seraient refroidies en tombant, ce qui lui prouve certainement qu’elles avaient été liquides. Mais la belle église carolingienne du neuvième siècle, qui s’élevait sur cette pointe avancée, n’y paraît plus. Au mois de septembre 1863, le propriétaire en démolissait le dernier mur pour en construire un four à briques. Il en reste un pan de 3 mètres qui attend semblable destinée.

La Saintonge, on peut le dire, est tout entière dans le livre de Palissy, les minéraux qu’elle cache dans son sol, les poissons qu’elle nourrit dans ses eaux, les plantes qu’elle porte, les villes qu’elle montre. Voici le salicor (page 247), « herbe salée dont on fait les plus beaux verres. » Voici la fameuse absinthe appelée « Xaintonnique à cause du pays de Xaintonge, » Artemisia Maritima, ou vulgairement Senguenite, vantée par Discoride, Galien, Gesner et d’autres. Elle a « telle vertu que, quand on la fait boullir, et prenant de sa décoction, on en destrempe de la farine pour en faire des bignets fricassez en sein de porc ou en beurre, et que l’on mange des dits bignets, ils chassent et mettent hors tous les vers qui sont dans le corps » (page 247). Voici les vignes (page 246), « apportant d’un genre de raisins noirs qu’ils appellent chauchetz,... si fertiles qu’une plante de vignes apporte plus de fruit que non pas six de celles de Paris. » Et pourtant ce cépage, quoique donnant de très-bon vin, a presque complètement disparu de la province, remplacé partout par d’autres plus productifs. Il cite encore les ceps de la Foye-Monjault, entre Saint-Jean-d’Angely et Niort, qui donnent un vin « qui n’est pas moins à estimer que hyppocras. »

Voici Brouage, dont le nom, dit-on, vient du celte brou, qui signifie marécage. Fondé en 1555 par Jacques de Pons, après avoir été un boulevard contre les Anglais, avoir eu amirauté, arsenal, hôpital, magasins de vivres, siège royal, bureau des fermes, cure et couvent, Brouage n’est plus même une commune. La centaine d’habitants qui y végète encore achève d’y mourir de fièvre et d’ennui. Déjà, au temps de Palissy, la ville avait beaucoup souffert de la soif en 1570, lorsqu’elle fut attaquée par les protestants. En 1585, les protestants rochelais coulèrent, à l’entrée du havre, plusieurs gabarres chargées de pierres qui l’obstruèrent. Richelieu et le gouverneur François d’Espinay Saint-Luc, dépensèrent 300,000 fr. pour réparer cet accident. En vain ; mais la leçon ne fut pas perdue, et Richelieu, un jour, en construisant sa digue, rendra aux Rochelais ce qu’ils avaient fait à Brouage.

Palissy — ce qui sans doute a fait dire à Lesson, Lettres sur la Saintonge, que « Palissy prend quelquefois le titre d’hydraulicien du roi Henri II » — avertit le gouverneur et les habitants qu’ils pouvaient, à peu de frais, se procurer de l’eau potable. Tout près est Hiers, situé sur un point plus élevé. Hiers a de l’eau en abondance. Il ne s’agit que d’emboîter des tuyaux de bois les uns dans les autres et d’y laisser couler l’eau. Le projet de maître Bernard fut réalisé sous Richelieu. Aujourd’hui encore, les rares habitants de Brouage pourraient bénir le nom de Palissy, si les tuyaux de plomb de l’aqueduc n’avaient été enlevés et les conduits comblés. Il leur reste pour consolation de contempler à Hiers l’ancien château d’eau.

Voilà le fruit des explorations de maître Bernard sur la côte océane ; voilà quelques-unes des observations qu’il rapporta de ces courses au bord de la mer. En outre, cette commission lui valut une assez forte somme. Elle était la bienvenue. L’argent, en effet, était rare chez lui. Palissy s’était marié, et en Saintonge certainement ; M. Morley dit : « séduit par les beaux yeux d’une Saintongeoise. » Du reste, avec une discrétion de bon goût, l’écrivain a peu parlé de son épouse. Il en a dit assez pour nous révéler un de ces esprits qu’on appelle positifs, aimant le solide et le réel, épris de la raison, n’accordant que fort peu à l’imagination, rêvant, s’ils rêvent, de fortune, d’établissement durable et un peu d’opulence. Or, ce portrait-là est pris sur nature. Rien n’empêche pourtant de croire que la femme de l’artisan, si elle ne comprit rien aux aspirations sublimes de son époux, fut une mère exemplaire et dévouée.

Dans un humble ménage d’artisans, chaque jour amène son pain, et chaque année un enfant. Palissy fut bientôt chargé de famille. Il avait ordinairement deux enfants aux nourrices. D’autre part, les travaux de géomètre-arpenteur, parce qu’ils n’étaient point continuels, n’offraient qu’une ressource précaire ; et la peinture sur verre ne pouvait suffire aux besoins toujours croissants de la maison.

Il était dans cette situation pleine d’inquiétudes, et avec la perspective d’un avenir sombre, lorsqu’il lui tomba entre les mains une coupe de terre émaillée. L’époque de cet événement est incertaine. On peut cependant la fixer en 1539 ou 1540 ; car, en 1544, lorsqu’il fut chargé de lever le plan des marais salants, il y avait déjà plusieurs années qu’il l’avait sous les yeux.

D’où venait-elle ? Sans doute d’où est venue la poudre de terre blanche qui, en 1707, saupoudra d’un poids inaccoutumé la perruque d’un chimiste allemand, Botticher, faisant déjà des recherches pour le compte de l’électeur de Saxe, et qui, expérimentée par lui au feu, donna la porcelaine. Elle venait d’où est venue le filet de vapeur de la marmite bouillante qui révéla à Denis Papin, de Blois, la force de la vapeur ; de la pomme tombant d’un arbre qui inspira à Newton l’idée de la gravitation universelle ; des contractions qu’en 1790, Galvani remarqua aux membres d’une grenouille écorchée, attachée par un fil de cuivre à un balcon en fer, et qui lui firent découvrir l’électricité ; ou enfin, des mouvements d’une lampe suspendue au plafond qui donnèrent à Galilée les oscillations du pendule. Le hasard est bien souvent le nom que l’on donne à la Providence.


  1. Admiranda Galliarum, les Merveilles de France, in-8o, Paris, 1628.
  2. On pourra consulter avec fruit à ce sujet la savante Notice de M. l’abbé Lacurie sur le pays des Santons à l’époque de la domination romaine, Saintes, 1857.