Berthold Auerbach

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Berthold Auerbach
Revue des Deux Mondes3e période, tome 65 (p. 681-692).
BERTHOLD AUERBACH

L’un des plus célèbres romanciers allemands, celui de tous qui est le plus connu en France, Berthold Auerbach, avait caressé longtemps la pensée de raconter lui-même son histoire à ses nombreux lecteurs. Il est mort à Cannes le 8 février 1882 sans avoir pu exécuter son projet. Peu d’heures avant d’expirer, il témoigna le désir que, pour remplacer cette autobiographie dont il avait à peine esquissé les premiers chapitres, ses exécuteurs testamentaires publiassent, en y pratiquant les coupures convenables, la correspondance qu’il avait entretenue, pendant plus de cinquante années, avec un de ses cousins, le docteur Jacob Auerbach. Ce cousin, homme de mérite, était un de ces amis qui inspirent une confiance absolue et à qui on se permet de tout dire, et Auerbach lui disait tout. Les lettres qu’il lui a adressées du 7 avril 1830 au 20 janvier 1882 viennent de paraître en deux volumes in-8o, et assurément elles méritent d’être lues[1]. On y trouve des pages charmantes, dignes de l’auteur des Dorfgeschichten, et elles nous font vivre dans l’intimité d’un écrivain qui joignait à beaucoup de faiblesses un rare talent, d’aimables qualités et toutes les bonnes intentions.

Il ne faut pas chercher dans ces deux volumes des révélations sur les sentimens, dur les opinions, sur les sympathies et les antipathies, les goûts et les dégoûts de Berthold Auerbach. Nous les connaissions depuis longtemps par ses romans, où il se révélait tout entier. Aucun écrivain n’a répandu dans ses livres avec plus de profusion toute l’abondance de son moi. C’est à la fois son charme et son défaut. Ce Souabe, né en 1812 d’une famille juive, s’était voué d’abord à la théologie, et pendant bien des années il ne fut qu’un apprenti rabbin. Quand il se connut mieux, il changea d’idée, il se rendit aux appels de son démon, il se fit homme de lettres, et homme de lettres il est demeuré jusqu’à la fin de ses jours. Mais il restait en lui quelque chose de sa première vocation ; il y a toujours eu un moraliste, un prédicateur, un missionnaire dans ce poète, qui tenait à communiquer à ses lecteurs, selon son expression, ce qu’il y avait de meilleur dans son âme, et ses romans sont comme des chapitres détachés d’un évangile selon saint Auerbach.

Il aimait à s’expliquer, et il cédait trop à son goût. Quand on visite la vallée de la Solle, la Gorge aux loups, ou les âpres solitudes du Long-Rocher, on sait beaucoup de gré à Denecourt, surnommé le Sylvain de Fontainebleau, des peines incroyables qu’il a prises pour que personne ne s’égarât en explorant la merveilleuse forêt dont il a révélé au monde les sites les plus pittoresques. Partout des poteaux, des flèches vous indiquent les chemins, la direction à suivre ; partout des marques bleues vous avertissent des sentiers qui conduisent aux plus beaux points de vue. On trouve quelquefois qu’il y en a trop ; le promeneur s’exposerait volontiers au chagrin de se perdre pour avoir le plaisir de se retrouver. Lorsque Auerbach nous promène dans le cœur et dans les sentimens de ses paysans de la Forêt-Noire, il a peur que nous ne nous perdions, et il multiplie, lui aussi, les poteaux, les flèches, les marques bleues. Impossible d’en ignorer : voilà le sentier qu’il faut prendre pour atteindre au belvédère d’où l’on aperçoit la vie telle qu’Auerbach la voit et telle que vous devez la voir sous peine de le désobliger.

Plus tard, en composant ses longs romans, qui sont bien inférieurs à ses nouvelles, il a poussé plus loin encore sa tendre sollicitude pour le lecteur qui pourrait s’égarer. Il se fait son cicérone, il s’accroche à son bras, il lui détaille les beautés de tous les endroits où il le mène, et rien n’est plus fatigant qu’un cicérone bavard. Ce défaut était à peine sensible dans ses récits villageois, dans Joseph im Schnee, dans la Femme du professeur, dans le Lehnold, dans Barfüssle et dans Edelweiss, dans l’histoire de Diethelm de Buchenberg, qui sont ses chefs-d’œuvre. Quand il les écrivit, il était plus poète que moraliste, et il y avait autant de grâce et de belle humeur que de discrétion dans les homélies qu’il cousait à son récit. Plus tard, le moraliste se donna carrière, le poète était chargé de lui fournir des textes de sermons ; triste servitude pour un poète ! La poésie n’est pas la morale, elle n’est pas non plus le contraire ; elle est autre chose. Auerbach reprochait à Jean-Paul II de faire sa cuisine au punch, comme s’il n’y avait pas d’eau naturelle dans le monde. » Lui-même a fini par faire sa cuisine à l’eau bénite, et dans ses derniers romans on sent beaucoup trop la bénédiction.

Si les lettres qu’on vient de publier ajoutent peu de chose à l’idée que nous pouvions nous faire d’Auerbach par la lecture de ses ouvrages, il ne faut pas non plus y chercher des portraits fort ressemblans des personnages célèbres dont Il a approché. Il en a connu beaucoup, mais il les connaissait très mal. Comme l’a remarqué un éminent critique, M. Julian Schmidt, il y avait de la précipitation et de l’a priori dans ses jugemens, il n’avait pas la faculté d’attendre et d’écouter[2]. Il voyait les hommes tels qu’il lui semblait naturel qu’ils fussent, et il s’exposait ainsi à des méprises, à des étonnemens, quelquefois à des déceptions. Il en convient lui-même dans une de ses lettres : « J’ai le tort, écrivait-il un jour, de me tracer d’avance un programme des caractères, de leur prêter une logique, un esprit de conséquence qu’ils n’ont pas, et j’oublie combien il y a d’amalgame et d’alliage dans les choses de ce monde. » Les personnages de ses contes sont cent fois plus vivans, plus, réels que les hommes en chair et en os qu’il avait vus de ses yeux et dont il faisait le portrait à son ami Jacob. Qu’il s’agisse de la reine de Prusse ou du baron : de Roggenbach, de Gutzkow ou de David Strauss, il passe à côté du mot juste, du mot vrai, de celui qui dispense des autres, il ne met jamais dans le blanc, de même qu’en rapportant l’entretien qu’il eut avec Tourguénef, le 21 septembre 1871, il répète les durs et iniques jugemens que portait sur nous et sur nos malheurs le grand romancier russe, sans rien comprendre à l’affection chagrine, mêlée d’un mépris volontaire, que ressentait pour la France ce gallophobe qui ne pouvait vivre qu’à Paris. Cette joie de Russe qui crache sur ses plaisirs était pour Auerbach une énigme indéchiffrable.

Il se trompait sur les autres, il se trompait aussi sur lui-même. Dès sa jeunesse, il s’est toujours considéré comme un sage, comme un philosophe, comme un disciple de Bénédict Spinoza, dont il avait fait le héros de son premier roman. Pourtant son Dieu ne ressemblait pas au Dieu de Spinoza. Il aimait à croire que l’univers était gouverné par un suprême moraliste, qui avait chargé les fleurs et les oiseaux, les plaines et les montagnes, de nous donner des leçons de sagesse, et qui au surplus avait pour principal devoir d’assurer leur subsistance aux écrivains souabes, spécialement à l’un d’entre eux qui était né à Nordstetten le 28 février 1812, Il était fermement persuadé qu’une Providence particulière veillait sur Berthold Auerbach et faisait tourner à son profit et au profit de l’humanité tous les événemens de sa vie. Il n’était pas éloigné de penser que, lorsque cinq mille exemplaires d’un de ses livres s’écoulaient en quelques semaines ou en quelques jours, le ciel s’en était mêlé ; il reconnaissait le doigt de Dieu dans cette affaire.

Pour être un vrai spinoziste, il faut se détacher de sa petite personne, la regarder comme un des modes accidentels et très périssables de l’impérissable substance et en faire autant de cas que d’une vague que pousse vers ses rivages l’éternel océan et qui déferle sur la grève en y laissant un peu d’écume. Personne ne fut moins disposé qu’Auerbach à se détacher de lui-même, à s’oublier, à pratiquer cette sublime et difficile vertu que Fénelon appelait la désappropriation. En songeant à sa destinée et à ses œuvres, à son passé et à son avenir, il éprouvait tour à tour les tourmens ou l’orgueilleuse félicité d’un propriétaire jaloux de son bien, qui n’a aucune envie de s’en dessaisir ni même de le partager. Son ami Jacob lui reprochait un jour de n’avoir pas cette tranquillité d’âme qui convient à un disciple du grand sage d’Amsterdam, il confessait que ce reproche était mérité. Jusque dans sa vieillesse, il s’est intéressé passionnément aux moindres détails de son existence, et ses émotions étaient si vives qu’elles ne pouvaient durer. Ses joies étaient des extases, ses amours étaient des adorations, ses tristesses étaient des désespoirs, et cependant il s’en consolait avec une étonnante facilité. Il y avait en lui comme un parti-pris d’être heureux ; mais ce n’était pas sa philosophie qui l’y aidait, c’était sa Providence particulière, toujours prête à le secourir dans ses tribulations.

Le 21 novembre 1846, il annonçait à son ami qu’après beaucoup d’aventures, il venait de découvrir à Breslau une jeune fille adorable qui consentait à devenir sa femme ; il s’écriait : « J’aime et je suis aimé ! » Sa lettre déborde de joie ; il se déclare « inexprimablement heureux ; » il voudrait parler la langue des anges pour célébrer son délirant bonheur : « Que ne puis-je répandre mon cœur devant toi ! Mais mon cœur vit tout entier dans mon Augusta comme dans un sanctuaire. » Il est à jamais délivré de tous les troubles, de tous les soucis, de tous les tracas du monde ; sa vie ne sera plus « qu’une prière, qu’une longue action de grâces rendue à ce Weltgeist qui a créé pour lui un être charmant à qui il devra de passer le reste de ses jours dans les transports d’un saint amour. » Il voit pour la première fois les arbres, les oiseaux, le ciel, c’est une nouvelle naissance, il sent battre en lui le cœur de l’univers ; son seul chagrin est de penser « qu’il n’a pas traversé l’humaine cohue sans y contracter quelques souillures et qu’il n’est pas digne d’approcher de cette enfant immaculée, dont la divine pureté lui fait peur. » Hélas ! moins d’un an après son mariage, il perdait sa femme, et peu s’en fallut qu’il n’en perdît la raison. Il ne croit plus à rien, son existence n’est plus qu’une ruine, son ciel s’est écroulé, il marche au milieu des décombres, et « personne ne peut l’accompagner dans la sombre nuit de son malheur. » Chaque matin, chaque soir, il appelle la mort. Mais il ne meurt pas. Six mois plus tard, il était fiancé à une Viennoise, Mlle Nina Landesmann, et il déclarait « que le printemps régnait autour de lui et dans son âme. » — « Je sais bien que les petites gens qui ergotent toujours y trouveront à redire, mais celui qui peut lire dans mon cœur reconnaîtra que j’ai pris la bonne voie pour conserver la sainteté de ma vie et pour remplir mes devoirs jusqu’à mon dernier soupir. » — Qu’il épousât Augusta ou Nina, il voyait quelque chose de providentiel et de sacré dans tout ce qui lui arrivait. Ce sentimental aimait à vivre dans le faux ; c’était le côté faible de son caractère comme de son talent.

Ce qui chez lui fut toujours sincère, absolument vrai, ce fut la passion de son métier, la joie qu’il éprouvait à produire, à travailler, et celle qu’on était sûr de lui causer en lui disant du bien de ses ouvrages. Il ne s’est jamais blasé sur ce genre de plaisir, il l’a ressenti aussi vivement dans les dernières années de sa vie que dans sa jeunesse. Ses commencemens avaient été difficiles, il avait traversé plus d’un défilé. Né d’une famille qui avait perdu, par un revers de fortune, la modeste aisance dont elle jouissait, il a peiné, vaillamment lutté pour gagner son pain par l’assidu labeur de sa plume, et il a conquis le succès par de durs efforts, à la sueur de son front. Ce succès fut complet. Les paysans de la Forêt-Noire connaissaient celui qui les avait chantés, et à Carlsruhe, à Weimar, à Gotha comme à Berlin, les princes lui faisaient accueil.

Les lettres qu’on vient de publier pourraient être intitulées : le journal d’un amour-propre heureux. Quand Auerbach arrive pour la première fois à Bei lin en 1860 et qu’il est introduit à la cour, il s’écrie « qu’il a peur de se laisser enivrer par les attentions flatteuses qu’on a pour lui, qu’il nage dans l’honneur et dans la joie. » En 1869, il écrivait des bords du lac de Lucerne : « Je pourrais raconter des choses émouvantes si je disais toutes les marques de respect qu’on me prodigue dans les gares de chemins de fer et sur les bateaux à vapeur. » En 1867, M. Bancroft, ministre des États-Unis à Berlin, lui avait assuré que ses œuvres étaient lues dans le monde entier : Your works are read over all the globe. » — « Je suis un homme heureux, dit-il ; j’ai fait pénétrer ma parole dans le cœur de l’humanité. » — Un peu plus tard, comme il passait à Heidelberg, le professeur Gervinus lui déclara que, depuis Walter Scott, personne n’avait exercé sur le monde une aussi grande action que Berthold Auerbach. Il croyait tout ce qu’on lui disait et il redressait sa petite taille, il se grandirait en s’élevant sur la pointe des pieds. Pendant un séjour qu’il fit sur les bords du Rhin, la société chorale de Bonn lui donna une sérénade. « Chaque son pénétra dans son âme si avant qu’il crut en mourir, et l’instant d’après il lui sembla qu’il montait dans les airs sur des ailes d’alouette, et qu’il se perdait dans l’éther. »

Il faudrait avoir le cœur bien dur pour ne pas sympathiser avec des joies si candides. Faisons grâce aux amours-propres qui ne sont ni aigres, ni brouillons, ni brutaux, ni féroces. Auerbach avait l’âme bienveillante. À la réserve de Gutzkow et de Henri Heine, il n’a maltraité aucun de ses confrères. Il est vrai que l’éditeur de sa correspondance a eu soin d’en retrancher presque tout ce qui concernait les vivans. Quand un potier écrit à un ami intime, il ne faut pas s’attendre qu’il ne médise jamais des autres potiers, qu’il rende justice à la maison d’en face. Mais Auerbach n’avait point de venin. Il a mordu quelquefois ; c’étaient des morsures de couleuvre, et il n’était pas besoin de brûler la plaie au fer rouge pour prévenir les accidens.

Quelques satisfactions qu’éprouve un amour-propre, il n’est jamais tout à fait content ; il y a toujours de l’inquiétude dans la vanité littéraire. Auerbach regardait ses livres comme des événemens ; on lui en parlait beaucoup, on ne lui en parlait pas assez. Le jour où paraissait un de ses romans, il se mettait à la fenêtre pour regarder passer sa gloire, et bientôt, pris d’impatience, il descendait dans la rue, il arrêtait les gens par le bouton, il leur demandait : « M’avez-vous lu ? que vous en semble ? qu’en pensez-vous ? » Il ne glissait pas, il appuyait ; on ne se tirait pas d’affaire par une réponse brève ou évasive ; il vous serrait, vous enveloppait ; il fallait s’expliquer à fond. Son indiscrétion le rendait redoutable ; on prenait la fuite, on criait : « Sauve qui peut ! » Il ne lui suffisait pas qu’on l’admirât, il voulait qu’on le respectât et qu’on l’aimât : « Je ne sais pas mentir ; ce qu’on appelle la gloire ne me laisse point indifférent, mais l’amour des hommes a pour moi plus de prix encore. Celui qui ne s’intéresse pas à la marche de ma pensée, au développement de ma puissance productive, est peut-être un excellent homme ; mais il n’est pas mon ami et il m’est difficile de lui parler. » Il aspirait à avoir un million de lecteurs, et il aurait voulu qu’ils lui donnassent tous une place d’honneur dans leurs affections. Comme le remarque M. Julian Schmidt, on n’a pas un million d’amis intimes.

Vraiment son amour-propre était exigeant. Si reconnaissant qu’il fût des marques d’attention qu’il recevait des grands de la terre, il se plaignait du peu ; il demandait qu’on doublât la dose ; comme les enfans, il disait : « Encore ! » Il s’étonnait que la reine de Prusse et la princesse royale ne le fissent pas venir plus souvent, qu’elles pussent se passer de lui. Il s’en prenait aux préventions de leur entourage qu’inquiétaient ses opinions libérales et qui leur forçait la main, les obligeait a résister aux penchants de leur cœur. Nous tenons d’une personne attachée au service de la reine qu’elle le rencontra un soir dans un salon de Berlin et qu’il courut à elle en lui disant : « Je suis heureux de vous voir, j’ai un message à faire transmettre à notre auguste souveraine. Dites-lui que je ne lui en veux pas de me délaisser un peu ; je comprends qu’elle s’impose ce sacrifice par égard pour le roi, qui ne m’aime pas beaucoup, mais qui du reste est une nature, et je respecte toutes les natures. » Quand une reine, quand une princesse royale a l’esprit très cultivé et beaucoup de goût pour les choses de l’intelligence, elle ne juge pas les hommes sur leurs opinions, elle n’a pas peur des libéraux ; mais elle redoute les indiscrets, les vanités exubérantes et encombrantes. Auerbach était un écrivain d’un rare mérite ; malheureusement, dans ses rapports avec les grands, il était trop souvent ce que Proudhon appelait un gent de lettres. — « On s’imagine dans toute l’Allemagne du Sud, disait-il encore à la personne que nous avons déjà citée, que la cour de Prusse m’a donné un million pour avoir défendu la cause prussienne dans mon almanach. Comme ils seraient étonnés d’apprendre que mes services ne m’ont valu que le Tuban qui décore ma boutonnière ! » — N’insistons pas. Il a écrit l’histoire de Diethelm de Buchenberg ; que ses péchés lui soient remis !

Ce Souabe a passé une grande partie de sa vie dans l’Allemagne du Nord. Il habita Dresde de 1849 à 1860, et le séjour de cette charmante ville fut favorable à son talent. C’est là qu’il a composé ses œuvres les plus achevées, où la fraîcheur de l’inspiration s’unit à la pleine possession du métier. Plus tard, il établit à Berlin son quartier général, et quelque profit qu’il retirât des immenses ressources qu’offre cette capitale, où il forma de précieuses liaisons, il ne parvint jamais à s’y sentir chez lui.

L’Allemand du Midi, comme nous le disait un jour un Badois fort distingué, ne connaît que sa personne et sa commune. Il aime à avoir ses coudées franches, à conserver la liberté de ses allures ; de tous les hommes du monde, il est le plus capable de vivre en société tout en se passant de gouvernement et de rester religieux en dehors de toute église. Quoique Auerbach admirât beaucoup la société prussienne, il la trouvait trop disciplinée pour lui. Il écrivait en 1860 que les Berlinois de sa connaissance avaient tous reçu une éducation ou hégélienne ou militaire. Il se plaignait que les premiers ne doutaient et ne s’étonnaient de rien, que, de quoi qu’il s’agît, ils avaient réponse à tout, qu’ils avaient voyagé dans les régions les plus lointaines de l’esprit, qu’ils n’avaient plus de curiosités à satisfaire, que pour eux, toutes les questions étaient résolues, tous les procès vidés. « L’enfance de l’âme, d’où jaillit éternellement quelque chose de nouveau, manque complètement ici. » Il n’aimait pas non plus qu’on portât la raideur militaire et une morgue gourmée dans les rapports de la vie journalière comme dans l’exercice des fonctions publiques. « Dans cette grande ville, qui s’est formée par la soudure d’élémens hétérogènes, les hommes restent étrangers les uns aux autres. On n’a ni le temps ni le goût d’entrer dans les sentimens de son prochain ; la dura nécessitas a créé la vie, tout doit être conquis et conservé avec effort, les hommes ne sont que des idées, des fonctions ou des catégories. C’est une vie de camp, où notre cordialité méridionale se sent fort déplacée. »

Il faisait de son mieux pour s’acclimater à Berlin, pour y retrouver une patrie ; après neuf ans de séjour, il désespérait d’y réussir. Aussi attendait-il avec impatience le retour de l’été, qui lui permettait de se retremper dans l’air natal : « L’autre jour, j’ai aperçu une vache, et j’ai failli m’élancer hors de la voiture… Je veux employer toute cette saison à prendre des bains d’air, à me faire griller par le soleil. » Chaque année, il éprouvait la même ivresse à se promener dans son cher Midi, à voir l’alouette se bercer dans le vent et pointer vers le ciel, à entendre le cri de la caille dans les blés, à respirer l’odeur de la résine. « Lorsque j’ai revu ce matin les premières montagnes, il me sembla que la terre se dressait pour venir à ma rencontre. Oui, je suis un vrai montagnard, je le sens jusque dans les profondeurs de mon âme… Depuis hier, j’ai ressenti la vie des bois et le frémissement intérieur de toute chose avec une intensité d’émotion que je ne connaissais pas encore. Il me semble que je viens de naître, et tous les événemens de ma vie se sont évanouis comme un songe. Quelles délices d’être seul dans la forêt ! Tout oublier et se sentir exister ! Je pourrais envoyer jusque dans ta maison et dans ton cœur tout le souffle de la campagne. » Ce sentiment, qui était chez lui aussi sincère que les joies de la vanité, a été l’âme de son talent.

Comme il était l’homme des illusions et des chimères, il se figurait parfois que la solitude était son élément, qu’il était fait pour y vivre, pour y savourer le bonheur. Il se fût écrié volontiers avec l’auteur de l’Imitation : « Entrez dans votre cellule et bannissez-en le bruit du monde. Vous y trouverez ce que vous perdez au dehors. La cellule qu’on quitte peu devient aimable ; si vous êtes fidèle à la garder, elle vous sera une amie chère et la plus douce des consolations. » Mais à peine avait-il passé quelques semaines dans les bois, la démangeaison du départ le prenait ; il bouclait ses malles, il retournait bien vite et de son plein gré dans ce Berlin qu’il avait maudit, où il ne parvenait pas à s’acclimater. Les affaires, les nécessités de la vie l’y rappelaient ; mais quand il eût pu se dispenser d’y retourner, il y serait retourné malgré tout, car quoi qu’il en pensât, le bruit du monde lui était cher. Les cailles et les alouettes savaient des chansons qui le ravissaient, mais elles ne savaient pas son nom et elles refusaient de l’apprendre. Il lui tardait de se retrouver dans un endroit où l’on rencontre des gens à qui l’on peut parler longuement de Berthold Auerbach. Par malheur, on ne lui en parlait pas autant qu’il l’aurait voulu, et de dépit il recommençait à soupirer après la solitude. Il était de ces hommes qui ne peuvent se plaire tout à fait dans le monde parce qu’ils lui demandent plus qu’il ne peut donner, et qui pourtant ne sauraient se passer de lui. Jusqu’à la fin, il s’est mêlé des regrets à ses plaisirs, des inquiétudes à son bonheur.

Auerbach appartenait en politique au parti humanitaire et progressiste. C’était un homme de 48, et il n’a jamais renié ses principes, qui à vrai dire ne le gênaient pas. Il aimait à pérorer, il parlait avec emphase, avec feu ; il avait l’éloquence des nerfs. Il reprochait à ses auditeurs « de ne chercher dans ses discours, où brûlaient toutes les flammes de son âme, qu’un amusement pour leur esprit, un chatouillement pour leurs oreilles, nicht mehr als Ohrenkitzel. » — « Il y a des momens, disait-il, où mon indomptable nature de missionnaire éclate comme un volcan. Je serais heureux de mourir pour mes croyances, le martyre me serait une volupté. » C’est une volupté qu’il s’est toujours refusée. Il se pliait aux circonstances, il se prêtait aux accommodemens, il adorait le succès. Passe encore s’il eût acquiescé en silence ; il est permis d’être inconséquent, à la condition d’être modeste. Mais il était persuadé que l’Allemagne et le monde tenaient à connaître son opinion sur toutes les questions du jour, et il lançait de Berlin ou d’ailleurs de solennels manifestes, qui ne faisaient pas tout le bruit qu’il espérait. Il s’étonnait que sa parole se perdît dans le vide. Il avait beau prêter l’oreille, l’écho ne répondait pas.

Il ne pouvait se dissimuler que le nouvel empire germanique ressemblait bien peu à l’Allemagne parlementaire et libérale qu’il avait rêvée. A la veille de chacune des crises qu’a traversées son pays dans ces vingt dernières années, il s’est répandu en doléances, après quoi il se résignait tout doucement au fait accompli. Il commençait par la protestation, puis il passait à l’étonnement, et l’étonnement faisait place à l’admiration, à l’extase. Alors il accordait sa lyre et célébrait l’événement qu’il avait condamné. Il se croyait un prophète, il n’était qu’une trompette, mais il n’en sentait pas la différence. Il avait toujours soutenu comme une maxime indubitable que les abus de la force sont impies, que les souverains et les hommes d’état n’ont pas le droit de traiter les peuples comme des troupeaux, de disposer de leur destinée contre leur gré. Quand on régla le sort des Alsaciens-Lorrains sans les consulter, plusieurs de ses amis politiques, les Jacobi, les Carl Vogt, protestèrent noblement contre cette violence. Il en admira tout de suite la logique et la beauté, et jamais il ne manqua une meilleure occasion de se taire. Aux transports de joie il mêla l’hypocrisie de la pitié, et aux jérémiades les cantiques. Comme Le geôlier de don Carlos, il disait : « Paix ! paix ! C’est pour votre bien. « Il vida sur les blessures saignantes de l’Alsace tout un flacon de son eau bénite, dont il n’avait jamais fait un si triste usage, et sa cafardise parut plus odieuse aux Alsaciens que toutes les bombes du général Werder. Il n’est pas dans ce monde de figure plus répugnante que celle d’un bourreau sentimental et doucereux.

Ce fut pour justifier ses faciles et joyeuses résignations qu’il composa son trop célèbre Walifmd. Le héros de ce roman, qui n’eut qu’un médiocre succès, est un démocrate de 48, qui, comme Auerbach lui-même, s’arrange très bien de tout ce qui arrive. Il use son chapeau à force d’y porter la main pour saluer tous les événemens qui passent. Il ne renie pas ses principes ; mais il estime que les peuples se trouvent bien de donner carte blanche à la Providence, représentée par un grand homme, qui se charge de régler les choses pour le mieux. « Comme Guillaume Tell, dit-il, nous avons longtemps caché dans notre sein la flèche de la révolution ; nous avons enfin tiré, et nous avons manqué le but. » Il est heureux de son malheur, il a vu a les canons prussiens délivrer le monde de l’esclavage de la phrase française, » il les a vue sauver à Sedan les lumières du siècle, la civilisation, la justice, les bonnes mœurs, l’honneur et la probité. » À quelque temps de là, une grande maison de librairie de Paris écrivait en allemand à Waldfried-Auerbach, pour lui témoigner son désir de publier une édition illustrée d’une de ses nouvelles. « Je ne peux te dire, écrivait-il à son cousin, combien je suis fier de penser que mon livre, sous cette forme nouvelle, va pénétrer dans le monde entier. C’est un événement qui n’a pas seulement pour moi une valeur personnelle et littéraire ; c’est le premier regard de paix que nous jette la France. » Un peu plus tard, il eut la satisfaction d’apprendre que, depuis la révision des programmes, ses romans villageois figuraient parmi les livres qui servent à l’enseignement de la langue allemande dans les lycées français. Il conclut de cette aventure que les Français avaient du bon il daigna se souvenir « que la France avait joué un certain rôle dans l’histoire de la civilisation. Il l’avait su, il l’avait oublié. Il se croyait un chêne de la forêt de Teutoburg ; ce chêne n’était qu’un roseau qui pliait à tous les vents.

Toutefois, il y aurait de l’injustice à ne voir dans la facilité avec laquelle il s’accommodait des faits accomplis qu’une souplesse de courtisan ou un calcul intéressé. Parmi les Waldfried dont la sagesse consiste à déclarer que le facilité château de monseigneur le baron le plus beau des châteaux et que Mme la baronne est la meilleure des baronnes possibles, il y a des pieds-plats qui ne s’occupent que de se faire bien venir des puissans de la terre. Tel autre est de bonne foi, il a le goût d’approuver, il obéit aux penchans de son cœur, qui est un optimiste convaincu. Auerbach était en toute chose du parti de l’espérance ; il estimait que tout finit par tourner au profit de ceux qui ont la foi ; comme un bouchon de liège, se belle humeur naturelle remontait toujours à la surface. Il l’avait bien prouvé dans les sujétions et les chagrins de sa mélancolique jeunesse. A l’âge de vingt-quatre ans, incertain de son avenir, ne sachant à quoi se prendre, sans protecteurs, sans ressources, il se plaignait à son cousin des tristesses de son existence solitaire et dépouillée. Il ajoutait ; « Et pourtant, je ne suis pas aussi malheureux que tu le crois et que je le crois moi-même. Je suis capable de me réjouir des plus petites choses ; je ris, je crie, je chante, je danse comme un enfant ; je fais des gambades, des cabrioles. Je voudrais embrasser le monde entier ; il est bon, il est charmant, il est aimable, et moi aussi, je suis aimable et charmant. » Il s’est toujours obstiné à voir en beau et le monde et lui-même. L’étoffe de la nature lui paraissait trop nue, son imagination la brodait. Il n’aurait pu supporter la vie telle qu’elle est, et cependant c’est un visage auquel les philosophes s’accoutument.

Dans sa vieillesse, son optimisme politique fut mis à de dures épreuves, et, par intervalles du moins, son humeur s’assombrit ; la dernière partie de sa correspondance en fait foi. Atteint dans sa santé, ses forces déclinaient ; il avait des défaillances et moins de ressort pour réagir contre les impressions décourageantes et fâcheuses. Romanesque comme il l’était, il avait cru assister, en 1870, à la naissance d’une Allemagne nouvelle, où tous les jours seraient des jours de fête, où tout irait bien, où régnerait la concorde, la fraternité, l’esprit de paix et de famille, où fleuriraient à l’envi toutes les vertus germaniques, où tout le monde serait honnête, loyal, bienveillant, consciencieux, où la jeunesse se nourrirait de la sublime et généreuse morale qu’avait prêchée dans ses livres un certain Berthold Auerbach. L’événement n’avait pas répondu à son espérance. Il entendait retentir autour de lui des cris de guerre ; il déplorait l’acharnement des partis, leurs injustices, leurs bruyantes querelles. La démocratie sociale l’épouvantait par sa brutalité, par ses appels à la violence ; il s’écriait avec sa candeur accoutumée : « On passe sa vie à quoi ? A travailler à l’éducation de son peuple allemand, et voilà où nous en sommes ! » Il se plaignait aussi « que la passion de jouir, la fureur de s’amuser fussent plus, grandes qu’auparavant. » La nouvelle littérature lui plaisait peu ; il la trouvait ou profane, ou vulgaire, ou frivole, ou scandaleuse. « Schopenhauer, disait-il encore, a extirpé des jeunes cœurs toute idéalité ; il leur a enseigné que les sentimens relevés et le respect des hommes sont un pur humbug. » Ce progressiste se prenait par momens à douter du progrès ; il était tenté de croire que les grandes infortunes sont plus propres que les grandes prospérités à ennoblir une nation, et il pleurait son idylle.

Mais ce qui l’affecta, le contrista plus que tout le reste, ce qui lui échauffa le sang et lui alluma la bile, ce fut l’agitation anti-sémitique, à laquelle il eut le chagrin de voir s’associer plusieurs de ses amis politiques qu’il tenait en haute estime. Quoiqu’il eût renoncé à se faire rabbin et qu’il eût plus de respect pour Spinoza que pour Moïse, il n’avait jamais rompu avec la synagogue. Il faut lui rendre cette justice que, dans les temps mêmes où, selon l’expression d’Henri Heine, « le judaïsme était moins une religion qu’un malheur, » il s’est fait un devoir de ne point déserter la cause de ses anciens coreligionnaires. En toute occasion, il leur avait témoigné sa sympathie et son attachement. Il se flattait que le procès était jugé, que les juifs avaient conquis à jamais leurs droits de citoyens, que dorénavant on les traiterait comme des frères. Il s’était trompé, (tout fut remis en question. D’un bout de l’Allemagne à l’autre retentirent de sauvages provocations. On cria : « Sus aux juifs ! » La jeunesse des universités mêla ses clameurs aux hurlemens des teutomanes furibonds. Partout Israël fut dénoncé comme un péril social, comme l’ennemi héréditaire de l’Allemagne, comme la cause de tous ses maux, comme le chancre qui la rongeait, comme une race maudite qui mettait en danger la civilisation germano-chrétienne. Auerbach s’en indigna ; il se demandait s’il devait renoncer à tous ses rêves, si c’en était fait des idées libérales, de la justice et de l’humanité.

Le chagrin que lui causèrent les réquisitoires et les fureurs des antisémites empoisonna les dernières années de sa vie. Sept mois avant sa mort, durant un séjour qu’il fît aux bains de Tarasp, dans l’une des hautes vallées de l’Engadine, il laissa échapper cette belle et mélancolique parole : « Nulle part le problème de la destinée ne se pose plus fatalement qu’en face de ces hautes montagnes refusent qui de se laisser asservir aux besoins de l’homme, qui ne se dressent devant nous que pour nous faire mesurer leur taille et d’où s’écoulent jour et nuit les eaux mugissantes. Mais je ne puis ni ne veux en dire davantage. L’homme moderne ne descend pas de la montagne comme Moïse avec de nouvelles tables de la loi. Nous mourons avec des questions sur les lèvres ! »


G. VALBERT.

  1. Berthold Auerbach. Briefe an seinen Freund Jakob Auerbach, ein biographisches Denkmal, mit Vorbemerkungen von F. Spielhagen und dem Herausgeber, 2 vol. in-8o. Frankfurt am Mein, 1884.
  2. Berthold Auerbach, von Julian Schmidt, dans le numéro de la Deutsche Rundschau du mois de septembre 1884.