Betty petite fille/09

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(pseudonyme non identifié)
Librairie artistique et Édition parisienne réunies (p. 107-117).


CHAPITRE IX


Jean tint ses promesses et loua à Léontine une belle chambre meublée, en un hôtel discret dont il connaissait les tenanciers.

Même il lui remit un denier à Dieu qui fournit à la goton la possibilité de s’acheter immédiatement un trousseau, soit : une chemise rose, un pantalon item, une combinaison en batiste mercerisée et des bas de soie. Elle ajouta à cela une robe de foulard couleur grenouille et des souliers mordorés.

Évidemment pour ces emplettes Betty l’accompagna et ce furent pour la fillette de bien bons moments, que ceux passés dans les grands magasins à manier des étoffes, à sourire à des vendeurs aimables qui l’appelaient madame.

Elle fut enchantée de l’élégance audacieuse de l’ancienne servante, élégance qui lui donnait la sensation du vice, de la prostitution.

Puis le soir elles décidèrent d’un commun accord que Léontine amènerait un éclat lui permettant de quitter sur l’heure Madame Cérisy. La fillette se prépara à beaucoup s’amuser.

Le moyen fut simple : le souillon apporta sur la table une soupe carbonisée.

Madame Cérisy se crut autorisée à une timide remarque ; elle demanda seulement si ce potage n’était un peu brûlé.

Léontine, le chignon sur l’oreille et l’œil flamboyant, se cabra. Elle hurla, dit tout ce qu’elle savait, tout ce qu’elle avait surpris par les trous de serrure. À la patronne, elle cracha toute sa turpitude, l’éclaboussa de la boue dans laquelle, inconsciente, elle se roulait.

Madame Cérisy suffoquait, Betty baissait le nez pour « rigoler» à son aise. Cette dispute lui apprenait une multitude de choses qu’elle avait toujours ignorées.

Sa mère en revanche s’étonnait, jamais elle n’avait pensé que ses actions fussent condamnables, parce qu’elle ne les affichait point sur la place publique. Péché caché est à moitié pardonné.

Enfin, Léontine au comble de la satisfaction vengeresse, lâcha l’épithète ultime :

— P…

Les syllabes roulaient, trépidaient, s’accrochaient aux meubles, tourbillonnaient par la salle à manger.

Le qualificatif ne manquait pas d’exactitude, pourtant Madame Cérisy le prit mal.

Betty en fixant sa mère le répéta tout bas, avec une douce ironie. Mais en même temps elle se disait que cela rapportait des diamants, de riches toilettes.

Cependant le résultat attendu de cette algarade fut que l’on conseilla au souillon d’aller se faire pendre ailleurs, ce qu’elle accepta du reste sans tergiverser.

Betty se sauva dans sa chambre et s’y livra à une danse sauvage effrénée. Enfin elle allait posséder une amie dans le demi-monde ; c’était là assurément la réalisation d’un de ses vœux les plus chers. Ainsi il lui serait loisible de pénétrer un peu plus dans le vice, d’y prendre presque une part active.

Il lui semblait que Léontine montait considérablement en grade : prostituée c’est beaucoup mieux que servante gagnant honnêtement sa vie.

La fille qui avait déjà tout préparé pour son départ, ne fut donc pas prise au dépourvu. Elle abandonna la vaisselle sur l’évier et le reste du dîner sur le gaz, puis monta à sa chambre.

Une demi-heure plus tard, elle était dans la rue, son petit baluchon sous le bras et princièrement arrêtait un taxi.

Madame Cérisy en face de l’atroce réalité qui la laissait sans aide, eut une crise de colère froide.

— Tu prendras une femme de ménage en attendant d’avoir une autre bonne, conseilla Betty.

Cette solution lui plaisait, parce qu’elle supposait y gagner un surcroît de liberté.

Néanmoins, le lendemain, Madame Cérisy fut contrainte de faire son nettoyage. Elle s’acquitta de cette tâche avec un joli bonnet de dentelles sur ses cheveux à reflets de vieux cuivre, et à ses mains des gants de chamois.

Pour secouer ses tapis par la fenêtre, elle avait des mouvements de poupée désarticulée, afin de manifester son dégoût de si basse besogne.

Vider un vase de nuit devint une œuvre importante qui fut accomplie dans le mystère.

Pour la première fois de sa vie, Betty la plaignit, elle comprenait combien il devait être pénible à une si délicate personne de manœuvrer le balai. Changer d’homme et par conséquent de tous ses attributs, restait assurément plus propre et plus distingué.

Faire à déjeuner entrait dans le domaine des choses irréalisables ; Madame Cérisy pleurait à l’avance, uniquement à l’idée d’éplucher des oignons.

Elles firent donc grande toilette et se rendirent au restaurant.

Pour gagner de l’argent, il faut savoir en dépenser, c’est un axiome de haut commerce. Madame Cérisy ne regarda donc pas à la dépense et entraîna sa fille en un restaurant mondain des boulevards.

L’argenterie ruisselait de clarté, les cristaux scintillaient, les nappes éclataient de blancheur.

Des garçons onctueux avaient des sourires de diplomates et feignaient d’entourer le client d’un respect incommensurable.

Aussitôt assise Betty releva orgueilleusement le chef. Puisqu’elle mangeait au milieu d’un pareil luxe, elle avait de l’argent, donc elle était quelqu’un. Sa vanité puérile fut délicieusement chatouillée et ses yeux eurent des éclats de sincère admiration en considérant sa mère : ainsi c’était avec son corps, c’est-à-dire, ses seins, ses hanches et tout le reste qu’elle les élevait toutes deux à cette situation enviable ! Avec la conviction que donne toujours la preuve synthétique, elle se répéta :

— Je ferai comme maman !

Elle avait raison, les enfants doivent toujours imiter leurs parents qui ont tous la sagesse et l’expérience. Moralité, bienséance, respect de soi-même, ne sont que des aphorismes inventés à l’usage des imbéciles.

Betty assurément mangea avec propreté, elle s’essayait à des gestes menus, comme elle en voyait exécuter aux dames de son entourage. C’était ridicule, disgracieux, chez une gamine de cet âge, à peu près autant que chez les dames elle-mêmes.

Elle toisait les autres dîneurs et dans son sourire supérieur, semblait affirmer : je suis autant que vous, ayant la possibilité de déjeuner en un luxe identique.

Sa mère lui rendit une juste part de son admiration, parce que l’on se complaît toujours à reconnaître en sa propre progéniture, une supériorité incontestable sur le reste de l’humanité enfantine.

Tandis que la fillette se proposait de se lancer dans la haute prostitution, Madame Cérisy songeait :

— Je lui constituerai une dot et la marierai à un jeune avocat qui deviendra député.

Ce qui prouve que même en famille, on s’entend difficilement sur les sujets les plus simples.

À cette supposition la mère eut une bouffée de juste fierté ; c’était son corps aux formes plantureuses qui lui permettait pareils espoirs. Décidément, la mort de son mari avait été une chance dans sa vie ; auprès de cet homme sans génie, elle aurait végété en une modeste honnêteté, sans diamants et robes de satin.

Elle fit scintiller au soleil le saphir de son médius gauche.

Pratique cependant, elle examina d’un regard rapide, les dîneurs solitaires. Certes elle possédait déjà trois tapissiers, qui s’ignoraient mutuellement, mais abondance de biens n’a jamais nui à personne.

Un homme lui sourit aimablement. Elle ne baissa point les yeux, sans cependant manifester incontinent, les symptômes ordinaires du coup de foudre. C’était suffisant toutefois, l’hameçon était lancé et comme elle avait du coup d’œil, elle sut aussitôt qu’elle ne pêchait point le maquereau.

Betty dont les yeux étaient naturellement très ouverts, surprit cette pantomime, tout en conservant sa candide indifférence. Aucun détail ne lui échappa et elle les rangea soigneusement dans sa mémoire, toujours pour « faire comme maman », dans un avenir proche. Parce qu’à son avis, en toute chose, il faut la manière et bien certainement, Madame Cérisy avait la manière, à en juger par les résultats obtenus.

À la minute critique de l’addition, le garçon au visage imperturbable d’athlète grec, lui annonça en sourdine que la dépense était réglée.

Madame Cérisy eut une inclinaison de tête pleine de gratitude, à l’intention du généreux inconnu.

Cette passe d’armes courtoise enchanta Betty ; elle se dit que pour déjeuner gratis en un beau restaurant, il suffisait de saluer un monsieur au dessert. Cela aussi, elle le rangea dans son encyclopédie mnémonique de la poire sous toutes ses formes.

Mais le quidam ayant déboursé deux louis, se crut des droits et le fit voir, lorsque la mère et la fille sortirent. Très galant, le chapeau à la main, il s’approcha, sur le bord du trottoir.

Son attitude était charmeuse, tandis qu’il ajoutait sans rougir :

— Je crois bien, Madame, avoir fait votre connaissance chez des amis communs.

En réponse, elle eut un sourire séduisant et une réflexion philosophique :

— C’est bien possible, Monsieur, j’ai tellement de relations.

Betty railleuse pensa :

C’est de la blague, mais ils sont rudement malins tous les deux.

L’inconnu fit quelques pas auprès d’elles, il jura sérieusement que la température était printanière, le soleil charmant et Madame Cérisy plus charmante encore.

Elle reçut ce compliment avec une bienveillance aimable, montrant bien que pareille affirmation ne l’étonnait point.

Il fallut prendre le café à une terrasse proche. Madame Cérisy se défendit juste assez pour montrer qu’elle n’était pas une femme comparable à la tour Eiffel par exemple sur laquelle on grimpe pour cent sous. Mais au bout du compte elle accepta.

En suçant de la Bénédictine, elle se montra enjouée avec un brin de mélancolie comme il sied. Elle avait des moues gentilles, des plissements de paupières grivois, néanmoins elle écoutait les plus audacieuses obscénités, sachant par expérience que les choses ne commencent jamais autrement.

Une larme au bord de ses cils noircis de koheul, elle avoua son triste veuvage, présenta sa fille, l’unique descendante d’une noble famille.

Betty salua et se dit :

— Si je pouvais venir en aide à la communauté ?… Ce monsieur a l’air très cochon !

C’était là une opinion gratuite, le quidam n’ayant dépassé les bornes de la malséance permise en compagnie d’une femme seule.

En tout cas, la fillette fixa sur lui intensément son regard noir. Il vacilla, se croyant soudain auprès d’une honnête proxénète, et il n’avait pas encore de vices.

Une froideur suivit qui étonna Madame Cérisy, elle craignit une minute que son haleine fût fétide ou que ses aisselles moites eussent laissé échapper leur secret. Un examen de conscience la rassura vite et elle reprit toute sa liberté d’esprit.

Le hasard, comme cela lui arrive quelquefois, remit les choses au point. Sur une crudité trop catégorique pour les chastes oreilles de sa fille, la mère eut un geste discret et tout bas supplia :

— Taisez-vous Monsieur… mon enfant a quatorze ans, la jeunesse est si aisément pervertie.

Dès lors il reprit toute son amabilité et comme il se retirait il glissait sa carte dans la main de la dame, en demandant :

— Où pourrais-je vous revoir ?

Elle eut un beau hochement de tête candide et trancha :

— Mais chez moi, Monsieur…

Ce fut marché conclu, il comprit que ce ne pouvait être là une passade frivole, mais une union semi-légale, où l’épouse n’apporte rien et le mari l’argent comptant à jet continu.

Étant homme pondéré, il fut heureux de cette combinaison, certain d’avoir touché le cœur de cette belle veuve et d’être aimé pour lui-même, quoiqu’il frisât la quarantaine… de l’autre côté, celui de la route descendante.

Betty silencieuse, fit une récapitulation rapide des incidents précédents. Comme les choses s’étaient passées, elle avait la ferme conviction, lors de la prochaine visite du Monsieur, de voir par le trou de la serrure, sa mère en chemise, ce qui est aussi une conception de l’hospitalité.