Betzi/1/03

La bibliothèque libre.


Betzi ou L’Amour comme il est : Roman qui n’en est pas un ; précédé d’Entretiens philosophiques et politiques
A.-A. Renouard (p. 192-195).
Livre I


CHAPITRE III.


Grande Résolution.




La logique de nos passions et de nos préjuges est fort singulière, et la manière de transiger avec nos besoins et la nature même des choses, ne l’est pas moins sans doute. Nous avons dit que Séligni fuyait toute idée d’un nouvel attachement comme le plus grand crime ou comme le plus grand malheur ; cependant, il ne pouvait cesser d’être aimant et sensible. Son ame expansive et tendre ne pouvait se replier sans cesse sur elle-même, et ne pas souffrir de l’isolement dans lequel son chagrin la tenait ensevelie. Avec une imagination un peu plus ardente, avec un esprit un peu moins juste, un peu moins éclairé, peut-être était-il dans la disposition la plus desirable pour devenir un fanatique, ou si vous voulez un saint ; je ne répondrais pas même que cela ne fût arrivé, si malheureusement l’objet de sa première passion ne l’avait rendu trop étranger à ce genre de rêverie et de bonheur. Il se trouva donc réduit à chercher des consolations plus simples et plus naturelles ; et voici celles que lui vint offrir un jour sa nouvelle philosophie.

L’âge des illusions est passé sans retour ; plus de sentimens exclusifs ; leur puissance absorbe et consume tout notre être ; les félicités que nous en pouvons attendre sont achetées trop cher : n’ayant plus que des affections générales, c’est assez pour occuper notre sensibilité, pour remplir nos devoirs, sans risquer de troubler sans cesse le repos de notre intérieur. Évitons avec un soin extrême le malheur de faire de la peine à qui que ce soit ; ne négligeons aucun moyen d’exercer notre bienveillance envers nos semblables ; mais ne faisons jamais dépendre d’aucun d’eux le sort de notre existence et de notre tranquillité ; aimons enfin, puisqu’il faut aimer mais n’aimons qu’autant que le veut la nature pour jouir et pour faire jouir l’être aimable que la destinée livre à l’attrait impérieux de ses propres desirs et des nôtres… Imitons l’abeille qui ne cesse d’errer de fleurs en fleurs, et ne s’y repose que pour en recueillir le miel[1].

Au moment même où Séligni venait de faire ces profondes réflexions il se trouve à la petite porte du Vauxhal faubourg St.-Germain. Quelques-uns de ses anciens camarades l’apperçoivent, l’abordent et l’entraînent dans la salle.

  1. Une Dame anglaise prit l’enfant d’une Bohémienne à l’âge de six ou sept ans, assez formée déjà pour sentir la différence d’avoir tout à souhait, bon lit, bon dîner, etc., ou de manquer de tout. Quand la petite brune eut atteint seize ans, elle dit à sa bienfaitrise qu’elle voulait retourner auprès de sa famille pour errer avec elle. La Dame prêcha, et entre autres belles leçons lui répéta le proverbe : a rolling stone gathers no moss. (Une pierre en roulant n’amasse point de mousse ). — No, reprit l’enfant, but a rolling bee gathers honey. (Non, mais l’abeille en voltigeant recueille du miel).