Betzi/2/06

La bibliothèque libre.


Betzi ou L’Amour comme il est : Roman qui n’en est pas un ; précédé d’Entretiens philosophiques et politiques
A.-A. Renouard (p. 318-329).
◄  Chapitre V
Livre II


CHAPITRE VI.


L’Événement le plus remarquable de la vie de Betzi.




Revenues de leur première épouvante, assises dans l’embrasure d’une fenêtre, Betzi reprit ainsi, quoique intérieurement encore assez troublée, la narration que l’accident du jardin avait interrompue d’une manière si bizarre et si sombre.

Toujours plus aimante, toujours plus aimée, et j’ose le croire, toujours plus digne de l’être, je devins aussi l’objet d’une rivalité plus vive et plus inquiète. Les soupçons, les défiances, les reproches, les plaintes ouvertes ou cachées auxquelles cette rivalité ne cessait de donner lieu, ne manquèrent pas d’animer encore le sentiment qu’une puissance suprême semblait avoir au fond de mon cœur, le sentiment imprévu qui me disait sans cesse que ma manière d’exister, quelque innocente et quelque douce qu’elle m’eût paru jusqu’alors, ne pouvait se concilier avec cette estime des autres et de moi-même dont j’éprouvais un si vif besoin. Je me trouvais jetée comme hors de l’ordre général des êtres avec qui je me sentais destinée à m’associer, par je ne sais quel rapport inexprimable, mais aussi par les plus pures affections de mon ame, par les plus nobles élans de ma pensée. Je fus extrêmement frappée de cette lettre que tu m’écrivis de la Martinique, où tu me peignais avec tant d’intérêt et tant de simplicité le calme heureux dont tu jouissais au sein de ton ménage, quoique l’époux qui faisait ton bonheur n’eut pas été le choix de ton amour, mais celui de ta raison : moins fortunée que moi, me disais-je, elle est plus estimable, elle est plus estimée, elle est plus contente. L’inquiétude sombre et pénible que me donnaient ces réflexions, je ne pouvais pas toujours la dissimuler aux yeux de Séligni ; quelquefois même je la lui montrais à dessein ; mais loin d’en voir la véritable cause, il n’y trouvait qu’une raison de se croire moins aimé, m’affligeait, m’humiliait sans le vouloir, me tourmentait et se désolait lui-même. Je ne pus m’empêcher de lui dire plus d’une fois : Ah ! si vous me tourmentez ainsi, vous m’engagerez à prendre une résolution qui nous coûtera peut-être bien des regrets. Malgré tout ce qu’il put me dire, malgré tout ce qu’il ne cessait de faire pour m’attacher tous les jours davantage au lien qui nous unissait, je la pris enfin cette grande résolution, je la pris, ou plutôt d’Eglof sut me persuader que je l’avais prise. Dans l’impossibilité de faire désormais à mon gré le bonheur des deux amis à qui je devais tout le mien, je me crus obligée de choisir entre eux ; et celui que je voyais le plus disposé par son caractère, par sa situation, par ses principes, à me donner ce bien, ce vain nom peut-être dont la privation m’était devenue si sensible, obtint la préférence. Que de combats cependant ne fallut-il pas essuyer dans mon intérieur avant de me prononcer irrévocablement ! Tous deux réunissaient tant de qualités aimables à tant d’amour ! Sans me faire une illusion trop flatteuse il m’était impossible de ne pas sentir combien j’étais devenue nécessaire au bonheur de l’un et de l’autre. Je n’examinai point lequel mon cœur eût préféré si le choix n’avait dépendu que de mon penchant ou de son caprice ; j’examinai plutôt auquel des deux je devais le plus de reconnaissance et le plus de pitié : Séligni n’avait-il pas tout fait pour mon bonheur ? Mais n’avais-je pas obtenu d’Eglof de plus grands sacrifices ? Plus heureuse la maîtresse de l’un, je crus que je le serais plus sûrement l’épouse de l’autre. Pour me rassurer sur le mal que j’allais faire à Séligni, je tâchai de me rappeler toutes les ressources qui lui restaient encore ; je les exagerais sans doute à mes propres yeux, comme je m’efforçais de les exagérer aux siens. J’avais quelque droit en effet de croire à l’empire qu’il avait acquis sur lui-même, grace à la profondeur de ses méditations, à la variété de ses goûts, aux cruelles leçons d’une plus longue expérience ; mais j’oubliai combien peu l’énergie des idées, ou l’étendue des lumières influe sur le mouvement impétueux de nos passions ; la sensibilité des ames forts ne connaît d’autres limites que celles de sa propre puissance, ou plutôt elle ne voit ni terme, ni limite… Il n’existe pour elle ni veille ni lendemain. Il n’en exista point pour moi le jour où je me décidai tout-à-coup, quoiqu’après plusieurs semaines d’une lutte également longue, également pénible, à m’éloigner enfin de Paris pour aller consacrer, par des sermens éternels, un lien qui devait me séparer à jamais de Séligni. Ne fus-je entraînée que par mon propre sentiment ? Le fus-je encore plus par les instances pressantes d’Eglof ? Je l’ignore. Ce même jour l’infortuné que j’abandonnais ainsi sur la foi des protestations les plus tendres et même les plus sincères, comptait encore retrouver dans mes bras le bonheur dont il avait joui tant de fois. Au moment qu’il allait sortir pour venir me voir, il reçut la nouvelle de ma fuite. D’une main tremblante et fondant en larmes, je lui avais écrit ce peu de lignes, que le trouble même qui me les avait dictées a gravées dans ma mémoire : « Ta Betzi trahit l’amour et l’amitié ; mais elle suit une destinée irrésistible. Ah ! si son ingratitude doit la rendre odieuse à tes yeux, puisses-tu l’oublier ! Non, non, tu seras indulgent et pitoyable ; elle ne saurait supporter ta haine, quand même tu ne pourrais lui refuser ton estime. »

Je sus par le domestique qui lui remit ce billet, et qui nous suivit quelques jours après, qu’il l’avait lu avec une apparence de calme dont lui-même avait été confondu : mon cœur l’avait pressenti ! Qu’elle soit heureuse ! furent les seuls mots que laissèrent échapper les gémissemens étouffés de son désespoir. — Le lendemain on sut que tous ses arrangemens étaient déjà pris pour quitter un séjour dont personne n’avait été plus idolâtre que lui, d’où d’imminens dangers et toutes les horreurs d’une révolution que chaque instant rendait plus atroce, n’avaient pu l’arracher jusqu’alors. J’appris dans la suite qu’il était parti pour Londres. Je connaissais le banquier chargé de ses affaires ; je lui écrivis plusieurs fois sous cette enveloppe, je n’en reçus jamais aucune réponse ; et jusqu’à ce moment-ci tous mes soins, toutes mes recherches, n’ont pu découvrir aucune trace de sa destinée.

Ce fut à Lille que j’épousai d’Eglof, avec les simples formalités prescrites par les nouvelles loix : toutes simples qu’elles sont, elles n’en furent à mes yeux ni moins imposantes ni moins solennelles. Rien ne pouvait alarmer ma confiance dans les sentimens et dans les procédés de l’homme à qui je faisais si librement le sacrifice de ma liberté. Sous combien de rapports n’avais-je pas éprouvé l’honnêteté de son caractère, la sensibilité de son ame ! Et ne me donnait-il pas dans ce moment même la plus forte preuve de son amour et de son dévouement ? L’acte public par lequel il associait sa destinée à la mienne ne me rendait-il pas, dans l’ordre de la société, la place qui m’avait été ravie par l’inexpérience de ma première jeunesse, et que depuis long-temps je ne pouvais me consoler d’avoir perdue ? Cependant ce cœur trop foible n’oubliait rien, il se serrait douloureusement au souvenir des peines et des regrets du pauvre Séligni. Quelque libre que je fusse de disposer de moi-même aux yeux de la loi, je me sentais comme retenue encore par les chaînes que je venais de rompre ; il m’en avait tant coûté ! L’agitation d’une jeune personne élevée dans les principes de l’honnêteté la plus pure, ne peut guère être plus vive en se livrant à son amant sans l’aveu d’une famille qu’elle est forcée d’honorer, de chérir, dont elle sent qu’elle était l’idole et qu’elle va plonger dans la douleur et le désespoir.

Depuis mon mariage, vous avez eu souvent, ma chère Henriette, de mes nouvelles ; vous savez avec quelle constance de soins et d’attentions d’Eglof ne cessa de s’occuper de mon bonheur ; vous savez aussi que je ne négligeai rien pour justifier le choix dont il m’avait honorée. Il suivit ses spéculations de commerce avec autant de succès que d’intelligence ; nous jouissions à Bruxelles et à Ostende, où l’appelait tour-à-tour le genre des affaires qu’il avait entreprises, de l’estime de tout ce qui nous entourait ; nous y vivions dans le sein de la plus douce aisance. J’avais éloigné de ma maison toute espèce de faste et de luxe ; mais j’avais tâché d’y réunir avec goût les commodités les plus essentielles de la vie. Mon économie était vigilante, mais elle n’était ni pénible ni minutieuse ; beaucoup d’ordre la rendait simple et facile.

Fière des devoirs d’épouse, j’eusse été plus heureuse encore d’y joindre ceux de mère ; mais cette félicité ne fut point accordée à mes vœux.

Je savais que d’Eglof avait eu un fils d’une actrice avec laquelle il avait été lié pendant quelques années à… Je lui proposai de le faire venir, de l’adopter et de partager avec lui les soins de son éducation ; vous avez vu ce charmant enfant, et vous n’avez pu vous défendre vous-même de la plus tendre émotion, en observant de près la grace intéressante et l’heureuse ingénuité de sa physionomie.