Betzi/2/09

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Betzi ou L’Amour comme il est : Roman qui n’en est pas un ; précédé d’Entretiens philosophiques et politiques
A.-A. Renouard (p. 338-348).
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Livre II


CHAPITRE IX.


Le double Rêve.




Tous les regrets, tous les souvenirs, tous les sentimens douloureux qu’avait renouvellés plus vivement encore dans l’ame de Betzi le récit qu’elle venait de faire à sa sœur, ne lui permirent guère de goûter les douceurs d’un sommeil tranquille. Assoupie de fatigue, elle avait encore été agitée par les rêves les plus extraordinaires. Les sanglots étouffés qu’elle avait cru entendre dans le berceau du jardin, frappèrent encore en songe son imagination troublée. À ces sons lugubres avaient succédé les accords de l’air le plus tendre et le plus mélodieux. Un autre songe lui avait présenté le fantôme d’Eglof revêtu d’une longue robe blanche, le front ceint d’un couronne de roses, le flambeau de l’hyménée dans ses mains, et ce même fantôme conduisant ensuite vers elle celui de Séligni. Les images les plus bizarres et les plus contrastantes n’avaient cessé de s’offrir à sa pensée et d’en augmenter le trouble. Pour échapper aux tourmens d’un sommeil si cruellement agité, elle s’était levée de très-bonne heure, et elle alla respirer dans son jardin l’air pur et frais des premières heures du jour.

Il y avait dans ce petit jardin un bosquet de chevrefeuilles et de lilas dont elle avait fait sa retraite favorite ; deux saules pleureurs placés à l’entrée du bosquet le couvraient presque tout entier du mélancolique ombrage de leurs rameaux mobiles et doucement inclinés. Sous ce dôme de verdure elle avait trouvé deux obélisques de marbre noir, d’une forme simple mais antique, et surmontés chacun d’une belle urne de marbre blanc. Elle avait gravé de sa propre main sur la face de l’un de ces obélisques ces mots : À l’ami que j’ai délaissé ; sur l’autre ceux-ci : À l’ami que j’ai perdu.

Jugez de sa surprise, lorsqu’en entrant dans ce bosquet elle apperçut à ces heures un étranger le front appuyé sur le premier de ces obélisques. Saisie d’une frayeur religieuse, elle demeura quelques instans sans mouvement, incertaine si elle avancerait, ou si elle se retirerait avant d’avoir été apperçue. Enfin se décidant à s’éloigner au moins de quelques pas, le bruit que fit sa robe en agitant des branches auxquelles elle s’était accrochée tira l’étranger de sa profonde rêverie. Dans ce moment Betzi jeta les yeux sur lui, le reconnut et s’écria : c’est lui, c’est Séligni ! À peine eut-il le temps de se précipiter vers elle et de la soutenir dans ses bras pour l’empêcher de tomber évanouie.

Lorsque l’un et l’autre furent un peu revenus de l’extrême accablement d’une émotion si violente et si subite, Séligni dit à Betzi : l’heure, Madame, à laquelle ma destinée m’offre à vos yeux, après une si longue absence, vous prouve sans doute assez que je n’avais pas l’intention de vous surprendre. Depuis hier au soir que j’ai découvert pour la première fois que vous habitiez ces lieux, c’est pourtant déjà la seconde fois que, sans le vouloir, j’ai le malheur de vous causer un mortel effroi. Des avis dont vous connaissez peut-être le mystère mieux que moi m’ont appelé ici ; en attendant qu’ils me fussent expliqués, j’ai voulu parcourir ces environs si paisibles et si rians. Il était déjà fort tard lorsque j’ai passé devant la petite porte de cette charmante retraite qui donne sur le grand chemin ; je l’ai trouvée ouverte et n’ai pu me défendre d’y entrer. En approchant du berceau où vous étiez assise, quel son de voix a frappé mon oreille ! Comment ne l’aurais-je pas reconnue, lorsque malgré le long intervalle de temps, de lieux et des plus cruels obstacles qui m’avaient séparé de vous, cette voix si douce n’a pu cesser de retentir au fond de mon cœur ? Pardonnez ma témérité ; je me suis approché davantage pour m’assurer que ce n’était pas une vaine illusion. Dans ce moment vous vous rappelliez quelle circonstance du plus tendre et du plus malheureux amour !… L’excès de mon émotion l’a trahie malgré moi ; je vous ai vu fuir comme frappée de quelque présage sinistre ou de quelque apparition funeste. La frayeur que vous aviez communiquée à ceux qui me cherchaient m’ont facilité le moyen d’échapper à leurs recherches. Depuis, j’ignore quelle puissance aurait pu m’éloigner jusqu’à ce moment de ces lieux.

Betzi tâchait de retenir ses larmes, et son cœur en était plus oppressé. — Avec des souvenirs si vifs et si tendres, lui dit-elle enfin, comment est-il possible que Séligni n’ait jamais répondu à aucune de mes lettres ?

— Et qu’aurait-il pu vous répondre qui n’eût augmenté ses peines et troublé votre bonheur ? J’osai tenter tout ce qui dépendait de moi pour vous détourner d’une résolution qui devait me rendre le plus malheureux des hommes. Mais lorsque je sus qu’elle était prise irrévocablement, dans l’impossibilité de vous oublier, de vous aimer autrement que je ne vous avais toujours aimée, quel parti me restait-il pour vous cacher mes regrets, mon désespoir, que celui de vous dérober autant qu’il était en moi tout souvenir de mon existence ? Ce n’était pas seulement pour votre repos, pour le mien ;… où mon cœur en pouvait-il trouver encore ! c’était pour sauver du moins ce que ma douleur m’avait laissé de courage et de raison, que je me vis réduit à cette nécessité cruelle. Long-temps encore après l’instant de la séparation la plus déchirante, il suffisait d’un son analogue à celui de ce nom que j’avais si tendrement adoré pour me faire éprouver des tressaillemens de fureur, de rage, pour me faire craindre de tomber dans les accès d’une aliénation d’esprit absolue. C’est encore à vous-même, femme adorable, que je dois le plus doux soulagement dont ma situation pouvait être susceptible. Quoique séparé de ma Betzi par un abîme que mes espérances n’osaient plus franchir, il me fut impossible au bout de quelque temps de ne pas rechercher toutes les traces de sa destinée. J’en recueillis les rapports les plus touchans avec moins de surprise que d’admiration, avec plus de tendresse et d’amour que de dépit et de jalousie. L’estime qu’elle sut se concilier dans son nouvel état attendrit insensiblement mes regrets, et les rendit moins amers, moins accablans ; j’osai jouir en quelque sorte de tout ce qui vous honorait aux yeux du monde. Je me félicitais en pleurant de ne vous avoir pas empêchée du moins d’acquérir une récompense si digne des vertus que j’avais reconnues depuis long-temps en vous, et qui ne m’avaient pas moins attaché que vos charmes.

— Et ces vertus, à qui les dois-je plus sûrement qu’à l’ami que j’ai délaissé ?

— Pour un autre qui méritait sans doute plus d’amour.

— Mon cœur ne sut point prononcer entre eux lorsqu’ils vivaient encore l’un et l’autre. Comment l’oserait-il quand l’un n’existe plus ?

— D’Eglof n’est plus, Betzi ! D’Eglof n’est plus !

— Il y a plus de trois mois que je pleure sa perte.

— Quelle main peut donc m’avoir écrit la lettre que je reçus avant-hier, à peine de retour du voyage que je venais de faire en Écosse, cette lettre mystérieuse et pressante par laquelle on m’engage au nom de tout ce qui me fut jamais sacré (rien me le fut-il autant que votre bonheur ?) à me rendre ici pour me confier un secret également intéressant pour vous, pour d’Eglof et pour moi ?

— C’est un mystère qui ne me confond pas moins que vous. Allons trouver ma sœur : vous ne l’avez pas oubliée peut-être, ma chère Henriette[1]

Dans ce moment un domestique qui cherchait par-tout Séligni, l’ayant apperçu, vint lui dire que l’étranger qui desirait lui parler était arrivé, et l’attendait avec la plus vive impatience à l’auberge indiquée dans la lettre.

Quoi qu’il en pût coûter à Séligni de quitter sitôt celle qu’il avait retrouvée, avec si peu d’espérance d’oser même la revoir jamais, il ne crut pas devoir différer d’un instant une entrevue sollicitée par un intérêt d’une si grande importance pour son cœur.

  1. Hélas ! nous ne pouvons dissimuler encore qu’il avait bien des raisons pour ne l’avoir pas oubliée. Dans un temps où cette jeune personne se destinait au théâtre, Séligni lui donna les premières leçons de déclamation. Ces leçons lui furent payées comme elles le sont communément.