Bibliographie : L’Abandonné. Mœurs contemporaines

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Bibliographie : L’Abandonné. Mœurs contemporaines
Revue pédagogique, second semestre 189221 (p. 468-470).

L’Abandonné. Mœurs contemporaines, par Dubut de Laforest ; Paris, Dentu, 1892. Ce livre plaide la cause de l’enfance abandonnée. Un pauvre petit être, un orphelin, Pierre Fargue, est ramassé par la police sur un boulevard où il errait à la recherche d’un morceau de pain. Comme nul ne le réclame, il est envoyé à la Petite-Roquette, puis dans une colonie agricole jusqu’à l’âge de quatorze ans. C’est un brave enfant, fils d’honnêtes ouvriers, et rien ne parvient à le corrompre, ni la souffrance, ni le contact d’immondes gredins ; quand il obtient enfin la liberté, il entre dans la vie plein de confiance dans la justice des hommes et dans sa propre droiture. Son livret contient les meilleures notes, et il en est fier ; il croit que ces notes lui procureront de l’estime et du travail. Cruelle erreur ; il est repoussé de partout ; son livret lui est un stigmate. Après des années d’horrible misère, de dénûment, de faim, de désespoir, il finit par entrer dans une maison importante, où par son travail, son intelligence, son dévouement de toutes les heures, il arrive à devenir le premier contremaître ; il a gagné le cœur de la mère, de la grand’mère, de la fille, et il a la promesse d’épouser la riche héritière après son retour du régiment, lorsqu’il est reconnu comme un ancien pensionnaire de la Petite-Roquette, et honteusement chassé de la maison. La grand’mère est, justement cette nuit-là, assassinée dans sa maison de la banlieue par une bande d’anciens détenus évadés de la colonie agricole où le pauvre garçon avait eu jadis à souffrir leurs persécutions. On le prend pour un des assassins, et lorsque, après détention, il bénéficie d’une ordonnance de non-lieu, il est trop tard : il va mourir à l’hôpital à peine âgé de vingt ans.

On voit défiler dans ce livre, à côté du pauvre Pierre Fargue, des personnages de toute sorte, des voleurs, des escarpes, des viveuses, un académicien ridicule, un député grotesque, un vicomte égaré dans les bas —fonds les plus ignobles et que le remords relève peu à peu jusqu’au travail et à la fortune, une jeune millionnaire charitable, un médecin philanthrope, etc. La description de la Petite-Roquette est saisissante et navrante ; c’est contre celte institution que l’auteur dirige ses coups les plus acérés et les plus forts. Il veut mal de mort à cetle prison d’enfants, qui est une torture et un déshonneur pour les innocents, une école de vice, une préparation au bagne. Ce n’est pas dans ces cellules de répression que la société doit envoyer les malheureux enfants de cinq ans, de dix ans, dont le seul crime est l’abandon, la misère, dont le cour a besoin de tendresse, dont l’âge tendre ne peut se passer de soleil et de liberté.

Le plus navrant spectacle que nous offre l’auteur est celui de la stupidité cruelle du public qui repousse, sans même les regarder, les pauvres créatures que la police correctionnelle a marquées de son sceau indélébile, et qui, peut-être, ne demanderaient qu’un peu d’aide et de compassion fraternelle pour marcher courageusement dans la bonne voie. M. Dubut de Laforest a dû charger son tableau de couleurs trop noires ; le monde vaut un peu mieux qu’il ne le dit. Il y a des âmes charitables et clairvoyantes ; lui-même a esquissé quelques traits qui le prouvent ; il y a des sociétés de secours, de placement, de patronage, qui ont déjà fait et font tous les jours quelque bien. Ce qui est vrai, c’est qu’elles sont trop restreintes, trop isolées, trop pauvres, trop peu soutenues de la masse des braves gens, qui soupirent et s’émeuvent au passage, — et oublient aussitôt. L’épilogue du livre, l’espoir vaguement indiqué par l’écrivain d’un jour meilleur, la conclusion logique et consolante de ces tristes récits, c’est la fondation de l’Union française pour le sauvetage de l’Enfance. Il ne saurait, en effet, y avoir de justification plus forte et de plus persuasive apologie de cette œuvre excellente que la douloureuse histoire de Pierre Fargue. À ce titre, et malgré bien des objections et des réserves qu’on pourrait faire, ce livre mérite d’être signalé.