Bien-né. Nouvelles et anecdotes. Apologie de la flatterie/Un Président du Parlement de Paris, au Roi

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Un Préſident du Parlement de Paris, au Roi.


Sire, vous avez dit à votre Parlement que les magiſtrats eux-mêmes ne ceſſent d’invoquer ce même pouvoir contre lequel ils s’élevent ; cette réponſe, ces paroles qui ne juſtifient point les lettres de cachet, mais qui nous accuſent & nous condamnent, ne ſont pas ſorties un inſtant de mon eſprit depuis que votre majeſté les a prononcées. Daignez recevoir, Sire, ma priere ; & que ma réſolution reſte conſignée dans votre ſein.

J’ai, Sire, un fils diſſipateur, libertin, dépravé. Ce fils a d’une femme ſenſible & vertueuſe, trois enfans en bas âge. Tous mes parens, réunis à ſon beau pere, me preſſent de demander à votre majeſté, un ordre qui mette ſa femme & ſes enfans à l’abri d’une ruine totale, & qui l’empêche de tomber du vice dans le crime. Jamais rigueur de cette eſpece n’eût été mieux motivée : cependant, Sire, loin de vous demander un acte arbitraire de votre pouvoir en cette occaſion, je ſupplie votre majeſté de rejetter ma demande ſi jamais j’ai la foibleſſe de vous la faire. Mon fils, tout coupable qu’il eſt aux yeux de la raiſon & de la délicateſſe, ne l’eſt point encore aux yeux de la loi ; il n’a point encore du craindre de perdre la liberté ; cette peine ne lui étoit point annoncée, comme devant punir les actions qu’on lui reproche : elle ne doit donc pas en être la ſuite : ce ſeroit une perfidie que le pouvoir exécutât contre lui ce dont la loi ne l’a point menacé : la fortune qu’il diſſipe ſi follement, ſi honteuſement, c’eſt la ſienne ; ce n’eſt pas encore celle de ſes enfans : quand moi, quand leurs autres parens n’aurions pas de quoi les vêtir ni les nourrir, le bien de leur pere n’en ſeroit pas plus à eux ; & nous ſommes auſſi peu en droit de l’en priver de leur part qu’un mendiant de voler un riche. L’on ne ceſſe de me dire qu’il me faudra bien avoir recours à vos bontés & à votre pouvoir, lorſque mon fils ſe ſera rendu coupable de quelqu’action contre laquelle la loi devra ſévir, & le tribunal où je ſiége, prononcer une peine qui m’en banniroit, ſans doute, en même-tems qu’elle me rendroit le plus malheureux des hommes, & qu’elle marqueroit mes autres enfans & les enfans du coupable d’une flétriſſure éternelle. J’ai, Sire, en effet, tous ces maux à redouter : deux fois déjà j’ai craint qu’une plainte formelle n’accusât mon fils d’un délit grave, & qu’il ne pût ſe défendre, mais jamais je ne demanderai que le pouvoir vienne le ſouſtraire aux loix, ou ſi j’ai la foibleſſe de le demander, rejettez, Sire, ma priere, regardez-la comme le délire de la douleur, & qu’un pere affligé ne vous faſſe pas oublier l’égalité que le pere commun de l’Etat doit mettre entre ſes enfans. Et pour qui les rigueurs de la loi ſeront-elles donc réſervées ? Pour ceux chez qui la loi ne protége rien, qui, n’ayant nulle propriété, n’ont pas beſoin des loix pour la défendre, & dont la vie indifférente, ignorée, n’a à craindre que le froid & la faim. Non, ces malheureux ne craignent ni les aſſaſſins, ni les voleurs ; la loi n’eſt pas faite pour eux ; c’eſt contre eux qu’elle ſemble faite ; l’extrême ignorance ou la miſere les plonge, en fait un piége caché dans lequel ils peuvent tomber ſans le ſavoir, & mille tentations, filles, non de la fantaiſie ni des deſirs immodérés, mais des beſoins les plus naturels comme les plus urgens, les y pouſſent. Il faudroit les récompenſer quand ils ne ſont pas coupables, tant ils ont de motifs de l’être ; & au lieu de l’indulgence qu’ils devroient attendre ils ne trouvent que rigueur, & eux ſeuls la trouvent cette rigueur ! Et nous, favoriſés par la loi autant que par la fortune, nous, à qui la loi ne devroit rien pardonner, nous obtenons qu’elle plie & ſe détourne, quand il s’agit de punir nos attentats !

L’on oſe dire qu’une peine flétriſſante eſt plus grave, quand elle tombe ſur un homme bien né, que lorſqu’elle tombe ſur un homme du peuple : qu’elle punit dans le premier cas une famille entière & la punit d’autant plus cruellement que cette famille eſt plus ſenſible à l’honneur, plus intacte, plus reſpectable, au lieu que dans le ſecond la peine ne frappe que l’individu qui l’a mérité. Que voilà bien le jugement de gens ſuperficiels qui ne connoiſſent que leurs alentours, & qui ſont plus touchés de quelques exclamations emphatiques que de la vraie miſere ; que de la vraie déſolation ; que d’une infortune ſans conſolation & ſans reſſource ! ont-ils penſé à toutes les reſſources de l’opulence ! ont-ils penſé à tous les ménagemens que des gens diſtingués par leur naiſſance ou par leur fortune obtiennent toujours de leurs inférieurs & même de leurs égaux ! ont-ils penſé qu’avec de l’or ou un nom on peut ſe donner une patrie nouvelle, & qu’il eſt un pays où les ſupplices avilliſſent auſſi peu que le crime impuni humilie chez nous ! & cela parce que dans ce pays-là, les lois inexorables condamnent également les coupables les plus nobles, comme les plus vils, & frappent des familles qu’il eſt impoſſible de mépriſer. Rien de tout cela, je le demande à ces raiſonneurs ſi durement légers, peut-il convenir à l’homme obſcur & pauvre, dont le fils aura ſubi un ſuplice honteux ! Que ferait-il dans un pays étranger où il n’auroit porté que ſa triſteſſe & ſa miſere, au milieu d’inconnus dont rien ne lui attireroit la conſidération ni les ſecours ! & s’il reſte dans ſa patrie, pourra-t-il reſter dans ſa ville, dans ſon quartier, dans ſon attelier, dans l’endroit ſeul ou il pouvoit gagner de quoi ſoutenir ſon exiſtence ! Les regards mépriſans, les reproches groſſiers ne lui rappeleroient-ils pas à chaque inſtant, le jour affreux du ſupplice de ſon fils, à moins que, le fuyant comme ſi ſon infortune étoit contagieuſe, on ne le laiſſat totalement ſeul avec ſa malheureuſe Famille ! Sire, ne me ſéparez jamais du reſte de mes concitoyens. Ne m’accordez jamais de faveur qui ſoit pour d’autres une cruauté & une injuſtice. Mon fils eſt juſqu’ici maître de ſes actions & propriétaire de ſon bien comme moi ; qu’il ſoit libre comme moi ; s’il devient coupable, qu’il ſoit puni comme le plus obſcur de vos ſujets.