Bigarreau/Bigarreau

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Alphonse Lemerre, éditeur (p. 1-90).


BIGARREAU

À MADAME CHARLES BULOZ

BIGARREAU

I



Cétait à l’époque où l’on construisait la maison centrale. L’administration des prisons ayant résolu de dédoubler le personnel de celle de Cl…, en transportant les femmes qui y étaient détenues dans une autre localité, un inspecteur général avait déclaré que les bâtiments de l’ancienne abbaye d’Auberive répondraient merveilleusement aux vues du ministre. En conséquence, l’État avait acquis le vieux domaine des Cisterciens, et on était en train de l’approprier à sa nouvelle destination, au grand désespoir des habitants du bourg, qui se souciaient peu d’avoir une maison de force et de correction dans leur voisinage. Le directeur de Cl…, impatient d’être débarrassé de ses détenues, pressait les travaux avec une activité fiévreuse ; et, comme son établissement n’était séparé d’Auberive que par une huitaine de lieues, il passait la moitié de son temps sur le chantier des constructions commencées, examinant les gros murs, harcelant l’architecte, bousculant les entrepreneurs et faisant endiabler les ouvriers. — Le directeur était un homme solide et trapu ; sa figure de négrier, haute en couleur, trouée de petite vérole, surmontée d’une calotte de cheveux crépus, poivre et sel, était éclairée par deux yeux gris, fureteurs, froids comme l’acier et singulièrement énergiques. Jusqu’à ce que les bâtiments fussent en état de recevoir les femmes, il avait décidé qu’on y transvaserait une cinquantaine de jeunes détenus, afin de les employer à des travaux de terrassements, et il les attendait le soir même.

Tout en se promenant sur la route qui domine la vallée de l’Aube, il expliquait les avantages de cette combinaison à M. Yvert, le garde général des forêts, avec lequel il prenait ses repas à l’unique auberge d’Auberive.

— Ils vont arriver, disait-il avec un naïf orgueil professionnel ; avant un quart d’heure ils seront ici… Ils viennent de Cl… à pied, sous l’escorte de leurs gardiens, et vous verrez comme les gaillards manœuvrent au doigt et à l’œil !… Ils sont charmants… et heureux !

Un sourire aimable entr’ouvrait ses lèvres minces et coupées par une balafre, tandis qu’il fouettait les chardons du revers de son rotin à pomme d’ivoire.

Peu de temps après, dans la direction du village de Bay, la route poudroya au soleil couchant. Le directeur se fit un abat-jour de sa large main, aux doigts carrés et noueux, puis s’écria, triomphant :

— Les voici !

Il ne se trompait pas. On les aperçut bientôt, émergeant d’un nuage de poussière. Ils marchaient quatre par quatre, les aînés en tête, les petits à la queue, et les gardiens en serre-files. Entre les buissons verdoyants de la route, cette procession se détachait nettement aux rayons obliques du soleil, et se rapprochait sensiblement des murs de l’ancienne abbaye. Quand ils furent à portée de la voix, sur un signal du gardien-chef, ils entonnèrent une chanson où il était question des joies du travail et des beautés de la nature. Sanglés dans leur veste d’uniforme, la casquette coiffant jusqu’aux oreilles leur tête rasée, ils soulevaient en cadence leurs pieds poudreux et défilaient militairement devant le directeur et son compagnon. Tous tenaient respectueusement les yeux baissés et braillaient presque automatiquement leur vertueuse complainte :


Le soleil luit, l’herbe est fleurie.
Partons, mes amis, ô gué !
Vite au travail dans la prairie !
Celui qui travaille et qui prie
À le corps sain et le cœur gai.


Au premier aspect, toutes ces figures enfantines semblaient moulées d’après un type unique : mêmes regards humblement sournois de chiens battus, même bouffissure jaune, mêmes gestes mécaniques, même jovialité de commande.

— N’est-ce pas qu’ils sont gentils ? s’exclamait le directeur en frappant le sol du bout de son rotin ; ils ont leurs huit lieues dans les jambes… Hé ! hé ! il n’y paraît pas… Les voilà dispos, frais comme des roses et gais comme des pinsons !

Dispos, c’était possible, bien que quelques-uns marchassent péniblement. Quant à leur gaîté, le garde Yvert sut bientôt à quoi s’en tenir. Tandis que le directeur causait avec le gardien-chef, l’un des jeunes détenus resta en arrière et s’arrêta comme pour dévisager le forestier. Son visage, semé de taches de rousseur, exprima une sorte d’effarement joyeux, et ses yeux bleus s’illuminèrent un moment…

— Numéro vingt-quatre ! cria rudement le gardien-chef, qu’avez-vous à rester là comme un clampin ?… Allons, dans le rang, et plus vite que ça !

Les traits du jeune drôle se rembrunirent, et Yvert, qui le contemplait bien en face, fut effrayé de l’expression farouche, veillotte et hypocritement soumise que prit soudain cette hâve figure d’adolescent.

Toujours chantant, la colonne pénétra dans la cour de l’abbaye et les grilles de fer de la grande porte se refermèrent brutalement sur le troupeau des jeunes détenus ; — mais le souvenir de ce masque blafard et mobile, entrevu un moment pendant le défilé, resta gravé dans le cerveau du garde général.

Le soir, quand il rentra dans sa chambre, il y repensa involontairement. Il lui semblait avoir rencontré quelque part une tête ayant certaines ressemblances avec celle du numéro vingt-quatre ; mais c’était si vague, si lointain, qu’il ne put mettre un nom sur cette figure. La chose avait peu d’importance, et le lendemain il l’oublia.

À quelques jours de là, comme il déjeunait seul, son hôtesse, qui était passablement loquace, lui dit en le servant :

— À propos, monsieur Yvert, vous avez vu les enfants qui travaillent à la prison ?

— Oui ; eh bien ?

— Eh bien ! il y en a un qui est de votre pays et qui vous a reconnu en passant.

Yvert se rappela de nouveau les yeux bleus écarquillés et la figure effarée du numéro vingt-quatre. Assurément ce devait être celui-là. Mais il eut beau fouiller dans sa mémoire, il ne put retrouver une indication précise au sujet de cet enfant de son pays qui était venu échouer à la maison de correction. L’aventure ne laissait pas de l’intriguer néanmoins, et il exprima le désir de voir de près son jeune et précoce compatriote. La chose était facile, l’hôtesse avait fait la conquête du gardien-chef et elle promit à Yvert que, grâce à l’entremise de ce dernier, elle lui amènerait demain le détenu en question.

Le soir, au dîner, le directeur de la maison centrale arriva, enchanté de la bonne tenue de « ses enfants. » Il ne tarissait pas sur ce sujet.

— Ils sont charmants, répétait-il, et cependant, monsieur, nous avons là le rebut de la société. Il y a parmi eux des meurtriers et des incendiaires, qui sont devenus doux et dociles comme des moutons. Et voilà le résultat de notre discipline physique et morale !… Avec ces créatures perverses, nous faisons des travailleurs utiles, comme on fabrique de bon drap fin avec d’ignobles déchets. La solution de la question sociale est là, monsieur !… Et aussi peut-être la solution de la question économique… Mes gaillards coûtent à l’État cinquante centimes par jour et par tête, et ils remuent la terre comme des manœuvres que nous serions obligés de payer trois francs… Réduction du coût de la main-d’œuvre et moralisation de l’espèce, voilà le véritable progrès humanitaire !

Le garde général avait la langue levée pour demander quelques renseignements au sujet du numéro vingt-quatre ; mais, malgré ses théories humanitaires, le directeur aux yeux durs et à la lèvre balafrée lui inspirait une confiance médiocre. Craignant d’attirer sur son mystérieux compatriote l’attention de ce terrible apôtre du progrès par la discipline et le travail à prix réduit, il résolut d’attendre et de juger par lui-même.

Le lendemain, la ponctuelle hôtesse introduisait dans la chambre d’Yvert un garçon d’une quinzaine d’années avec lequel elle le laissait en tête-à-tête. C’était bien le numéro vingt-quatre. Pâlot et gras, serré dans son uniforme de travail, il se tenait la casquette à la main devant le forestier. Sa tête, aux cheveux blonds coupés ras, avait l’air d’une boule ; ses yeux bleus rusés s’abaissaient et se levaient alternativement, comme si leur propriétaire avait voulu étudier et tâter son interlocuteur avant de se livrer.

— Vous ne me reconnaissez pas, m’sieu ? demanda-t-il enfin d’une voix à la fois timide et gouailleuse ; je vous ai pourtant fait plus d’une commission, dans le temps que vous étiez à Villotte !

Pour le coup, les souvenirs du garde général se réveillèrent.

— Bigarreau ! s’écria-t-il.

Il se rappelait maintenant ce gamin de huit ans aux cheveux embroussaillés, couleur de paille, qui vagabondait dans les rues de sa petite ville, vêtu d’une mauvaise chemise et d’un pantalon en loques, et qui se drapait dans ses guenilles avec une insouciance et une drôlerie si amusantes. Ses joues rebondies et rosées, ses lèvres couleur de cerise lui avaient valu ce nom de « Bigarreau » dont l’avaient baptisé les gens du cru. Né d’un père inconnu et d’une pauvresse qui le laissait à l’abandon, il vivait sur le domaine public et exerçait pour vivre cent métiers industrieux, dont le plus honorable consistait à porter les billets doux des jeunes gens aux grisettes du faubourg. L’été, dans la saison des bains, il gardait les vêtements des baigneurs, assis à l’ombre, sur la berge de la rivière, fumant des cigarettes et riant aux éclats lorsqu’un nageur novice lâchait son paquet de joncs et « buvait un coup. » L’hiver, il se réfugiait dans la baraque du marchand de marrons ; il fendait le menu bois, entretenait un feu clair sous la poêle trouée, et attrapait de ci et de là quelques châtaignes rissolées, qui lui réchauffaient les doigts d’abord, et ensuite calmaient les impérieuses exigences de son estomac creux. — Tous ces détails revenaient maintenant à la mémoire d’Yvert avec une grande netteté. Il examinait ce visage bouffi d’où les couleurs roses avaient disparu et où le séjour de la prison avait déjà marqué dans le tour des yeux, ainsi qu’au coin des lèvres, les signes d’une dépravation précoce. Il se demandait si, en chargeant jadis ce gamin de huit ans de porter des lettres d’amour aux petites ouvrières de Villotte, et en entretenant ses habitudes de vagabondage, il ne l’avait pas, tout le premier, poussé dans la voie qui aboutit à la maison centrale… Il se sentait à demi responsable de cette corruption, et, pris d’un mouvement de pitié, il regardait presque affectueusement le jeune drôle qui se dandinait, en tournant sournoisement sa casquette dans ses doigts.

— Comment, c’est toi, Bigarreau ? répéta-t-il.

— Oui, c’est moi ! répondit le détenu, tandis que sa figure s’éclairait d’un sourire et que ses yeux s’enhardissaient.

— Mon pauvre gars, tu t’es donc fait mettre en prison ?

— Ah ! voilà, repartit Bigarreau sans le moindre embarras, j’ai pas eu de chance !… Vous savez qu’en été je gardais les effets des gens qui se baignaient à La Brèche ?… Un jour, en secouant un pantalon, j’ai fait tomber un écu de cinq francs… Jamais je n’avais vu tant d’argent, ça me brûlait les doigts… La tête m’a tourné, j’ai pris la pièce et je me suis sauvé… Vrai, je ne l’ai pas eue plutôt en poche que j’ai voulu rebrousser chemin pour aller la remettre dans le pantalon… Malheureusement, j’avais été vu, on m’a empoigné et v’lan, au clou, puis devant le tribunal, où les juges m’ont condamné à rester en cage jusqu’à mes vingt et un ans… C’est ce qui s’appelle ne pas avoir de chance, n’est-ce pas, m’sieu ?

Il débitait cela d’une voix déjà rauque, avec un mélange d’indifférence et d’effronterie. Yvert lui demanda comment il se trouvait du régime tant vanté par le directeur. Alors sa lèvre inférieure s’allongea, sa figure s’assombrit et il fit grimace significative.

— Malheur ! ça n’est pas drôle, allez !… On nous a fait venir de Cl… à pied, avec une soupe dans le ventre, et depuis que nous sommes arrivés, nous travaillons à des terrassements près du bois, là où sera le cimetière de la prison. Dix heures à remuer la terre en plein soleil ! Avec ça, mal nourris : des fayots (haricots) à tous les repas, et des patoches en guise de dessert. Les gardiens tapent comme des sourds !… Ah ! m’sieu, où est le temps où je flânais le long de la rivière de chez nous, en regardant les araignées d’eau qui se tiraient des pattes dans le courant ?… Moi aussi, je voudrais bien me tirer des pattes ! … Mais M. le directeur n’entend pas ça ; il ne veut pas qu’il soit dit qu’on s’ennuie dans sa boîte… « Tous frais comme des roses et gais comme des pinsons. » Il veut qu’on chante pour faire croire aux gens qu’on est heureux comme des coqs en pâte. Quelle farce ! Et penser que j’en ai encore pour cinq ans !… Mais voyez-vous, m’sieu, j’ai pas envie d’achever mon bail.

Son œil s’allumait, il clignait les paupières d’un air mystérieux. Il termina sa harangue en sollicitant de son compatriote quelques sous « pour son tabac. »

Yvert lui donna une pièce blanche, en assaisonnant son cadeau d’un grain de morale. Bigarreau glissa la pièce dans la doublure de sa casquette, écouta le sermon avec un sourire ironique, et, sous le prétexte que l’heure de la rentrée au chantier allait sonner, il tira sa révérence au garde général.




II



Le nouveau cimetière des femmes devait occuper tout un terrain en friche avoisinant la lisière des bois de Montgérand. De l’endroit où les jeunes détenus creusaient les fossés des fondations, on dominait la vallée de l’Aube. On voyait, comme au fond d’une combe, la petite église, les deux rues du village adossé à un cirque de forêts montueuses, les toits d’ardoise de l’ancienne abbaye émergeant d’un fouillis de sapins, puis l’Aube sinueuse, argentée, frétillant au soleil entre des prés en fleurs, dans la direction de Bay, où un nouvel horizon de collines et de forêts arrêtait le regard. La lumière se jouait sur ces prés épanouis, sur cette eau courante, sur ces moutonnements lointains de feuillées bleuâtres. Des alouettes gazouillaient en plein ciel, des bouillonnements d’écluse, des chants de coqs et des voix d’enfants montaient du village. C’était un gai spectacle que celui de la vallée baignée dans l’ensoleillement de cette matinée d’été ; mais les jeunes terrassiers de la friche de Montgérand n’en jouissaient guère.

Sous l’œil d’argus du gardien-chef Seurrot, ils remuaient la terre et on ne leur laissait pas le loisir de bayer aux mouches. Les aînés maniaient la pioche, les plus petits se mettaient à deux pour pousser la brouette. Les dos couverts de grosse toile et les têtes coiffées de chapeaux de paille, sans cesse en mouvement, semaient sur le sol grisâtre et pierreux un fourmillement de taches blanches. Quand les gamins se relevaient pour s’essuyer le front, le lumineux aspect de la vallée verdoyante, loin de produire un effet de calme et de réconfort, éveillait dans ces poitrines d’enfant une sourde irritation. Cette invitation à la joie, éparse dans l’air, avait pour eux quelque chose d’ironique et de cruel. Le libre essor des alouettes, les courses vagabondes des hirondelles au ras de la rivière, leur rappelaient presque amèrement le travail forcé, les bourrades des gardiens, les verrous de la prison, et leur insufflaient des désirs de révolte et d’école buissonnière.

Parmi les moins disciplinés et les plus impatients du joug se trouvait notre ami Bigarreau.

La veille, au sortir du logis du garde général, il s’était empressé d’employer une partie de son argent à acheter un paquet de cigarettes et une boîte d’allumettes. Ses nouvelles acquisitions étaient cachées dans les poches de son pantalon, et, depuis le matin, il les tâtait de temps à autre, avec une paternelle sollicitude, en se promettant « d’en griller une, » dès que Seurrot aurait le dos tourné.

La tâche de la journée était coupée par un repos d’une demi-heure, et à ce moment-là le gardien se relâchait un peu de sa surveillance méticuleuse. Seurrot avait le cœur tendre, et les yeux luisants de l’hôtesse du Lion d’Or l’attiraient invinciblement vers le verger de l’auberge, situé en contre bas du chantier. Bigarreau avait tablé là-dessus. Dès que le gardien chef eut pris le chemin du verger, le numéro vingt-quatre se glissa, avec des ondulations de couleuvre, dans les genévriers du talus, gagna le taillis et, choisissant de l’œil parmi les arbres de bordure un alisier au fût élancé et à la cime feuillue, il y grimpa en deux temps, comme un écureuil.

Perché à chevauchons à la fourche des hautes branches, dissimulé au plus épais de la feuillée, il tira alors ses cigarettes, en alluma une et savoura lentement les délices du fruit défendu. On était bien, là-haut, dans la verdure et la fraîcheur ! On apercevait entre les branches les toitures du village, les miroitements de l’Aube dans la prairie, puis, sur les deux versants de la vallée, les frissons des champs de seigle et d’avoine, alternant avec les bigarrures des sainfoins et des trèfles incarnats. Les merles sifflaient dans le taillis, les fauvettes des roseaux bavardaient dans les saules de la rivière, et un vent frais vous berçait comme dans un hamac. On y était si bien, que Bigarreau s’y oublia. Quand Seurrot revint en mâchonnant une rose entre ses dents et qu’il passa en revue sa petite troupe, il s’aperçut du premier coup que l’un des détenus manquait à l’appel.

— Où est le numéro vingt-quatre ? s’écria-t-il.

Les gamins échangèrent un regard sournois et se bornèrent à répondre par un haussement d’épaules.

Le gardien-chef crut d’abord à une évasion et il en devint pale. Ses regards inquiets fouillaient l’épaisseur du taillis ; tout à coup, ils distinguèrent à la cime d’un baliveau les légères spirales d’une fumée bleuâtre. Cela n’était pas naturel, et le délinquant devait s’être gîté là-haut. Seurrot bondit sur le talus ; en un clin-d’œil il fut au pied de l’alisier et il n’eut pas grand’peine à y découvrir les jambes pendantes de Bigarreau.

— Ah ! gredin, s’exclama-t-il, tu te donnes de l’air et tu fumes, encore !… ce qui est contraire au règlement. Vas-tu descendre, garnement ?

Bigarreau était pincé, mais il avait l’avantage de la position, et il essaya d’en abuser.

— Je veux bien, répondit-il, mais auparavant vous me promettrez de ne pas me punir.

— Tu me poses des conditions, je crois ? répondit Seurrot furieux. Descends de bon gré, ou ça va se gâter.

— Je reste alors ! repartit l’entêté Bigarreau.

L’alisier était très mince et très élevé de fût ; le gardien-chef ne possédait aucune des aptitudes d’un grimpeur, et il avait beau secouer l’arbre violemment, le délinquant ne bougeait pas.

— Ah ! tu résistes à l’autorité, chenapan ! Holà ! vous autres, qu’on m’apporte une hachette, et vivement !

À cette injonction lancée d’une voix tonitruante, deux détenus avaient obéi. Seurrot saisit rageusement la hachette qu’on lui présentait, et sans se soucier de commettre un délit forestier, il attaqua l’alisier au collet de la racine. Aux premiers coups qu’il porta, l’arbre frémit de la base à la cime, mais Bigarreau resta impassible. Les coups de hache se succédaient, l’écorce et l’aubier volaient en éclats, la sueur perlait sur le front du gardien. Les deux jeunes détenus que ce spectacle amusait prodigieusement, suivaient avec intérêt les progrès de l’entaille pratiquée dans le tronc du baliveau. On entendit un brusque craquement, et cette fois Bigarreau, réfléchissant que de deux maux il était sage d’éviter le pire, se laissa couler entre les branches, puis tomba comme un paquet sur le sol heureusement feutré d’une mousse moelleuse.

— Vermine ! je t’apprendrai à me narguer ! hurla Seurrot en l’empoignant par le bras. — Il avait été sergent de ville, et ses doigts serraient comme des pinces. — En même temps, de l’autre main, il administrait des bourrades dans les reins de Bigarreau et le poussait vers le chantier.

— Ah ! tu fumes en contrebande ! continuait le gardien, en ponctuant chaque mot d’une taloche. — Il fouilla les poches du détenu et éparpilla les cigarettes dans les déblais. — Où as-tu volé de l’argent pour acheter ça ?

— On m’en a donné ! protesta Bigarreau.

— Silence ! À la pioche, graine de galérien !… Nous éclaircirons la chose demain, au rapport, quand M. le directeur reviendra… Et il t’enverra pourrir au cachot… En attendant, ce soir, tu souperas avec du pain sec !

L’après-midi se passa tristement pour Bigarreau. Quand, à neuf heures du soir, il put s’étendre dans son hamac, le ventre vide et les doigts meurtris de patoches, il se mit à réfléchir amèrement sur les misères de la journée et sur les éventualités du lendemain. Tout n’était pas fini. Le directeur devait arriver dans la matinée, et il était plus impitoyable que les gardiens. Bigarreau connaissait par expérience la façon dont ce terrible chef de service punissait les moindres infractions à la discipline…

— Non, songeait-il en se recroquevillant dans son hamac, j’en ai assez et je n’attendrai pas son retour !

Des idées d’évasion lui bourdonnaient de nouveau dans la tête. Le dortoir improvisé pour les détenus était mal clos ; les gardiens avaient le sommeil dur ; vers la mi-nuit, on pouvait peut-être s’échapper, escalader un mur et gagner les bois ?… Dans tous les cas, c’était une aventure à tenter… — La nuit était tout à fait venue ; il entendit l’un des gardiens faire sa ronde, puis se déshabiller et se jeter lourdement sur sa couchette. Bientôt des ronflements emplirent la sonorité du dortoir. — Agile comme un chat, Bigarreau quitta son hamac, enfila son pantalon et sa veste et suspendit à son cou ses sabots rattachés par une ficelle ; puis, pieds nus, retenant son souffle, il se glissa jusqu’à une croisée qu’on avait laissée ouverte pour aérer la salle, située au premier étage. Une fois grimpé sur la console de la fenêtre, le gamin pencha sa tête au dehors. Au-dessous, dans l’obscure clarté de la nuit de juin, il distingua des carrés de légumes. Le terrain, fraîchement arrosé, devait être mou. Bigarreau, les mains accrochées au rebord de la console, risqua la descente et alla tomber sur des têtes de choux qui amortirent sa chute. Il se releva, se tâta, prêta l’oreille ; — pas un bruit, sauf le clair frémissement de l’Aube coulant à travers le jardin. — Alors il longea la rivière jusqu’à la baie cintrée par où elle sortait du parc ; puis entrant bravement dans l’eau, qui ne lui montait que jusqu’aux genoux, il suivit le fil du courant et gagna avec lui la pleine campagne.





III



En ce temps-là le courrier qui conduisait les dépêches à Châtillon-sur-Seine partait d’Auberive à trois heures du matin. Au moment où le lourd briska, traîné par deux chevaux, tournait l’angle de l’ancienne forge pour s’engager sur la route montante qui mène à Recey-sur-Ource, un garçon portant ses sabots en sautoir grimpa à la volée sur la bâche et, s’accrochant aux cordes qui retenaient les bagages, s’assit à l’arrière, les jambes pendantes. Le bruit des roues et le trot des chevaux empêchèrent le conducteur à demi ensommeillé de s’apercevoir de la présence de ce voyageur inattendu et subreptice. Le briska continua de rouler dans un nuage de poussière jusqu’au sommet de la côte ; il traversa rapidement le petit village de Germaine encore silencieux et endormi, puis il remonta avec lenteur la rampe des bois de Colmiers.

Il était quatre heures, et le soleil se levait derrière la forêt d’Auberive, dans un semis de légers nuages roses. Les premiers rayons obliques, perçant l’obscurité des futaies, piquaient de points argentés, ici un tapis de lierres, là un fouillis de clématites, tandis qu’en contrebas la route serpentait dans une ombre bleuâtre, entre deux talus tapissés de ronces humides et de millepertuis en fleurs. Les oiseaux ébouriffaient leurs plumes et gazouillaient dans les fourrés. Un chant de coq résonna comme un coup de clairon dans la direction d’une ferme lointaine. On arrivait au sommet du plateau. Accroché aux cordes de la bâche, Bigarreau (car on a deviné que c’était lui) songea sans doute qu’il était imprudent de se risquer en plaine, lorsque les futaies voisines lui offraient un asile à la fois plus frais et plus sûr. À un endroit où les roues frôlaient les digitales du talus, il se laissa choir dans l’herbe mouillée, quittant incognito, comme il y était monté, le briska qui se mit à trotter sur la route aplanie et disparut bientôt dans la poussière du grand chemin. Après avoir suivi de l’œil ce nimbe poudreux qui décroissait et se rapetissait dans la lumière vermeille du soleil levant, Bigarreau franchit le fossé, chaussa ses sabots et s’enfonça sous bois, à l’aventure.

Il marchait droit devant lui. Tout enivré de sa liberté reconquise, il savourait insoucieusement le plaisir de vagabonder à son aise, sans se demander où il irait, ni comment il vivrait. L’important, pour le quart d’heure, était de dépister les gardiens ; il avait sur eux deux heures d’avance et il les défiait bien de deviner quelle direction il avait prise. Il fit ainsi une bonne lieue en forêt, recherchant les fourrés et fuyant les clairières. Au bout d’une heure, la déclivité du terrain devint sensible et, après avoir dévalé rapidement le long du couloir d’une tranchée, Bigarreau se trouva au fond d’une gorge où courait un ruisseau.

L’endroit était très solitaire. Des deux côtés, les pentes boisées se relevaient presque à pic, veloutant d’une ombre froide la mince bande de prairie où le ruisseau creusait son lit à travers les salicaires, les épilobes roses et les spirées. Deux ou trois merles, seuls hôtes de cette combe, étaient occupés à se baigner dans le courant lorsque Bigarreau déboucha sur la rive. Ce fut à peine s’ils se dérangèrent, et le plaisir que semblait leur procurer ce bain matinal engagea le détenu à les imiter. Il eut vite mis bas ses vêtements et, nu comme un ver, il se plongea avec délice dans cette eau limpide que parfumait l’odeur des menthes et des reines des prés. Quand il s’y fut amplement débarbouillé, il alla se sécher en se roulant sur le tapis ensoleillé de la pelouse, puis il se rhabilla lentement. Pendant qu’il passait son pantalon, une idée ingénieuse lui illumina le cerveau. Au lieu de rendosser sa veste d’uniforme, il la roula en paquet et l’enfouit sous une large pierre plate, à l’abri d’un buisson. — Cette partie de son vêtement portait une étiquette matricule et avait une coupe réglementaire qui sentait la prison ; elle aurait pu le trahir, tandis qu’en bras de chemise et en pantalon de coutil, il pouvait passer à la rigueur pour un paysan.

Ces sages précautions une fois prises, il jeta autour de lui un regard d’affamé. Il avait mal soupé la veille et le bain venait de lui creuser encore plus à fond l’estomac. Après quelques investigations, il découvrit des fraises mûres dans l’herbe d’un talus exposé au midi, et des framboises sauvages dans les halliers qui avoisinaient le ruisseau. Le déjeuner était frugal, mais exquis, et, après avoir dépouillé fraisiers et framboisiers, maître Bigarreau se trouva un peu ragaillardi. Alors il s’étendit sur la pelouse, la tête à l’ombre et les pieds au soleil, et, bercé par le glouglou du ruisseau, il s’assoupit légèrement.

Ce doux somme durait depuis une heure environ, quand il fut troublé par un bruit de branches froissées et surtout par une fraîche voix féminine, dont Bigarreau crut d’abord entendre la chanson dans un rêve. Il entr’ouvrit les yeux ; mais, avec cette prudence acquise pendant son séjour à la centrale et devenue en quelque sorte une seconde nature, il ne bougea pas, afin de voir autant que possible sans être vu. Précaution inutile, car il était déjà lui-même depuis deux minutes un sujet d’observation.

Il aperçut à dix pas la chanteuse dont la voix l’avait éveillé. C’était une fillette de quinze ans environ. Un panier à demi rempli de fraises dans une main, un morceau de pain de ménage dans l’autre, elle s’était arrêtée sur le bord du ruisseau, oubliant de manger pour examiner ce dormeur qui lui était inconnu. Bigarreau, toujours immobile, feignait de continuer son somme, afin de ruminer ce qu’il allait dire et faire en cette conjoncture, et, tout à travers ses réflexions, il épiait sournoisement la nouvelle venue.

Elle était vêtue simplement d’une chemise de grosse toile nouée au cou par une coulisse, et d’une jupe de laine assez courte et effilochée, qui laissait voir presque jusqu’aux genoux deux jambes nues aux mollets zébrés d’égratignures et aux pieds chaussés de brodequins trop larges. Ses bras nus et maigres étaient bronzés par le hâle, ainsi que son visage, dont la marche et la chaleur avaient néanmoins rosé les joues. Ses cheveux bruns, très abondants et mal retenus par un peigne de corne, retombaient en mèches frisottantes sur sa nuque, sur son front et jusque sur deux yeux noirs, très ouverts, qui regardaient avec un mélange de curiosité et de méfiance Bigarreau vautré dans les grandes herbes. — L’examen, en somme, ne parut pas avoir été trop défavorable. L’ex-numéro vingt-quatre n’avait pas mauvaise figure dans cet encadrement de hautes tiges vertes. Le bain semblait l’avoir purifié des souillures de la prison ; ses joues et ses lèvres avaient retrouvé les couleurs vives auxquelles il devait son nom de Bigarreau, et son attitude abandonnée de dormeur lui donnait l’air bon enfant. La fillette, un peu rassurée, hasarda quelques pas vers le garçon, qui, de son côté, jugea le moment venu de secouer sa feinte somnolence.

Il étira les bras comme quelqu’un qui s’éveille, se frotta les yeux et se souleva sur le coude. Un sourire malicieux ouvrit la bouche assez grande de la jeune fille.

— Ga ! s’exclama-t-elle, vous avez le sommeil dur !

— Dame, répondit Bigarreau avec aplomb, quand on est fatigué, vous savez, on… (il allait dire : « on pionce, » mais, par une sorte de retenue, il renfonça dans son gosier ce terme d’argot) on dort comme une souche… Qui dort dîne !

— Vous n’avez pourtant pas jeûné tout à fait, répliqua-t-elle en jetant un regard ironique sur les framboisiers encore froissés de la cueillette du matin ; il y avait ici tout plein de framboises, et il n’en reste plus la queue d’une !

En achevant, elle rit aux éclats, et cet accès de bonne humeur poussa Bigarreau dans la voie des aveux.

— C’est de la viande creuse ! soupira-t-il en lorgnant le quignon de pain bis de la jeune fille ; ça ne tient pas à l’estomac.

Elle parut comprendre l’éloquence de cette œillade intéressée :

— Si vous avez faim, reprit-elle brusquement, il faut le dire… Je vous donnerai volontiers la moitié de mon pain.

— Ce n’est pas de refus, car je n’ai rien mangé depuis hier au soir.

Elle rompit le morceau de pain en deux et le tendit gentiment à son interlocuteur avec le panier de fraises.

— Ne vous gênez pas, ajouta-t-elle, j’en ai à ma suffisance.

Il ne se fit pas prier, et il joua des dents. Il dévorait. Elle s’était accroupie dans l’herbe et le regardait, avec un demi-sourire d’ébaubissement, engloutir le pain et les fraises. Il finit par être honteux de sa voracité, et, après avoir arrosé sa collation d’une gorgée d’eau puisée dans le creux de sa main :

— Ouf ! murmura-t-il, ça va mieux… Merci !… Il était temps, et je tombais de faim.

— Vrai ?… Vous ne mangez donc pas votre content chez vous ?

— Pas toujours, répondit-il laconiquement.

— Est-ce que vous êtes de Colmiers ?

— Non.

— Du Val-Serveux, peut-être ?

Il l’examinait de nouveau avec embarras ; la franchise des yeux limpides et peu intimidés de la fillette le prédisposait à la confiance.

— Je suis, répondit-il, d’un endroit près d’Auberive.. Connaissez-vous ce pays-là ?

— Je n’y suis jamais allée, mais mon père le connaît… Est-ce que ce n’est pas à Auberive qu’il y a des prisonniers ?

À cette question non prévue, l’embarras du garçon redoubla.

— Oui… je crois, balbutia-t il évasivement.

Son trouble n’avait pas échappé à la fillette. Elle le dévisageait avec une attention inquiète, et il se sentait rougir sous le regard obstiné de ces jeunes yeux inquisiteurs. Pour rompre les chiens, il la questionna à son tour :

— Que fait-il, votre père ?

— Il est sabotier… Nous travaillons pour le moment dans la vente du Val-Serveux… L’an dernier, nous avions notre chantier dans les bois de Gurgis.

— Vous êtes beaucoup, dans votre chantier ?

— Non ; il y a le père, il y a moi, et puis le Champenois, notre compagnon.

— Comment vous appelez-vous ?

— Norine… Norine Vincart… Et vous ?

— Moi ?… Bigarreau.

La bouche de la jeune fille se fendit de nouveau pour laisser passer un sonore éclat de rire.

— C’est un nom de cerise, ça, ce n’est pas un nom de chrétien !

— C’est un surnom, expliqua-t-il brièvement.

— Ah ! bien… quel est le nom de votre père ?

— Mon père ?… Je ne l’ai jamais connu.

— Mais votre mère ?

— Elle est morte, repartit Bigarreau d’un ton bourru.

— La mienne aussi, dit doucement Norine, elle est morte quand je n’avais que dix ans.

Il y eut quelques minutes de silence. Bigarreau mâchonnait nerveusement une tige de menthe ; la jeune fille trempait l’une de ses mains dans l’eau et s’amusait à faire rouler des gouttelettes brillantes le long de son bras nu. Elle jeta un regard perçant sur son vis-à-vis ; puis, reprenant ses questions :

— Vous étiez en service, à Auberive ? demanda-t-elle.

— Oui.

— Et vous vous êtes sauvé de chez vos maîtres, hein ?

— Vous avez deviné juste, se hâta-t-il de répondre, espérant ainsi être quitte de cet interrogatoire embarrassant ; mais il avait compté sans la curiosité tenace de la fille du sabotier.

— Comment s’appelaient-ils, vos maîtres ? poursuivit-elle.

Bigarreau, pris au dépourvu, chercha un nom vraisemblable et n’en trouva pas tout d’abord ; puis il réfléchit que s’il nommait au hasard quelqu’un d’Auberive, son mensonge risquait d’être vite éventé par ce juge instructeur en jupons. L’impatience le prit et il repartit, agacé :

— Ma foi, je ne m’en souviens plus.

Une moue soupçonneuse plissa les lèvres de Norine. — Vous avez la mémoire courte ! murmura-t-elle sèchement.

Elle fronça les sourcils, leva un doigt en l’air, et, regardant le malheureux Bigarreau droit dans les yeux : — Tenez, vous me contez des menteries !… J’ai en idée que vous sortez de la prison d’Auberive, d’où vous vous êtes sauvé en prenant votre congé sous la semelle de vos souliers…

En même temps, elle s’était levée avec précipitation et avait reculé de trois ou quatre pas, tandis que Bigarreau, déconcerté, se mettait lui-même sur ses pieds.

— Oh ! continua-t-elle en toisant intrépidement le détenu qui avait repris son air farouche, ne me regardez pas comme si vous vouliez m’avaler !… Vous ne me faites pas peur et je n’ai qu’à crier pour appeler nos gens.

— Ne criez pas ! supplia Bigarreau d’une voix sourde, j’aime mieux vous dire toute la vérité… Oui, je me suis sauvé de la prison, mais vous n’avez pas besoin de prendre peur… Je ne veux de mal à personne, à vous moins qu’à tout autre… Je vous en prie, ne me vendez pas !

Alors, hâtivement, il lui conta son histoire, sans omettre l’aventure de la veille. Il parla du régime de la prison, des mauvais traitements des gardiens, et montra ses mains encore gonflées par les meurtrissures des patoches.

Peu à peu Norine s’était rapprochée ; elle finit par s’agenouiller dans l’herbe. Elle écoutait avec un intérêt croissant le récit des misères de Bigarreau ; ses yeux noirs tantôt devenaient humides et tantôt flambaient d’indignation. Elle prit même l’une des mains du fugitif et examina avec une compassion attendrie les marques violacées qui témoignaient de la cruauté des gardiens.

— Les sauvages ! s’exclama-t-elle, ils vous battaient ?… C’est lâche de se mettre à plusieurs pour rouer de coups un gachenet ! … Quel âge avez-vous ?

— Je suis dans ma seizième année.

— Comme moi. Et vous vous êtes échappé ?… Vous avez eu grandement raison ; j’en aurais fait autant à votre place !… Maintenant, qu’allez-vous devenir ?

Bigarreau répondit que toute sa peur était d’être repris, parce qu’alors la punition serait terrible. Il avait l’intention de se cacher dans les bois pendant le jour, et de voyager la nuit jusqu’à ce qu’il fût très loin de la maison centrale… Alors il tâcherait de trouver du travail dans quelque usine.

— Je suis fort, ajouta-t-il en montrant ses bras, et je pourrais gagner facilement mon pain… Je ne rechigne pas à l’ouvrage.

Norine était devenue pensive. Étendue dans l’herbe, dont les tiges frôlaient sa poitrine maigrelette, elle restait accoudée, les doigts enfoncés dans ses cheveux ; les plis verticaux que dessinaient à la base du front ses sourcils rapprochés indiquait qu’elle se livrait à une méditation laborieuse.

— Attendez, dit-elle enfin après quelques minutes, je crois que j’ai votre affaire… Mon père a comme une idée d’embaucher un apprenti… Il en a surtout besoin maintenant que le Champenois est allé passer une quinzaine dans son pays… Ça vous déplairait-il d’apprendre le métier de sabotier ?

— Non… J’ai tant fait de métiers que je ne suis pas difficile sur le choix.

— Vous seriez bien caché ici… C’est grande aventure quand on y rencontre d’autres gens que les bûcherons du val Val-Serveux, sauf en automne, lorsque la chasse est ouverte, et alors nous aurons quitté la place… Pour sûr, les gendarmes ne viendraient pas vous y chercher.

— Oui, mais votre père voudra-t-il prendre avec lui un échappé de prison ?

— Ceci me regarde ! répliqua Norine d’un ton décidé et avec un petit air d’importance très drôle… Venez avec moi.

Elle lui prit la main, et ils côtoyèrent ensemble le bord du ruisseau jusqu’à un tournant d’où on apercevait la coupe de bois et le campement des sabotiers.

Là, Norine fit asseoir son protégé derrière une bouillée de saules et lui enjoignit de rester coi jusqu’au moment où elle jugerait à propos de l’appeler.

— Je vais parler au père Vincart, dit-elle, ne bougez pas… Quand vous m’entendrez hucher trois fois en imitant le cri du coucou, c’est que l’affaire sera arrangée. Alors vous n’aurez qu’à monter dans la coupe, et j’irai au-devant de vous.

Elle traversa le ruisseau en sautant adroitement sur de grosses pierres et chemina à travers les stères de rondins empilés, jusqu’à un pli de terrain derrière lequel se trouvait le chantier.

L’installation des sabotiers se composait d’une large hutte conique, recouverte de terre moussue, et d’une loge au toit de ramilles, où les grosses de sabots confectionnés reposaient sous un lit de copeaux. L’atelier proprement dit était en plein air, et, au moment où Norme y arriva, le père Vincart, à cheval sur son billot, ébauchait à l’aide de son erminette une couple de sabots dans une tronce de hêtre. Sa chemise o uverte laissait entrevoir sa poitrine hâlée, velue et grisonnante. C’était un petit homme voûté, approchant de la cinquantaine, très vif, le nez en l’air, la bouche gourmande, l’œil rieur et humide.

Au bruit du pas de Norine, il releva la tête et accueillit sa fille par un sourire narquois qui plissa de petites rides autour de ses yeux.

— Hé ! dit-il, ma gachette, sans reproche, vous avez mis du temps à finir votre déjeuner.

La jeune fille prit sa mine la plus sérieuse et répliqua d’un ton d’enfant gâtée :

— Je vous conseille de vous plaindre : je m’occupais de vos affaires.

— Ouais ! De quelles affaires ?

— N’avez-vous point dit, l’autre soir, que vous seriez bien aise d’avoir un apprenti ?

— Le fait est que le Champenois me manque grandement et que j’aurais embauché volontiers quelqu’un pour nous donner un coup de main… Mais les apprentis ne poussent pas dans la forêt comme des champignons.

— J’en ai pourtant trouvé un à la Fontenelle, et je l’ai embauché.

— Hein ! s’écria le sabotier, interloqué, il me semble que vous allez vite en besogne, ma mie ; il ne s’agit pas de prendre le premier venu.

— Ce n’est pas le premier venu, riposta vertement la fillette ; c’est un gachenet solide et qui abattra de l’ouvrage.

— Et d’où sort-il, ce gachenet ?

Norine baissa la tête un moment ; puis, la redressant avec aplomb :

— C’est un garçon, reprit-elle, qui était en service chez des vanniers ; ils le rouaient de coups, et il les a plantés là… Je l’ai rencontré à la Fontenelle : il avait faim, et je lui ai donné à déjeuner.

Le sabotier hocha le menton d’un air médiocrement émerveillé.

— Belle recommandation, murmura-t-il ; c’est bien de vous cela, Norine, de vous enfagoter d’un camp-volant !

— Je ne me laisse pas enfagoter ; je l’ai tourné et retourné de toutes les façons, et je vous réponds que vous en aurez satisfaction… Maintenant, si vous ne vous fiez pas à mot, vous êtes libre de ne pas le prendre !… Vous ferez une sottise, voilà tout, et le pauvre gachenet ira mourir de faim sur les routes.

Elle prononça ces derniers mots d’un ton vexé, en les accentuant d’une moue de mauvaise humeur. Ce manège ne manquait jamais son effet sur le bonhomme Vincart.

— Qui te parle de ne pas le prendre ? répondit-il déjà à demi converti. Je ne dis pas non, seulement je ne me soucie pas d’acheter chat en poche et je voudrais le voir… Où niche-t-il, ton gachenet ?

— Je vais vous le montrer… Du reste, vous ne serez pas mariés ensemble, et quand le Champenois reviendra, vous serez toujours à temps pour renvoyer… Claude Pinson, si son travail ne vous convient pas.

Pendant ce colloque où l’on décidait de son sort, Bigarreau, assis derrière sa bouillée de saules, attendait, le cœur battant. Depuis bien longtemps, il n’avait été pénétré d’une émotion à la fois si poignante et si douce. La rencontre de Norine, la façon dont elle l’avait secouru, constituaient pour cet adolescent, jusqu’alors traité en paria, des événements tout à fait nouveaux et tenant presque du merveilleux. Il tremblait que cette chance inespérée ne s’envolât tout d’un coup, comme ces libellules bleues dont il voyait un moment les ailes frissonner au-dessus du ruisseau, puis qui disparaissaient pour ne plus revenir. Les minutes lui semblaient étrangement longues, et, bien qu’il attendît seulement depuis un quart d’heure, il commençait à se décourager.

— Allons, songeait-il, c’est qu’on ne veut pas de moi…

Au même instant, il entendit du côté du chantier un appel sonore retentir trois fois :

— Hou… oup ! hou… oup ! hou… oup !

Il se leva tout d’une pièce, et, sortant de sa cachette, il s’engagea dans la coupe. Bientôt, entre deux piles de souches, il distingua Norine qui accourait au-devant de lui.

— Venez ! fit-elle tout essoufflée en le rejoignant, le père consent à vous prendre à l’essai… Je lui ai dit que vous vous appeliez Claude Pinson et que vous étiez en service chez des vanniers qui vous battaient… Retenez bien tout ça, afin de ne pas vous couper quand il vous questionnera.

Elle s’arrêta pour rattraper son haleine, et ses yeux limpides se fixèrent longuement sur les yeux bleus de Bigarreau.

— J’ai été forcée, reprit-elle, de dire des menteries au père pour l’amadouer, et ça me fait gros cœur de le tromper… Tâchez que je n’en aie point regret.

Pour la première fois en sa vie, Bigarreau se rendait compte de ce que ce pouvait être que la bonté, et, pour la première fois, ses yeux se mouillèrent de larmes qui n’étaient arrachées ni par la douleur ni par la colère. Au fond de lui, la source de sensibilité qui se tient cachée au cœur de tout être, humain jaillit brusquement. Dans un élan de gratitude, il saisit la main de Norine et la pressa entre ses gros doigts meurtris.

La fillette garda la main du détenu dans la sienne, et ils se dirigèrent ainsi vers l’atelier en plein vent, où le père Vincart s’était remis à dégrossir son sabot.

— Voici Claude Pinson, dit Norine.

Le sabotier leva le nez et toisa des pieds à la tête Bigarreau, qui frottait d’un air confus sa main contre son pantalon.

— C’est un gaillard ! murmura enfin le sabotier d’un ton satisfait, et s’il a aussi bonne envie de travailler qu’il a bonne mine, nous pourrons nous arranger… Mon gars, Norine m’a parlé de toi, et je te prends à l’essai ; nous verrons ce que tu sais faire… Ici, il faut trimer dur, mais on n’est pas battu… Ça te va-t-il ?

— Oui, m’sieu.

— Eh bien ! pour aujourd’hui, la gachette va te mettre au courant du métier, car elle s’y entend comme un homme, et elle n’a pas son pareil pour manier le paroir et donner le fion à un sabot… Demain, je te planterai un outil dans la main, et nous saurons de quoi tu es capable.




IV



Deux heures. C’est le moment où la forêt, sous le flamboiement du soleil d’été, est comme grisée et semble s’assoupir. — Sur une grosse pierre surplombant au-dessus du ruisseau de la Fontenelle, très resserré et rapide en cet endroit, Norine Vincart et Bigarreau étaient assis, laissant pendre leurs jambes à fleur du courant. Ils s’étaient déchaussés, et l’eau, dans sa course hâtive, baignait leurs pieds avec un léger bouillonnement. Il y avait déjà un peu plus de quinze jours que le faux Claude Pinson servait d’apprenti au père Vincart. On l’employait à fendre et à scier les billes de hêtre, et, comme il était robuste et alerte, il s’acquittait à merveille de cette besogne. Cette quinzaine lui avait paru faite uniquement de jours pleinement heureux. Le père Vincart, bien que rageur et peu patient, n’était pas un méchant homme ; quant à Norine, elle avait pris en affection son protégé, et, comme en sa qualité d’enfant gâtée et volontaire elle menait son père par le bout du nez, elle rendait la vie très douce au nouveau-venu. — Elle l’avait habillé avec une vieille veste du sabotier, façonnée à la taille de Bigarreau, et elle lui avait installé un lit dans la loge où l’on emmagasinait les sabots, à côté du carré de paille et de fougère réservé au compagnon absent. Là, emmitouflé dans une couverture de cheval, l’ancien détenu dormait à poings fermés jusqu’à l’aube, puis s’éveillait frais et dispos, à la chanson des grives et à la voix de la matineuse Norine.

Encore qu’on travaillât ferme au chantier du père Vincart, néanmoins on trouvait le moyen de prendre du bon temps, et la journée comptait des heures de récréation et de repos. La besogne commençait au petit jour et durait jusqu’au moment du goûter. Pendant la grosse chaleur de l’après-midi, le sabotier faisait la sieste, et l’ouvrage ne reprenait que vers quatre heures. Norine et Bigarreau en profitaient pour courir de compagnie les bois environnants. La fillette, souple comme une couleuvre et vive comme un écureuil, initiait son compagnon à toutes les jouissances de la vie forestière. Elle savait tendre des collets pour les lièvres et pêcher à la main, dans le ruisseau, des truites et des écrevisses. Elle connaissait dans les bruyères ou le long des sentes herbeuses les bonnes places à champignons, où l’on était sûr de faire une ample récolte de cèpes et de prevets. Cette existence solitaire dans le milieu salubre des bois, ces journées de travail au grand air, coupées de flâneries à travers les taillis, avaient rapidement métamorphosé Bigarreau. Ce n’était déjà plus le détenu sournois et farouche, sur les épaules duquel pleuvaient les taloches des gardiens de la maison centrale, le garnement perverti par des années de vagabondage et la promiscuité corruptrice de la prison ; son naturel bon enfant et insouciant avait repris le dessus. Grâce au contact journalier de la petite fée sauvage qui était devenue sa compagne et son initiatrice, il découvrait maintenant en son par-dedans des germes de délicatesse et de sensibilité dont il était lui-même émerveillé.

Donc, en ce moment, Bigarreau trempait avec délices ses pieds dans le courant de la Fontenelle, et en même temps son être entier nageait dans une félicité plus rafraîchissante que l’eau de la source.

— Eh bien ! Claude, dit Norine en le regardant en dessous, est-ce la chaleur qui vous ôte la parole ? Vous êtes muet comme un poisson.

— Ce n’est pas la chaleur, répondit-il, c’est le contentement. Il me semble que je rêve et j’ai peur de me réveiller. Des fois, quand je dormais dans mon hamac, à la centrale, il m’arrivait de rêver que j’étais libre ; puis, me réveillant à moitié, je m’apercevais que ce n’était qu’un rêve et j’essayais de me rendormir pour le faire durer… À cette heure, c’est la même chose : je n’ose pas bouger, de peur de voir tout d’un coup la Fontenelle, le chantier et vous-même, Norine, disparaître comme une fumée, et de me retrouver sous la griffe du gardien-chef.

— Il ne tient qu’à vous que cela dure… Le père est satisfait et il assure que vous avez tout ce qu’il faut pour devenir habile dans notre métier… Il vous gardera de bon cœur… à moins, ajouta-t-elle avec un malicieux clignement d’œil, à moins que ça ne vous ennuie de rester avec nous ?

— Oh ! Norine, pouvez-vous dire ?… Je ne suis content qu’auprès de vous.

— En ce cas, tenez-vous en repos, reprit Norine Vincart d’un ton décidé, et ne vous tourmentez pas à chercher midi à quatorze heures !… Aujourd’hui, nous avons congé jusqu’au soir… Le père ne reviendra du marché de Gurgis qu’à la nuitée… D’ici là, nous sommes nos maîtres, et j’en vais profiter pour faire un somme dans l’herbe.

Elle se dressa debout sur la pierre, étira ses bras, égoutta au soleil ses petits pieds rougis et ruisselants ; puis, parcourant du regard les entours du ruisseau, elle avisa sur une pente ombreuse une nappe de bruyères roses et alla s’y étendre, les jambes roulées dans sa jupe et les bras croisés autour de sa tête nue. Bigarreau l’avait suivie et, agenouillé à quelques pas d’elle, il surveillait son installation. — En attendant que le sommeil vînt, Norine, dans son lit de bruyères, les yeux clos à demi, un léger sourire sur les lèvres, regardait nonchalamment entre ses cils son compagnon silencieux, les arbres immobiles et le ciel parmi les branches ; peu à peu ses paupières brunes s’abaissèrent tout à fait, ses cils se rejoignirent, ses lèvres s’appuyèrent l’une contre l’autre en faisant la moue, et elle s’endormit.

Bigarreau, toujours sur ses genoux, s’était rapproché de la dormeuse. Il avait enlevé sa veste et la posait avec précaution sur les pieds nus de Norine. Puis, ayant arraché une large feuille de fougère, il l’agitait comme un éventail pour empêcher les mouches de troubler le sommeil de la fillette.

Il avait fort à faire. Les mouches de rivière, rendues plus taquines par la chaleur, volaient tout alentour avec un monotone bourdonnement et s’obstinaient à se poser, tantôt sur les bras de la jeune fille, tantôt sur son cou, tantôt sur sa joue d’un brun rosé. — De temps à autre, l’apprenti s’interrompait pour contempler, comme en extase, Norine, vraiment charmante dans sa rustique beauté à demi formée. Les mouches dansantes semblaient s’arrêter à dessein sur les plus délicats contours de la dormeuse, comme pour accentuer encore les détails de ce joli corps de fillette en train de devenir une femme. Elles effleuraient de leurs ailes noires les paupières aux longs cils, les bras nus et hâlés, la poitrine blanche et à peine modelée, dont une chemise mal nouée laissait voir la naissance.

Le milieu dans lequel Bigarreau s’était trouvé jusqu’alors n’avait certes pas contribué à lui inculquer des principes de retenue et d’honnêteté. Gâté avant l’âge, jeté de bonne heure dans ce bourbier de la prison où les vices grouillaient comme des sangsues dans un marais, à quinze ans, Bigarreau n’ignorait et ne respectait plus rien. Pourtant la vue de Norine endormie et court vêtue n’éveillait en lui ni sensation malsaine ni brutales convoitises. L’émotion qu’il éprouvait avait quelque chose d’instinctivement respectueux et de doucement étonné : l’admiration d’un sauvage devant une belle chose inconnue. Ce vagabond, qui avait grandi parmi de précoces vauriens cyniquement dépravés, avait tout d’un coup la révélation de la grâce féminine et du charme virginal. Et cette perception nouvelle, jointe à un sentiment de reconnaissance et de tendresse, le jetait dans une extase à la fois voluptueuse et chaste. Il contemplait Norine avec admiration, et cette contemplation admirative et recueillie suffisait à le rendre heureux.

Autour de lui et de la dormeuse, la forêt profonde élevait ses feuillées comme pour les enfermer tous deux dans une sécurité pacifique et verdoyante. Cette paix n’était troublée que par le susurrement du ruisseau, qui fuyait sous bois avec des airs pressés, et par les lointaines voix des ramiers, qui roucoulaient, roucoulaient toujours les mêmes notes amoureuses. Les fougères, roussies par le soleil, exhalaient une odeur pénétrante pareille au parfum du cassis mûr ; les tiges des genêts dressaient çà et là leurs gousses noires et leurs fleurs d’or ; sans bruit, un papillon bleu descendait du fourré, se posait sur une salicaire pourpre, puis reprenait son vol silencieux. — Cela dura des heures, puis Norine secoua ses cheveux semés de fleurettes de bruyères, elle dénoua ses bras ; un sourire entr’ouvrit sa bouche.

— Vous voilà réveillée ? murmura Bigarreau.

— Oh ! il y a beau temps que je ne dormais plus !… Je vous épiais.

— Et vous ne disiez rien ?

— Nenni ! vous vous seriez dérangé, et ça me faisait plaisir de vous voir à genoux à côté de moi.

— Vrai ? s’écria-t-il en rougissant.

— Oui, vous me regardiez avec de bons yeux, et j’étais contente de rester là sans bouger, en vous sentant tout près… Je n’ai pas peur avec vous, ce n’est pas comme avec le Champenois.

— Le Champenois ?

— Oui, l’ouvrier de mon père… Il est toujours sur mon dos quand je vais au bois et il me pourchasse partout… Je ne peux pas le sentir !

— Est-ce qu’il va revenir bientôt ?

— Apparemment ! il n’était parti que pour une quinzaine… S’il pouvait rester dans son pays, c’est moi qui ne porterais pas son deuil !… Mais il reviendra ; d’ailleurs le père Vincart tient à lui parce qu’il est bon ouvrier.

La physionomie de Bigarreau s’était assombrie. D’avance, il détestait ce Champenois, qui courait après Norine et qui allait tomber dans le chantier comme un trouble-fête.

— Voyez-vous, Claude, continua la jeune fille, quand il sera de retour, il faudra vous méfier et tâcher de vous mettre bien avec lui… Il est jaloux et sournois, et s’il vous prenait en grippe, il serait capable de vous faire des misères.

Ils s’étaient remis en route vers le chantier. Le soleil descendait déjà à l’horizon et allongeait les ombres des baliveaux sur le plan incliné de la coupe, dont les ronciers et les broussailles semblaient flamber dans une poussière dorée. Le père Vincart devait rentrer à la brune, et Norine avait à s’occuper des préparatifs du souper. Après avoir été puiser de l’eau à la source, tandis que Bigarreau allumait du feu en plein air, elle noua autour de sa taille un tablier bleu, et se mit à éplucher les légumes pour la potée. L’apprenti occupait ses loisirs à fendre des ételles, tout en lorgnant la fillette, très affairée à son épluchage. Assise sur un tronc d’arbre, les cheveux au vent, elle dépêchait la besogne et, en coupant les raves et les pommes de terre par quartiers, elle fredonnait un bout de chanson.

Le soleil s’enfonçait de plus en plus derrière les futaies. Son énorme globe d’un rouge vif apparaissait par segments entre les hautes branches, et dans l’herbe, çà et là, l’eau du ruisseau se teignait de la même éblouissante rougeur. Au zénith, le ciel, très pur, prenait des tons de turquoise. Sous la feuillée, des oiseaux se remisaient avec de faibles gazouillements, tandis que les geais se chamaillaient encore bruyamment dans le fourré. Peu à peu, le crépuscule arriva ; le soleil avait complètement disparu ; les hautes campanules fleuries n’avaient déjà plus qu’une faible teinte lilas, et une buée blanche, dans les fonds, suivait en rampant le cours capricieux de la Fontenelle, dont la voix montait plus distincte à travers la forêt silencieuse.

La marmite bouillait doucement sur le brasier. Bigarreau quitta son billot et vint s’étendre dans l’herbe sèche, aux pieds de Narine, à côté du feu, qui bleuissait sous les cendres. Ils ne parlaient plus ni l’un ni l’autre ; la tête renversée, les yeux au ciel, ils regardaient les étoiles poindre dans l’azur plus sombre.

— Pourquoi, s’écria brusquement Bigarreau, pourquoi ne sommes-nous pas tous deux seuls dans le chantier ?… Ce serait si bon de travailler ensemble, Norine !… de préparer à nous deux notre souper et d’attendre la nuit comme cela, l’un près de l’autre !

Au même moment, à l’orée du taillis, dans la direction de la route forestière, des voix encore lointaines se firent entendre, puis un houp sonore retentit dans la coupe.

— Voici le père, dit Norine en se levant, mais il me semble qu’il n’est pas seul…

En effet, le père Vincart arrivait, accompagné d’un garçon en blouse avec lequel il causait en gesticulant. Quand ils ne furent plus qu’à une vingtaine de pas, les yeux perçants de Norine reconnurent le nouveau-venu.

— Ga ! murmura-t-elle, c’est cette méchante graine de Champenois.

— Ohé ! les enfants ! cria Vincart, la soupe est-elle prête ?… J’amène du renfort. Figurez-vous qu’en quittant la route de Gurgis, j’ai rencontré ce camarade-là qui s’en revenait chez nous.

— Bonsoir tourtous ! répondit Norine d’un ton de mauvaise humeur. Patientez un brin, la potée va être cuite.

— Bonsoir donc, Norine ! reprit à son tour avec une intonation mielleuse le compagnon, en se débarrassant de son havresac. Ça va-t-il comme vous voulez ?

En même temps, il dévisageait Bigarreau, qui, de son côté, soutenait hardiment l’examen du nouvel arrivant. Aux dernières clartés du crépuscule, l’apprenti distinguait un garçon trapu aux façons cauteleuses, à la bouche méchante et au regard louche. Une barbe rare et mal plantée ornait son menton ; il avait les joues luisantes, et au-dessus des yeux deux lignes rouges presque glabres en guise de sourcils.

— C’est Claude Pinson, l’apprenti dont je t’ai parlé, dit le sabotier en réponse à la muette interrogation du compagnon… Claude, mon gachenet, voici le Champenois ; c’est lui qui continuera ton éducation, et tu lui obéiras comme à moi… Maintenant que vous avez fait connaissance, asseyons-nous et donnons un coup de dent.

Norine avait apporté les écuelles de faïence brune et blanche, et taillé dedans des tranches de pain sur lesquelles elle versa la potée. Pendant un bon moment, on n’entendit plus que le bruit des mâchoires et le tic-tac des cuillers. Quand la première faim fut passée, le père Vincart se retourna vers le Champenois :

— Rien de nouveau par chez vous ? demanda-t-il.

— Rien… mais en revenant, je me suis arrêté à Auberive ; c’est là qu’il y a du raffut (du bruit) : un des gamins qui travaillaient à la nouvelle prison s’est sauvé, et ça a mis le pays sens dessus dessous.

Bigarreau tressauta sur son tronc d’arbre et Norine dut le pincer violemment pour lui recommander la prudence. La nuit était déjà trop brune pour qu’on pût s’apercevoir de l’altération des traits de l’apprenti, mais dans son émotion il laissa choir son écuelle, qui alla se briser sur un caillou.

— Fichu maladroit ! s’exclama le père Vincart, c’est comme ça que tu arranges ma vaisselle plate !

— Espérons, ajouta en ricanant le Champenois, qu’il est plus adroit de ses mains quand il tient un outil !… Oui, patron, l’un de leurs prisonniers s’est donné de l’air ; mais ils le repinceront… Ils ont envoyé partout son signalement et la gendarmerie est à ses trousses…





V



Prenez garde ! murmura le lendemain Norine à Bigarreau, qui passait près d’elle en brouettant des rondins, hier, quand vous avez lâché votre écuelle, vous m’avez tourné le sang !… Si vous perdez la tête ainsi dès le premier jour, le Champenois qui est rusé comme une fouine, aura tôt éventé notre secret, et il ne manquera pas de sen servir contre vous.

— Cet homme-là ne me revient pas, répondit l’apprenti, et je le déteste déjà.

— N’importe, il faut lui montrer bon visage… Il vaut mieux l’avoir avec soi que contre soi.

Bigarreau promit d’être prudent et s’efforça même d’amadouer celui qui était chargé de le le diriger dans son travail. Mais on eût dit que le Champenois était prévenu contre le nouvel hôte du chantier. Il cherchait constamment à le prendre en faute. Sachant fort bien que Bigarreau était encore novice au métier, il lui confiait néanmoins des besognes difficiles, et quand le malheureux avait gâté une bille de bois ou donné de travers un coup d’erminette, le Champenois appelait le père Vincart et lui démontrait, pièces en mains, que l’apprenti ne serait jamais qu’un maladroit.

Norine, de son côté, afin d’adoucir l’humeur du Champenois, avait pris sur elle de se montrer moins revêche, et de ne plus accueillir comme auparavant par de mordantes rebuffades les lourdes galanteries de celui qu’elle appelait le Louchard. Mais là encore le résultat ne fut pas à l’avantage de son protégé. Voyant qu’on ne le rabrouait plus comme autrefois, le Champenois attribua ce changement au prestige de sa mine et s’imagina que Norine commençait à s’apprivoiser. Il s’enhardit alors et ses obsessions devinrent insupportables. Norine ne pouvait plus rester seule avec lui sans être exposée à de brutales entreprises. À bout de patience, elle se cabra, remit sèchement l’odieux Louchard à sa place et reprit ses façons âpres et méprisantes. Ce revirement irrita violemment le vindicatif compagnon et réveilla ses soupçons un moment assoupis. — La jalousie développe chez ceux qu’elle envahit une perspicacité très pénétrante ; elle affine l’esprit et donne aux sens de la vision et de l’ouïe une acuité presque maladive. Le Champenois flaira une odeur d’amour dans le chantier du père Vincart. Il épia les deux adolescents et devina avant eux la nature du sentiment encore inconscient qui les inclinait l’un vers l’autre. À partir de ce moment, ses convoitises déçues, sa vanité blessée engendrèrent de haineuses rancunes dont l’infortuné Bigarreau fut la victime. L’ouvrier sabotier, s’ingéniant à lui rendre la vie dure, ne lui épargna ni les invectives, ni les mauvais traitements.

Bigarreau, habitué depuis longtemps au régime de la prison et aux torgnoles des gardiens, supporta d’abord assez philosophiquement la méchante humeur et les injustes procédés du compagnon. Néanmoins, parfois la moutarde lui montait au nez et il était obligé de ravaler péniblement sa colère, afin d’éviter une rixe qui n’eût pas manqué de se terminer à son dam et de déterminer son renvoi du chantier.

— Je n’y tiens plus ! disait-il à Norine, un matin qu’ils pêchaient ensemble des écrevisses dans le ruisseau de la Fontenelle, si le Louchard continue, je finirai par lui sauter à la gorge et l’étrangler.

— Ayez patience, mon pauvre Claude, répondit la jeune fille en tirant hors de l’eau ses bras ruisselants et en rejetant en arrière les cheveux rebelles qui lui retombaient sur les yeux, tout ça passera comme une giboulée de mars… Le Champenois ne restera pas toujours chez nous… Je trouverai moyen de le brouiller avec le père et de lui faire donner congé… Seulement, jusque-là, il faut ruser, car il est malin comme un âne rouge, et tant que nous serons dans ce pays-ci, j’ai toujours peur qu’il n’arrive à deviner d’où vous venez…

Elle avait relevé la tête, et, tournée vers Bigarreau, elle essayait de l’encourager avec un clair regard souriant.

Elle était plantée au fil de l’eau, la jupe retroussée et repliée à hauteur des genoux, les cheveux flottant sur ses épaules, couvertes d’un caraco trop étroit, dont l’étoffe décousue laissait voir des coins de peau blanche. La retombée des aulnes, entre-croisant leurs branches au-dessus du courant, l’enveloppait d’une fraîche obscurité au fond de laquelle ses yeux noirs brillaient comme des diamants dans l’ombre :

— Malheureusement, ajouta-t-elle en baissant la voix, je crains bien que sa méchante cervelle ne travaille déjà là-dessus… Et, à propos, ne m’avez-vous pas dit, Claude, que vous aviez caché près d’ici votre veste d’uniforme ?

— Oui, sous une pierre, au tournant de la Fontenelle.

— Si vous m’en croyez, vous irez la déterrer et vous la jetterez au fond d’un trou, ou bien vous la brûlerez, ce qui serait encore plus sûr.

— Pensez-vous que notre Louchard l’aille dénicher là où elle est ?

— Je crains tout de la part d’une mauvaise bête comme le Champenois.

— Bah ! repartit insoucieusement Bigarreau, si la malchance veut que je sois repris, j’aurai beau me cacher dans un trou de renard, on me pincera toujours… Dans ma vie, je n’ai jamais eu de veine, moi, excepté le jour où je suis venu vers vous…

— Raison de plus pour tâcher d’y rester ! s’écria Norine en fronçant le sourcil et en sautant impétueusement hors de l’eau… Vous ne pensez qu’à vous ! continua-t-elle avec humeur et d’un ton de reproche.

Elle était allée s’asseoir au soleil, parmi les serpolets du talus et elle s’y était étendue d’un air boudeur, les coudes dans l’herbe, les doigts enfoncés dans ses cheveux ébouriffés. Bigarreau alla l’y rejoindre.

— Je vous ai fâchée, Norine ? demanda-t-il.

— Oui, répliqua-t-elle avec dépit ; vous vous entêtez à ne rien écouter et vous ne vous inquiétez pas de ce qui tourmente les autres.

Il lui prit le bras et s’efforça de lui découvrir la figure, qu’elle s’obstinait à tenir cachée dans ses mains :

— Pardon, ma petite Norine ! balbutia-t-il avec des intonations suppliantes, je n’avais pas intention de vous faire de la peine… Si je ne pense qu’à moi, c’est une mauvaise habitude que j’ai prise dans le temps, personne avant vous ne s’étant jamais inquiété de ce qui pouvait m’arriver… Mais il faudrait être le dernier des sans-cœur pour oublier vos bontés !

Il avait réussi à lui saisir les mains et elle les lui laissa. Ils gardaient maintenant le silence tous deux. La forêt les berçait maternellement dans son giron avec ses bourdonnements d’insectes, ses bruits d’eau courante et ses lointains roucoulements de ramiers. Les tiges foulées des serpolets et des marjolaines répandaient autour d’eux une bonne odeur, qui leur montait doucement à la tête, et Bigarreau sentait en lui un trouble délicieux qui lui coupait la parole et presque la respiration.

Norine releva lentement vers l’apprenti ses yeux, dont les prunelles noires étaient devenues humides comme des mûres après la rosée.

— Vous me promettez de vous tenir sur vos gardes, n’est-ce pas ? murmura-t-elle d’une voix attendrie. J’ai en idée que le Champenois rumine quelque mauvaiseté contre vous.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il est jaloux… Il est plus enragé que jamais après moi !… Ce matin, comme nous étions dans la loge, il a voulu m’embrasser et je lui ai donné de ma main par la figure. Alors il a ricané et m’a dit en me regardant avec son méchant œil de travers : « Si ce camp-volant d’apprenti était à ma place, vous feriez moins la difficile ! » La patience m’a échappé et je lui ai jeté au nez : « Certes oui, je l’aimerais mieux qu’un vilain louchard comme vous ! »

Bigarreau était devenu rouge.

— Et… est ce que c’est vrai, Norine ?

— Je ne mens jamais, balbutia-t-elle en enfouissant sa figure dans les serpolets.

Et elle poursuivit d’une voix quasi-étouffée par les herbes :

— J’ai plus d’amitié pour vous que vous n’en avez pour moi !… J’ai bien vu tout à l’heure que vous vous accoutumeriez à l’idée de me quitter, tandis que moi… si vous partiez…

Elle s’interrompit pour fondre en larmes.

— Norine, ma petite Norine, ne pleure pas !

Il avait soulevé dans ses mains la tête de la fillette, et, tout bouleversé de la voir pleurer, il avait rapproché son visage de celui de Norine. Tendrement, fraternellement, il essayait d’arrêter ses larmes en lui baisant les yeux. Brusquement elle lui jeta les bras autour du cou, et, pour la première fois, pour l’unique fois, les lèvres de Bigarreau touchèrent les virginales lèvres de la jeune fille. La sensation de cet unique et exquis baiser coula goutte à goutte comme un philtre dans les veines des deux adolescents et les laissa un moment étourdis et grisés. Un froissement de branches, produit sans doute par quelque chevreuil qui venait boire à la Fontenelle et qui s’effarait à la vue de ces naïfs amoureux, les réveilla de leur extase. Norine se dressa d’un bond sur ses pieds, et, tout empourprée, à la fois joyeuse et confuse, elle s’enfuit à son tour et disparut derrière les aunelles du ruisseau.

Bigarreau resta seul sur le talus, le cœur palpitant ; il sentait encore sur sa bouche l’impression humide et délicieuse des lèvres de Norine ; il lui semblait que les lisières de la forêt tournaient autour de lui, et que le sol lui-même, se dérobant, glissait insensiblement vers le ruisseau, dont le bouillonnement sonore lui paraissait presque doublé. Peu à peu néanmoins il revint à lui, et se souvenant de la promesse faite à Norine, il voulut profiter de la proximité de la pierre où il avait caché sa veste, pour aller reprendre ce vêtement compromettant et s’en débarrasser à tout jamais. Encore à demi chancelant, il se dirigea vers la berge du ruisseau. Il touchait la pierre du pied et il la soulevait déjà, quand, en relevant prudemment la tête ; il aperçut de l’autre côté de la Fontenelle, à mi-côte, la lointaine et immobile silhouette du Champenois. Il craignit d’être surpris au milieu de sa besogne, et, laissant retomber le large parpaing, il s’assit dessus, comme quelqu’un qui flâne, affecta de lancer des cailloux dans le courant, tailla un bâton dans une trochée de coudrier, puis s’éloigna d’un air indifférent.

Pendant un quart d’heure, la combe de la Fontenelle redevint solitaire. Le chevreuil que les deux jeunes gens avaient effarouché, put redescendre du couvert où il s’était remisé et venir boire à la source. Les tueries, les grives et les geais du voisinage en firent autant. À la place où Norine et Bigarreau s’étaient assis et où les plantes froissées gardaient l’empreinte de leurs corps, les serpolets et les marjolaines redressaient peu à peu leurs tiges couchées. Un moment la nature parut reprendre le train accoutumé de sa vie élémentaire, puis brusquement un fâcheux vint tout déranger de nouveau.

Le Champenois, qui était resté tapi dans les cépées de la pente opposée, se remit en marche vers le ruisseau qu’il traversa sans façon et dont il suivit curieusement le cours capricieux jusqu’à cette pierre blanche où Bigarreau s’était assis, et où le compagnon s’arrêta lui-même. Se servant de ses deux mains comme de leviers, il retourna rapidement la pierre, et sa rougeaude figure s’éclaira d’une lueur de satisfaction.

— Oui-da, murmura-t-il entre ses dents, tandis qu’il dépliait la veste à demi rongée par l’humidité, voici donc le pot aux roses !

Il examina le vêtement et le retourna en tous sens ; au revers du collet on pouvait lire encore, marqué à l’encre d’imprimerie : « Maison centrale de Cl…, n° 24. » Il poussa un grognement sourd, replaça la veste dans sa cachette limoneuse et fit retomber la pierre.

— J’en étais sûr, grommela-t-il, l’oiseau s’est échappé de la cage des gens d’Auberive… Gibier de la centrale, attends un peu, on ne laissera pas à tes ailes le temps de repousser !

Il enfonça ses mains dans ses poches, puis en sifflotant il gravit la tranchée qui coupait la forêt dans la direction de la grand’route. Le bruit de ses souliers ferrés et la cadence de son sifflet s’éteignirent peu à peu sous les arbres, et la combe reprit sa physionomie silencieuse et solitaire…

Le Champenois reparut à l’heure du souper et conta qu’il était allé à Colmiers, chez le maréchal ferrant, auquel il avait donné un outil à réparer. Il semblait plus loquace et de plus joyeuse humeur que d’habitude, et le père Vincart prétendit qu’il avait dû pousser jusqu’au bouchon du cabaretier. Norine et Bigarreau, encore tout émus de l’éclosion si brusque de leur amour, et tout occupés de savourer leurs souvenirs, prenaient peu de part à la conversation. Le souper ne traîna pas longtemps et on alla se coucher.

Le lendemain matin, le soleil se leva rutilant dans un ciel d’été très pur. L’ouvrage pressait dans le chantier, et on se mit de bonne heure à la besogne. Le père Vincart et le Champenois, penchés sur leur billot, évidaient à la cuiller les sabots déjà ébauchés, et les passaient à Norine, qui les finissait à l’aide du paroir. Bigarreau disposait ensuite les sabots parachevés les uns à côté des autres, la pointe en haut et la tête en bas, puis les enfumait par grosses à un feu de copeaux verts. — Aux environs de dix heures, on s’était arrêté pour casser une croûte et boire un coup de piquette, et, après avoir travaillé des mains, l’atelier travaillait bruyamment des mâchoires. Tout à coup, en relevant la tête pour porter la bouteille à ses lèvres, le père Vincart vit quelque chose d’insolite se mouvoir entre les arbres du taillis d’en face. Les branches brusquement écartées laissaient apercevoir des baudriers jaunes et des uniformes.

— Ouais ? s’exclama-t-il, en voici bien d’une autre

Norine avait tout vu en même temps que lui : — Les gendarmes ! murmura-t-elle… Sauve-toi, Claude !

Bigarreau était déjà sur pied et prêt à prendre sa course, quand un croc-en-jambe du Champenois l’étendit à terre. Au même moment, quelqu’un s’élança de derrière la loge, et en se relevant l’apprenti se sentit harponné par une main de fer dont il devina le propriétaire, rien qu’à la façon dont les doigts lui meurtrissait la peau.

— Vermine ! criait le gardien-chef Seurrot en secouant le malheureux détenu, je te retrouve enfin !… Cette fois je t’ôterai l’envie de jouer des jambes !

Il lui administrait des bourrades dans les reins. Bigarreau, pâle, les dents serrées, recevait les coups sans broncher. Les gendarmes avaient quitté l’orée du bois et arrivaient au pas gymnastique.

Norine avait d’abord été tellement atterrée, que le saisissement lui avait coupé la parole. Ses yeux noirs devenaient menaçants, ses mains se crispaient.

— Mauvais gueux ! s’écria-t-elle en tendant le poing vers le Champenois, c’est toi qui l’as vendu !

Le compagnon avec un méchant sourire, haussa les épaules et lui tourna le dos.

— Champenois, murmura le père Vincart indigné, je n’aurais jamais cru ça de toi !… Puis s’adressant aux gendarmes : — Pardon, messieurs, ajouta-t-il, pourquoi voulez-vous emmener ce gachenet ?

— Ce gachenet, répondit sévèrement le brigadier Fondreton, est un drôle qui s’est évadé de la prison d’Auberive et que nous allons y réintégrer incontinent… Quant à vous, père Vincart, vous avez eu tort de garder un vaurien pareil sans en instruire l’autorité, et vous risquez d’être poursuivi comme complice, subséquemment… Là-dessus, en route !

Mais Norine s’était jetée entre les gendarmes et Bigarreau qu’elle essayait d’arracher à la poigne de Seurrot.

— Je vous en prie, lâchez-le, messieurs, lâchez le ! suppliait-elle… Il n’est pas méchant, il travaille, et avec nous il deviendra un bon sujet, au lieu que là-bas, avec tous ces prisonniers, il sera perdu… perdu !… Je vous réponds de lui, messieurs, lâchez-le, nous en ferons un bon ouvrier !

L’amour la rendait ingénieuse et lui suggérait des arguments qui, dans soi idée, devaient convaincre tous les gens sensés ; mais les gendarmes, impassibles, ne s’attendrissaient pas plus que s’ils eussent été en pierre. Norine s’obstinait à barrer le chemin. Le gardien-chef l’écarta rudement.

— Filons ! dit-il en entraînant son captif.

— Norine, père Vincart, adieu ! articula enfin Bigarreau d’une voix étranglée : je ne vous oublierai jamais !

L’escorte et le détenu s’éloignèrent rapidement par la route forestière, mais Norine s’acharnait à les suivre, et les deux gendarmes avaient fort à faire de la maintenir à distance. Elle les suppliait en vain de lui laisser embrasser son ami une dernière fois. Quand elle vit qu’ils restaient insensibles, elle devint sauvage.

— Vous êtes des sans-cœur ! s’exclama-t-elle, vous n’avez pas honte de vous mettre trois pour torturer un pauvre gachenet !… Mais je ne vous laisserai pas tranquilles, j’irai réclamer près du préfet, près de l’empereur !… Claude est à nous, je le veux, je le veux !… Rendez-le-moi !

Déchevelée, les yeux étincelants, elle emplissait la forêt de ses lamentations. Elle les suivit ainsi jusqu’à la lisière du bois ; là, épuisée, enrouée à force de crier, elle se laissa tomber sur le bord du chemin.

— Norine ! murmura Bigarreau, tandis que Seurrot le poussait sur la grand’route, c’est peine inutile, retourne-t’en chez vous… Adieu, va, je t’aime bien !

— Claude ! criait-elle.

Les gendarmes et le prisonnier s’éloignaient sur la route poudreuse, et toujours derrière eux se lamentait la voix désespérée de Norine : — Claude ! mon Claude !…

— Gendarme Schnepp, disait en se mordant la moustache le brigadier Fondreton à son subordonné, les cris de la gachette me remuent l’estomac censément comme un roulement de tambours… Il y a des quarts d’heure, Schnepp, où il est difficile d’accorder son service avec sa sensibilité… indubitablement.





VI



Le soir même de cette scène, le directeur de la prison arriva radieux dans la salle de l’auberge, où le garde général Yvert l’attendait pour souper. — Je vous avais bien dit qu’il n’irait pas loin ! s’exclama-t-il, les gendarmes et le gardien-chef ont pincé mon fuyard au coin d’un bois et l’ont ramené tambour battant. À cette heure, il se repose au cachot…

Il eut un sourire cruel et un fauve flamboiement de l’œil, puis il ajouta, en exécutant une pantomime expressive avec son rotin à pomme d’ivoire : — Le gardien-chef était furieux, et, avant de boucler le drôle, il lui a administré une correction qui lui ôtera le goût des promenades en plein air !

La correction devait, en effet, guérir Bigarreau à tout jamais. Après l’avoir moulu de coups, Seurrot avait conduit en cellule son prisonnier, tout suant encore de sa longue course au grand soleil. Bigarreau passa brusquement de la chaude et joyeuse lumière des champs dans un cachot obscur dont les murs étaient glacés. L’horreur noire de cette cellule était doublée pour lui par le souvenir de ses trois semaines de liberté, et par la douleur d’avoir été violemment séparé de la seule créature qui l’eût aimé. Il avait encore dans les oreilles les cris de désespoir de Norine, et ses yeux la revoyaient toujours à genoux et échevelée, à la lisière du bois de Colmiers. — C’était fini, il ne la retrouverait certainement plus, et la vie ne serait plus pour lui qu’un cauchemar. Son supplice commençait déjà. La nuit, son cachot était peuplé de fantômes : le gardien-chef, armé de sa trique ; le directeur avec ses yeux durs et son cruel sourire ; la face grimaçante et louche du Champenois… Bigarreau les voyait distinctement surgir de l’ombre et s’élancer férocement sur lui. En même temps il lui semblait que les murs de la cellule se rétrécissaient et que l’air allait lui manquer. Il étouffait, ses oreilles tintaient, des chaleurs soudaines lui montaient aux tempes, suivies de sueurs froides et de frissons ; et, d’une voix rauque, il appelait Norine à son secours…

Au matin, quand l’un des gardiens entra dans sa cellule, il le trouva grelottant et en proie à un accès de fièvre. On manda le médecin de la prison, qui, après avoir examiné le détenu, constata une fluxion de poitrine.

Le fâcheux dénouement de l’aventure de Bigarreau n’avait pas laissé de préoccuper le garde général. Il se reprochait d’avoir été la cause involontaire de l’évasion du détenu ; il résolut d’aller intercéder pour lui et d’obtenir tout au moins qu’on lui fît grâce du cachot. Quand il arriva dans le cabinet du directeur, ce dernier lui apprit que le « drôle » était malade et qu’on l’avait transporté à l’infirmerie. Yvert insista pour le voir, et on le conduisit dans un bâtiment neuf, où l’on avait installé le service médical. Il trouva Bigarreau tout enfiévré sous la mince couverture du petit lit réglementaire. Il était violemment oppressé et il délirait, les yeux grands ouverts. Il ne reconnut pas son compatriote, et celui-ci se retira après ravoir chaudement recommandé aux soins de la sœur infirmière.

Comme Yvert franchissait mélancoliquement la grille de la maison centrale, il entendit derrière lui une voix féminine qui l’interpellait : « Monsieur ! » Il se retourna et aperçut une fillette d’une quinzaine d’années, nu-tête, vêtue d’une robe d’indienne trop courte et chaussée de gros brodequins blancs de poussière.

— Excusez ! fit-elle en le dévisageant avec ses grands yeux noirs, est-ce que vous êtes un des messieurs de la prison ?

— Non, ma petite, répondit-il. Pourquoi ?

— Ah ! soupira-t-elle d’un air tristement déçu ; puis, s’enhardissant, elle reprit : — À qui pourrais-je m’adresser pour avoir des nouvelles d’un prisonnier qui s’appelle Bigarreau ?

— Bigarreau ! s’écria Yvert étonné.

— Oui… un garçon qui s’était sauvé et qu’on a ramené hier… C’est chez nous qu’on l’a trouvé…

Elle lui conta brièvement la fuite et l’arrestation du jeune détenu.

— Ils nous l’ont arraché malgré nous, continua-t-elle. S’ils avaient eu le cœur de nous le laisser, il aurait gagné honnêtement sa vie chez nous… Je voudrais dire ça aux maîtres de la prison, si je pouvais leur parler… Pensez-vous que ce soir possible, monsieur ?

— J’ai peur qu’ils ne vous écoutent pas, mon enfant, répliqua Yvert en regardant Norine avec surprise, puis il ajouta : — Je connais moi-même Bigarreau, nous sommes du même pays, et je viens de le visiter.

La figure de la jeune fille s’éclaira.

— Ah ! s’écria-t-elle, comment est-il ?

— Il est au lit… malade.

Norine devint très pâle ; ses lèvres se crispaient et ses yeux noirs roulaient des larmes.

— Je voudrais le voir ! dit-elle d’une voix brusque au fond de laquelle on sentait un sanglot.

Yvert connaissait la sévérité des règlements de la prison, et il n’osa pas leurrer Norine, mais la douleur concentrée de la jeune fille l’avait ému. Il lui promit de parler au directeur et d’essayer d’obtenir une permission pour l’un des jours suivants.

— J’espère que d’ici là Bigarreau ira mieux, ajouta-t-il ; revenez dans deux ou trois jours.

— C’est que, murmura-t-elle, je suis seule au chantier avec le père et je ne voudrais m’absenter qu’à coup sûr, à cause de la besogne… Si c’était un effet de votre bonté de me prévenir du jour où je pourrai le voir ?… Nous demeurons dans la vente du Val-Serveux… Je m’appelle Norine Vincart.

— C’est bien, Norine, j’irai vous rendre la réponse moi-même.

— Mille fois merci, monsieur !… Elle s’arrêta ; un nouveau sanglot crispa ses lèvres. — Mais vous le verrez, vous, monsieur, n’est-ce pas ? — Elle tira de son corsage un petit bouquet de bruyères roses et le tendit au garde général : — Remettez-lui ça de la part de Norine… Dites-lui que je les ai cueillies à la Fontenelle, et que je l’embrasse…

Le garde général prit le bouquet et promit de s’acquitter du message. Norine renfonça ses larmes :

— À vous revoir, monsieur, et à bientôt des nouvelles, n’est-ce pas ?

Et elle s’enfuit dans la direction de Germaine.

Le lendemain, Bigarreau allait au plus mal, et un gardien vint prévenir Yvert que le n° 24 demandait à lui parler. Il ajouta que la chose pressait, car on s’attendait à ce que le détenu ne passerait pas la nuit.

Yvert courut à l’infirmerie. Le malade n’avait plus le délire, mais il était très affaibli, l’oppression augmentait, et il respirait difficilement. Quand la sœur l’eut averti de la présence de son compatriote, qu’il reconnut cette fois, il eut encore la force d’ébaucher avec sa lèvre inférieure sa grimace habituelle.

— Pas de chance ! murmura-t-il de sa voix sifflante… Si j’avais eu seulement cinq minutes, je gagnais le grand bois et je me moquais d’eux !… Maintenant mon compte est réglé, m’sieu, je ne reverrai pas le clocher de Villotte…

— Mon pauvre Bigarreau, interrompit le garde général, tu es jeune et fort, tu t’en tireras.

Le garçon fit des paupières un signe négatif.

— Parlons d’autre chose, reprit Yvert ; je suis chargé d’une commission pour toi de la part d’une brave fille que tu as connue au Val-Serveux, et qui ne t’oublie pas.

— Norine ? demanda tout bas Bigarreau, dont l’œil vitreux s’était soudain rallumé… Vous l’avez vue ?

— Oui, repartit le forestier en tirant de sa poche les bruyères roses ; voici des fleurs qu’elle a cueillies pour toi à la Fontenelle… et elle t’embrasse.

Bigarreau saisit le bouquet, le porta à ses lèvres et à ses narines, comme pour y respirer quelque chose du baiser de Norine et de l’odeur des bois, puis ses yeux se mouillèrent.

— Chère fille !… Il y a encore de bonnes gens au monde, m’sieu Yvert, et si j’étais resté près d’elle, là-bas, j’aurais pu comme un autre devenir un honnête homme… Je commençais déjà à changer de peau, mais le gardien-chef m’est tombé dessus, et.. fini le bon temps ! Je ne verrai plus Norine, mais je vous demande en grâce, m’sieu Yvert, de lui porter aussi un souvenir venant de moi… Passez-moi ma veste, là, au pied du lit…

Il fouilla lentement les poches et en tira un couteau à manche de buis, un de ces couteaux de pitre qu’on nomme des eustaches.

— Vous lui donnerez mon couteau, reprit-il… Je sais bien que c’est un pauvre cadeau… On prétend que ça coupe l’amitié… Mais, dans la circonstance, il n’y a pas de crainte… Quand vous le donnerez à Norine, la camarde m’aura déjà coupé le fil à moi-même.

Le garde général essayait en vain de le rassurer.

— Non, non, répéta Bigarreau, je ne me mets pas le doigt dans l’œil, c’est moi qui étrennerai le cimetière où je faisais des terrassements !… Je vous avais bien dit que je ne finirais pas mon bail !… Que soit, ce n’est pas une façon agréable de s’en aller !… Le gardien-chef tapait dur, si dur que j’emporterai avec moi la marque de ses patoches… Pour en revenir à Norine, quand vous la reverrez, inutile de lui parler de mort et de cimetière… Elle aura déjà assez de peine sans ça !… Vous lui donnerez le couteau, vous l’embrasserez et vous lui direz tout bonnement qu’on m’a emmené quelque part, bien loin, où je serai beaucoup mieux… et que je suis parti en pensant à elle… Voilà ce que vous lui direz, et vrai, ça ne sera pas des blagues, m’sieu !

Un accès de toux lui coupa la parole, et la sœur congédia le garde général, qui s’éloigna après avoir embrassé son compatriote.

Le lendemain, Yvert se dirigeait tristement vers la vente de Val-Serveux. Quand il eut traversé la combe de la Fontenelle et longé le ruisseau, il aperçut à mi-côté la hutte du père Vincart et s’avança vers le chantier, en s’efforçant de mettre sur son visage assez de sérénité pour en imposer à Norine. Elle l’avait reconnu de loin et elle accourait.

— Hé bien ? demanda-t-elle, haletante.

— Il est mieux, répondit laconiquement le garde général ; il ne souffre plus.

Il lui en coûtait de tromper la jeune fille, mais il songea qu’il exécutait les dernières volontés de Bigarreau et que, dans la simplicité de son cœur, le pauvre diable avait jugé que ce mensonge serait moins cruel pour Norine.

— Ah ! merci ! s’écria-t-elle en respirant longuement, et pourrai-je bientôt le voir ?

— Hélas ! non, mon enfant… Le médecin a ordonné qu’on le change d’air, et on l’a emmené loin d’ici… dans son pays… Il est parti ce matin.

Les yeux de Norine étaient pleins de grosses larmes.

— Parti ! balbutia-t-elle, je ne le verrai plus ?

— Il a bien pensé à vous, poursuivit le garde général… Avant de s’en aller, il m’a prié de vous donner ceci.

Il lui tendit le couteau. Norine le prit et le serra nerveusement dans ses doigts.

— Il m’a chargé aussi de vous embrasser pour lui.

Alors elle se mit à sangloter en lui tendant sa figure hâlée, et il la baisa sur le front.

— Enfin, soupira-t-elle, si c’est pour son bien !… Vous me jurez qu’il sera mieux là-bas ?

— Je vous le jure !

Et il ne mentait pas le garde général… Dans le nouveau cimetière, à l’orée du bois, où les retombées des grands hêtres ombrageaient sa fosse, Bigarreau était « mieux ». Il y goûtait un repos absolu, que les mauvais rêves et les patoches de la centrale ne pouvaient plus jamais troubler.